samedi 15 novembre 2008

Gnose chrétienne et gnose anti-chrétienne

La gnose a mauvaise presse dans le christianisme. D’instinct, on la répute pour le pire ennemi de la vraie religion. Il y a donc quelque paradoxe à parler d’une gnose chrétienne. C’est à quoi nous voudrions apporter une réponse dans les réflexions suivantes. A un moment où le mouvement des idées semble parfois faire retour à un gnosticisme païen et anti-chrétien, il n’est peut-être pas inutile de montrer qu’il existe une gnose chrétienne, plus profonde et plus radicale que celle que l’on tente de ressusciter.

I. Position du problème

En général les doctrines religieuses et philosophiques peuvent êtres définies historiquement : quels sont les hommes qui les ont professées ? quand ont-ils vécu ? le nom qu’on leur donne leur convient-il ? etc. d’une part ; et d’autre part spéculativement : de quelles doctrines s’agit-il ? quel en est le contenu ? Ces exigences sont malaisées à satisfaire en ce qui concerne ce qu’on est convenu d’appeler : la gnose. L’objet de notre étude est inséparable des diverses perspectives sous lesquelles il fut envisagé. L’histoire de la gnose (et du gnosticisme), c’est l’histoire de son historiographie. Jusqu’à une date récente, en effet, cet ensemble cosmologico-religieux n’était connu que par les réfutations de ses adversaires chrétiens (et néo-platoniciens). Il s’agit principalement des « hérésiologues », c’est-à-dire de ces écrivains chrétiens (Irénée, Justin, Hippolyte, ect.) qui, aux alentours des IIe et IIIe siècles, combattirent le gnosticisme, dans des ouvrages parfois de vastes dimensions qui renfermaient évidemment de longues citations des adversaires à réfuter. Ces citations constituent la majeure partie de notre documentation. C’est elle qui fut étudiée par les historiens, du XVIe au XXe siècle. Mais en 1945 fut découverte en Haute-Egypte, près de Nag-Hammi, une bibliothèque gnostique datant vraisemblablement du IVe siècle ap. J.C. Relativement à la gnose, c’est la découverte la plus importante de l’histoire du christianisme ; cette bibliothèque comprend treize volumes (sous la forme de codices ou cahiers) renfermant des textes et fragments de textes proprement gnostiques ou utilisés par la communauté gnostique. Le déchiffrement ni l’étude en sont terminés. Les problèmes soulevés sont loin d’être résolus, et il ne semble même pas que la connaissance historique du gnosticisme en devenant plus étendue soit devenue plus claire. Quelles sont donc les thèses qu’à suscitées ce mouvement religieux dont l’importance historique et géographique ne saurait être exagérée ? (Nous suivons ici principalement H.C. Puech et Jean doresse.)

1. Les historiens ont d’abord vu dans le gnosticisme une hérésie purement chrétienne. Et, puisque, comme le dit Tertullien, l’hérésie vient après l’orthodoxie, elle ne peut donc être que postérieure à la constitution de la doctrine chrétienne, ou, à tout le moins, quasi contemporaine. Elle daterait donc du Ier et II e siècles. Mais les historiens n’étaient pas d’accord sur le sens de cette hérésie. Pour les uns – principalement pour Harnack – le gnosticisme est une « hellénisation radicale et prématurée » d’une religion d’origine orientale , hellénisation que l’Eglise réussira avec plus de modération et de lenteur, et qui est devenue le christianisme tel que nous le connaissons. Pour les autres - et notamment pour l’Allemand Bousset – le gnosticisme aurait été , au contraire une tentative pour faire régresser vers une source orientale une religion qui, tout normalement revêtait une forme grecque.

2. Un deuxième stade dans l’historiographie du gnosticisme fut atteint lorsqu’à la suite des travaux de Bousset que nous venons de mentionner, il fut de plus en plus évident que ce courant n’était pas directement lié au christianisme, et qu’il existait, antérieurement au christianisme, des groupes religieux (en particulier les mandéens) qui ressortissaient incontestablement au gnosticisme, même s’ils ne faisaient pas usage pour se définir, du terme de gnose. Ces groupes religieux se rencontraient dans de nombreuses aires géographiques. Apocalypse juive du Ier siècle av. J.C. (c’est le thèse du Cardinal Daniélou), Iran, Egypte (en particulier le courant de l’hermétisme). Cette thèse est peu contestable et nous paraît aujourd’hui assez bien établie, au moins dans son cadre général (car, pour notre part, nous faisons toutes réserves sur la signification du phénomène gnostique et sur les diverses interprétations qu’en donnent les historiens). Mais, si elle est vraie, s’il est exact que le gnosticisme n’ait rien de spécifiquement chrétien, alors ce qu’il faut expliquer, c’est pourquoi la thèse précédente a pu paraître si évidente, et comment, de fait, le gnosticisme a pu être si intiment mêlé au christianisme qu’on a pu se demander si certains gnostiques , parmi les plus grands, tel Valentin, n’étaient pas plutôt en vérité, des chrétiens sincères, dont le gnosticisme n’aurait été que de surface ! Ou bien faut-il admettre que la rencontre du gnosticisme et du christianisme n’est due qu’aux hasards de l’histoire ? Prenant contact avec une religion neuve et dynamique, le gnosticisme n’a-t-il pensé qu’à utiliser cette force pour des fins qui étaient les siennes propres ?

3. Nous voudrions poser une troisième thèse : tentative un peu ambitieuse, mais qui ne risque rien n’a rien ! Cette thèse nous paraît répondre aux données de l’histoire telles qu’on vient de les rappeler. La voici : le christianisme est une religion gnostique. Et même c’est la véritable gnose, la gnose dans toute sa pureté. Avant de justifier cette affirmation, signalons tout de suite en quoi elle permet de rendre compte des données historiques. Si le gnosticisme pré-chrétien, en prenant contact avec la Révélation Chrétienne, l’a en quelque sorte « reconnue », s’il a éprouvé l’impression d’y découvrir quelque chose qui n’était pas sans rapport avec sa propre vision du divin et du sacré, on s’explique alors qu’il ait eu le désir de l’utiliser à son profit, afin de bénéficier de son dynamisme. On comprend aussi que tant d’historiens aient pu affirmer avec pertinence que le gnosticisme était une hérésie proprement chrétienne ; et même que les gnostiques, tel Valentin, aient pu paraître finalement plus chrétiens que gnostiques. Sans doute, faut-il pour admettre notre hypothèse, s’élever au-dessus des catégories strictement historiques, et admettre que tout ne s'explique pas en termes d’influences repérables et constatables, en particulier pour ce qui est des faits religieux. Mais c’est là, pour nous, une évidence. Si donc le gnosticisme paraît si spécifiquement chrétien, et si pourtant son origine est incontestablement pré-chrétienne, c’est que le christianisme présente lui-même les caractéristiques d’une véritable gnose authentique, ou plutôt qu’en lui la gnose atteint à sa pureté et à sa vérité, tandis que les gnosticismes immédiatement pré-chrétiens ou para-chrétiens n’en offrent que des aspects déformés et déviés.

II. – Gnose et gnosticisme

Notre thèse nous impose maintenant une double tâche : montrer en quoi effectivement le christianisme réalise la vérité de la gnose d’une part, et d’autre part identifier l’erreur du gnosticisme et préciser la déviation qu’il fait subir à la gnose véritable. Toutefois et préalablement se pose la question de la justification terminologique des mots gnose et gnosticisme.

1. On pourrait en effet se demander : pourquoi appeler le christianisme gnose, alors que ce terme importe avec lui tant de choses douteuses et tant de théories inacceptables ? Nous répondrons d’abord que nous distinguons entre la gnose, décalque du grec gnôsis, par quoi il faut entendre la connaissance intérieure et salvatrice de Dieu, et le gnosticisme qui désigne une systémisation historiquement déterminée de cette connaissance telle que la gnose s’y trouve réduite à certains de ces éléments constituants. En ce sens, tout gnosticisme est une hérésie, puisque l’hérésie consiste à choisir (haïrésis = choix), au sein de la vérité totale, quelques éléments de cette vérité que l’on érige ensuite en totalité et auxquels on ramène tout le reste (1). Ensuite, nous ferons observer que le terme de gnôsis au sens défini précédemment appartient au christianisme, puisqu’il fut employé en ce sens, pour la première fois, par saint Paul (2). Et c’est également chez saint Paul que se trouve la première dénonciation du gnosticisme, c'est-à-dire de la « pseudo-gnose » ( 1er épître à Timothée, VI, 20). Mais saint Paul, s’il est la plus grande autorité que nous puissions invoquer, n’est pas la seule. Saint Irénée de Lyon, dans l’Adversus Haereses, ne dénonce pas la gnose, mais, ainsi que le déclare le titre original de son ouvrage, titre que nous ont conservé Eusèbe de Césarée, saint Jean de Damas, et d'autres, « la gnose au faux nom » (Elenkos kaï anatropè tès pseudonymou gnôseôs). Clément d’Alexandrie lui aussi, s’il combat le gnosticisme, se propose de nous enseigner « la gnose véritable », celle qui vient du Christ par la tradition apostolique, et que l’étude de l’Ecriture et la vie sacrementelle actualisent en nous. De même, le grand Origène nous parle de cette « gnose de Dieu » que peu d’hommes possèdent et par laquelle Moïse a pénétré dans la Ténèbre divine (3). Ce sont là des raisons historiques suffisantes pour parler d’une gnose chrétienne.

2. Mais après le nom, il faut parler de la chose elle-même. En quoi donc la Révélation chrétienne est-elle une gnose ? Si l’on identifie gnose et gnosticisme, alors notre thèse est insoutenable, car la vérité chrétienne n’est pas, a priori, réservée à une élite secrète, bien que, comme l’enseignent maintes paraboles, tous n’aient pas la même compréhension et n’en pénètrent pas également le sens le plus profond. Mais s’il est vrai que, par gnose, on doit entendre une connaissance de Dieu, intérieure et salvatrice, alors il est bien difficile de nier qu’une telle définition ne s’applique excellemment au message propre du Christ. Que « la vie éternelle » soit une gnose, c’est ce qu’affirme le Christ lui-même, dans l’évangile selon saint Jean : « Voici ce qu’est la vie éternelle : qu’ils te connaissent, Toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé Jésus-Christ » (XVII, 3). Ainsi, la connaissance de Dieu est vie, et même vie éternelle, c’est précisément le salut que Jésus-Christ est venu nous apporter, puisqu’Il nous sauve de la mort et du péché. Et, selon certains exégètes (C.H. Dodd, en particulier), le quatrième évangile n’a-t-il pas été écrit pour prouver que la véritable gnose , c’est la foi en Jésus-Christ, et dans le pouvoir salvateur de « Son Nom » (joa, XX, 31) ?

Mais cette connaissance n’est pas seulement salvatrice, elle est aussi intérieure. Elle l’est d’abord par rapport au judaïsme. Selon l’adage médiéval en effet, Doctrina Christi revelat quod doctrina Moysi velat ; le christianisme c’est la révélation du mystère intérieur du judaïsme. C’est en quelque sorte la mise au jour, en pleine lumière, de l ‘ « ésotérisme » de la religion moïsiaque, c’est-à-dire : de ce qu’il y a en elle de « plus secret » (4). Elle l’est également en elle-même : aux six cent trente deux prescriptions de la loi juive, Jésus-Christ substitue l’amour de Dieu et du prochain. La multitude des obligations rituelles et leur extrême complexité sont remplacées par la foi au Christ et la participation au septenaire sacrementel. Et même la loi du sabbat peut être transgressée, si le bien de l’homme l’exige. Ce qui compte, c’est la « religion du cœur », celle qui concerne l’intériorité de l’être, car « le règne de Dieu est en vous-mêmes », et ce n’est point le culte extérieur, réduit à sa propre extériorité, qui plait à Dieu, mais le « sacrifice d’un esprit brisé », selon la parole du Psalmiste, sacrifice que réalise la mort du Christ. Et c’est le cœur pur qui verra Dieu.

La nouveauté prodigieuse de cette voie spirituelle apparaît encore plus nettement si l’on compare à l’idée qu’un Grec ou un Romain pouvait se faire de la religion. Selon Varron, on le sait, la religion était de trois sortes : mythologique avec les poètes, physique (ou naturelle) avec les philosophes , civile (ou politique) pour le peuple de la cité. Quel était donc le degré de conscience religieuse d’un Grec participant à la procession des Panathénées ? Le degré de foi d’un poète brodant complaisamment sur les aventures des dieux et des déesses ? Comme Platon avait raison de condamner cette impiété littéraire et ces cultes tout extérieurs ! Mais quel Dieu inconnu peut-on adorer « avec tout son âme » ?

Par rapport à tous ces formes religieuses, l’enseignement du Christ apparaît comme un message d’intériorité. Car voilà : « L’heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne, ni à Jérusalem que vous adorez le Père. (.. .) Mais l’heure vient, et c’est maintenant, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; car tels sont les adorateurs que le Père désire » (joa, IV, 23). Mais les rites chrétiens eux-mêmes, le baptême et l’eucharistie au premier chef, semblent reprendre, pour l’assumer et le parfaire ce qu’il y avait de plus authentiquement religieux dans l’hellénisme païen : le culte des mystères. Le baptême n’était-il pas dénommé « initiation » et « illumination » ? N’est-il pas un rite véritablement initiatique qui transforme l’âme, et lui confère la grâce de la gnose christique ? Et le rite eucharistique, en faisant participer au banquet sacrificiel du divin Corps du Christ, ne nous communique-t-il pas, dans le mysterium fidei, la connaissance la plus intime, celle de l’Etre même de Dieu ? Allons plus loin encore. Le dévoilement du Dieu-Trinité ne réalise-t-il pas une véritable initiation à l’intériorité même de l’Etre divin qui déploie soudain aux yeux de la foi le mystère sur-intelligible de son propre Cœur ? N’y a-t-il pas là comme la révélation du secret indicible du monothéisme abrahamique et philosophique, qui éclate en quelque sorte « de l’intérieur », Dieu cessant d’être ce point unique, transcendant et impénétrable, pour nous admettre à contempler l’infinité qui réside en Lui ?

3. C’est précisément l’authentique intériorité de la gnose chrétienne qui rend manifestes l’erreur et la fausseté du gnosticisme non chrétien. Car le gnosticisme, en vertu de sa vision partielle et mutilante, ne saurait concevoir une intériorité qui ne soit exclusive de l’extériorité, alors que la gnose chrétienne révèle sa vérité, son « intelligence », en ce que le Christ n’est pas venu pour abolir la loi mais l’accomplir, non pas pour réfuter l’extériorité et la condamner, mais l’assumer et la sauver. C’est pourquoi le gnosticisme est nécessairement dualiste. Et tout dualisme constitue une « hérésie métaphysique » (au même titre que tout monisme). Nous pourrions dire que le gnosticisme est d’une part un « angélisme anti-créationiste » et d’autre part un « docétisme christologique ».

L’angélisme anti-créationiste apparaît clairement à la lecture des textes du gnosticisme marcionite ou valentinien, par exemple. Le monde corporel est mauvais. Il ne peut donc être que l’œuvre d’un mauvais démiurge que Marcion identifie au Dieu de la Genèse. Le serpent qui enseigne à Eve à désobéir au mauvais démiurge, constitue une première tentative pour réparer le mal causé par YHWH-Elohim. Ainsi l’idée grecque d’un cosmos, c’est-à-dire d’un monde ordonné et dont l’ordre et l’harmonie font toute la beauté, idée que reprendra Plotin dans sa lutte contre le gnosticisme, cette idée est entièrement abandonnée. La création est vouée par elle-même à la destruction et à la mort. La chair est impure, la matière est indigne de la transcendance du vrai Dieu qui est un pur esprit. L’homme vraiment pneumatique doit vivre comme un ange. On reconnaît là bien des thèmes repris plus tard par le mouvement cathare, dont la doctrine menaçait de mort toute la société.

Mais le vrai Dieu intervient pour sauver les hommes purs de la chair impure en envoyant un être quasi divin, une Puissance céleste, qui vient rendre possible l’accès au monde supérieur des réalités spirituelles dont le bas-monde n’est qu’une contre-façon . Toutefois lorsque cette Puissance est identifiée à Jésus-Christ, sa descente ici-bas n’est pas interprétée comme une incarnation. Ce n’est qu’en apparence que le Christ possède un corps et qu’il a souffert sa Passion (c’est précisément ce qu’on appelle l’hérésie docétiste, du grec dokéô, « sembler », « paraître »). « Pour eux, le Sauveur n’apparaît dans sa plénitude qu’incoporel, après la Résurrection » (5).

Ainsi donc , au refus de la création fait pendant le refus de l’incarnation, et tous deux sont prononcés au nom de la transcendance divine : la réalité suprême est trop haute et trop sublime pour tolérer la bassesse du monde corporel, et donc a fortiori pour qu’un être émanant du monde supérieur puisse en assumer réellement les conditions. Si maintenant, laissant de côté les descriptions des thèses du gnosticisme historique, nous les jugeons d’un point de vue métaphysique, c’est-à-dire, si nous les prenons au sérieux – et cessons de les considérer comme une bizarrerie culturelle – voici ce que nous dirons.

L’angélisme anti-créationiste et son corollaire, le docétisme christologique, loin de réduire ou d’effacer l’impureté, la souillure, l’opacité de la matière, ne font que la renforcer. L’acte par lequel le dualisme gnostique procède au rejet de la matière réputée mauvaise, constitue du même coup cette matière comme réalité antinomique du Principe lumineux, l’élève donc à la dignité d’être son contraire, et l’identifie définitivement à sa dimension ténébreuse.

Rappelons la définition que nous avons donnée de la gnose : une connaissance intérieure et salvatrice. Il est clair désormais que le gnosticisme ne saurait prétendre à une telle connaissance, faute précisément d’une intelligence réelle du salut et de l’intériorité. Quant au salut, nous comprenons bien que l’effacement de la souillure qu’il envisage, la purification qu’il propose, sont radicalement négatifs. Et de même pour l’intériorité, telle qu’il la conçoit, n’est que l’exclusion de toute extériorité, donc intériorité négative et formelle. En niant toute immanence divine, toute présence de la Lumière incréée au cœur des ténèbres les plus opaques, le gnosticisme rend même impossible la moindre libération, et fait d’une création désertée de toute gloire un infranchissable obstacle, un enfer éternel.

Au contraire la véritable intériorité doit assumer l’extériorité ; elle doit certes la dépasser en l’entraînant dans la gloire, mais en la transfigurant, et donc aussi en l’accomplissant. Tout est dit dans cet axiome : seul le Plus peut vraiment le moins. Seul Dieu, l’Absolu et l’Infini, « peut » le relatif et le fini, c’est-à-dire, non seulement peut les créer – ce qui est évident – mais peut saisir, embrasser véritablement le fini, réaliser intégralement la nature du fini, aller jusqu’au bout du fini, l’épuiser véritablement – et c’est beaucoup moins reconnu. Autrement dit, le fini, le mondain, l’extérieur, le charnel, ne peut aller, par lui-même, au bout de lui-même ; il ne peut, par lui-même, réaliser la vérité de sa nature, sa relativité et sa contingence. Le fini n’est vraiment fini qu’au sein de l’Infini. La Lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont point comprise. La Lumière est donc immanente aux ténèbres , et c’est d’ailleurs par cette immanence que les ténèbres réalisent la vérité de leur nature, mais Elle n’est point comprise par elles, puisqu’au contraire c’est la Lumière qui, en vérité, comprend les ténèbres, c'est-à-dire à la fois les enveloppe et les connaît. Car non seulement les ténèbres ne comprennent par la Lumière, mais elles ne se comprennent pas elles-mêmes.

Ainsi de la véritable intériorité, qui ne saurait laisser l’extériorité à l’extérieur d’elle-même, et c’est précisément ce que réalise l’Incarnation sacrificielle de Jésus-Christ . Le Christ se fait péché, dit saint Paul. Parole extraordinaire qui révèle l’inconsistance métaphysique du gnosticisme en réalisant la véritable « gnose » de la création. Car, en se faisant péché le Christ « connaît » (existentiellement) la véritable nature de la création post-édénique. Le Christ va jusqu’au bout de la finitude de notre monde, et ce terme c’est la mort sur la Croix. En « accomplissant » la finitude du crée, en en « réalisant » la contradiction crucifiante et mortelle, Il en révèle aussi le point de jonction, le nœud cordial et transcendant. Il dépasse et traverse l’extériorité du crée en le ramenant au centre originel d’où jaillissent et où convergent les bras de la Croix. C’est alors qu’apparaît l’intériorité positive de la véritable gnose du Père, qui est le Christ Lui-même, puisque le Fils, c’est la connaissance éternelle que le Père prend de sa propre Essence divine. Ainsi le Christ en croix, c’est la révélation d’une intériorité assumante et transformante. Révélation, car le Christ est dressé dans son agonie à la face du monde. Et dans sa mort, dans ce Vendredi Saint qui est la véritable gnose, s’ouvre l’intériorité divine : le Christ, qui est l’intériorité même de la connaissance du Père, est transpercé et ouvert par la lance du centurion, du sang et de l’eau en jaillissent. C’est l’intériorité même de Dieu qui se répand à l’extérieur et qui communique à toutes choses la vertu et la qualité de l’intériorité gnostique. C’est la création tout entière, dans un baptême cosmique, qui est baignée dans la mort et le sang du Christ. C’est la gnose du Père répandue et communiquée.

III. – Le gnosticisme moderne

1. On ne peut parler d’un gnosticisme moderne, pensons-nous, que dans un sens très différent du gnosticisme ancien. Le gnosticisme des hérésiologues chrétiens est profondément religieux, c’est-à-dire, qu’il entend se relier à Dieu par une connaissance qui non seulement est pure de tout élément corporel (c’est son intériorité), mais qui lui permet d’échapper réellement, dans son être même, à ce monde corporel (c’est son caractère salvateur). Le gnosticisme moderne n’est pas religieux, il est même anti-religieux, et, en tous cas, anti-chrétien. En quoi donc est-il justifié de parler de gnose à son propos ? Nous admettrons – sans qu’il soit possible de faire autrement que de s’en tenir à un niveau d’extrême généralité – qu’il s’agit de doctrines qui considèrent la science comme la vraie religion, non pas à la manière du scientisme du XIXe siècle pour qui la science doit éliminer la religion, mais comme des gens qui sont persuadés que la science doit remplacer les religions en en assumant toutes les fonctions. Cela implique, évidemment, une transformation de la connaissance scientifique. La connaissance scientifique ne peut être une gnose que si elle cesse d’être soumise au dualisme rationaliste du sujet (spirituel) et de l’objet (matériel) pour devenir connaissance participative d’un continuum univers-homme, habité sous des formes diverses par l’Esprit, qui se confond avec la Nature. La matière, c’est de l’esprit retourné, à l’envers. La néo-gnose est la « révélation » de ce retournement, et opère une sorte de « salut », spéculatif ou théorique, en remettant les choses à l ‘endroit. Tel est du moins le type le plus pur de ce gnosticisme moderne, tel qu’on le trouve chez Ruyer. Chez Alain de Benoist et son école, il s’agit beaucoup plus d’une attitude déclarée, essentiellement anti-chrétienne, que d’une doctrine élaborée et articulée, aucun membre de cette école ne s’étant jusqu’ici montré capable d’une telle construction spéculative (6). Le gnosticisme devient alors une sorte d’adoration du monde physique dans lequel on investit les valeurs affectives qu’entraîne d’ordinaire la religion, mais amputée de toute référence à Dieu, alors que le gnosticisme ruyerien est déiste de manière explicite et déclarée. Il y a donc, dans la nouvelle droite, plutôt régression vers le scientisme athée du XIXe siècle. Quoiqu’il en soit, il nous paraît évident que ce gnosticisme moderne, pas plus que le gnosticisme antique, ne réalise la vérité et les exigences de la gnose. C’est ce que nous voudrions montrer, très brièvement. Toutefois, s’il usurpe et travestit le sens véritable de la gnose, c’est d’une manière en quelque sorte inverse du gnosticisme hellénique. Celui-ci au nom de la Transcendance divine, refusait l’immanence de Dieu au monde. Celui-là, au contraire, au nom de l’immanence et même de l’identification panthéiste de l’Esprit et de la matière (chez Jean E. Charon, par exemple), rejette toute transcendance, et toute intervention « historique » de la Transcendance dans l’univers des hommes. Nous avons décrit le premier refus comme l’incompréhension de l’Incarnation sacrificielle. Nous voudrions décrire le second comme l’incompréhension de la Résurrection pascale.

2. S’il y a , en effet, résurrection de la chair, c’est que le principe divin, qui est immanent au monde, qui est présent dans la substance même de la matière, ne peut pas, en vertu de sa propre Transcendance, ne pas arracher le corps physique à l’ordre cosmique auquel il adhère, pour manifester la transcendance même de la chair lorsqu’elle est habitée véritablement par l’Esprit. Ce qui fait défaut à cette gnose, c’est la distinction des degrés de la réalité ou de perfection qui en dérive. L’Esprit habite le monde , mais le monde est moins réel et moins parfait que l’Esprit. A tout le moins y-a-t-il un degré du monde – celui dont précisément nous faisons l’expérience – dont l’imperfection nous écrase et nous conduit à la mort. Qui peut le nier ? La vérité de la présence de l’Esprit dans le monde exige donc, sous peine de n’être qu’une formule de convenance purement théorique, que la réalité même du monde prouve cette présence. Et comment le pourrait-elle, à moins d’une transfiguration où apparaisse enfin la nature glorieuse et spirituelle de la chair elle-même. C’est elle qui remet les choses à l’endroit ainsi que le souhaitait Ruyer. C’est elle qui nous oblige à regarder le crée d’un œil nouveau. C’est elle qui fait basculer toute notre vision du monde. On s’en rendra compte si l’on considère seulement le rôle que joue le corps comme instrument de notre présence au monde. C’est par le corps en effet, que nous sommes présents dans le monde des corps. Toutefois, cette présence, dont nous croyons être le maître puisqu’elle s’identifie en quelque sorte à nous-mêmes, est en réalité une présence subie et passive. C’est Merleau-Ponty qui montre, dans la phénoménologie de la perception, que voir un objet, c’est « pouvoir en faire le tour ». Et comment est-il possible d’en faire le tour, sinon parce que l’objet se prête indéfiniment, inépuisablement, au regard qui le parcourt, parce qu’il ne peut rien faire d’autre que de s’offrir au regard, que d’être vu. Etre vu, et être corporellement présent, c’est tout un. Ma présence corporelle, c’est ma visibilité, et ma visibilité n’est pas la mienne ; elle appartient à tous les regards, à mon insu et sans j’y puisse rien – ignorance et impuissance constitutives de l’essence de ma visibilité. Ainsi nul n’est maître de sa présence corporelle, et plus encore, être présent corporellement, c’est de ne pas être maître de cette présence.

Que se passe-t-il donc, au contraire, dans la Résurrection du Christ ? Il se passe que le Corps ressuscité est comme un témoin, une preuve vivante, une irruption salvatrice de la nature glorieuse du crée au sein de sa modalité ténébreuse et opaque : le corps du Christ est toujours l’instrument de la présence dans le monde des corps, mais, par un changement radical, il n’est plus de l’essence de cette présence d’être subie et passive. L’âme qui habite cet instrument en est entièrement maîtresse et en dispose à sa volonté. Le Christ peut actualiser le mode corporel de sa présence selon qu’il le décide et le juge bon. La relation qu’Il entretient avec le medium corporel de sa présence est complètement transformée. Présence active au monde entier, parce que présence réellement en acte, tous les rapports qui unissent le medium corporel au reste des corps, c’est-à-dire au monde entier et aux conditions qui le définissent, tous ces rapports sont changés. Le Christ n’est plus vu, Il se fait voir. Voilà exactement ce qu’enseignent les évangiles, et que tant d’exégètes modernes sont incapables de comprendre. Le Christ glorieux n’est pas « au dessus » du monde sensible, sinon en un sens symbolique. Simplement, Il n’est plus soumis aux conditions de ce monde corporel. Sa présentification corporelle de sa réalité spirituelle, entièrement dépendante de cette réalité (alors que dans l’état de nature déchue, c’est la réalité spirituelle de la personne qui est extrinsèquement dépendante de sa présence corporelle), présentification que la personne spirituelle peut ou non effectuer, aussi librement que la pensée de l’homme peut, dans son état ordinaire, produire ou non tel ou tel concept ou sentiment . Qui s’arrêtera à considérer cette doctrine du renversement de la relation de la personne à son medium corporel et des conséquences qu’elle entraîne, se rendra compte du jour singulier qu’elle jette sur la signification des apparitions post-pascales du Christ, selon les évangiles.

3. De ce point de vue, et sans nous étendre sur les implications cosmologiques susceptibles d’éclairer, dans une certaine mesure, le « comment » de ce renversement , on comprend que la Résurrection du Christ se présente à nous comme le sacrement de la transfiguration du cosmos, c’est-à-dire le sacrement dans lequel le cosmos est restauré dans sa véritable nature. Ruyer a pleinement raison de nous dire que notre expérience ordinaire du monde est celle d’un monde à l’envers, et que l’ « endroit » du monde est de nature sémantique et intelligible, et que seule la consistance sémantique du monde rend compte de sa « non-pulvérulence ». Mais il reste que cette expérience inversée et inversante est la nôtre. Cela aussi est une réalité, un fait, tandis que la vision redressée, l’ortho-théorie du monde, n’est jamais qu’un discours, des mots sur du papier, des idées dans ma tête. Certes, ce n’est pas rien. C’est même tout ce dont nous sommes capables pour l’instant. Mais ce n’est pas une expérience, ce n’est pas une véritable gnose, au sens que nous avons constamment donné à ce terme. Et bien sûr, relativement à la Résurrection du christ, nous sommes dans la même situation : une affirmation des Ecritures que nous accueillons dans notre esprit. Avec deux différences cependant : c’est qu’il ne s’agit pas de l’énoncé d’une théorie, mais d’un témoignage ; et que ce témoignage porte sur une réalité inouïe dont les apôtres ont fait l’expérience. Ce dont ils témoignent, c’est d’avoir fait, indirectement, dans la personne du Christ, l’expérience de la nature glorieuse de la création. Alors que la néo-gnose exclut précisément la possibilité même d’une telle expérience et demeure donc simple connaissance théorique (ou spéculative) de ce qu’elle affirme pourtant être la nature véritable de la réalité cosmique. Et plus encore, les apôtres, et les vrais chrétiens, affirment que tous les fils de Dieu sont appelés à participer à la Résurrection prototypique du Christ, que la Résurrection deviendra l’expérience directe et personnelle de chacun.

On le voit, face au gnosticisme ancien comme au gnosticisme moderne, le christianisme est le seul à aller jusqu’au bout des exigences de la gnose. Il en réalise véritablement toutes les conséquences , devant lesquelles reculent les audaces spéculatives les plus réputées, (ainsi du gnosticisme de Hegel, qui, écrivant une vie de Jésus, la termine à la crucifixion). Pourtant, les théologiens chrétiens eux-mêmes hésiteront à ratifier ce terme de gnose appliqué au christianisme. Peut-on appeler ainsi ce qui fait partie de la sanctification de l’âme et de sa destinée posthume ? S’agit-il encore d’une connaissance au sens que ce mot peut avoir pour nous ? Ne sommes-nous pas ici-bas limités à la foi d’une part, et à la raison travaillant sur les données de foi d’autre part ? Sans doute. Nous croyons pourtant qu’à vouloir définir l’œuvre théologique comme une œuvre de la pure raison naturelle (en sorte qu’à la limite un athée pourrait être théologien pourvu qu’il accueille spéculativement – c’est-à-dire d’hypothèses – les données de la foi), on ne peut échapper à un certain rationalisme soit qui conduit la théologie au dessèchement et à l’exercice gratuit, soit qui l’expose au rejet pur et simple, au nom du concret, de l’existentiel, du pastoral et de « l’engagement ». C’est là, en tout cas, une possibilité tout-à-fait réelle, et dont, nous semble-t-il, la crise actuelle de la sagesse théologique témoigne tragiquement et irrécusablement. En maintenant au contraire que la théologie doit être mystique, non point au sens où le théologien devrait connaître ce qu’on appelle proprement des états mystiques, mais au sens où il garde la conscience vive que la lumière de l’intelligence est, selon le mot de saint Thomas d ‘Aquin, « quasi dérivée de Dieu ». Doctrine de la connaissance dans la lumière du Verbe qui fait le fond de la théologie augustinienne et dionysienne. Et qu’on ne s’y trompe pas : la conscience de la nature quasi divine de l’intellection humaine actualisée, sous la lumière qui rayonne de l’objet de foi, qui est lui-même une concrétion objective du Verbe, cette conscience n’est pas rien. Elle communique au contraire à la connaissance théologique une vibration et un parfum qui l’arrache à l’exercice ordinaire de la pensée et qui l’empêche de se prendre aux pièges de ses formulations. Dans l’acte même de la connaissance, une telle intelligence goûte déjà droitement quelque chose du Saint-Esprit. Et c’est cela la gnose.

(1) Cette distinction gnose/gnosticisme correspond à peu près à celle qui fut adoptée entre spécialistes au Colloque de Messine de 1967.

(2) Cf. Dom Jacques Dupont, Gnôsis. La connaissance religieuse dans les Epîtres de saint Paul, Gabalda, 1949.

(3) Contra Celsum, VI, 17 ; Sources chrétiennes, n° 147, p.220.

(4) La « discipline de l’arcane », c’est-à-dire l’obligation de tenir secrets certains enseignements, a existé dans l’Eglise, au moins jusqu’au Ve siècle. Sait-on –chose étonnante et qui devrait nous faire réfléchir – qu’à l’époque de saint Ambroise et selon la recommandation même du saint évêque de Milan, il était interdit de mettre par écrit le Symbole des Apôtres, qui donc ne se transmettait qu’oralement, et qu’il ne pouvait être récité devant des profanes ? (Explanatio Symboli, n. 9 ; Sources chrétiennes, n°25 bis, p57-59). Mais nous n’avons plus guère conscience aujourd’hui du caractère vraiment prodigieux des enseignements qu’il révèle.

(5) Jean Doresse, La Gnose, dans Histoire des religions, Pléïade, t. II, p.395.

(6) Depuis la rédaction de cette étude, les positions d’Alain de Benoist se sont quelque peu modifiées.

Texte publié en octobre 1996 dans la revue La Place Royale.


1 commentaire:

  1. Concernant le gnose, du nouveau sur le site:
    http://www.clepsydredivine.unblog.fr
    Amicalement.

    RépondreSupprimer