tag:blogger.com,1999:blog-76822596806641346462024-02-20T14:35:36.107-08:00Jean Borellaadminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.comBlogger34125tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-68505515879259103322008-11-15T07:06:00.000-08:002008-11-15T08:52:14.342-08:00Postface au livre «Introduction à une métaphysique des mystères chrétiens » de Bruno Bérard<a href="http://sd-1.archive-host.com/membres/up/155970915924701061/PostfaceaulivredeBrunoBerard.pdf">Voir le fichier PDF</a>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-64868014364944558382008-11-15T06:42:00.000-08:002008-11-15T06:43:12.661-08:00BibliographieLa charité profanée, Editions Dominique Martin Morin. (anciennement Edt du Cèdre, 1979).<br /><br />Le sens du surnaturel, Ad Solem, Genève 1996 (édition revue et augmentée ; 1er édition. 1986, La Place Royale) ; trad. Anglaise, T § T Clark, Edimbourg, 1998).<br /><br />Traité du signe symbolique, L’Age d’Homme (édition revue et corrigée du Mystère du signe, maisonneuve et Larose, 1989).<br /><br />La crise du symbolisme religieux, L’Age d’Homme, 1990 ; trad. Roumaine, Institutul European, Iasi, 1995.<br /><br />Esotérisme guénonien et mystère chrétien, L’Age d’Homme, 1997 ; trad. Italienne et anglaise en cours.<br /><br />Symbolisme et réalité, Ad Solem, 1997 ; trad. Italienne, Servitium Editrice, Gorle, 2000.<br /><br />Penser l’analogie, Ad Solem, Genève 2000.<br /><br />The secret of the Christian Way. A contemplative Ascent through the Writings of Jean Borella, edited and translated by John Champoux with a Foreword by Wolfgang Smith, State University of New York Press, Albany, 2001.<br /><br />Le poème de la Création. Traduction de la Genèse 1-3, Ad Solem, 2002.<br /><br />En collaboration<br /><br /><br />Saint Thomas d’Aquin, Commentaire de l’Epître aux Romains, trad., annotation et tables par Dom Jean Eric Stroobant de Saint-Eloy et Jean Borella, Cerf, 1999.<br /><br />Saint Thomas d’Aquin, Commentaire de la Ier Epître aux Corinthiens, Cerf, 2003.<br /><br /><br />Hors commerce :<br />Fausses évidences et vérités de bon sens : Un philosophe catholique face au monde moderne.<br /><br /><br /><br />Entretiens<br /><br /><br />« Intelligence spirituelle et Surnaturel » in Eric Vatré, La Droite du Père, Enquête sur la Tradition catholique aujourd’hui, Trédaniel, 1994.<br /><br />« Comment définir la Tradition », in Arnaud Guyot-Jeanin, Enquête sur la Tradition, Trédaniel, 1994.<br /><br />« Spre o teorie a unitatil religilor » in Bogdan Mihai Mandache, Teofania Interiora. Dialoguri cu teologi catolici contemporani, Editura Presa Buna, Iasi, 1996.<br /><br />Préfaces :<br /><br />Abbé Henri Stéphane, Introduction à l’ésotérisme chrétien I, Editions Dervy.<br /><br />Patricia Douglas Viscomte, La quête de Raphaël, Editions Fideliter.<br /><br />Georges Vallin, Lumières du Non-dualisme, Presses Universitaires de Nancy.<br /><br />Postface :<br /><br />Abbé Henri Stéphane, Introduction à l’ésotérisme chrétien II ; « De l’ésotérisme chrétien », Edition Dervy.<br /><br />Etudes :<br />« Gnose et gnosticisme chez René Guénon » (Les dossiers H : René Guénon, L’Age d’Homme, 1984).<br /><br />« Du symbole selon René Guénon » ( Les cahiers de l’Herne : René Guénon, 1985).adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-54860707586792108332008-11-15T06:35:00.000-08:002008-11-15T06:38:21.781-08:00Gnose et gnosticisme chez René Guénon<p align="justify"> On estimera sans doute que la question de la gnose et du gnosticisme n’occupe, chez René Guénon, qu’une place très secondaire. Et c’est tout à fait exact, si l’on s’en tient aux textes, puisqu’il n’a consacré expressément à cette question aucun article 1. Pourtant, si l’on observe que la gnose ne désigne rien d’autre que la connaissance métaphysique ou science sacrée, force est alors d’admettre que Guénon ne traite pour ainsi dire que de cela, et qu’elle représente l’axe essentiel de toute son œuvre. C’est de la gnose pure et véritable, telle que Guénon s’est efforcé de nous en communiquer le sens, que nous voudrions ici parler, parce que nous croyons qu’il n’y a pas, en Occident, de notion qui soit plus méconnue, ou plus mal comprise, que celle-là, ce dont nous a convaincu l’étude attentive de la théologie et de la philosophie européenne.</p> <p align="justify"> L’une des raisons majeures de cette incompréhension presque totale tient au fait, comme nous l’avons déjà signalé 1 bis, que le terme de gnose fut d’emblée discrédité par l’usage dévié qu’en firent certaines écoles philosophico-religieuses du IIe siècle après J.C. qui, pour cette raison, ont été rangées sous la dénomination générale de gnosticisme. Au regard de la foi chrétienne, les deux choses paraissent à ce point liées qu’on ne saurait concevoir l’une sans l’autre, et l’on affirmera qu’il n’y a pas en réalité d’autre gnose que celle dont le gnosticisme aux cents visages nous donne l’exemple. Mais, par une conséquence qui n’a au fond rien d’étonnant, les adversaires du christianisme adopteront la même attitude, et revendiqueront dans le gnosticisme, qu’ils identifient à la gnose véritable, la possession d’une tradition antérieure et supérieure à toute religion révélée.</p> <p align="justify"> Ce ne sont d’ailleurs pas seulement christianisme et anti-cléricalisme qui professent la confusion de la gnose et du gnosticisme ; Guénon lui-même, dans la première partie de sa vie adulte ne s’est-il pas employé à ressusciter le gnosticisme, du moins sous sa forme cathare, en participant à la constitution d’une « Eglise » gnostique, dont il fut (validement ou non) l’un des évêques ? Lui qui semble toujours vouloir distinguer la pureté de la gnose des impuretés du gnosticisme, n’a-t-il pas été membre d’une organisation néo-gnostique, héritière prétendue d’une ancienne tradition, animée au demeurant d’un anti-catholicisme sans équivoque ?</p> <p align="justify"> Y a-t-il eu changement dans l’attitude guénonienne ? Ou bien faut-il admettre que, comme il l’écrivit lui-même à Noëlle Maurice-denis Boulet, il « n’était entré dans ce milieu de la Gnose que pour le détruire » 2 ? Nous verrons qu’à s’en tenir aux textes, il y a bien eu changement, à certains égards, ce qui ne saurait exclure toute continuité, tant s’en faut. Nous estimons en effet que, pour ce qui est de la doctrine essentielle, de la métaphysique pure, Guénon n’a jamais varié, pour la raison qu’une telle variation est tout simplement impossible : ce que l’intellect perçoit est, dans son essence la plus radicale, immuable évidence. On ne s’étonnera même pas qu’une telle perception apparaisse chez un tout jeune homme ; tout au contraire, c’est là chose normale : l’âme jeune est ouverte quasi naturellement aux lumières qui rayonnent de l’Esprit-Saint 3 tandis qu’avec l’âge viennent presque toujours le durcissement et l’oubli. En revanche, les formes dans lesquelles on tente d’exprimer ces intuitions peuvent varier considérablement, car tout langage est tributaire d’une culture, et donc d’une histoire, c’est-à-dire d’une dialectique et d’une problématique, éventuellement inadéquate et toujours « compliquantes ». Le choix des expressions relève alors d’un calcul d’opportunité où il est presqu’impossible de gagner, et qui dépend lui-même de la connaissance que l’on prend de cette cette culture et de cette histoire. Une telle connaissance, portant sur des faits, ne peut être que progressive et empirique ; elle dépend aussi, et nécessairement d’une certaine affinité du sujet connaissant avec l’objet connu. Si bien que, en dehors de l’orthodoxie religieuse qui est garantie par l’autorité de la Tradition magistérielle, la signification d’aucune forme culturelle ne saurait être immuablement définie ; elle change avec l’exactitude de nos informations et nos prédispositions individuelles, ou peut même être définitivement suspendue lorsque, décidément, la question est trop embrouillée. Et l’on sait de reste que Guénon ne s’est jamais attardé là où il ne lui paraissait pas possible d’obtenir une lumière suffisante 4.</p> <p align="justify"> Les considérations précédentes nous dictent notre plan. Avant toute chose, nous devons nous interroger sur la nature véritable de ce phénomène historique que fut la gnose et le gnosticisme, car, en ce domaine tout particulièrement, les passions partisanes le disputent trop souvent à l’ignorance. Nous pourrons alors mieux apprécier ce que fut la période « gnosticisante » de René Guénon, entre 1909 et 1912, qui nous retiendra en second lieu. Enfin nous nous efforcerons de montrer pourquoi la gnose « guénonienne » n’est précisément pas du gnosticisme, car c’est là, au fond, tout l’essentiel, et peut-être ne l’a-t-on encore jamais bien expliqué.</p> <p align="justify">I. La gnose dans son histoire</p> <p align="justify"> Notre intention n’est nullement de traiter ici de l’histoire du gnosticisme. Le dossier est si vaste et si complexe qu’il faudrait lui consacrer un volume entier. Il existe par ailleurs de bons exposés sur cette difficile question 5. Nous voudrions seulement proposer un point de vue sur la genèse de ce phénomène religieux qui permette d’en acquérir une intelligibilité synthétique, ce qui suppose que nous rappelions d’abord quelques données historiques élémentaires. Quelles que soient en effet les réserves qu’il convient de faire à l’égard de certaines de ses conclusions, nous tenons cependant, en cette affaire, la connaissance de l’histoire pour rigoureusement indispensable, d’autant que nous l’avons souligné ailleurs 6, l’histoire du gnosticisme est inséparable de son historiographie (ou parfois même s’y réduit). Cette historiographie est d’ailleurs fort récente – les plus anciennes études ne remontent pas au-delà du XVIIe siècle 7 – et ne se constitue véritablement qu’au XIXe, surtout grâce aux travaux de l’historien allemand Harnak (1851-1930). Depuis les érudits les plus considérables n’ont cessé de se passionner pour cette question, devenue l’un des problèmes majeurs de l’histoire des religions. En 1945 cet intérêt devait bénéficier de l’une des découvertes les plus extraordinaires de l’archéologie chrétienne, celle d’une bibliothèque à Nag Hammâdi (khénoboskion) en Haute-Egypte 8 : en déterrant « par hasard » une jarre ensablée, on aperçut à l’intérieur 13 volumes en forme de codex (c’est-à-dire de cahiers assemblés et non de rouleaux ou volumen 9) « réunissant au total selon les plus récentes évaluations cinquante trois écrits en majorité gnostiques » 10, ce qui permet désormais d’avoir accès directement aux textes. Jusqu’alors, en effet, tout ce qu’on savait de ceux qu’on appelle « gnostiques » se réduisait aux citations et aux résumés qu’en avaient fait les hérésiologues (principalement S. Irénée et S. Hippolyte) ou à quelques fragments d’interprétation malaisée 10 bis. Il s’en faut, pour autant, que la question du gnosticisme soit définitivement éclairée ou qu’elle en ait été fondamentalement transformée.<br /> De quoi s’agit-il ?</p> <p align="justify">A vrai dire, il n’est pas possible de répondre à cette question. On le pourrait s’il existait véritablement des écoles de pensée se donnant à elles-mêmes le titre de gnostiques et caractérisées par un corps de doctrines bien défini. Il n’en est rien. Le terme de « gnosticisme » est de fabrication récente et ne paraît pas antérieur au début du XIXe siècle. Celui de « gnostique » (gnostikos) adjectif grec signifiant, au sens ordinaire, « celui qui sait », le « savant », n’est employé que fort rarement pour caractériser techniquement un mouvement philosophico-religieux : seuls, parmi toutes les sectes gnostiques, les Ophites se sont ainsi dénommés 11. C’est on a pu conclure : « Il n’y a aucune trace, dans le christianisme primitif de « gnosticisme » au sens d’une vaste catégorie historique, et l’usage moderne de « gnostique » et « gnosticisme » pour désigner un mouvement religieux à la fois ample et mal défini, est totalement inconnu dans la première catégorie chrétienne » 12. Assurément lorsque les historiens appliquent cette catégorie religieuse à telle ou telle doctrine, ce n’est pas absolument sans raison : on retrouve ici ou là, des éléments et des thèmes religieux communs, dont les deux plus constants paraissent être la condamnation de l’Ancien Testament et de son Dieu, d’une part, et celle du monde sensible, d’autre part. Cependant, l’usage qu’ils en font est nécessairement dépendant de l’idée qu’ils s’en forment, c’est-à-dire, au fond, de la conception de la gnose elle-même et de ce qu’ils peuvent en comprendre. Dans la mesure où la gnose connote également les idées de connaissance mystérieuse et salvatrice, ne se communiquant à quelques uns que sous le voile des symboles, mettant en jeu une cosmologie et une anthropologie extrêmement complexes, et ne se réalisant qu’à travers une sorte de théo-cosmogonie dramatique, dans cette mesure, le concept de gnose prend une extension considérable. Les historiens seront alors fondés à en découvrir en des domaines assez inattendus. En définitive, c’est la religion elle-même, quelle qu’en soit la forme, qui s’identifiera à la gnose.</p> <p align="justify"> Est-il possible de trouver cependant un point de repère fixe et incontestable ? Le mot de gnôsis ne pourrait-il nous le fournir ?</p> <p align="justify"> Ce terme, en grec, signifie la connaissance. Mais il est très rarement employé seul, et, presque toujours, exige un complément de nom (la connaissance de quelque chose), tandis qu’épistémè (science) peut être employé absolument. C’est pourquoi, on admettra avec R. Bultmann, que gnôsis signifie, non la connaissance comme résultat, mais plutôt l’acte de connaître 13. Contrairement d’ailleurs à ce qu’affirment quelques ignorants, il n’est pas le seul nom dont dispose la langue pour exprimer la même idée 14. Platon et Aristote utilisent aussi, en des sens voisins, outre épistémè (et les verbes épistasthaï ou eidenaï), dianoïa, dianoèsis (et dianoesthaï), gnomè, mathèma, mathèsis (et manthaneï), noèsis et (noeïn), noèma, nous, phronésis, sophia, sunésis, etc. A côté de cet usage ordinaire du terme, peut-on parler, comme le fait Bultmann 15, d’un usage « gnostique », dans lequel il serait employé absolument, au sens de la « connaissance par excellence », c’est-à-dire de la « connaissance de Dieu » ? Les exemples que fournit la littérature « païenne » ne sont guère probants. Ce n’est plus le cas avec la littérature sapientale de l’Ancien Testament dans sa version grecque (version dite des « Septante »). Ici, pour la première fois et de façon incontestable, le verbe ginôskô qui traduit l’hébreu yd’, (rendu également, mais plus rarement par eidenaï et épistasthaï), et le nom gnôsis, acquièrent « une signification religieuse et morale beaucoup plus accentuée dans le sens d’une connaissance révélée dont l’auteur est Dieu ou la sophia » 16. C’est ainsi que la Bible parle de Dieu comme du « Dieu de la gnose » (I Sam., II, 3). Pourquoi le judaïsme alexandrin a-t-il choisi ce terme (et, non par exemple, épistémè) pour exprimer l’idée d’une connaissance sacrée et unitive, à laquelle tout l’être participe ? Faut-il y voir l’influence d’un héllénisme mystique (ou mystérique) qui aurait déjà utilisé ce terme en ce sens ? Pour des raisons de principe – et non seulement de faits toujours contestables – nous le croyons pas : il est exclu qu’une religion puisse subir une telle altération de ce qui est pour elle essentiel, savoir la relation unique et mystérieuse qui s’établit entre l’être humain et Dieu dans un acte incomparable auquel elle donne précisément le nom de « connaissance ». c’est plutôt l’inverse qui est vrai, c’est la tradition juive qui confère au vocable grec sa signification religieuse plénière 17, et si le terme choisi pour exprimer cet acte de « connaissance » fut celle de gnôsis, c’est précisément parce qu’il était de signification neutre, alors qu’un terme comme épistémè, au sens philosophique bien précis, n’aurait pu se prêter à une telle opération. Nous ne nions nullement l’existence d’un hellénisme religieux ou d’une tradition égyptienne, puisque ce sont là les deux sources que les historiens ont voulu donner à la gnôsis biblique. Bien au contraire, l’existence de tels phénomènes sacrés est pour nous une évidence. Mais, ainsi que nous l’avons souligné dans un autre ouvrage 18, il serait bon que les historiens cessent de penser avec le seul concept d’«influence » qui les conduit immanquablement à celui de « sources ». Il n’existe peut-être pas de domaine où une telle recherche soit plus vaine que celui de la gnose et du gnosticisme. Il peut y avoir, d’une tradition à l’autre, influence, emprunt, transfert, pour des éléments périphériques, non pour ce que ces traditions ont d’essentiel, tout au moins lorsqu’elles sont encore vivantes.</p> <p align="justify"> Cependant, à s’en tenir aux textes (particulièrement au livre des Proverbes où, gnôsis est le plus souvent employé), nous n’avons pas encore affaire à la gnose au sens où nous l’entendons d’ordinaire, c’est-à-dire au sens d’une connaissance purement intérieure et déifiante, qui n’est plus seulement un acte, mais aussi un état, que Dieu seul peut conférer à l’intellect pneumatisé 19, ce qu’on peut appeler le « charisme de la gnose ». Non que la chose n’existe pas dans l’Ancien Testament, mais le terme de gnose n’y reçoit pas une telle signification 20. Il faut donc attendre le Nouveau Testament, et particulièrement la 1er et 2e Epître aux Corinthiens, l’Epître aux Colossiens et la Ier à Timothée, pour voir apparaître pour la première fois le mot gnôsis employé au sens que nous venons de définir. Que la décision de désigner ainsi l’état de la connaissance spirituelle trouve son origine dans la version des Septante, c’est évident, et point n’est besoin de faire appel à la culture hellénistique. Mais que ce soit l’enseignement de Jésus-Christ et la révélation en lui du Logos divin qui ait rendu possible la manifestation de cet état de gnose dans l’âme de ceux qui y ont cru, voilà aussi ce qui, pour nous, est non moins incontestable. Le christianisme tout entier, dans son essence, est un message de gnose : « connaître et adorer Dieu en esprit et en vérité », et non plus seulement à travers des formes sensibles ou rituelles ; ou plutôt s’unir à Jésus-Christ, qui est lui-même la gnose du Père, et qui transcende par lui-même aussi bien le monde crée que les obligations religieuses. Certes, le mot est d’origine helléno-biblique. Mais la chose, la connaissance intérieure et salvatrice, le charisme de la gnose en qui la foi atteint sa perfection déifiante, cela est tout simplement et fondamentalement « chrétien ». C’est ce kérygme d’amour et d’union transformante à Dieu que Jésus est venu révéler, et il suffit de lire l’Evangile pour s’en rendre compte. Face au ritualisme des Pharisiens, le Christ, gnose incarnée du Père, vient rouvrir la « porte étroite » de l’intériorité spirituelle. Et comment les Apôtres, et S. Paul et les premiers chrétiens auraient-ils pu vivre autrement leur plus profond engagement « dans le Christ » ? 21</p> <p align="justify"> C’est pourquoi on ne rencontre aucune attestation documentaire de l’existence d’une « gnose » ainsi nommée, antérieurement au Nouveau Testament, et cela en dépit des recherches (et parfois des affirmations) d’éminents historiens 22. Il est vrai que sur les 29 occurrences néotesmentaires de gnôsis, toutes ne désignent pas un état spirituel. Cependant elles ont chaque fois un sens religieux (sauf pour la 1er Epître de S. Pierre, III, 7) et si le sens « gnostique » est surtout paulinien 23, il nous paraît également présent chez S. Luc, lorsque le Christ déclare : « Malheur à vous, Docteurs de la Loi, parce que vous avez ôté la clef de la gnose ; vous-mêmes n’êtes pas entrés, et ceux qui entraient vous les avez chassés » (XI, 52), surtout si l’on admet que la clef véritable, c’est la gnose elle-même, qui s’identifie en réalité au « Royaume des Cieux » comme le prouve le passage parallèle en S. Matthieu (XVI, 19). Il nous paraît donc certain que, s’il a existé une « gnose » (ainsi nommée), elle a d’abord été chrétienne, et plus encore « christique ». Il faut réellement être aveugle au « phénomène » du Christ pour ne pas s’apercevoir du prodigieux effet spirituel qu’il dut produire sur ceux qui en furent les témoins (effet qui, deux mille ans plus tard, ne s’est pas encore épuisé). Comment douter un seul instant que ce Jésus-Christ qui était « plus qu’un prophète » ne communiquât à ceux qu’Il rencontrait et qui accueillait sa parole, une gnose, un état de connaissance intérieure et déifiante sans commune mesure avec rien de ce qu’ils avaient expérimenté jusque là ? c’est cet état spirituel que S. Paul désigne du nom de gnôsis, et dans laquelle il voit la perfection de la foi 24. C’est lui que nous retrouverons dans des écrits d’inspiration paulienne, comme l’Epître de Barnabé – parfois comptée au nombre des textes néo-testamentaires – dont l’auteur déclare que, s’il écrit à ses interlocuteurs qui abondent déjà en foi, c’est « afin que, avec la foi que vous possédez, vous ayez une gnose parfaite » 25. Voilà pourquoi aussi S. Paul peut dire, à quelques lignes d’intervalles (1 Co., VIII, 1-7) : « Nous avons tous la gnose » et « tous n’ont pas la gnose », selon qu’elle est simple connaissance théorique qui comme telle, est un savoir « ignorant » et plein de lui-même, ou bien réalisation effective de sa nature transcendante et divine qui la met à l’abri de toute atteinte « extérieure » (la docte ignorance).</p> <p align="justify"> Resterait à se demander pourquoi S. Paul est pour ainsi dire le seul écrivain néotestamentaire à parler de gnôsis, et pourquoi S. Jean ignore totalement ce nom 26, bien qu’on puisse avec raison le considérer comme l’auteur le plus « gnostique » du Nouveau Testament ? Sans doute on répondra qu’il faut voir là une preuve de l’influence de la Bible des LXX, laquelle, nous l’avons vu, est la première à avoir conféré à ce terme une connotation essentiellement religieuse. A cet influence, un homme aussi versé dans la science rabbinique que l’était S. Paul devait être particulièrement sensible. Plus certainement qu’un S. Jean, dont la connaissance prend sa source dans la vision directe de la Gnose incarnée, Jésus-Christ, et, pour s’exprimer, use essentiellement des grands symboles traditionnels, plutôt que de concepts 27. Cependant, cette situation particulière de S. Paul ne suffirait pas à expliquer la quasi-absence de gnôsis dans les Evangiles. Nous croyons qu’il faut y ajouter une autre raison, plus profonde et moins circonstancielle. C’est que, parmi les autorités fondatrices de la Révélation reconnues par la dogmatique chrétienne, S. Paul occupe une place tout à fait curieuse. Il est certes une autorité majeure, l’une des « colonnes de l’Eglise », dépositaire du message authentique, et pourtant il n’a jamais « connu le Christ dans la chair » ! Tout chrétien doit croire que la totalité de la Révélation a été donnée en Jésus-Christ et que les Apôtres n’en sont les dépositaires autorisés que parce qu’ils l’ont reçue. Etant donné le caractère surnaturel de cette Révélation, elle vient nécessairement de l’extérieur : fides ex auditu, dit S. Paul lui-même. Par rapport à cette Révélation directe (écrite ou orale) qui seule fait autorité, il ne peut y avoir que des révélations privées (dénuées de l’autorité de foi) ou des commentaires théologiques qui explicitent le donné révélé. Que S. Paul ait lui aussi, comme n’importe quel autre chrétien, reçu un enseignement des Apôtres, c’est incontestable. Toutefois, parmi tous ceux qui sont dans ce cas, il est le seul dont la parole ait valeur de révélation. C’est qu’il reçut en outre la révélation de l’Evangile directement du seigneur (I Co., XI, 23). Elle confirme ou complète la tradition apostolique, mais le mode de sa communication ne peut être qu’intérieur 28. La dogmatique chrétienne admet donc qu’il puisse y avoir au moins une révélation qui ne vienne pas uniquement du Christ « historique » mais aussi du Fils intérieur que Dieu, nous dit S. Paul : « a révélé en moi-même » (Galates, I, 17). Autrement dit, elle admet qu’il puisse y avoir une « expérience spirituelle » qui vaille révélation, un mode de connaissance par lequel l’intellect pneumatisé participe à la connaissance que Dieu prend de Lui-même en son Verbe. Il est vrai que, chez S. Paul, cette expérience revêt un caractère exceptionnel ; elle est voulue par Dieu comme norme et référence doctrinale de la foi chrétienne, sans constituer une « seconde révélation ». Néanmoins, l’existence même d’un tel mode de connaissance prouve que la religion chrétienne n’en écarte pas a priori le principe. Eh bien, ce mode de connaissance qui réalise la perfection de la foi (compatible avec l’état humain), c’est à lui que S. Paul donne le nom de gnose. Il ne présente évidemment pas en tout « gnostique », ni le degré de la gnose paulienne, ni surtout son caractère (extrinsèque) de norme objective pour une collectivité traditionnelle (ce qui fait de S. Paul une « colonne de l’Eglise »), mais il découle nécessairement de cette possibilité de principe. Et c’est pourquoi il est tellement important que le christianisme compte précisément S. Paul au nombre des colonnes de l’Eglise, lui qui « ne connaît pas le Christ selon la chair » 29.</p> <p align="justify"> Toutefois, il ne faudrait pas considérer la gnose chez S. Paul sous son seul aspect charismatique et intérieur. C’en est assurément la dimension la plus profonde et la plus décisive, mais non l’unique. Comme son nom l’indique, la « gnôsis » paulienne est aussi une connaissance au sens premier du terme, qui implique donc une activité proprement intellectuelle, capable éventuellement de se formuler et de s’exprimer de façon claire et précise. De ce point de vue, S. Paul oppose la glossolalie, le « parler en langues », indistinct et inarticulé, au « parler en gnose », qui utilise les articulations signifiantes du langage, pour transmettre un savoir, une doctrine, et, par conséquent, pour « édifier » la communauté (1 Co., XIV, 6-19). La gnose est à la fois ineffable et intérieure, un état spirituel, et aussi formulable et objective, un corpus doctrinal. De ce point de vue, elle est transmissible et peut être l’objet d’une tradition. Allons plus loin. La spécificité de la gnose réside précisément dans la conjonction de ces deux aspects. Elle n’est, la gnose véritable, ni théorie abstraite, conceptualité vaniteuse et qui se contente illusoirement de ses propres formulations, ni mysticisme confus, facilement retranché dans l’incommunicable. On comprend à l’évidence l’importance que ce terme ne pouvait manquer de revêtir aux yeux des premiers chrétiens, et plus tard, des premiers Pères de l’Eglise. En lui se formulait quelque chose d’irremplaçable et d’infiniment précieux : l’affirmation d’une sorte de « vérification interne » de la doctrine extérieurement révélée et crue, la possibilité pour la « théologie » 30, d’être autre chose qu’un simple exercice rationnel, et d’accéder à une expérience intellective et savoureuse de la vérité dogmatique, bref, à une intellectualité sacrée.</p> <p align="justify"> Telles sont les raisons qui engagent les premiers Pères à faire usage de ce terme, bien qu’ils eussent à leur disposition d’autres mots pour exprimer l’idée de connaissance. C’est le cas, au premier chef, de S. Clément d’Alexandrie, le plus grand docteur de la gnose chrétienne (ainsi nommée), qui nous la présente à la fois comme une tradition secrète enseignée par le Christ à quelques apôtres 31, comme consistant dans l’interprétation des Ecritures et l’approfondissement des dogmes 32, enfin comme la perfection de la vie spirituelle et l’accomplissement de la grâce eucharistique 33. C’est le cas d’Origène, qui, pourtant, dans le Contre Celse, utilise aussi des termes tels que dogma, didaskalia, épistémè, logos, sophia, théologia, etc., mais qui maintient l’usage de « gnose » et de « gnostique », alors même qu’il combat un gnosticisme hérétique, ce qui a fait dire que « les chrétiens n’ont pas craint d’employer le même vocabulaire que les gnostiques » 34. Nous voyons la même attitude chez S. Irénée de Lyon, dont l’Adversus Haereses combat la « gnose au faux nom » pour établir la « gnose véritable ». Et de même chez S. Denys l’Aéropagite ou S. Grégoire de Nysse. C’est ainsi qu’il a existé incontestablement une gnose authentiquement chrétienne 35. Et sans doute fut-ce un grand malheur pour l’Occident que la langue latine ne comportât aucun terme équivalent pour traduire gnôsis, car ni agnitio ou cognitio ni scientia ou doctrina n’avaient reçu de leur usage biblique, puis paulinien, la signification sacrée du vocable grec 36. Cette infériorité sémantique devait évidemment favoriser l’apparition et le développement d’un rationalisme théologique qui conduit nécessairement aux réactions anti-intellectuelles de la théologie existentielle et, finalement, à la disparition de la doctrina sacra.</p> <p align="justify"> Mais, après l’emploi biblique et paulino-patristique du mot gnôsis, il nous faut en venir à son emploi hérétique, puisque c’est lui qui a donné naissance à ce qu’on appelle « gnosticisme ». Cet emploi apparaît déjà chez S. Paul, lorsqu’il dénonce la « gnose au faux nom » (1 Tim., VI, 21). De même, chez S. Jean, son insistance à définir le « connaître » (ginôskein) divin, peut se comprendre comme mise en garde contre une altération de la gnose christique. Toutefois, en l’état actuel de notre documentation, il est impossible d’affirmer l’existence, à l’âge néo-testamentaire, d’un gnosticisme défini et organisé. Comme on l’a souligné à maintes reprises 37, il s’agit de tendances, de germes gnosticisants, non d’une hérésie déclarée et constituée. Ne cherchons pas à faire dire aux textes ce qu’ils ne disent pas. Et d’ailleurs la chose va de soi. L’extraordinaire puissance gnostique de la manifestation du Verbe en Jésus-Christ ne pouvait pas ne pas engendrer d’excès chez certains esprits trop faibles pour en supporter l’ivresse. C’est ainsi que devaient à la fois se développer la complexité charismatique de l’expérience gnostique, et se durcir le refus du « christ selon la chair » (avec celui de la création corporelle), dans la mesure où la gnose se conçoit elle-même comme une grâce de connaissance expérimentée dans l’intériorité de l’âme. Qui dit connaissance, en effet, dit degrés de connaissance ; et qui dit grâce donnée, dit donateur : les degrés de gnose exigent donc une hiérarchie de donateurs, d’où la multiplication des intermédiaires divins et la complication indéfinie de l’angélologie et de la cosmo-théologie. D’autre part, la suraccentuation dramatique de l’intériorité spirituelle, que met en évidence l’élitisme ésotérisant des sectes, conduit au rejet du Verbe-fait-chair, et, en conséquence, au « misocosmisme » et au mépris du Créateur, le mauvais Dieu, ramené à sa fonction démiurgique.</p> <p align="justify"> Or, précisément, la gnose christique se caractérise par son unité et sa simplicité. Les intermédiaires divins sont réduits à l’unicité du Verbe-fait-chair (S. Jean), Médiateur entre Dieu et les hommes (S. Paul). Relativement aux doctrines pré-chrétiennes relevant de la « gnose universelle » – qu’elles soient juives, hellénistiques, égyptiennes, ou éventuellement proche-orientales – c’est une grande nouveauté. Le Christ est lui-même la gnose de Dieu, et cette gnose, ayant pris un corps d’homme, se manifeste à tous les hommes, réalisant ainsi un fulgurant court-circuit métaphysique. Tous les degrés de connaissance et donc de réalités (la multiplicité des éons) sont « récapitulés » synthétiquement dans le Christ 38, qui offre ainsi une voie directe à la gnose de Dieu. D’autre part, et bien que l’expérience gnostique demeure nécessairement quelque chose d’intérieur, et donc d’ésotérique, puisqu’elle est l’œuvre du Saint-Esprit, elle est cependant proposée immédiatement à tout le monde. Par ces deux caractères, la gnose christique opère une sorte de restauration anticipée de l’âge d’or et de l’état édénique. C’est précisément ce que les gnostiques excessifs ne peuvent accepter. Ce qui les a frappés et convertis, d’une certaine manière, c’est la force neuve et irrésistible de la manifestation christique : elle est visiblement portée par la puissance de l’Esprit. Mais ils vivent cette nouveauté à partir des schémas anciens : ils veulent mettre le vin nouveau dans de vieilles outres. Cette force neuve à laquelle ils ne peuvent demeurer insensibles, par son message de pure intériorité, éveille en eux l’écho de doctrines anciennes, soit qu’ils les aient connues directement, parce qu’ils y ont été initiés et qu’ils en viennent, soit qu’ils en aient seulement entendu parler, et que leur conversion au christianisme les aient conduits à les redécouvrir et à s’y intéresser de plus en plus. Telle est, pensons-nous, l’origine probable de ce qu’on appelle aujourd’hui proprement le gnosticisme, et dont l’existence historique nous est attestée, aux environs du IIe siècle, par les écrits de S. Clément d’Alexandrie, de S. Irénée de Lyon et de S. Hippolyte de Rome. Nous y voyons comme un phénomène de reviviscence de doctrines anciennes et diverses sous l’effet bouleversant et révélateur de la manifestation christique dans laquelle se fait entendre comme un irrésistible appel à l’intériorité spirituelle, car c’est la signification la plus centrale du message de Jésus, Verbe incarné. Cet appel qui retentit à toute oreille avec des accents si impérieux, si évidents, entre en consonance avec maintes traditions ésotériques, plus ou moins sommeillantes, ou décadentes, ou sclérosées. La lumière du Verbe les éclaire soudain, les faisant surgir de l’obscurité, remettant en mémoire leur signification vivante qui paraissait irrémédiablement perdue. Refusant alors de s’enter sur le tronc de l’olivier christique et d’être portés par la véritable racine de la gnose, ils ont voulu faire le contraire, greffer le rameau christique sur le tronc des anciennes traditions, afin seulement de bénéficier de sa vitalité et pour revitaliser leurs anciennes traditions 39. Notre explication ne saurait prétendre à la certitude parfaite, mais elle a moins le mérite de la vraisemblance. Elle s’accorde en outre avec le fait que, d’une part, le gnosticisme est une hérésie chrétienne, et, d’autre part, qu’on retrouve en lui des fragments doctrinaux de toute provenance et d’origine souvent pré-chrétienne. Enfin, elle repose essentiellement sur la prise en compte du caractère puissamment gnostique de la manifestation christique, ce dont, nous semble-t-il, on s’est trop peu avisé jusqu’ici 40.</p> <p align="justify"> On le voit, l’enjeu de cette redoutable question n’est pas mince, et c’est pourquoi nous devions nous étendre sur son histoire. Il est hautement significatif que la première hérésie chrétienne ait été le gnosticisme et d’une certaine manière, toute l’histoire de l’Occident en a été changée. Car le gnosticisme hérétique, s’il a disparu au Ve ou VIe siècle, à peu près complètement, a au moins réussi une chose : c’est à discréditer définitivement le vocable néotestamentaire de gnose et, par là, à occulter presque entièrement la simple idée d’une intellectualité sacrée. Et nous croyons que si l’œuvre de René Guénon a un sens, c’est non seulement de réhabiliter la notion de gnose, mais, plus profondément, de nous en redonner l’intuition vive et lumineuse. Cependant, avant de montrer quelle est effectivement la situation et la fonction de la gnose véritable chez Guénon, nous devons nous interroger sur les raisons qui l’ont d’abord conduit à adhérer au néo-gnosticisme le plus contestable, et quelle fut la signification de cet épisode assez déroutant.</p> <p align="justify">II. La rencontre des néo-gnostiques</p> <p align="justify"> Force est de constater que l’intérêt de Guénon pour le gnosticisme et la gnose semble commencer par correspondre assez exactement à celui de son temps, c’est-à-dire à l’idée que s’en forme une certaine mode culturelle entre 1880 et 1914. Remarquons le bien, c’est aussi à cette époque que s’élabore l’historiographie scientifique du gnosticisme, avec ses deux grandes tendances, celle de Harnarck d’une part, qui voit dans le gnosticisme « une hellénisation radicale et prématurée du christianisme » 41, hellénisation que réussira la Grande Eglise avec plus de sagesse et de lenteur, celle de Bossuet et de Reitzenstein d’autre part, qui, frappés par la ressemblance du gnosticisme chrétien avec des manifestations religieuses égyptiennes, babyloniennes, iranienne, hermétiste, parlent d’une gnose préchrétienne et voient dans le gnosticisme de Valentin, de Basilide ou de Marcion, une sorte de « régression d’un christianisme hellénisé vers ses origines orientales » 42, bref, une « orientalisation » 43 non moins radicale que l’hellénisation de Harnack. Or, cet essor de l’historiographie gnostique va de pair avec une certaine mode de la gnose, qui apparaît déjà au XVIIIe siècle, mais qui précise ses traits essentiels surtout dans la première partie du XIXe. C’est alors que se précise la signification plus ou moins « occultiste » de ce terme, signification qu’il gardera désormais dans l’usage qu’en font la plupart des cercles pseudo-ésotéristes. Tel n’est pas le cas au XVIIe siècle. A cette époque, Fénélon peut encore tenter de reprendre le vocabulaire parfaitement orthodoxe de Clément d’Alexandrie et d’identifier la mystique du pur amour à la gnose des Pères de l’Eglise. Sans doute son opuscule, La gnostique de saint Clément d’Alexandrie, dans lequel il fournit un magistral exposé de la doctrine du grand Alexandrin, restera-t-il longtemps inédit, Bossuet en ayant évidemment interdit la diffusion 44. Néanmoins Bossuet lui-même ne s’offusque point de l’emploi du terme et s’efforce seulement d’en ramener la signification sur le plan de la théologie commune : « Je ne vois point, dit-il, qu’il faille entendre d’autre finesse ni, sous le nom de gnose, un autre mystère que le grand mystère du christianisme, bien connu par la foi, bien entendu par les parfaits, à cause du don d’intelligence, sincèrement pratiqué et tourné en habitude » 45. Semblablement, Saint-Simon nous atteste que le terme de gnose désignait, à la cour de Louis Xiv, la doctrine de Fénelon 46, toutefois, le caractère « compromettant » du terme nous paraît s’accentuer avec le temps. Les raisons n’en sont pas difficiles à supposer.</p> <p align="justify"> L’échec de Fénelon dans son effort pour redonner vie à la gnose de S. Clément d’Alexandrie, en la rapprochant de la mystique thérésienne et sanjuanienne ainsi que de la doctrine du pur amour, ne laisse subsister qu’un seul sens de ce terme, le sens condamné. De fait, les dictionnaires de l’époque, celui de Moreri, ou le célèbre Dictionnaire de l’abbé Bergier 47, ne comportent aucun article sur la gnose, mais seulement sur les gnostiques où l’on traite principalement des hérétiques de ce nom. Le sens ordinaire est à peine évoquée. Sans doute le catholicisme officiel est-il ainsi persuadé qu’il a partie gagnée contre la gnose, et qu’à bannir le terme, il s’assure une victoire définitive sur la chose qu’il désigne. Il n’en n’est rien. La condamnation de toute gnose n’aurait eu d’efficace qu’à la condition de s’imposer à une société résolument chrétienne. Au contraire, un tel acharnement – qui ne reculait devant aucune calomnie, particulièrement pour ce qui est des mœurs – ne pouvait servir qu’à désigner l’hérésie à l’attention des libertins et des malveillants. C’est ce qui advint. Peu à peu, les hérésiarques prennent figure de héros de la libre pensée. On voit en eux ou bien des philosophes chrétiens qui cherchent déjà à secouer le joug de la discipline dogmatique et que ne saurait satisfaire la crédulité du vulgaire, ou bien des philosophes païens soucieux d’appliquer aux images obscures de la foi les exigences de la raison. Au demeurant, l’élitisme ésotérisant de la gnose flatte la vanité du libertin. Plus la société d’ancien régime se déchristianise en profondeur, plus la religion se ramène à une simple façade, encore omniprésente, mais dont on supporte de moins en moins la « grossière duperie ». Bonne pour les simples, comme l’affirme Voltaire qui, le dimanche s’amuse à jouer le curé de campagne devant ses paysans, son pouvoir est sans effet sur l’esprit supérieur qui se tourne, avec un sentiment de connivence, vers les anciens hérétiques, et même, par delà le christianisme, vers le paganisme antique. De ce point de vue, tout ésotérisme ne peut être qu’hétérodoxe et porteur des espoirs du genre humain dans son long combat vers la « lumière ». Survient alors la révolution française dont le satanisme déchaîné porte à l’Eglise catholique, la plus ancienne institution de l’Occident, les coups les plus terribles de son histoire. En un an, entre 1793 et 1794, cette institution a complètement disparu du sol français 48, et ne recouvrera jamais son ancienne splendeur. La façade abattue, dans le désert spirituel d’une époque sinistre entre toutes, que ne parviennent pas à remplir les éclats d’une rhétorique extrêmement insane, un certain néo-paganisme mystique retrouve quelques chances.</p> <p align="justify"> Un peu plus tard, se développe en Allemagne un courant, le romantisme, qui, par certain côtés, est l’antipode de l’athéisme révolutionnaire, mais qui finira par se conjuguer avec lui pour constituer une sorte d’ésotérisme éventuellement anti-chrétien. Ce romantisme, en redécouvrant Maître Eckhat et Jakob Boehme, a remis en honneur l’idée d’une connaissance spirituelle purement intérieure, à laquelle il donnera volontiers le nom de gnose. Le meilleur exemple, à cet égard, est sans doute celui de F. X. Baader, qui distingue d’ailleurs nettement entre une pseudo-gnose, d’origine diabolique, et la véritable gnose chrétienne : « Il est vrai qu’il y a une pseudo-gnose, dit-il, et l’œuvre (de L. CL. de Saint Martin) (…) nous parle assez clairement d’une telle école de Satan se répandant terriblement parmi nous, mais voilà pourquoi il y a et il y eut toujours une vraie gnose » 49. De même chez Hegel, l’œuvre boehmienne est définie comme une gnose, mais qui doit, pour devenir parfaite, se transformer en philosophie pure 50. On conçoit alors que, dans l’intense circulation des idées qui s’opère en Europe, en cette première moitié du XIXe siècle, la gnose en vienne peu à peu à désigner une connaissance ésotérique, supérieure à celle de la dogmatique chrétienne, et qui rend inutile toute religion officielle parce qu’elle dissipe le mystère. Cette gnose, fondement mystique de l’idéologie anti-cléricale, est persuadée de renouer avec une tradition secrète, victime exemplaire de la haine ecclésiastique, et de retrouver ainsi la terre nourricière de nos plus authentiques racines culturelles, celles que le judéo-christianisme n’avait pas empoisonnées, ou que le centralisme romain n’avait pas réussi à extirper. Témoignage indubitable de cette conception, l’article que le GrandDictionnaire Universel de Pierre Larousse consacre à gnosticisme (le terme est déjà reçu) : « On se tromperait (…) en croyant que la gnose est essentiellement un fait chrétien. Par son origine, son but, et ses efforts, elle est beaucoup plus large qu’une religion quelconque n’aurait pu l’être ; c’est la libre pensée cherchant à expliquer à la fois le monde, la société, les croyances, les mœurs, le tout à l’aide de la tradition ; ce qui montre qu’il ne faut pas confondre ici pensée libre avec rationalisme ». Puis, après avoir affirmé que sa ressemblance avec le bouddhisme prouve son origine indienne, il déclare : « La gnose ne fut point une hérésie, mais bien la philosophie du christianisme lui-même ; (…) aux chrétiens la gnose disait : « votre chef est une intelligence de l’ordre le plus élevé, mais ses apôtres n’ont pas compris leur maître, et, à leur tour, leurs disciples ont altéré les textes qu’on leur avait laissés » 52.</p> <p align="justify"> Telle est, approximativement, l’idée que se font de la « gnose » ceux que nous avons appelés les « mystiques anti-cléricaux », et avec lesquels le jeune Guénon est entré en contact. Ils en parlent avec d’autant plus d’assurance qu’ils dédaignent de s’en informer historiquement, persuadés d’être les seuls à savoir vraiment de quoi il retourne. Pour universelle que soit leur conception de la gnose, ils entendent bien cependant se situer dans la continuité doctrinale de ce qui commence à s’appeler le gnosticisme, c’est-à-dire les écoles hérétiques chrétiennes. On présente généralement cette doctrine comme une réaction affective au scandale, que constitue l’existence du mal. C’est indéniable, mais insuffisant. Le mal objectif, présent dans la création, qui leur en paraît irrémédiablement souillée, n’est si vivement ressenti comme injustifiable qu’en corrélation avec la suraccentuation dramatique de l’intériorisation salvatrice : ces deux excès, l’un objectif, l’autre subjectif, se conditionnent réciproquement. Le devoir d’intériorité répute toute création matérielle comme mauvaise, et la déchéance de la création ne laisse d’autre salut que dans la fuite intérieure. Il en résulte comme nous l’avons montré ailleurs 53, un angélisme anti-créationiste qui s’accompagne nécessairement d’un docétisme christologique : comment Dieu aurait-il pu se faire vraiment chair, si la chair est entièrement mauvaise ? En conséquence, le créateur biblique n’est qu’un démiurge, un mauvais dieu, qu’il convient de rejeter avec tout l’Ancien Testament et le rabbinisme théologique de S. Paul. Ces thèmes sont connus. Ils révèlent, au regard de la doctrine métaphysique, telle que Guénon lui-même nous l’a enseignée, non seulement une pensée plus bhaktique que jnânique, mais encore une incompréhension radicale du mystère de l’immanence divine dans l’extériorité cosmique, car, comme l’enseigne le Koran : « Il est le Premier et le Dernier, et l’Extérieur et l’Intérieur, et Il connaît infiniment toute chose » (LVIII, 3) 54. On le voit, selon le Koran, la « gnose infinie » de Dieu consiste précisément dans l’unité radicale et la rigoureuse implication de l’immanence et de la transcendance, de l’extérieur et de l’intérieur. Pourtant, ce sont certaines de ces idées que l’on retrouve dans les tout premiers textes de Guénon-Palingénius, et l’on comprend pourquoi il a pu laisser entendre un jour qu’il n’avait plus rien de commun avec celui qui les avait exprimés 55.</p> <p align="justify"> Nous n’exposerons pas en détail l’histoire du gnosticisme rénové tel qu’il se manifeste en France à la fin du XIXe siècle. Cette histoire est encore à écrire. On en trouve cependant les éléments principaux dans les divers ouvrages consacrés à Guénon et qui nous expliquent comment Guénon fut mené à entrer en relation avec ce gnosticisme 56. </p> <p align="justify"> Vers 1880, lady Cathness, duchesse de Pomar, membre de la société théosophique et ésotérique chrétienne 57, organisait en son hôtel particulier de la rue Brémontier, à Paris, des séances spirites où l’on aimait à évoquer les mânes des grands disparus : Simon le Magicien, père du gnosticisme selon S. Irénée, Valentin, Apollonius de Tyane, etc. A ces séances assistaient parfois un archiviste et homme de lettres au tempérament impressionnable et quelque peu instable, nommé Jules Doinel. « Un soir d’automne 1888 » 58, se manifeste l’esprit de Guilhabert de Castres, évêque cathare de Toulouse 59, qui donne à J. Doinel la mission de restaurer l’Eglise gnostique, et qui, pour cela, l’investit de la fonction de patriarche 60. D’autres révélations et quelques vérifications, convainquent J. Doinel de l’authenticité de son initiation. A l’instigation d’un ami, Fabre des Essarts, se tient à Paris une assemblée gnostique qui reconnaît Doinel comme patriarche sous le nom de Valentin II. Plus tard il confère lui-même la dignité épiscopale à Fabre des Essarts (Synésisus) 61, à Gérard d’Encausse, fondateur du martinisme, et à quelques autres. Doinel, cependant, semble avoir toujours été désireux de rapprocher l’Eglise gnostique de l’Eglise catholique. En 1894, il va même jusqu’à abjurer et à remettre entre les mains de Monseigneur d’Orléans son pallium épiscopal 62 . c’est pourquoi, en 1895, Synésius lui succède comme patriarche de l’Eglise gnostique, et confère à son tour la consécration épiscopale à Léon champrenaud, Albert de Pouvourville 62 bis, Patrice Genty, etc. C’est au cours du Congrès spiritualise et Maçonnique de 1908 que Guénon rencontrera Fabre des Essarts. Il demanda à entrer dans cette Eglise gnostique, et en 1909, il est sacré évêque d’Alexandrie sous le nom de Palingenius 63. Synésius fonde alors une revue La Gnose, dont il confie la direction à Guénon et dont la publication s’arrêtera en février 1912. Tels sont les faits, autant que nous avons pu les reconstituer.</p> <p align="justify"> Quant à la doctrine de l’Eglise gnostique, elle est en tout point conforme aux thèses du gnosticisme des premiers siècles : anti-judaïsme et anti-jéhovisme, accusations renouvelées contre les Pères de l’Eglise qui ont « torturé de mille façons les enseignements qu’ils ont reçus », anti-cléricalisme, etc 64. Incontestablement, ces thèses sont en contradiction avec l’enseignement ultérieur de Guénon. Comment donc pouvait-il les faire siennes ? On explique généralement les affiliations successives ou simultanées de Guénon à diverses organisations pseudo-ésotériques comme une enquête destinée à vérifier leurs prétentions initiatiques 65. Au reste, Guénon lui-même a présenté les choses ainsi et parle des : « investigations que nous avons dû faire à ce sujet… », c’est-à-dire au sujet de la régularité initiatique 66. Il est vrai qu’en un autre texte il affirme que : « Si nous avons dû, à une certaine époque, pénétrer dans tels ou tels milieux, c’est pour des raisons qui ne regardent que nous seul » 67, ce qui ne contredit point l’affirmation précédente, mais est assurément moins explicite. Nous avons rappelé, d’autre part, la déclaration qu’il avait faite à Noëlle Maurice Denis-Boullet, selon laquelle il était entré dans l’Eglise gnostique pour la détruire 68. Comme il nous semble impossible de contester la signification convergente de ces assertions, nous admettrons que Guénon, par esprit de sérieux, enquêtait sur les prétentions ésotériques des organisations en question, et s’efforçait, pour cela, de pénétrer à l’intérieur de chacune de leurs associations ? Un examen critique de leurs doctrines déclarées, manifestement anti-traditionnelles, n’était-il pas suffisant ? Sans doute faut-il supposer que certaines apparences peuvent être à ce sujet trompeuses ou déroutantes 69.</p> <p align="justify"> Il faudrait donc conclure que Guénon n’a jamais fait siennes les doctrines en question, contrairement à notre supposition précédente, et qu’il n’a paru s’en accommoder que le temps nécessaire à ses investigations. Conclusion que semblent confirmer certains textes de Palingenius qui, par exemple, déclare en 1911 : « nous ne sommes point des néo-gnostiques (…) et, quant à ceux (s’il en subsiste) qui prétendent s’en tenir au seul gnosticisme gréco-alexandrin, ils ne nous intéressent aucunement » 70. De même est-il certain que dans bien des articles de cette époque – tout le monde l’a souligné – on trouve des éléments doctrinaux identiques à ceux que formule le Guénon de la maturité. Plus encore, Guénon lui-même déclare, en 1932, à la suite du texte cité plus haut sur les raisons personnelles qu’il avait de « pénétrer dans tels ou tels milieux » : « quelles que soient les publications où aient paru des articles de nous, que ce soit « en même temps » ou non, nous y avons toujours exposé exactement les mêmes idées sur lesquelles nous n’avons jamais varié » 71.</p> <p align="justify"> Et pourtant, il est bien difficile de concilier certaines affirmations de la période 1909-1913, avec celle de l’œuvre ultérieure. Si nous croyons, comme nous l’avons dit au début, que sur l’essentiel, c’est-à-dire sur la métaphysique pure (ou la gnose) Guénon, et pour cause, n’a jamais varié, nous sommes dans l’obligation de constater que son jugement sur ce que nous appellerons globalement les formes traditionnelles a changé.</p> <p align="justify"> Il y a déjà quelques années, dans un article en tout point judicieux, Jean Reyor avait souligné combien la publication de certains textes antérieurs à 1914, pouvait dérouter le lecteur de Guénon, lequel, « en son âge mûr, entendait ne plus se solidariser avec toutes les positions prises dans ses écrits de jeunesse » 72. Quand il affirme, par exemple, dans la revue La Gnose que « la Tradition n’est nullement exclusive de l’évolution et du progrès », que le but du Grand-Œuvre est « l’accomplissement intégral du progrès dans tous les domaines de l’activité humaine », que les Maçons n’ont pas à reconnaître « l’existence d’un Dieu quelconque » 73, que d’ailleurs « le Dieu des religions (…) est non seulement irrationnel mais même anti-rationnel », et que le « dieu anthropomorphe des chrétiens » ne peut être assimilé à « Jéhovah (…), l’hiérogramme du Grand Architecte de l’Univers lui-même » dont le nom peut être remplacé par celui de l’Humanité 74, et autres bizarreries, on est en droit de se demander sans malveillance, si ces propos sont conciliables avec ceux qu’on trouve dans La crise du monde moderne ou dans Le règne de la quantité et les signes des temps. Il est impossible de répondre oui, même si Guénon précise que, par humanité, il faut entendre l’«Homme universel », et même si la raison peut être considérée comme « raison supérieure », selon une expression augustinienne, ce qui est également le cas du mot manas chez shankara ou dans le Samkhyâ 75.</p> <p align="justify"> A vrai dire, d’ailleurs, ces divergences portent plus sur un ton général, révélateur d’une attitude, que sur des points doctrinaux particuliers. L’utilisation du vocabulaire du rationalisme anti-clérical prouve surtout que Guénon ne s’est pas encore dégagé de certaines influences et de certains milieux dont il adopte à quelques égards, le langage. Ce qu’il ne fera plus par la suite, à partir de 1911-1912, date à laquelle il rompt définitivement avec les organisations occidentales auxquelles il appartenait, ou procède lui-même à leur dissolution. Ce changement d’attitude ne concerne pas seulement les notions de progrès, d’évolution, de rationalisme, que l’on caractériserait assez bien comme « idéologie de la libre pensée ». Il concerne aussi quelque chose de beaucoup plus important, savoir l’attitude de Guénon à l’égard de la religion en général et du christianisme en particulier. Sans doute, cette attitude restera-t-elle très critique. Mais on perçoit, chez le jeune Guénon, une indifférence – pour ne pas dire un mépris – à l’égard des religions et de leur Dieu, qui nous paraît absente des grandes œuvres de la maturité. Ce qui fait défaut à Palingenius, c’est, non pas la notion, mais peut-être le sens vivant et concret de la Tradition, et donc le respect des formes sacrées dans lesquelles elle s’est exprimée. Assurément, le contenu doctrinal des grandes œuvres est-il déjà plus qu’esquissée dans les articles de La Gnose, et l’on a raison de le souligner. Mais l’atmosphère de la pensée a quelque peu changé. En 1911, Palingenius affirme : « nous ne pouvons concevoir la Vérité métaphysique autrement que comme axiomatique dans ses principes et théorèmatique dans ses déductions, donc exactement aussi rigoureuse que la vérité mathématique dont elle est le prolongement illimité » 76. En 1921, René Guénon écrit : « La logique et les mathématiques sont, dans le domaine scientifique, ce qui offre le plus de rapports réels avec la métaphysique ; mais, bien entendu, par là même qu’elles rentrent dans la définition générale de la connaissance scientifique (…) elles sont encore très profondément séparées de la métaphysique pure » 77. Entre temps, la transcendance de la métaphysique sur tout le reste s’est considérablement accentuée parce que sa nature de tradition sacrée et son origine primordiale, déjà explicitement affirmées, ont conduit Guénon, peut être à la suite d’un certain événement, à prendre une conscience plus nettement hiérarchique de sa suréminence principielle 78.</p> <p align="justify"> Un dernier exemple achèvera de nous convaincre de ce changement de ton et de l’éloignement de sa pensée relativement au « gnosticisme » de sa jeunesse. Il nous est fourni par le célèbre article Le Démiurge, considéré comme la première œuvre doctrinale de Guénon, prouvant qu’en 1909, il est, comme on dit, en pleine possession de sa doctrine. Or, ce n’est pas exact, et, si on lit attentivement ce texte, on observe une divergence considérable avec les textes ultérieurs, au moins sur un point, à vrai dire significatif.</p> <p align="justify"> Nous ferons déjà remarquer que le titre même de Démiurge et l’évocation, au début de l’article, du problème du mal, auquel ce Démiurge est chargé d’apporter une solution, relèvent typiquement du gnosticisme : le Démiurge est le créateur du monde mauvais. En vérité, quand on prend connaissance du détail de l’exposé, on s’aperçoit que l’idée centrale, au fond orthodoxe, pourrait se passer du langage dont elle est revêtue. Ce qui le prouve, c’est la complète disparition de ce « personnage » dans les œuvres ultérieures 79. Si, en 1909, il identifie « le domaine de ce même Démiurge » et « ce qu’on appelle la Création » si « Tous les éléments de la Création sont contenus dans le Démiurge lui-même » qui peut donc être « considéré comme le Créateur » 80, en 1921 l’identification du Démiurge au Dieu créateur est regardée comme une « hérésie théologique » et « un non-sens métaphysique » 81. Ce non-sens est d’ailleurs propre au gnosticisme : on ne doit pas, dit Guénon, « assimiler (le Grand Architecte de l’Univers qui n’est « qu’un aspect de la divinité ») à la conception gnostique du « démiurge », ce qui lui donnerait un caractère plutôt « maléfique » (…) » 82. Entre le Créateur et le Démiurge « il faudrait au moins choisir » 83.</p> <p align="justify"> Mais le point qui nous paraît le plus significatif concerne ce que Guénon appelle dans Le Démiurge le « monde pneumatique », distingué du monde « hylique » et du monde « psychique ». Rapprochant ces dénominations gnostiques (et pauliennes) de la doctrine du Vêdânta, il écrit ; « Celui qui a pris conscience des deux Mondes manifestés, c’est-à-dire du Monde hylique, ensemble des manifestations grossières ou matérielles, et du Monde psychique, ensemble des manifestations subtiles, est deux fois nés, Dwidja ; mais celui qui est conscient de l’Univers non-manifesté ou du Monde sans forme, c’est-à-dire du Monde pneumatique, et qui est arrivé à l’identification de soi-même avec l’Esprit universel Atmâ, celui-là seul peut être dit Yogi, c’est-à-dire uni à l’Esprit universel » 84 . Et, quelques lignes plus loin, il établit la correspondance de ces trois mondes avec les trois états de veille, de rêve, de sommeil profond. Dans une telle cosmologie, la manifestation ne comprend donc que deux mondes, corporel et psychique, le monde pneumatique étant non-manifesté, et le « Plérôme, ni manifesté ni non-manifesté ». Or, comme on le sait, selon L’homme et son devenir…, la manifestation universelle comprend trois monde, le troisième étant constitué par les réalités intelligibles ou informelles. Par rapport à la conception gnosticisante du Démiurge, l’univers manifesté s’accroît ainsi d’un degré supplémentaire, celui que l’Inde appelle Mahat ou Buddhi. Dès lors, l’état de sommeil profond (sushuptasthâna), qui est l’état de Prâjna (le « connaissant »), ne correspond plus seulement au degré non-manifesté de l’Etre pur, mais englobe aussi la manifestation informelle : « il faut inclure d’une certaine façon Buddhi dans l’état de Prâjna » 85 .</p> <p align="justify"> Toutefois, ce qu’il convient surtout de remarquer, c’est que l’adjonction d’un degré de réalité à la manifestation universelle en change complètement la signification : le pessimisme cosmique du gnosticisme est récusé, car, si la création renferme du pneumatique ou de l’intelligible, alors il y a au moins un degré de l’univers qui resplendit dans la beauté de sa perfection créée, et ou se révèle sa bonté foncière. Les essences, en tant que réalités informelles ne sont « en définitive pas autre chose que l’expression même d’Atmâ dans la manifestation » 86, et réciproquement, dirons-nous, l’expression de la manifestation, sinon dans Atmâ, du moins dans sa plus immédiate proximité : création paradisiaque illuminée directement par le Soleil divin 87.</p> <p align="justify"> On voit toute l’importance, à vrai dire décisive, de l’affirmation du monde intelligible qui, seul, peut sauver le cosmos de la dispersion indéfinie dans les ténèbres extérieures, en même temps qu’il sauve la connaissance humaine de son émiettement dans l’insignifiance du nominalisme. Aristote, qui nie la réalité propre des essences, est le véritable père d’Occam.</p> <p align="justify"> Nous en avons assez dit, maintenant, sur les rapports de Guénon avec le gnosticisme. Désormais son attitude ne variera plus et même ne fera que se renforcer. Nous pourrions la résumer dans les deux points suivants : 1° condamnation et rejet définitif des néo-gnostiques, 2° distinction préjudicielle et invariable entre gnose et gnosticisme. Et si la gnose est définie comme la connaissance métaphysique par excellence, le gnosticisme, avec quelques différences selon les textes, est défini de manière plutôt péjorative, comme l’ensemble des écoles hérétiques que les historiens désignent de ce nom. Le texte le plus explicite que Guénon lui ait consacré se trouve dans Orient et Occident. Il déclare, en particulier : « Il est assez difficile de savoir aujourd’hui d’une manière précise ce que furent les doctrines assez variées qui sont réunies sous cette dénomination générique de « gnosticisme », et parmi lesquelles il y aurait sans doute bien des distinctions à faire ; mais, dans l’ensemble, il apparaît qu’il y eut là des idées orientales plus ou moins défigurées, probablement mal comprise par les Grecs, et revêtues de formes imaginatives qui ne sont guère compatibles avec la pure intellectualité ; on peut assurément trouver sans peine des choses plus dignes d’intérêt, moins mélangées d’éléments hétéroclites, d’une valeur beaucoup moins douteuse et d’une signification beaucoup plus sûre » 88. </p> <p align="justify"> Si maintenant on s’interroge sur l’événement auquel nous avons fait allusion précédemment et qui aurait joué un rôle de catalyseur dans l’attitude de Guénon à l’égard du pseudo-ésotérisme des formes religieuses, nous répondrons qu’il est très probablement constitué par son rattachement au Soufisme. C’est en 1912, selon les indications que fournit la dédicace du Symbolisme de la croix, date confirmée par une lettre, que Guénon reçut l’initiation 89. Nous croyons cet événement décisif, non du point de vue doctrinal, mais du point de vue spirituel, c’est-à-dire pour ce qui regarde l’engagement de l’être tout entier dans la Vérité. Comment, en effet, ne pas remarquer que c’est à cette date que Guénon rompt définitivement avec les « marginaux » de l’ésotérisme pour adhérer à une lignée initiatique régulière ? C’est aussi cette initiation qui lui communique une conscience plus vive et plus concrète des exigences du point de vue traditionnel, puisqu’il semble bien que, selon le titre excellent du livre de Jean Robin, René Guénon n’ait jamais voulu être autre chose qu’un « témoin de la Tradition ». Il y aurait sans doute encore d’autres coïncidences à relever (par exemple l’abandon du pseudonyme « Palingenius » pour celui de « sphinx »), non moins significatives. Quoi qu’il en soit, cet événement nous paraît analogue à celui qui surviendra en 1930 avec son départ pour Le Caire, et qui lui donnera de se plonger – autant que sa nature le permettait – dans une ambiance réellement traditionnelle. « Bienheureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru ! ». Mais il y a des choses que l’on ne comprend qu’après les avoir vues…90.</p> <p align="justify">III. Le Mystère de la Gnose infinie</p> <p align="justify"> La distinction de la gnose et du gnosticisme, à laquelle Guénon se tient désormais, est devenue de règle. On sait en effet que les participants au Colloque international de Messine sur les origines du gnosticisme sont convenues de définir ce terme comme désignant « un certain groupe de systèmes du IIe siècle ap. J.-C. que tout le monde s’accorde à nommer ainsi », tandis que la gnose signifie « connaissance des mystères divins réservée à une élite » 91. Il s’en faut cependant que cette distinction suffise à faire entendre ce qu’est la véritable gnose et à la dégager de sa corruption gnosticiste. Au demeurant, si les considérations précédentes n’avaient pour résultat que de confirmer la perspicacité du jugement de Guénon en la matière, elles n’auraient qu’un fort médiocre intérêt. En réalité, ce qui est de beaucoup le plus important, c’est la conception même de la gnose, c’est-à-dire de la connaissance métaphysique (jnâna), que Guénon a exposée et développée, plus encore, qu’il a fait « exister » sous nos yeux, et dont, par conséquent, il nous a redonné le sens.</p> <p align="justify"> Pour montrer en vérité, quelle est la signification de la gnose orthodoxe, telle que Guénon l’a formulée, et quelle est son importance et sa fonction, il faudrait en fait retracer toute l’histoire de la philosophie occidentale 92 , depuis son origine grecque jusqu’à ses formes contemporaines les plus curieuses. Seule, croyons-nous, cette histoire, qui est aussi, à certains égards, celle de la théologie chrétienne, au moins depuis la fin du Moyen Age, permettrait de saisir quel est l’enjeu de cette question. A défaut, nous nous contenterons d’une brève caractérisation.</p> <p align="justify"> L’idée de la gnose est celle d’une connaissance surnaturelle et unifiante de la Réalité divine. Ces trois éléments sont en effet nécessaires pour sa définition : 1° Réalité divine ou Réalité infinie et parfaite, parce que toute connaissance est spécifiée par son objet et que celui de la gnose n’est autre que l’Objet par excellence, l’absolument réel ; 2° unifiante ou identifiante, parce que, à la différence de toute autre connaissance, il n’y a gnose que s’il y a transformation du sujet connaissant et union à l’Objet connu : alors que, d’ordinaire, la connaissance, opérant par abstraction, laisse en dehors d’elle l’être même du connaissant, ici elle n’a précisément lieu que dans une participation déifiante à ce qu’elle connaît ; 3° connaissance surnaturelle, ou métaphysique, ou supra-rationnelle, ou sacrée, parce que, tout en étant de la connaissance, comme n’importe quel acte spéculatif, elle s’en distingue radicalement par son mode qui est celui de l’intellect pneumatisé (ou spirituel) ; à vrai dire, elle se distingue des autres modes dans la mesure où, en elle, se réalise la perfection de toute visée cognitive.</p> <p align="justify"> Cette conception d’une intellectualité sacrée, c’est, au fond, celle que Platon et le néo-platonisme mettent en œuvre : une connaissance qui est une conversion et engage tout l’être, de telle sorte que les degrés de la connaissance son autant d’états de l’être, hiérarchiquement ascendants. Le symbole de la Caverne nous l’enseigne, aussi bien que la doctrine plotinienne des hypsotases. Et telle est, très explicitement, la définition que Platon donne de la philosophie, conception qui allait se heurter à deux sortes de contestations, les unes au nom de l’intellectualité, les autres au nom du sacré.</p> <p align="justify"> Les objections concernant l’ordre spéculatif sont le fait d’Aristote qui inaugure, dans l’histoire de la pensée occidentale, ce qu’on peut appeler la « science profane », c’est-à-dire un fonctionnement exclusivement abstrait de la connaissance 93. Sans doute la science est-elle chez lui encore rattachée objectivement à la métaphysique, tout au moins à quelques principes d’ordre ontologique. Mais ce qui vient en premier lieu, c’est l’étude de la logique (les Analytiques) dont Aristote est l’inventeur. La métaphysique, ici, n’a d’autre intérêt que de fonder la physique. Et physique, ou métaphysique, la connaissance est une et ne se différencie qu’en fonction des diverses modalités selon lesquelles elle abstrait le réel connu 94. On voit tout ce qui sépare une telle conception de celle de Platon. Pour Platon, connaître, c’est connaître ce qui est. La vérité de la connaissance varie en fonction de la réalité de son objet. Il y a donc essentiellement des degrés de connaissance correspondant rigoureusement aux degrés de réalité, de telle sorte que tout degré inférieur est ignorance au regard du degré supérieur : il ne saurait y avoir connaissance véritable de ce qui n’est pas véritablement, c’est-à-dire du devenir. Seule la connaissance de l’Absolu (l’Inconditionné, Anhypotheton) est absolument connaissance. C’est celle du Bien suprême, « au-delà de l’être » (épékeïna tès ousia, République, VI, 509 b), mais qui requiert l’actualisation de l’intellect (nous) et l’abandon de la connaissance discursive (dianoïa). Autrement dit, parce que toute connaissance véritable est désir d’être, l’intellect ne peut rien connaître (véritablement) de ce à quoi il ne peut s’identifier. Or l’homme peut-il devenir pierre, arbre ou chat ? Non. En conséquence il n’y a pas de connaissance parfaite de la pierre, de l’arbre ou du chat (en tant qu’êtres sensibles et physiques).</p> <p align="justify"> C’est dans le domaine physique, au contraire, qu’Aristote veut obtenir une certitude scientifique. On voit en quel sens il faut comprendre la formule du De anima que Guénon aime à citer : « l’âme est tout ce qu’elle connaît » 95. elle ne peut avoir la signification d’une union entitative de l’âme avec ses objets de connaissance. On ne saurait non plus la considérer comme une révélation inconsciente d’Aristote qui signifierait plus qu’il ne croit exprimer. La formule exacte, en effet, comporte toujours l’adverbe pôs, « en quelque manière » (quodammodo) 96. Et si l’âme, dans l’acte de connaissance, peut être, quodammodo, toutes les choses (pierre, arbre ou chat), c’est précisément parce que l’acte de connaissance opère une séparation radicale de l’être et de l’intellect ; autrement dit, c’est parce qu’elle n’est rien, entitativement, de ce qu’elle connaît, que l’âme peut, intentionnellement, s’identifier à tout connu. La connaissance, pour Aristote, se réalise par un processus d’abstraction qui « désexistencie » la forme intelligible, l’arrache à l’être réel et concret, et lui permet ainsi d’exister dans l’âme à laquelle elle s’unit en l’« informant ». La forme intelligible n’est alors pas autre chose que ce qu’on appelle un concept 97. Mais, si en ce qui concerne le monde sensible, l’analyse aristotélicienne ne fait qu’exprimer la pure et simple vérité, il n’en va plus de même pour la connaissance des intelligibles (dont Aristote nie l’existence propre) et surtout du Suprême Intelligible qu’est Dieu, ce que le philosophe reconnaît en quelque sorte, sans pourtant en tirer toutes les conséquences. Cette difficulté de la pensée aristotélicienne se manifeste clairement dans le problème très classique de savoir s’il y a, pour elle, deux philosophies premières (l’ontologie ou métaphysique générale) et la théologie (ou métaphysique spéciale) : l’être en tant qu’être, est-ce l’être en général ou Dieu ?</p> <p align="justify"> Quoiqu’il en soit, en Occident, c’est la philosophie d’Aristote qui fournit la conception générale de ce que doit être une science, en même temps que cette science fournit le modèle de toute connaissance véritable. Connaître, c’est connaître un objet, c’est-à-dire quelque chose qui, dans son être, est radicalement autre que l’être du sujet connaissant. Toute connaissance implique cette distinction ontologique, sous peine de mettre en cause l’objectivité de la science 98. Or, voilà que cette conception paraît s’accorder merveilleusement avec la Révélation chrétienne. Nous rencontrons ici les deuxièmes sortes d’objections que nous avions annoncées plus haut, celles qui concernent le sacré.</p> <p align="justify"> Nous ne pouvons nous étendre présentement sur les changements considérables qu’entraîna l’irruption du christianisme dans le champ culturel de l’Antiquité, et sur lesquels on n’a pas fini de réfléchir. Disons au moins que cette irruption eut pour effet de modifier en profondeur la notion même de sacré et de salut. Dans la mesure même où le salut (qu’il n’y a pas lieu de distinguer ici de la délivrance) s’opère dans la foi au Christ qui communique sa grâce, élevant ainsi la nature humaine à sa perfection déifiante, dans cette mesure la simple connaissance intellective est dépouillée de sa dimension salvifique. Cette connaissance ne saurait plus donc concerner que l’intelligence, et non l’être lui-même, la personne immortelle qui, elle, relève uniquement de la religion. D’où l’opportunité d’une doctrine qui « neutralise » ontologiquement et « laïcise » la connaissance, et qui laisse à la religion l’existence humaine. Ainsi s’accordent, par un partage de leur compétence respective, la science et la foi, la philosophie et la religion, la nature et la surnature, la raison et la grâce.</p> <p align="justify"> Cet équilibre qui s’épanouit exemplairement dans l’œuvre de S. Thomas d’Aquin, est cependant fragile, et cela à deux points de vue quasi antinomiques, l’un qui refuse la distinction réelle de la science et de la foi, l’autre qui l’accentue jusqu’à la contradiction, ces deux points de vue d’ailleurs interférant l’un avec l’autre. Au reste, il ne s’agit pas véritablement de deux points de vue, éventuellement comparables, mais plutôt d’une exigence de la nature des choses dans le premier des cas et découlant de leur « culture », dans le second. Le point de vue de la non-distinction, en effet, ne résulte pas d’une décision théorique, mais s’impose nécessairement : la foi est connaissance dans son essence même, et la connaissance comporte inévitablement une dimension de foi, en tant qu’adhésion de l’être à ce qu’il ne voit pas encore. On constate ainsi, dans la science comme dans la foi, la présence d’un commun et irréductible noyau de gnose. Rien ne saurait modifier durablement cette donnée fondamentale. Quant au second point de vue, il ne fait que développer, selon l’histoire même de la pensée occidentale, en la radicalisant, la séparation méthodique de la science et de la foi, autant que le permet, évidemment, la nature des choses. Cela signifie que la science est progressivement définie comme une non-foi, et la foi, comme une non-science.</p> <p align="justify"> La foi proclamée comme une non-foi, c’est d’abord ce que réalise le cartésianisme, qui, malgré quelques réserves, marginalise définitivement la théologie. Il faut cependant attendre Kant pour que cette exclusion soit philosophiquement intégrée à l’acte conceptuel comme tel, ce qui signifie, non point un rejet des préoccupations religieuses, acquis depuis longtemps, mais un rejet a priori de la dimension ontologique de la connaissance, dans la mesure où toute foi est adhésion à un être caché. Autrement dit, le kantisme érige en principe la neutralisation ontologique de toute connaissance. L’être, le réel par définition, c’est ce qui ne peut être connu. </p> <p align="justify"> Les retombées théologiques du kantisme, en dépit ou à cause de la réaction « pseudo-gnostique » de Hegel, conduiront à la démarche bultmanienne et aux prétendues théologies de la mort de Dieu : tout concept est abstraction aliénante, même celui de Dieu (ou celui d’un dogme quelconque, Trinité ou Incarnation) ; la foi est un pur vécu qui n’a d’autre fin que de susciter l’existence humaine à la conscience de son irrémédiable contingence.</p> <p align="justify"> Telle est la situation intellectuelle de l’Occident chrétien (Europe et Amérique) à laquelle, croyons-nous, la manifestation providentielle de la gnose guénonienne vient porter remède. C’est ce que nous voudrions montrer pour terminer.</p> <p align="justify"> Cette situation peut en somme se décrire comme un divorce progressif de l’être et de la connaissance, divorce que l’on finit par ériger en principe. Qu’il ne soit pas facile d’y remédier, c’est ce que prouve l’échec de la « gnose » hégélienne ou teilhardienne, la première se proposant de réconcilier la connaissance et l’être, la seconde la science et la foi (ou inversement selon les points de vue) 99. Il ne suffit même pas d’affirmer la thèse contraire pour que soient résolues toutes les questions que ne manquera de soulever la critique philosophique et théologique. Pour la philosophie, il n’y a pas de connaissance qui ne pose son objet comme une réalité distincte, et le thème de la co-naissance n’a d’intérêt que poétique. Pour la théologien, unir l’être au connaître, ou parler d’un salut pour la connaissance, c’est évacuer la révélation et la grâce, donner dans la gnose abhorrée et tomber immanquablement dans le panthéisme. Pourtant le lecteur de Guénon n’a pas du tout ce sentiment. Nul plus que Guénon n’a mis en valeur l’idée de Tradition et rattaché la connaissance véritable à sa source divine. Jamais – sauf à déformer sa pensée – on ne pourra tirer Guénon du côté d’une réduction intellectualiste de la doctrine métaphysique. La métaphysique est une science intrinsèquement sacrée. Elle transcende toutes les formulations qu’on en donne et tous les réceptacles humains qui la reçoivent. Elle est très précisément le Verbe divin lui-même comme « lumière illuminant tout homme qui vient en ce monde », c’est-à-dire tout être qui accède à l’état humain.</p> <p align="justify"> Mais ce n’est pas tout. Si l’on étudie attentivement la doctrine guénonienne, on s’aperçoit que la connaissance métaphysique, outre cette situation remarquable qui l’arrache décisivement au monde profane et la restaure dans son ordre propre, se trouve caractérisée en elle-même comme conscience effective du réel, de telle sorte que n’est réel pour l’homme que ce dont il a pris effectivement conscience, tout le reste ne pouvant être défini que comme possible. La connaissance est ainsi « réalisante », non au sens idéaliste où elle créerait le réel, mais au sens où, par elle seulement, il y a, pour l’être humain, du réel. Le réel est rigoureusement corrélatif de l’acte par lequel on en prend connaissance. Il n’est point posé contradictoirement en soi par une affirmation théorique qui oublie que l’autonomie et l’indépendance du réel qu’elle pose est nécessairement et précisément dépendante de l’acte par lequel elle le pose, ce que la critique philosophique se fera un malin plaisir de souligner. Autrement dit, et pour nous exprimer moins abstraitement : toute affirmation du Réel absolu et infini semble pêcher par excès et par défaut : par excès puisqu’étant relative, elle dit plus qu’elle n’a droit ; par défaut, puisque cet Absolu n’est rien de plus qu’une affirmation 100. A la deuxième difficulté, Guénon répond en montrant très classiquement que ce n’est pas l’intellect humain qui affirme le divin Absolu, mais l’Absolu lui-même qui s’affirme en chaque intellect : le Verbum illuminans. A la première difficulté, la réponse est plus « originale », ou, tout au moins, plus explicite qu’il n’est d’ordinaire. Et, à vrai dire, il ne semble même pas qu’elle ait jamais été formulée ainsi, encore qu’elle soit présupposée par toute gnose véritable, et, au premier chef, par le jnâna shankarien. Cette explication « nouvelle » est évidemment exigée par la profonde obscuration métaphysique de la présente fin cyclique, période durant laquelle le prodigieux déploiement de l’habileté mentale a étouffé progressivement l’intuition intellective des vérités implicites. Nous sommes à l’époque où il faut mettre les points sur les i – cela soit dit sans la moindre illusion.</p> <p align="justify"> C’est dans Les états multiples de l’être que Guénon expose cette réponse. Essayons de le montrer. L’ouvrage commence par un chapitre consacré à la célèbre distinction de l’Infini et de la Possibilité universelle, distinction qui, du reste, n’a de réalité que de notre point de vue, puisque, du point de vue du Principe suprême, la Possibilité universelle n’est rien d’autre que l’Infini, mais qui, pourtant, n’est pas non plus arbitraire, puisqu’elle répond à deux « aspects » du Suprême, un « aspect » analogiquement actif, et un « aspect » analogiquement passif. Ce n’est pas le lieu de rechercher ici l’origine de cette distinction 101, laquelle est plutôt tantrique que shankarienne 102, mais nous devons nous demander pourquoi Guénon introduit le concept de Possibilité universelle. Quel en est l’intérêt ? A quoi sert-il ? Celui d’Infini n’est-il pas suffisant ? Guénon donne une première réponse en déclarant que le point de vue de la Possibilité universelle constitue « le minimun de détermination qui soit requis pour nous (…) rendre actuellement concevable » l’Infini. En somme, nous ne pouvons pas actuellement concevoir l’Infini en lui-même. Quand nous pensons l’Infini, nous pensons en fait « possibilité universelle », autrement dit « ce qui peut être absolument n’importe quoi », « ce dont la réalité ne peut être limité absolument par rien » et c’est au fond une autre manière de parler de la « non-contradiction absolue » de l’idée d’Infini, puisque, ce qui est impossible, c’est ce qui implique contradiction 103. Nous apprenons ensuite que cette détermination minimale répond à un aspect « objectif » de l’Infini, que Guénon identifie à la Perfection passive. Quoi qu’il en soit, la Possibilité universelle englobe nécessairement ce qui dépasse l’Etre, puisque l’Etre ou la détermination principielle, se contrepose inévitablement à ce qui n’est pas, et donc se trouve contredit par lui 104. Ainsi l’Etre n’est pas « au-delà » de toute contradiction, il ne réalise pas la non-contradiction absolue, autre dénomination de la Possibilité universelle. Pour que le Suprême puisse être absolument non-contradictoire, tel que rien ne puisse le contredire, il faut donc qu’Il dépasse la première de toutes les déterminations et qu’il embrasse ce qui est au-delà de l’Etre. C’est pourquoi, « pouvoir être tout », pour Lui, c’est pouvoir être aussi le Non-Etre. Telle est la logique de l’Infini. Il apparaît ainsi que le point de vue de la Possibilité universelle est à peine une détermination, laquelle ne commence véritablement qu’avec l’Etre, mais qu’il faut plutôt la considérer comme l’universelle déterminabilité du Principe, en Lui-même absolument non-déterminé (ou sur-déterminé) fût-ce de la détermination principielle de l’Etre.</p> <p align="justify"> Toutefois l’expression même de possibilité recèle une ambiguïté dans la mesure où elle prend sens de sa distinction d’avec celle de réalité. Ce qui est possible, c’est ce qui « peut être », c’est-à-dire ce dont la notion n’enveloppe aucune contradiction (comme celle d’un cercle-carré, d’un bouc-cerf, ou d’un vertébré gazeux), mais qui n’est pas actuellement réalisé, ou tout au moins que l’on considère à part de sa réalisation actuelle ou de sa non-réalisation 105. Nul doute que la philosophie scolastique n’envisage les possibles comme désignant les essences des créatures en tant qu’elles sont seulement en Dieu, et « antérieurement » à toute existenciation. Adopter ce point de vue, c’est affirmer qu’il n’y a que des possibilités de création (dont l’existenciation dépend de la Volonté divine) d’une part, et d’autre part, que les possibles n’ont de sens qu’en vue de leur réalisation. Dès lors, on ne saurait évidemment parler de la suprême Réalité comme de la Possibilité universelle, ce qui entraînerait qu’Elle n’est pas actuellement réelle, ni non plus parler de possibilités de non-manifestation. C’est pourquoi Guénon affirme que la « distinction du possible et du réel, sur laquelle maints philosophes ont tant insisté, n’a aucune valeur métaphysique » 106. Mais alors, a quoi bon parler de possibilités ? Et surtout de possibilités de non-manifestation ? Pourquoi ne pas parler tout de suite de réalités non-manifestées ? – puisque certes il y a identité métaphysique du possible et du réel, et qu’avec le Non-Manifesté nous sommes, par excellence, au niveau métaphysique. Le terme de possibilité garde-t-il un sens quand il s’agit du Métacosme divin, où tout se trouve dans une permanente actualité ? « Possibilités de manifestation » offre une signification claire, relativement à la Manifestation, pour indiquer le rapport d’une essence éternelle à son existenciation dans un monde déterminé. Mais comment pourrait-il y avoir existenciation au niveau du Non-Manifesté ? A moins qu’on n’entende seulement par là des possibles que Dieu ne veut pas réaliser ? Mais Guénon repousse cette interprétation : les possibilités de manifestation définissent tout le manifestable, qu’il soit ou non manifesté.</p> <p align="justify"> On le voit, la difficulté est patente, et il faut bien admettre que la simple expression de « possibilités de non-manifestation » a quelque chose d’étrange. Il est non moins surprenant de constater qu’aucun guénonien « de stricte obédience » ? à notre connaissance – n’a soulevé cette difficulté, ou n’a attiré l’attention sur la solution que Guénon nous en propose. Car il nous en propose une, mais de manière assez discrète. La note 7 au bas de la page 23 annonce que le mot « réel » recevra « par la suite une signification beaucoup plus précise ». Et c’est tout. Il faut alors attendre la page 92 (presque la fin du livre) pour lire la phrase suivante : « Et c’est ici le lieu de préciser, un peu (…) la façon dont il faut entendre l’identité métaphysique du possible et du réel ». Nous ne pouvons commenter, comme il conviendrait le texte qui suit et qui constitue l’enseignement essentiel de ce chapitre, intitulé significativement : Connaissance et conscience. A chacun de méditer ces pages qui renferment, d’une certaine manière ce que l’Evangile appelle « la clef de la gnose ». Nous soulignerons seulement ce qui concerne notre question.</p> <p align="justify"> On pourrait d’abord estimer qu’il ne s’agit que de terminologie. Guénon propose, en effet, de préciser le sens du mot « réel » comme signifiant ce dont on a pris une conscience effective, ce que l’on a « réalisé », au sens de l’anglais to réalize. Mai on comprend aussitôt que cette proposition va beaucoup plus loin. Non seulement elle permet d’envisager la réalisation par la connaissance sous un jour nouveau, en la considérant inséparablement comme réalisation de l’«objet » autant que du « sujet », mais encore elle repose sur ce que nous appellerons une métaphysique de la connaissance qui, en un certain sens, se substitue à une métaphysique de l’être.</p> <p align="justify"> Concernant le premier point, c’est-à-dire la « réalisation » corrélative, par la connaissance, du sujet connaissant et de l’objet connu, nous dirons qu’elle actualise leur unité primordiale et sous-jacente. Le réel est corrélatif de la conscience qu’on en prend, et, par conséquent, le degré de réalité est corrélatif du degré de conscience. Si, pour nous, la réalité c’est d’abord et immédiatement le monde corporel, c’est parce que notre conscience est d’abord purement sensorielle, c’est-à-dire absorbée par le monde sensible. Elle « réalise » ainsi la possibilité corporelle, non au sens où elle la ferait exister, où elle lui conférerait l’être, mais au sens où on ne saurait parler intelligemment du monde sensible indépendamment de sa connaissance par les sens. La sensation, dit Aristote, est l’acte commun du sentant et du sensible, et le sensible n’est en acte que dans la sensation. Il n’y a là aucun idéalisme, bien au contraire, puisque l’idéalisme par toujours de l’idée (psychologique), autrement dit du sujet pensant posé solitairement dans sa réalité indépendante, et qu’ici sujet et objet sont envisagés d’emblée dans l’unité de leur relation actuelle 107. Ni non plus d’objectivisme qui, comme nous l’avons dit, pose contradictoirement un objet qui ne serait objet pour personne. Enfin, ce n’est pas non plus un monisme, parce que la distinction du sujet et de l’objet n’est pas niée : elle est même rendue possible dans l’unité de leur acte commun. Il résulte de tout cela que, si l’on veut donner au réel un sens actuel, il faut le regarder comme le résultat de la connaissance, c’est-à-dire de l’acte commun du connaissant et du connu, de l’intellect et de l’intelligible. La connaissance est réalisation et la réalisation est connaissance. Ce qui n’est pas actuellement connu, n’est donc pas actuellement « réel », et par conséquent, doit être regarder comme possible. Encore une fois, cela ne signifie pas du tout que ce dont nous n’avons pas une conscience actuelle est purement inexistant, ni que cela aurait besoin de nous pour accéder à l’être, mais seulement, qu’en rigueur de terme, il y a nécessairement quelque illusion à parler de la réalité de quelque chose dont nous n’avons pas une conscience effective. Illusion sans doute inévitable et dont nous verrons la signification dans un instant, mais qui n’en demeure pas moins une illusion, celle de tout discours ontologiste, inconscient de sa propre situation existentielle, et qui, à force de parler du seul Réel, oublie qu’il faut aussi le « réaliser ».</p> <p align="justify"> C’est pourquoi, tout ce qui dépasse le degré de notre conscience actuelle peut être considéré, eu égard à la connaissance que l’on devra en prendre, comme une possibilité. Et cela est particulièrement vrai pour tout ce qui dépasse le monde manifesté, étant donné que, dans son état ordinaire, l’homme déchu ne saurait en prendre une connaissance effective. C’est donc par rapport à l’homme que tout ce qui relève du métacosme divin « apparaît » comme un ensemble de possibilités que l’homme devra réaliser par la connaissance. En parlant du Non-Manifesté comme de l’ensemble des possibilités de non-manifestation, on évite, autant qu’on le peut, l’erreur de l’ontologisme « chosiste », qui, dans la mesure où il pose la Réalité absolue et infinie comme un objet devant lui, nie précisément qu’Elle soit absolue et infinie, puisqu’Elle est alors nécessairement relative à un sujet qui, étant distinct d’Elle, la limite par là-même. Et qui niera qu’il n’est jamais tombé dans cette illusion et qu’il n’a jamais pensé ainsi l’Absolu, alors que toute pensée est inévitablement objectivante ? Il ne s’agit d’ailleurs nullement de mettre en doute la validité d’une telle pensée. Elle est aussi salvatrice, à sa manière, et sur son propre plan, puisqu’elle nous communique la connaissance de l’Objet transcendant, c’est-à-dire de l’Etre qui nous a créés et qui Seul peut nous sauver. Mais il faut maintenant tenter de communiquer la connaissance de ce qui dépasse l’Etre. La pensée de l’Etre peut-elle être encore la pensée du Sur-Etre ? Est-ce véritablement le Non-Etre que nous pensons si nous le pensons de la même manière que l’Etre ? C’est pourquoi Guénon propose de penser l’Infini comme Possibilité universelle, en précisant bien que c’est la seule manière dont nous pouvons encore Le concevoir. Ce n’est pas seulement ce qui, en soi, peut être toute réalité, c’est aussi, et inséparablement, ce qui, pour nous, est universellement possible. Qui considèrera en esprit, avec la plus grande attention, la notion même de possibilité universelle, verra qu’on ne peut dissocier, en elle, ce qui relève de l’ouverture conceptuelle illimitée du sujet pensant et ce qui relève de l’Objectivité infinie sous l’effet de laquelle s’ouvre l’intelligence. Il y a ainsi comme deux sens entrecroisés de la possibilité. En sens descendant, de Dieu à l’homme, les possibilités de manifestation désignent les créatures dans leur état prototypique et causal, « antérieurement » à leur existenciation ou réalisation cosmique. En sens ascendant, de l’homme à Dieu en sa Théarchie suressentielle, c’est le Métacosme divin, qui du point de vue de notre conscience actuelle, « apparaît » comme Possibilité universelle (avec Dieu tout est possible), en tant que nous avons à Le réaliser, en vertu de la nature même de notre intellect. De ce point de vue, d’ailleurs, il n’y a que des possibilités de non-manifestation, puisque même les possibilités de manifestation sont envisagées dans leur état non-manifesté.<br /><br /> Mais on ne doit pas perdre de vue l’identité métaphysique du possible et du réel. C’est ici que nous abordons, pour terminer, ce que nous avons appelé une métaphysique de la connaissance se substituant à une métaphysique de l’être. Cette identité métaphysique est une autre façon de désigner l’Identité suprême, puisque, si seul est réel au sens précis du terme ce que l’on a réalisé par la connaissance, alors on peut parler de l’identité du Possible comme tel au Réel qu’à la condition que la connaissance soit devenue absolument totale, ou, plus exactement, qu’elle l’ait toujours été, c’est-à-dire qu’elle soit réalisée dans sa permanente actualité. C’est seulement ainsi qu’il est légitime de parler présentement de Cela qui outrepasse notre conscience individuelle, parce qu’Il est la totalisation de toute connaissance possible. Le point de vue de la « réalisation » est ainsi « porteur » d’une métaphysique aussi ample, sinon plus, que celui de la « doctrine ». Toutefois il ne suffit pas d’envisager les principes métaphysiques universels comme la « réalisation », accomplie de toute éternité, de la connaissance totale, ce qui permet en effet de parler de ce dont nous n’avons pas encore pris une connaissance effective et immédiate. Il faut aussi rendre compte de la possibilité de cet « événement » qu’est la réalisation même d’un acte de connaissance. Si tout est accompli, pourquoi y-a-t-il des accomplissements ? 108<br /><br /> Nous avons vu précédemment la difficulté que présentait le discours sur l’Etre, du côté du sujet humain. Mais la difficulté n’est pas moindre du côté de l’Objet connu, c’est-à-dire de l’Etre lui-même. Que signifie pour cet être le fait d’être connu, le fait que puisse advenir un acte de connaissance pour Celui qui ne peut subir aucun changement ? La question peut nous surprendre parce que nous nous représentons spontanément la connaissance comme advenant à l’Etre « de l’extérieur », d’un inconcevable « nulle part ». Mais si la connaissance est « en dehors » de l’Etre, alors elle n’existe pas. Et si elle fait partie de l’Etre, elle ne peut advenir, l’Etre étant immuable. Dans un cas, comme dans l’autre, elle ne peut avoir lieu, elle est impossible. C’est pourquoi nous sommes contraint, ici également, pour rendre compte de l’acte de la connaissance, d’aller au-delà de l’Etre, là où l’Identité de Soi à Soi n’est plus celle d’une immutabilité de nature, mais transcende l’opposition du changeant et de l’immuable et les contient suréminemment, parce qu’Elle est pure de toute nature ou essence déterminée. La connaissance, envisagée ainsi dans sa possibilité principielle, est alors, comme le dit Guénon, un « aspect de l’Infini » 109. Elle correspond très exactement à ce que la Tradition catholique appelle « Immaculée Conception », puisqu’elle est, en définitive, la Conception immaculée (pure de toute détermination, même essentielle) que l’Absolu prend de Lui-même. Analogie d’autant plus évidente qu’il y a une parenté profonde, et même une identité métaphysique, entre la Possibilité universelle comme Shakti du Brahma suprême et Marie, Epouse et Mère de Dieu déclarant à sainte Bernadette : « Je suis l’Immaculée Conception » 110. L’événement de la connaissance est donc éternel. Il a lieu dans la permanente et universelle actualité de l’«Intellect » suprême (surontologique) ou Perfection active, lequel embrasse en lui la relativité innombrable des prises de conscience particulières, en tant qu’elles sont comprises dans la Perfection passive. C’est là l’auto-révélation de Dieu à Lui-même, le « trésor caché » que Dieu était et pour la connaissance duquel Il a créé le monde. Car Dieu désire être connu et les myriades d’intellects qui s’ouvrent à Son mystère sont, en réalité, autant de modes innombrables sous lesquels Il prend connaissance de Lui-même. Dans cet innombrable participation des intellects créés à la Connaissance de Soi (Atmâbhoda), se réalise l’identité infinie de la Perfection active et de la Perfection passive, non pour Lui, le Suprême, qui est cette Identité même éternellement accomplie, mais pour les myriades de miroirs intellectifs en qui Elle devient enfin réalité. Et c’est parce qu’Elle est éternellement accomplie qu’Elle peut se réaliser à tout instant en chaque intelligence qui s’ouvre à sa permanente irradiation. Il en va pour l’intellect humain comme de sphères opaques qui s’ouvrent soudain à l’Océan de lumière dans lequel elle sont depuis toujours plongées. En un éclair elles « deviennent » ce qu’elles étaient, sphères cristallines, étoiles scintillantes, lumières dans la Lumière. Chaque fois que naît ainsi une intelligence étoilée au sein de la divine Connaissance, chaque fois que se produit ainsi un « événement gnostique », qui n’est rien d’autre qu’une possibilité de l’Infini Lui-même, chaque fois la Suprême Théarchie réalise le mystère de sa nouvelle et éternelle naissance à Elle-même, chaque fois le Père engendre son Verbe et Fils unique et bien-aimé dans l’unité de son Esprit.</p> <p align="justify"><br /> Texte publié dans le Dossier H (L’Age d’Homme) consacré à René Guénon en 1984. </p> <p align="justify"> </p> <p align="justify"><br /> NOTES</p> <p align="justify"><em>1) Les références essentielles à ces deux termes sont les suivantes (nous donnons les titres dans l’ordre alphabétique, l’ordre chronologique n’ayant pas de signification pour les recueils posthumes, et selon la pagination de l’édition indiquée) :<br /> Apercus sur l’ésotérisme chrétien (Ed. Traditionnelles, 1954), p. 50.<br /> Comptes Rendus (Ed. Traditionnelles, 1973), pp. 119, 120-121.<br /> Les états multiples de l’être (Ed. Vega, 1980), p. 30, n° 10.<br /> Etudes sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage (Ed. Traditionnelles, <br /> 1964) t. I., pp. 119, 181, 243, 249 ; t. II, pp. 87, 170, 257-261.<br /> Formes traditionnelles et cycles cosmiques (Gallimard, 1978), p. 77, 83.<br /> L’homme et son devenir selon le Vêdânta (Ed. traditionnelles, 1974), p.84, n°2.<br /> Mélanges (Gallimard, 1976), pp. 18, 176-178.<br /> Symboles fondamentaux de la science sacrée (Gallimard, 1976), p.18, 176-178.<br /> Ces indications ne sont pas exhaustives, mais un peu plus complètes que celles qu’a données André Désilets, René Guénon. Index, bibliographie. Les presses de l’Université Laval, « Bibliothèque Philosophique », Québec, 1977, 183 p. Tel quel, cet ouvrage rendra les plus grands services à tout lecteur guénonien.<br /> 1 bis. La charité profanée, Ed. du Cèdre, p. 387.<br /> 2) L’ésotériste René Guénon. Souvenirs et jugements, publié dans la Pensée Catholique, n° 77, 1962, p. 23. Cette étude, que publient les numéros 77, 78, 79, 80, non seulement constitue une source de renseignements précieux sur la vie de Guénon, mais encore représente l’effort de compréhension le plus attentif qu’un philosophe thomiste ait donné de sa doctrine. Il est regrettable à cet égard, que le livre de Marie-France James (Esotérisme et christianisme autour de René Guénon, 1982, N.E.L., 479 p.), qui se veut si rigoureux sur le plan de la science historique et qui représente à coup sûr une somme considérable de recherches, témoigne par ailleurs d’une incompréhension à peu près totale des doctrines métaphysiques, en particulier de celle des états multiples de l’être, incompréhension telle qu’elle rend de nombreuses pages de ce livre tout à fait inintelligibles. Par exemple, (p. 158), rappelant que pour Guénon, ce qui est dit théologiquement des anges et des démons peut-être dit métaphysiquement des états supérieurs et inférieurs de l’être, elle en conclut qu’« ainsi (il assimile) l’homme à ce qui est dit des « hiérarchies célestes » chez un Origène, un Clément d’Alexandrie ou un Denys l’Aréopagite ». Pour M. F. James, « ces deux approches se veulent la confirmation d’un terrain préternaturel (parapsychologique, magie) et même proprement spirituel (théurgie) ». Mais elle ne voit pas, d’une part que les états supérieurs de l’être concernent bien autre chose que la parapsychologie – laquelle, dans la mesure, où elle a un sens, ne dépasse nullement le degré humain d’existence – puisqu’ils désignent essentiellement les mondes spirituels et même le « monde divin », d’autre part que la dite doctrine a précisément pour but d’expliquer pourquoi, tout en réalisant l’être total, l’homme n’a pas à devenir un ange au sens propre du terme (Les états multiples de l’être, p. 78-79). A quoi il faudrait ajouter le malaise qui se dégage d’un livre qui prétend dénoncer en Guénon un agent satanique (pp. 332-333, et surtout p. 361), et qui durant 479 pages ne le nomme que « notre ami ». Sans compter d’autres bizarreries. <br /> 3) Précisons cependant que la cause « occasionnelle » de ces illuminations est toujours quelque chose d’extérieur et d’objectif (fides ex auditu), depuis la Révélation divine jusqu’à la rencontre « fortuite » d’un événement, d’une chose, d’une parole…<br /> 4) C’est le cas, par exemple, pour l’énigme de Louis XVII, le message de Notre-Dame de la Salette, les origine du christianisme, etc. Il s’agit, évidemment, de questions d’importance fort inégale. En ce qui concerne le christianisme, on ne voit d’ailleurs pas en quoi, plus que pour toute autre religion, on serait fondé à parler d’« une obscurité presqu’impénétrable qui entoure tout ce qui se rapporte aux origines et aux premiers temps du christianisme, obscurité telle que, si l’on y réfléchit bien, elle paraît ne pas pouvoir être seulement accidentelle et avoir été expressément voulue » (Aperçus sur l’ésotérisme chrétien, pp. 9-10). La lecture des Actes des Apôtres ne donne nullement une telle impression.<br /> 5) Le meilleur, à notre connaissance, demeure celui que H. C. Puech a donné en 1934 : Où en est le problème du gnosticisme ? repris dans En quête de la gnose, Gallimard, 1978, t. I, pp. 143-183. On complétera avec les exposés qu’on trouve dans les diverses histoires des religions (« Pléiade », Mircea Eliade, etc.). D’un point de vue plus spéculatif, il faut ajouter les pages que Simone Pétrement a consacrés aux Problèmes du gnosticisme dans Le dualisme chez Platon, les gnostiques et les manichéens, 1974, Ed. Gérard Montfort, 1982 (reprint), pp. 129-159, ainsi que son remarquable article Sur le problème du gnosticisme, dans la Revue de Métaphysique et de Morale, n°2, 1980, pp. 145-147.<br /> 6) Gnose chrétienne et gnose anti-chrétienne, dans La Pensée catholique, n° 193, juil. Août 1981, p. 42.<br /> 7) A vrai dire, la lecture même partielle, des dissertations des érudits anciens, les Mosheim ou les Dom Massuet, ne donne nullement l’impression de travaux complètement dépassés : nos connaissances se sont considérablement étendues, mais l’essentiel de la problématique demeure.<br /> 8) L’autre découverte, faite curieusement à peu près à la même époque, est celle des manuscrits de la Mer Morte : « Il n’y a rien de caché qui ne doive être manifesté et rien n’est demeuré secret que pour venir au grand jour ». (Mc., IV, 22).<br /> 9) La substitution du codex au volumen s’est effectuée à l’époque d’Auguste.<br /> 10) H.C. Puech, En quête de la gnose, Gallimard, 1978, t. I, p. XI ; une véritable « malédiction », aux dires de H. Jonas (la religion gnostique, trad. de l’anglais par L. Evrad, Flammarion, 1978, p. 379), pèse sur cette trouvaille : rivalités, jalousies, désaccords de spécialistes, etc., ont rendu difficile la publication de ces textes dont l’édition en fac-similé n’a été achevée qu’en 1976. 10 bis. Ajoutons, en autres, un traité, la Pistis Sophia (en copte), vraisemblablement du III° siècle, mais qui fournit un état déjà altéré des doctrines gnostiques (H. Jonas, La religion gnostique, p. 62). La traduction française de ce texte par E. Amélineau en 1894, a été reproduite en 1975, chez Arché, à Milan (introduction vieillie qui attribue faussement ce texte à Valentin).<br /> 11) Les Ophites (du grec ophis = serpent) qu’on identifie aux Naassènes (en hébreu nahash = serpent) considéraient le serpent de la Genèse comme celui qui vient révéler à Adam la vraie connaissance que le mauvais Créateur à voulu interdire. Au reste les dénominations sous lesquelles on désigne les diverses écoles du « gnosticisme » sont elles-mêmes sujettes à caution (cf. J. Doresse, La gnose dans : Histoire des religions, « Encyclopédie de la Pléiade » t. II, 1972, p. 378). Les écrivains chrétiens les désignent toujours du nom de leur fondateur (supposé) : Nicolaïtes, Marcionites, Valentiniens, etc.<br /> 12) R.P Casey, The Study of Gnosticism, dans The Journal of Theological Studies, 36, 1935, p. 55.<br /> 13) Article ginôskô dans Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament, herausgegeben von Gerhard Kittel, Verlag W. Kolhammer, stuggart, 1966, t. I, pp. 688-715, p. 689. On peut suivre Bultmann dans son enquête philosophique, lorsqu’il étudie « l’usage terminologique grec » (griechischer Sprachgebrauch). Mais il n’est plus possible de le faire lorsqu’il traite de l’Ecriture Sainte et qu’il échafaude les hypothèses les plus délirantes sur telle épître de S. Paul ou sur l’évangile de S. Jean.<br /> 14) Cet argument, en effet, a été utilisé, récemment encore, pour « disculper » les écrivains néo-testamentaire et les Pères grecs de l’avoir employé, parce que, n’en ayant pas d’autre à leur disposition, ils sont ainsi lavé d’un infâmant soupçon.<br /> 15) Op. cit., pp. 692-693, qui renvoie en particulier à Platon, République, VI, 508e.<br /> 16) Bultamann, op. cit., p. 699.<br /> 17) C’est la conclusion à laquelle se range Dom Jacques Dupont, après une longue analyse des textes et des hypothèses, dans son ouvrage Gnôsis. La connaissance religieuse dans les épîtres de saint Paul, Gabalda, Paris, 1949, pp. 357-365.<br /> 18) Fondements métaphysiques du symbolisme sacré, tome I, chap. I, art. I, sect 2§3.<br /> 19) Nous avons exposé la doctrine chrétienne de la pneumatisation de l’intellect, dans notre livre La charité profanée, Editions du Cèdre, 1979, pp. 131-163, 387, 398, 401-405.<br /> 20) Est-ce également le cas pour le judaïsme alexandrin pré-chrétien ? La question exigerait une étude particulière. Mais, de toutes manières, les textes qui nous en restent sont presque toujours postérieurs au Nouveau Testament et Philon d’Alexandrie, qui en est contemporain, emploie peu gnôsis et, en bon platonicien, lui préfère épistémè ou théoria (Dm J. Dupont, op. cit., p. 361).<br /> 21) Nous reprenons ici, avec une assise historique plus développée, la thèse que nous avons proposée dans Gnose chrétienne et gnose anti-chrétienne (La Pensée catholique n° 193).<br /> 22) C’est le cas, en particulier, de Reitzenstein et de bultmann.<br /> 23) Gnôsis se trouve 2 fois chez S. Luc, 1 fois chez S. Pierre et 26 fois chez S. Paul. On constate une certaine évolution de la terminologie de la gnose, d’une épître à l’autre. S. Paul emploie d’ailleurs aussi epignosis. Sur tout ceci, voir E. Prucker, Gnôsis Théou. Untersuchungen zur Bedeutung eines religiösen Begriffs beim Apostel Paulus und bei seiner Umwelt, Cassiciacum, IV, Wurzbourg, 1937, et le résumé qu’en a donné Dom. J. Dupont, op. Cit., pp. 48-49.<br /> 24) Ainsi que le prouvent un certain nombre de passages : Rom., XV, 13-14, Eph., I, 15-18 ; III, 16-19 (nous avons commenté ce texte dans La charité profanée, pp. 233-239) ; Col. I, 14 ; etc. Tous ces textes donnent la prééminence à la gnose sur la foi. Mais d’autres textes donnent aussi la première place à la charité. Il n’y a aucune contradiction : pas de connaissance sans amour, et pas d’amour qui ne soit, dans son essence, connaissance.<br /> 25) I, 5. cf. Les écrits des Pères apostoliques, Cerf, 1963, p. 242.<br /> 26) Il n’y a d’ailleurs, dans les écrits johanniques, aucun substantif pour désigner la connaissance. En revanche, c’est chez lui que se trouvent les occurrences les plus nombreuses de ginôskô et oïda (eïdénaï à l’infinif). Rappelons que nous nous appuyons toujours sur les données fournies par Concordance de la Bible. Nouveau Testament, Ed., du Cerf et D.D.B., 1970, 673 p.<br /> 27) Précisons, à toutes fins utiles, que nous acceptons, comme une évidence, l’identification traditionnelle de l’auteur du IVe évangile à l’apôtre S. Jean. Les arguments contraires de la critique moderne sont d’une telle indigence intellectuelle, du genre : comment un pécheur galliléen peut-il faire œuvre si hautement théologique ? – qu’elles ne s’expliquent que par le désir d’originalité à tout prix. Le souci majeur des exégètes modernistes n’est d’ailleurs pas de commenter l’Ecriture, mais de se faire un nom (Babel) au détriment de l’Ecriture.<br /> 28) « Car je vous le déclare, frères, l’évangile que je vous ai prêché n’a rien de l’homme ; car ce n’est pas d’un homme que moi je l’ai reçu ou appris, mais par une révélation de Jésus-Christ », Galates, I, 11.<br /> 29) Selon un enseignement de F. Schuon, les phénomènes religieux ressortissent à deux principes : le principe « transmission apostolique » et le principe « mandat du ciel ». Le premier se réfère à la continuité de la tradition, le second à la discontinuité des interventions « prophétiques ». Ainsi le Bouddhisme amidiste au Japon. Le Paulinisme au sens strict relève évidemment de l’aspect « mandat du ciel », d’où une certaine opposition ou divergence relativement à la « transmission apostolique ». Au reste, la gnose a presque toujours quelque chose de discontinu et de vertical – ce qui n’exclut nullement, bien au contraire, qu’elle puisse éventuellement faire l’objet d’une tradition. Assurément, le privilège de recevoir la révélation de vérités « nouvelles » par la grâce du Christ glorieux parlant directement à l’intellect pneumatisé, n’est pas propre à S. Paul : tous les Apôtres en ont bénéficié, puisque la Révélation n’est close qu’à la mort du dernier d’entre eux. Mais il reste que S. Paul n’a pas connu le Christ « historiquement ».<br /> 30) Le mot n’acquiert le sens actuel que tardivement (après le XIIIe siècle). Primitivement, chez les chrétiens, il désigne l’écrivain sacré (St jean, par ex.), ou encore le pur contemplatif.<br /> 31) Hypotyposes, frgt. 13.<br /> 32) Stromates, VII, 57, 3.<br /> 33) Stromates, V, 66, 1-5 : « Car la gnose de la substance divine est manducation et boisson du Logos divin ».<br /> 34) Marguerite Harl, Origène et la fonction révélatrice du Verbe incarné, Seuil, p. 419.<br /> 35) Louis Bouyer, Gnôsis. Le sens orthodoxe de l’expression jusqu’aux Pères alexandrins, publié dans Journal of Theological Studies, N.S. 4, 1953, pp. 188-203.<br /> 36) On trouve d’ailleurs parfois la transposition pure et simple du grec en latin. Ainsi dans la version latine de l’Adversus Haereses de S. Irénée, I, 29, 3, qui cependant est traduit généralement par agnitio, plus rarement par scientia. Signalons que les traducteurs latins du poète juif néo-platonicien Ibn Gabirol on rendu l’hébreu yedïah par sapientia qui serait en effet, pensons-nous, le plus approprié, dans la mesure où il exprime l’unité du savoir et de la sagesse.<br /> 37) Simone Pétrement, Sur le problème du gnosticisme, Revue de Métaphysique et de Morale, n°2, 1980, p. 152.<br /> 38) Ré-capitulation = ana-kephalaïosis, cf. Eph., I, 10. Ce terme signifie aussi : ramener à la tête, au Principe, et c’est le véritable sens de « récapitulation » (caput = tête).<br /> 39) Nous commentons ici librement : Rm., XI, 17-24. On a souligné le paradoxe de S. Paul qui inverse le processus normal de la greffe. Mais c’est que l’ordre surnaturel, à certains égards, est au rebours de la l’ordre naturel. Le Christ est l’arbre véritable, l’olivier franc, par rapport auquel toutes les traditions précédentes, païennes ou même juives. Nous ne pouvons que nous transplanter en Lui. Du fait même de l’apparition de la tradition christique, toutes les autres traditions, fût-ce les plus anciennes, sont comme décentrées et déracinées. Voilà ce que veut dire S. Paul.<br /> 40) Nous n’avons présenté qu’une esquisse. Il conviendrait de montrer en détail comment notre thèse rend compte de la plupart des caractères que les historiens reconnaissent au gnosticisme.<br /> 41) Lehrbuch der Dogmengeschichte, Tübingen, 1886, t. I, p. 162 ; H.C. Puech, ibid., 143.<br /> 42) H. Lietzmann, Geschichte der alten Kirche, I, Die Anfänge, 1932, p. 317 ; H.C. Puech, Ibid., p. 144.<br /> 43) Reitzenstein-Schaeder, Studien zum antiken Synkretismus aus Iran und Griechenland, 1926, p. 141 ; H.C. Puech, ibid., p. 144.<br /> 44) Publié avec une introduction par le P. Paul Dudon, s.j., « Etudes de Théologie historique », Beauchesne, 1930, XI-299 p. Le texte de Fénelon occupe les pages 163 à 256. Il s’agit d’un cahier manuscrit demeuré inconnu jusqu’à sa découverte par le P. Dudon dans la bibliothèque de St. Sulpice. Ni Fénelon, ni Bossuet, dans leur querelle publique, n’y ont jamais fait la moindre allusion. Bossuet cependant l’a cité et réfuté dans sa Tradition des nouveaux mystiques, mais sans nom d’auteur. Fénelon s’étant soumis, Bossuet renonça d’ailleurs à publier son ouvrage qui ne vit le jour qu’en 1753. Est-il besoin de préciser que nous ne partageons nullement les conclusions négatives du présentateur en ce qui concerne l’exposé fénelonien de la gnose clémentine ? Fénelon sait de quoi il parle.<br /> 45) Tradition des nouveaux mystiques, ch. III, sect.1., Dubon, ibid., p. 25.<br /> 46) Citation dans « Littré », s.v. Ce texte de Saint-Simon ne prouve t-il pas que la dénomination de gnose pour le quiétisme était plus courante qu’on ne le pense d’ordinaire ?<br /> 47) Il se présente comme la « partie théologique » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Mais, en fait, il en reprend les articles pour les rectifier ou les combattre (1798). L’Encyclopédie elle-même, à l’article Gnostiques, reproduit seulement l’article du Dictionnaire de Trévoux, en y ajoutant cependant une allusion significative au quiétisme et au piétisme. Dom Calvet, dans son Histoire de l’Ancien et du Nouveau Testament et des Juifs, ne fournit aucune indication supplémentaire et ne signale aucun usage orthodoxe du vocabulaire de la gnose (nouvelle édition, Nismes, 1781, t. III, pp. 247-248).<br /> 48) R.Taveneaux, Le catholicisme post-tridentin, dans Histoire des religions, Pléiade, t. II, pp. 1108-1112.<br /> 49) Tagebuch, Weiern 31. Jan. 1787 ; cité par E. Benz, Les sources mystiques de la philosophie romantique allemande, Vrin, 1968, p.108.<br /> 50) Enyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, Gallimard, trad. Gandillac, p. 63. De même a-t-on montré tout ce que le Second Faust devait à la gnose dont Goethe avait pris connaissance dans l’Histoire de l’Eglise de Gottfried Arnold.<br /> 51) C’est d’ailleurs là un thème que l’on rencontre dès le XVIIIe siècle, en particulier pour ce qui concerne les rapprochements possibles du bouddhisme et du brahmanisme avec la mystique fénelonienne et guyonienne du pur amour, laquelle ne nous semble nullement mériter les reproches que lui adresse Guénon. Rappelons que la première mention, en Occident, du Bouddha, se trouve chez S. Clément d’alexandrie.<br /> 52) On ne se demande évidemment pas comment il est possible qu’«une intelligence de l’ordre le plus élevé » se soit trompé aussi lourdement dans le choix de ses témoins.<br /> 53) Gnose chrétienne et gnose anti-chrétienne.<br /> 54) Voir, à ce sujet, La croix « temps-espace » dans l’onomatalogie Koranique, l’un des traités majeurs de F. Schuon, dans : Forme et substance dans les religions, Dervy, 1975, pp. 69-83.<br /> 55) Voile d’Isis, février 1933, repris dans Etudes sur la Franc-maçonnerie et le compagnonnage, Ed. Traditionnelles, 1964, t. I, p. 215.<br /> 56) Citons, principalement : P. Charcornac, La vie simple de René Guénon, Ed. Traditionnelles, 1958 ; JP. Laurant, Le sens caché dans l’œuvre de René Guénon, Ed. L’Age d’Homme, 1975 ; J. Robin, René Guénon. Témoin de la Tradition, 1978 ; Marie-France James, Esotérisme et christianisme autour de René Guénon, Nouvelles Editions Latines, 1981 ; même auteur, même édition, Esotérisme, occultisme, franc-maçonnerie au XIXe et XXe siècle, Explorations bibliographique, 1981.<br /> 57) Guénon a consacré un chapitre de son Théosophisme à cette curieuse personne (1973, pp. 183-191).<br /> 58) Selon M. F. James, Esotérisme, occultisme, …, p. 102. J Robin donne 1889 (op. cit., p. 65) et J.P. Laurant, 1890 (op. cit., p. 46).<br /> 59) Guilhabert de Castres, dont l’existence est attestée dès 1193, est l’une des plus éminentes figure du catharisme, « Fils majeur » ? c’est-à-dire coadjuteur en premier – de Gaucelin, évêque de Toulouse, il luis succède vers 1220, quittant alors Fanjeaux, où il résidait, pour la ville épiscopale. Il meurt à Monségur vers 1241 ; Cf. Michel Roquebert, L’Epopée cathare, t. I. 1198-1220 : L’invasion, Privat, 1970, 595 p.<br /> 60) Un tel mode de communication de l’initiation, selon René Guénon, n’est pas impossible l ; cf. Aperçus sur l’initiation, Ed. Traditionnelles, 1953, pp. 69-70. Il n’est d’ailleurs pas sans ressemblance avec celui qui préside à la rénovation de L’Ordre du Temple, en 1908, et dont Guénon devait être le chef.<br /> 61) M.F. James, dans Esotérisme, occultisme…, indique deux dates différentes pour cette consécration : 1892, p. 103, et 1889, p. 114.<br /> 62) Cette conversion sera suivie d’un retour au gnosticisme, et peut-être d’une nouvelle abjuration. Il meurt en 1902. 62 bis. Sur Pouvourville on lira, de J.P. Laurant, Matgioï. Un aventurier taoïste, Dervy, 1982, 114 p. Selon un renseignement fourni par Robert Amadou (M.F. James, Esotérisme et christianisme…, p. 81), J Doinel, outre une consécration en mode subtil, aurait reçu, très régulièrement, le sceau épiscopal d’un Evêque de l’Eglise d’Utrecht. D’après J.P. Laurant, op. cit., p. 91, il s’agirait de l’évêque d’Antioche. Cette consécration est canoniquement valide.<br /> 63) Parallèlement, comme nous l’avons signalé à la note 60, Guénon, déjà maçon et affilié au martinisme papusien, reçoit de l’«au-delà », de la part de Jacques de Molay, la mission de rénover l’Ordre du Temple et d’en être le chef. Cet ordre du Temple Rénové (O.T.R.) utilise abondamment les moyens de communication médiumnique. Il poursuit ses travaux au milieu de nombreuses querelles et excommunications (notamment avec les papusiens qui accusent Guénon de manœuvres ténébreuses). A la fin de 1911, « sur l’ordre de ses maîtres », Guénon proclame la dissolution de l’O.T.R. (M.F. James, Esotérisme et christianisme, p. 99). J. Robin voit dans cet O.T.R. une solution possible au problème des sources de l’œuvre guénonienne (op. cit, p. 50 sq).<br /> 64) M.F. James, op. cit., p. 82 ; J.P. Laurant, op. Cit., p. 45, p. 135, etc. <br /> 65) P. Chacornac, op. cit., p. 33 ; Robin, op. cit, p. 45, p. 135, etc.<br /> 66) Aperçus sur l’initiation, p. 41.<br /> 67) Etudes sur la F.M…, t. I, p. 197.<br /> 68) Supra, n° 2. Pour J. Robin, cette déclaration ne signifie pas un désaveu de Guénon à l’égard de la régularité de l’Eglise gnostique, mais seulement le souci d’empêcher que cette organisation, authentique mais agonisante, ne tombe, à l’état de cadavre psychique, entre les mains du sataniste Bricaud, transfuge de l’Eglise gnostique et fondateur d’une Eglise schismatique sous le nom de Jean II, op. cit., pp. 196-198.<br /> 69) N’est-ce pas le cas de la Maçonnerie, ou du moins de certaines de ses obédiences dont l’idéologie athée et progressiste, au regard des critères guénoniens, devrait être immédiatement condamnable ? A vrai dire, les « errements » initiatiques de Guénon ne nous étonneraient pas outre mesure si l’on admettait qu’un destin humain peut connaître des contradictions et des revirements : une vie ne se déroule pas comme un théorèmes de mathématiques. Mais il faut bien avouer qu’un certain guénonisme veut conférer à certaines discordances, inévitables dans l’existence d’un homme, la valeur d’un enseignement infaillible, au prix d’une ingéniosité herméneutique vraiment excessive (par ex. Robin, op. cit., p. 193, qui s’efforce d’atténuer la signification pourtant très claire des déclarations de Guénon, dans Aperçus sur l’ésotérisme chrétien, p. 150, n° 1 : « Les néo-gnostiques n’ont jamais rien reçu par une transmission quelconque… »).<br /> 70) La France anti-maçonnique du 26 août 1911, cité par J. Robin, op. cit., p. 19.<br /> 71) Et sur la F. M…, t II, p. 266-267.<br /> 72) René Guénon et la Franc-Maçonnerie. A propos d’un livre récent, publié dans la revue Le Symbolisme, n° 368, janv. Fév. 1965, p. 117.<br /> 73) Et sur la F.M…, t II, p. 266-267.<br /> 74) Ibidem, pp. 282-285.<br /> 75) Guénon le signale aux pages 72 et 74 de L’Homme et son devenir selon le Védânta.<br /> 76) Article de La Gnose, oct. 1911 : Conceptions scientifique et idéal maçonnique, dans Etudes sur la F.M…, t. II, p. 290.<br /> 77) Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, M. Rivière, p. 129.<br /> 78) Dans son article La gnose et les écoles spiritualistes (1909-1911), Guénon affirme déjà : « La gnose doit donc (…) ne s’appuyer que sur la Tradition orthodoxe contenue dans les Livres sacrés de tous les peuples, Tradition qui en réalité est partout la même malgré les formes diverses qu’elle revêt ». Mais il écrit encore : « La gnose dans son sens le plus large et le plus élevé, c’est la connaissance ; le véritable gnosticisme ne peut donc être une école ou un système » (Mélanges, p. 176 et 178). La première citation est purement guénonienne et rompt, en fait, avec l’occultisme gnosticisant ; la seconde utilise le terme de gnosticisme que Guénon rejetera entièrement. Semblablement dans le même article, on trouve des déclarations tout à fait ahurissantes, mais fort révélatrices. Répondant à l’un de ses détracteurs (bien qu’il s’interdise « formellement toute polémique » !), Guénon marque les points essentiels de divergences : d’abord le rejet du Dieu « personnel », nécessairement anthropomorphique, et même du mot ; puis il continue : « Nous en dirons autant de sa conception du Christ, c’est-à-dire d’un Messie unique qui serait une « incarnation » de la Divinité ; nous reconnaissons, au contraire, une pluralité, (et même une indéfinité) de « manifestations divines », mais qui ne sont en aucune façon des « incarnations » car il importe avant tout de maintenir la pureté du Monothéisme, qui ne saurait s’accorder d’une semblable théorie » (p. 200). On voit qu’à l’occasion Guénon fait bon marché des Livres sacrés qui enseignent que le « Verbe s’est fait chair ».<br /> 79) Mais on y trouve encore l’adjectif démiurgique.<br /> 80) Mélanges, p. 16.<br /> 81) Intr. à l’étude des doc. Hind., p. 123 (ou p. 113 des nouvelles éditions).<br /> 82) Et sur la F.M…, t. II, p. 142.<br /> 83) Formes traditionnelles et cycles cosmiques, p. 150.<br /> 84) Mélanges, pp. 20-21.<br /> 85) L’h. et son dev…, pp. 147-155 (édition de 1925).<br /> 86) Esprit et intellect, dans Mélanges, p. 35.<br /> 87) Si on lit attentivement l’allégorie de la Caverne, chez Platon, on s’aperçoit que, sur la montagne, il y a d’une part les marionnettes dont les ombres se projettent sur la paroi du fond, et d’autre part des hommes et des femmes qui portent ces marionnettes sur leurs épaules et qui sont cachés par un mur. Si Platon identifie les marionnettes aux Idées (ou essences), il ne dit rien de ces hommes qui les font mouvoir et parler. Il faut donc distinguer les Idées-essences (ou formes intelligibles) manifestées, et les Idées non-manifestées qui s’identifient aux possibles divins. Les Idées manifestées font encore partie du Théâtre cosmique (la Mâyâ samsârique), et doivent être dépassées pour aller au Bien suprême qui est, dit Platon, « au-delà de l’être » (ou de l’essence : ousia). C’est à partir du Bien seulement que les porteurs de marionnettes peuvent être aperçus, ce qui signifie que ce n’est que du point de vue du Sur-Etre que la racine principielle du multiple peut être saisie dans l’Unité ontologique Elle-même. A partir du créé, fût-ce la manifestation spirituelle la plus élevée, l’Etre « apparaît » comme l’unité exclusive de la multiplicité créée. A partir du Sur-Etre la « face interne » de l’Etre apparaît comme la synthèse déterminative de la multiplicité innombrable (non quantitative) des possibilités archétypes.<br /> 88) Ed. Didier, 1930, p. 216. En 1931, il affirme même : « nous n’avons jamais éprouvé qu’un fort médiocre intérêt pour le Gnosticisme, d’abord parce qu’il est bien difficile de savoir au juste ce qu’il fut en réalité, et ensuite parce qu’en tout cas sa forme grecque est pour nous des plus rebutantes » (Comptes-Rendus, p. 119 ; italiques de nous). Que la forme grecque rebute Guénon, on le constate de reste, mais un tel sentiment ne saurait constituer une garantie d’objectivité.<br /> 89) J. Robin, op. cit., p. 69.<br /> 90) Les Actes du colloque international de Cerisy-la-Salle (13-20 juillet 1973) : René Guénon et l’actualité de la pensée traditionnelle, Ed. du Baucens, 1977, contiennent à cet égard des témoignages importants, en particulier celui de Nadjmoud-Dine Bammate.<br /> 91) Le Origini dello Gnosticismo, Colloquio di Messina, Leiden, 1967, p. XXIII.<br /> 92) Nous incluons évidemment dans le concept de philosophie beaucoup de choses que Guénon en écarte. L’usage de ce terme, qui signifie littéralement « amour de la Sophia », et donc quête sapientiale et concentration sur son divin mystère, nous est imposé et garanti par la Tradition platonicienne, laquelle représente l’une des expressions majeures de la métaphysique universelle. En parlant de philosophie, Platon ne faisait d’ailleurs que reprendre un terme dont Pythagore lui-même est l’inventeur (aux dires de Cicéron).<br /> 93) Nous avons développé cette question dans les Fondements métaphysiques du symbolisme sacré, t. I, ch. III, art. I, sect. 2, § 4.<br /> 94) Aristote distingue la «philosophie première » (ou « théologie ») et la « philosophie seconde ». Mais, si l’objet de l’une (l’être en tant qu’être) diffère de l’objet de l’autre (l’être physique), leur science est une. Il y a, dit-il, le même rapport entre la métaphysique et la physique, qu’en mathématiques entre l’arithmétique et la géométrie (Mét. IV, c. 2, 1004 a 5). L’abstraction est soit physique, soit mathématique, soit métaphysique.<br /> 95) Par ex. Intro. à l’ét. des doct. Hind., p. 145. D’une manière générale Guénon privilégie Aristote au détriment de Platon, qui visiblement, l’irrite. Dans son « Discours contre les discours » (Et. Traditionnelles, 72e an., n° 428, p. 247), il affirme même que la dialectique de Platon n’est qu’«un vain amusement » et qu’elle « ne saurait conduire à aucune conclusion vraiment profonde », ce qui est tout de même assez ahurissant. On comprend alors qu’il puisse déclarer que la métaphysique occidentale, au « caractère incomplet », « se réduit d’ailleurs à la seule doctrine d’Aristote et des scolastiques » (Intr. et. hind., p. 116). No comment !<br /> 96) Par ex. : De anima (III, 8, 431 b 21) « è psychè ta onta pôs est panta » ; « l’âme est, d’une certaine manière, tous les étants ».<br /> 97) Nous résumons et simplifions une doctrine complexe, selon ce qui nous paraît être sa signification générale, sans exclure que cette doctrine puisse recéler des virtualités de gnose.<br /> 98) Sauf pour Dieu en qui le sujet connaissant et l’objet connu ne font qu’un : Dieu est intellection de l’intellection (noesis noesos).<br /> 99) Nous avons tenté de démontrer en quoi le hégelianisme est une pseudognose dans les Fondements métaphysiques du symbolisme sacré, t I, chap IV, art. II, sect 1.<br /> 100) Ne trouverons oiseuses ou sophistiques ces remarques que ceux qui ne se sont jamais interrogés sur la signification d’un koan, ou sur celle de l’«unicité de l’attestation » (wahdat al shuhûd), unicité que l’attestateur El Hallâj ne put réaliser que par sa propre extinction crucifiante. La question est bien : qu’est-ce que la Bouddhéité ? ou encore : comment « dire Dieu », ou être « théo-logos » ?<br /> 101) Qui n’est autre que ce que la scolastique appelle une distinction virtuelle, c’est-à-dire ni réelle, ni seulement de raison.<br /> 102) Il est très peu fait mention de la Shakti de Brahma dans l’ouvrage essentiel de Shankara, le Commentaire aux aphorismes du Vêdânta : une fois en II, I, 14, selon l’index de G. Thibault (the Vêdânta sûtra of Badarayana with the commentary by Shankara. Dover Publication Inc., N.Y. 1962, 2 tomes). C’est le tantrisme, en particulier Abhinavagupta, qui développera pleinement la doctrine de ce A. K. Coomaraswamy appelait la « Bi-unité divine » (Etudes Trad., 42e an, n° 212-213, 1937, pp. 289-301).<br /> 103) Pour commenter en détail ces pages très denses, il faudrait souligner leur arrière-plan leibnizien, en particulier pp. 15-16, où Guénon, selon le vœu de Leibniz (Nouveaux essais sur l’entendement humain, IV, c. 10, § 7) montre que l’idée d’Infini est possible (non-contradictoire) et nécessaire.<br /> 104) La contradiction majeure de l’Etre, à certains égards, c’est l’Existence universelle (la Création), qui procède de l’Etre, et donc qui s’en distingue, ce qui implique qu’elle est mélangée de néant, c’est-à-dire de « moindre être ».<br /> 105) On est libre de ses définitions pourvu qu’elles soient fondées. Guénon se conforme à l’usage scolastique qui distingue deux couples d’opposés, le possible et l’impossible, le nécessaire et le contingent ; le premier couple concerne l’essence, l’intelligible pur, le second l’existence. Est possible ou impossible ce dont la définition (l’essence) implique ou non contradiction. Est nécessaire ou contingent ce qui ne peut pas ne pas être ou non.<br /> 106) Les états multiples…, p. 23.<br /> 107) En fait, cette thèse se rapprocherait plutôt de ce qu’il y a de plus acceptable dans la phénoménologie de Husserl.<br /> 108) C’est aussi, pensons-nous, la question que pose Platon dans le Sophiste, 248-249 : « si connaître, c’est agir, il s’ensuit nécessairement que ce qui est connu pâtit. Suivant ce raisonnement, l’être, étant connu par la connaissance, et dans la mesure où il est connu, sera mû dans cette mesure, puisqu’il est passif, car pâtir ne peut advenir dans ce qui est au repos » (248e). Autrement dit : si l’être est immuable, comment peut-il être connu ? Nous retrouvons ici la Possibilité universelle, comme Perfection passive en tant que « connaissabilité du Suprême ».<br /> 109) Les états multiples…, p. 91.<br /> 110) Le Père Laurentin, dans l’excellent petit livre qu’il a consacré à sainte Bernadette et aux apparitions de Lourdes fait remarquer qu’en parlant, en patois, de l’«être » qui se manifestait dans la grotte, la petite fille employait toujours le pronom neutre et jamais le masculin ou le féminin. Par ailleurs nous ferons observer que les initiales de Immaculée Conception sont identiquement celles de Jésus-Christ (en français l’adjectif, d’ordinaire, ne précède pas le substantif).</em></p> <p align="justify"> <em></em></p>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com4tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-45311572413104165952008-11-15T06:33:00.000-08:002008-11-15T06:35:52.893-08:00René Guénon A l'occasion du centième anniversaire de sa naissance<p>REPERES ESSENTIELS</p> <p align="justify">I. Vie</p> <p align="justify">Enfance et adolescence (1886-1905)</p> <p align="justify"> René-Jean-Marie-Joseph Guénon, né en 1886, à Blois, en Anjou, au doux pays de Loire, descend d’une famille assez ancienne, de petite bourgeoisie vigneronne. Son père Jean-Baptiste, sans goût pour les travaux vinicoles, embrassa la carrière d’architecte, ce qui explique peut-être en partie les qualités exceptionnelles de « constructeur intellectuel » dont son fils témoignera dans son œuvre. Veuf sans enfant, Jean-Baptiste Guénon, à 52 ans, épouse Anna-Léontine Jolly, qui en avait 33. Une fille, née en 1883, meurt à 3 ans, peu de temps avant la naissance de René. Fils unique, de petite santé, baptisé très tôt, le jeune Guénon eut une enfance très entourée. La sœur de sa mère, Mme Veuve Duru, institutrice à Blois, n’avait pas d’enfant. Elle reporta son affection sur son neveu, lui apprenant à lire et à écrire. C’est seulement en octobre 1898, un an après sa première communion et sa confirmation, que Guénon entre à Notre-Dame des Aydes, collège religieux de Blois, où il fait de bonnes études, mais qu’il quittera en 1901, à la suite d’un désaccord entre le jeune René et son professeur de français, pour suivre les cours du collège Augustin-Thierry, en janvier 1902, comme élève de rhétorique. Il y demeurera trois ans, passant avec succès son baccalauréat de philosophie en 1903, puis de mathématiques en 1904, se révélant le meilleur élève du collège, aussi doué pour les mathématiques que pour la philosophie.<br /> <br /> Venu à Paris en octobre 1904, il s’inscrit au collège Rollin, en classe de mathématiques spéciales pour y préparer la licence, et, peut-être, l’Ecole Polytechnique. Mais il ne peut suivre le rythme de travail qu’on lui impose, ni supporter la promiscuité de l’internat. Une deuxième année ne fait qu’accentuer son retard. Inutile de s’obstiner. Et d’ailleurs Guénon a entendu un autre appel. Sa vie prend soudain un cours nouveau. Renonçant définitivement à une carrière scientifique, ayant quitté le bruyant Quartier Latin pour le calme de l’Ile saint-Louis où il habitera jusqu’à son départ pour l’Orient, en cette fin 1906, il entreprend la recherche de la « parole perdue » qui le conduira aux rencontres les plus décisives.<br /> La formation doctrinale (1906-1912)<br /> <br /> D’une certaine manière, tous les « mystères » de son existence, sur lesquels maints biographes s’interrogent, se situent dans la période 1906-1912. Ces « mystères » concernent essentiellement deux sortes de questions : 1) l’adhésion de Guénon à plusieurs organisations prétendûment (ou légitimement) initiatiques, afin d’en vérifier les prétentions, 2) sa rencontre avec les maîtres orientaux qui lui communiquent directement la connaissance de leurs traditions respectives. Examinons brièvement ces deux points.</p> <p align="justify"> A 20 ans, en 1906, Guénon fréquente les cours de l’Ecole Hermétique, qui constituait l’«antenne » extérieure du mouvement occultiste, dirigé par Papus (Dr Gérard Encausse). Il se fait admettre dans toutes les organisation contrôlées par Papus, dont l’Ordre Martiniste (qui se réfère à Martinès de Pasqually). Mais Papus soutenait des thèses (spiritisme, réincarnation) que Guénon rejetait. En 1908, quelques amis martinistes furent alors amenés à proposer à Guénon de prendre la direction d’un Ordre du Temple Rénové (O.T.R.), d’éphémère durée puisqu’il fut dissout, à la demande de Guénon, fin 1911. Le plus étonnant, toutefois, c’est l’existence – révélée par Laurant (1) – des procès-verbaux des séances de l’O.T.R., lesquels contiennent sous forme de bref intitulés, la quasi-totalité de l’œuvre guénonienne. L’O.T.R. fut l’occasion d’une rupture mouvementée avec l’occultisme (1909), ce qui permit à Guénon de quitter également certaines organisations maçonnico-occultistes de régularité incertaine, et de solliciter son rattachement à la loge Thebah, dépendant régulièrement de la Grande Loge de France (Rite Ecossais Ancien et Accepté). Enfin, toujours en 1909, Guénon entre à l’Eglise gnostique (instituée par J. Doinel en 1889) et qui se prétendait la restauration authentique du catharisme historique. Il est sacré évêque et prend le nom de Palingenius. A l’initiative de Synesius, patriarche de cette Eglise, il fonde une revue, La Gnose, dont il assume la direction durant trois ans, jusqu’à sa disparition volontaire, en 1912. Guénon y publiera ses premiers articles.</p> <p align="justify"> Quelle fut la raison de ces multiples affiliations ? Si l’on tient compte de l’œuvre ultérieure, qui nous révèle en Guénon un implacable adversaire de toutes les pseudo-initiations (occultisme, théosophisme, néo-gnosticisme, etc.), la seule hypothèse plausible est bien celle d’une « vérification », mais aussi d’un combat contre les parodies de l’ésotérisme (2), ce qui suppose la possession d’un critère doctrinal de discernement, et la conscience d’une tâche à accomplir. D’où Guénon tenait-t-il l’un et l’autre ?<br /> Quant à la doctrine, quelques points sont certains : les articles publiés dans La Gnose, de novembre 1909 à février 1912, contiennent l’essentiel de ce qui sera Le Symbolisme de la croix et L’Homme et son devenir selon le Vedânta. Les connaissances linguistiques (3) et métaphysiques que requièrent ces études ne sauraient exiger moins d’un an ou deux pour leur acquisition, laquelle remonte donc probablement au début de 1908. Sur quoi portent-elles, et comment Guénon les a-t-il obtenues ? Elles concernent essentiellement l’hindouisme, le taoïsme et l’islam (4), et leur acquisition, au témoignage constant de Guénon lui-même, se fit directement et non au moyen de livres. Quels furent ces instructeurs ?</p> <p align="justify"> D’abord des Hindous, puisque l’hindouisme, selon Guénon, fait fonction de tradition normative et centrale pour l’humanité actuelle. Personne n’a jamais pu fournir sur eux la moindre indication ; mais leur existence n’est pas douteuse. Au demeurant, l’étude attentive des exposés guénoniens nous permet d’affirmer qu’il s’agissait de représentants d’un Vedânta traditionnel et « orthodoxe », remontant sans doute à Shankara, mais qui constitue aussi une synthèse « scolastique » des commentateurs ultérieurs, notamment de la Vijnâna Bhikshu (XVIe s.) et qui intègre à la métaphysique une partie de la cosmologie (sâmkhya). Ce n’est donc pas un Vedânta d’historien érudit, mais celui-là même qu’on enseigne officiellement dans les écoles vedântines. Ce point est absolument fondamental.</p> <p align="justify"> Ensuite des taoïstes. A l’Ecole Hermétique, comme à l’Eglise gnostique, Guénon avait rencontré deux français, Léon Champrenaud (1870-1925) et Albert de Pouvourville (1862-1939), qui exercèrent sur lui une influence certaine. Le second, en particulier, officier au Tonkin et qui, en Chine, avait reçu l’initiation taoïste et traduit le Tao-tö-king(5), joua, dans la formation de sa pensée, un rôle assez important. Cependant, là aussi, Guénon eut un contact direct avec un taoïste chinois, un fils du maître de Matgioi, venu de France pour aider celui-ci à traduire le Tao-tö-king, et, au témoignage de Chacornac, « il reçut plus que n’avait reçu Albert de Pouvourville »(6).</p> <p align="justify"> Maintenant, est-ce seulement une connaissance doctrinale qui fut communiquée à Guénon, lors de ces deux rencontres ? Probablement pas. Cet enseignement fut sans doute accompagné chaque fois, de la transmission d’une initiation (7), ce qui est également vrai de sa troisième rencontre avec l’Orient, sous le signe de l’islam. C’est en 1912 qu’il fut rattaché à la tarîqah du sheikh Elish Abder-Rahman el-kebir, illustre sage du Caire, auquel il dédicaça le Symbolisme de la croix. La bénédiction lui fut donnée de la part de son maître par Abdul-Hâdi (peintre suédois du nom d’Ivan Aguéli), collaborateur de La Gnose. Nous ne nous étendrons pas sur ce passage à l’islam, essentiellement motivé par la recherche (et la découverte) d’une initiation accessible et authentique. Nous soulignerons seulement ce fait majeur : c’est précisément en 1912 que Guénon rompt définitivement avec le pseudo-ésotérisme, ses organisations et ses revues. Désormais, les normes de la fonction et de l’œuvre sont fixées dans leur nature propre et unique.</p> <p align="justify">Le métaphysicien de l’Ile Saint-Louis (1912-1930)</p> <p align="justify"> Que 1912 marque un tournant dans sa vie, c’est ce que prouve non seulement son rattachement à l’islam, mais encore, la même année, son mariage avec Berthe Loury, assistante de Mme Duru, qui vient habiter avec le jeune ménage, ainsi qu’une nièce de quatre ans, Françoise, que les Guénon recueillent en 1918 afin de remplacer l’enfant que Berthe ne pouvait pas avoir. Le métaphysicien vivra au sein de cette triple affection féminine durant dix ans. Et, parce qu’il faut aussi gagner sa vie, Guénon – qui a été réformé à cause de sa santé – passe, en 1915, une licence de philosophie en Sorbonne, puis sa maîtrise avec un mémoire sur la signification du calcul infinitésimal chez Leibniz, qui fournira la matière d’un livre sur les Principes du calcul infinitésimal (1946). Il tente l’agrégation en 1919, mais échoue à l’oral. Enfin, en 1921, il veut présenter comme thèse d’Etat, son premier livre : Introduction à l’étude des doctrines hindoues, mais finit par se heurter au refus de l’orientaliste sylvain Levi. Ses diplômes lui permettront cependant d’enseigner la philosophie dans différents établissements, avec quelques interruptions, de 1915 à 1929.</p> <p align="justify"> Durant cette période, Guénon écrit beaucoup : des ouvrages commandés par les circonstances (Le Théosophisme, La crise du monde moderne, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, etc), mais aussi des exposés « intemporels » sur la métaphysique traditionnelle (L’homme et son devenir selon le Vedânta, Le Roi du monde, L’ésotérisme de Dante). Il collabore à de nombreuses revues(8), fréquente des milieux divers, est apprécié de Léon Daudet et de certains intellectuels monarchistes, se rapproche un temps de Maritain et des milieux néo-thomistes, mais, finalement, y rencontrera une profonde hostilité.</p> <p align="justify"> De 1925 à 1927, il avait donné quelques articles au Voile d’Isis, revue dirigé par P. Chacornac. En 1928, Guénon en devint le collaborateur principal et put y exercer un magistère doctrinal sans partage. Jusqu’à sa mort, il publia chaque mois, un article de métaphysique, une étude sur un point particulier (en général de symbolisme), une revue des revues, et une revue des livres. Labeur vraiment colossal, si l’on y ajoute un courrier abondant : plusieurs centaines de correspondants, répartis dans le monde entier, et auxquels il répondait toujours. Mais cette revue devint aussi l’instrument de son combat contre toutes les formes de pseudo-ésotérisme et contre-initiation sataniques. Une grande partie de son temps fut absorbé par cette tâche où il se révéla un redoutable polémiste. En 1936, Le Voile d’Isis prit le nom d’Etudes Traditionnelles, nom qu’il a gardé jusqu’à nos jours.</p> <p align="justify"> Cependant, une fois de plus, la vie de Guénon devait prendre un cours nouveau : coup sur coup, il perd sa femme en janvier 1928 et sa tante en octobre. En 1929, sa nièce le quitte et retourne dans sa famille. Le voici seul et sans affection, profondément désemparé. Le départ pour l’Orient est proche.</p> <p align="justify">A l’ombre des Pyramides (1930-1951)</p> <p align="justify"> En septembre 1929, Guénon avait fait la connaissance de Mme Dina, veuve d’un ingénieur égyptien, et fille de Shillito, le roi des chemins de fer canadiens. Elle admirait son œuvre et lui proposa de fonder une maison d’édition, « Véga », qui publierait tous ses livres et les traductions de textes soufis que Guénon pourrait exécuter. C’est à la recherche de ces textes qu’ils partirent tous deux, le 5 mars 1930, pour Le Caire. Le séjour devait durer trois mois. Mais ce délai se révéla trop court pour le travail prévu. Aussi Guénon demeura-t-il au Caire, alors que Marie Dina rentrait en France et finalement… renonçait à ses projets. Abandonné, sans ressources – à peine avait-il les moyens de se procurer des timbres pour sa correspondance – il vécut deux années difficiles, au cours desquelles il s’«arabisa » de plus en plus, et renonça définitivement à rentrer en France (9). C’est durant ces deux années que paraissent, chez Vega, deux de ses ouvrages les plus importants : Le Symbolisme de la croix (1931) et Les états multiples de l’être (1932) ; mais le manuscrit en avait été rédigé avant son départ.</p> <p align="justify"> Dans le calme de sa demeure cairote – dont l’adresse est difficile à obtenir – il peut alors donner toute son ampleur à son activité littéraire. Sa « présence » doctrinale se fait plus universelle. Les traductions de ses livres qui ont commencé avec l’italien en 1927, puis l’anglais en 1928, se poursuivent maintenant en allemand, en espagnol, en portugais et même en tibétain. Le nombre de ses correspondants ne cesse de croître : il écrit cinquante lettres par semaine ! Ecrivains et intellectuels le lisent et le discutent. Bien que non reconnue, son influence est déjà considérable en Europe.</p> <p align="justify"> Un tel mode de vie ne pouvait pas ne pas altérer sa santé. Y eut-il autre chose ? Le docteur qui le soignait se déclara incapable de diagnostiquer le mal qui l’affaiblissait. Le dimanche 7 janvier 1951, il entra en agonie. Dressé sur sa couche, il s’écria à plusieurs reprises : « al-nafs khalâs », « l’âme s’en va ». Puis, vers 23 heures, ayant répété deux fois « Allâh », il expira.</p> <p align="justify">II. Nature de l’œuvre</p> <p align="justify">Situation de l’œuvre</p> <p align="justify"> En même temps qu’un contenu, une œuvre est un style. Celui que Guénon a conféré à la sienne semble lui permettre d’échapper aux classifications ordinaires. Si l’on y réfléchit, on verra que la plupart des discussions qu’elle a soulevées viennent de là. Car cette œuvre fut très discutée, longue à s’imposer, méprisée par toute la critique universitaire qui, en France, fait la loi. Chez certains indianistes, elle suscita même une violente hostilité. Guénon n’était pas un « auteur sérieux ». Ses ouvrages ? de seconde main ; sa documentation ? de troisième ordre ; ses références ? parfois absentes ou invérifiables. D’ailleurs, de quoi s’agissait-il ? de rien de plus que d’une nouvelle forme d’occultisme ou d’illuminisme, comme on voudra, dont il existe maints exemples dans l’histoire européenne, et dont il illustre les thèmes les plus classiques : prétention dogmatique à une science mystérieuse, ignorée du vulgaire, croyance à une tradition ou révélation originelle, au-dessus de toutes les religions, excès d’une herméneutique qui dote le moindre symbole d’un sens métaphysique, vision d’une histoire secrètement machinée par des groupes occultes, bref, de quoi satisfaire le goût du public pour le merveilleux. Quant aux traits propres à Guénon : le refus radical du monde moderne, la raideur abstraite du discours, etc., le critique moderne n’y verra que les symptômes bien connus de la … paranoïa.</p> <p align="justify"> Or, il faut bien le reconnaître, certaines de ces critiques ne sont pas dénuées de fondement, et notre appréciation des idées présentées par Guénon ne devrait pas nous interdire d’être juste avec ses adversaires. Les idées, d’ailleurs, ne sont pas seules en cause. Ainsi peut-on estimer que les attaques expéditives contre les orientalistes ou les polémiques avec tel ou tel dans « Le Voile d’Isis » ou dans les « Etudes traditionnelles », ont un aspect un peu obsessionnel, et Guénon paraît trop souvent enclin à soupçonner des intentions perfides ou des sortes de conjurations. Le cas de L’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues est, à cet égard, typique, car ce texte, quant à sa présentation, ne répondait nullement à ce qu’exigent les autorités universitaires en matière scientifique, exigences qui constituent la loi du genre et auxquelles on ne saurait se soustraire dès lors qu’on sollicite l’approbation de ces mêmes autorités. Quand, en plus, on déclare péremptoirement que de toute cette érudition il ne résulte pas « la compréhension de la moindre idée vraie », le refus de sylvain Lévi s’explique très normalement et point n’est besoin d’évoquer ici des raisons d’«école ». On aurait pu concevoir que Guénon marquât plus sereinement ses distances avec l’orientalisme officiel, sans revendiquer pour lui seul une infaillibilité dont, en la matière, il n’a pas toujours témoigné. Ce qui est d’autant plus regrettable que Guénon a toujours raison dans les questions de principes.</p> <p align="justify"> Et pourtant, outre que le combat contre le monde moderne réclamait sans doute un tempérament tel que le sien – ce qui ne saurait cependant justifier les erreurs concernant, par exemple, le bouddhisme – le miracle est bien qu’il suffise d’entrer dans le texte guénonien pour être saisi par l’évidence et la clarté d’une pensée parfaitement maîtresse d’elle-même, et d’une limpidité transcendante. Assurément, cette œuvre a ses limites et ses imperfections – c’est le lot de toute œuvre humaine. Mais nul ne peut lire Guénon sans éprouver le sentiment – assez extraordinaire – que tout ce dont la raison humaine avait rêvé plus ou moins confusément, tout ce qu’avaient enseigné les grands sages d’autrefois, mais dont la clé semblait perdue, tout ce qui miroitait sous les formes décevantes d’une multiple tradition occulte, tout cela trouve enfin son ordre, et devient possiblement vrai. De ce point de vue, cette œuvre réalise une sorte de « miracle » : elle brise l’incrédulité foncière de l’homme moderne, elle éveille en lui une intelligence oubliée.</p> <p align="justify"> Et les moyens qu’elle utilise pour cela sont d’une simplicité adamantine. Guénon ne fait appel qu’à l’évidence intrinsèque de la vérité. Et c’est pourquoi il a pu dire que ses écrits ne comportaient pas de références : « aucune tradition n’est « venue à notre connaissance » par des « écrivains » ; leurs ouvrages ont pu seulement nous fournir un occasion commode de l’exposer, ce qui est tout différent, et cela parce que nous n’avons point à informer le public de nos véritables « sources » et que d’ailleurs celles-ci ne comportent pas de « références » (10). Texte provocateur, assurément, et en partie inexact, car, lorsqu’il s’agit des Ecritures sacrées ou de recherches historiques, Guénon indique généralement les textes. Mais, outre l’affirmation qu’il a eu accès directement à certaines sources, il veut dire aussi que, par définition, la doctrine métaphysique possède sa vérité en elle-même, qu’elle ne dépend donc nullement d’une référence à une autorité quelconque, mais seulement de l’assentiment de l’intelligence qui en prend connaissance. Au demeurant, un enseignement direct donné par un représentant authentique à une intelligence qualifiée, communique une compréhension plus profonde de telle religion ou tradition que toutes les études scientifiques. Et c’est pourquoi, là non plus, les sources de Guénon « ne comportent pas de références » (11).</p> <p align="justify"> De la vérité des exposés guénoniens – comme de tout autre – il existe cependant un critère indirect : c’est leur « fécondité herméneutique ». Si tel ouvrage sur le Vedânta, malgré la pauvreté (apparente) de sa documentation, nous en procure une intelligence synoptique qu’aucune enquête ultérieure ne viendra démentir (sinon sur quelques points de détail) – et qu’aucun autre ouvrage ne communique aussi nettement – ; quand on constate, comme nous l’avons nous-mêmes expérimenté, que cette fécondité herméneutique s’étend finalement à toutes sortes de doctrines traditionnelles, même à celles dont il n’a pas parlé, et qu’il nous fournit des clefs pour comprendre la métaphysique et la symbolique de nombreuses religions, il devient extrêmement difficile de douter de la vérité essentielle (en dépit d’erreurs particulières) de ce qui nous est enseigné.</p> <p align="justify"> Enfin, il faut ajouter que Guénon possédait une sorte de génie didactique. Le moindre de ses écrits est toujours composé comme un traité systématique, et cela, d’une façon si claire, si décidée, que le contenu s’en imprime quasi automatiquement dans la mémoire. Peu d’écrits au monde ont un tel pouvoir formateur. Guénon excelle à poser des définitions, et à constituer un vocabulaire si précis et si bien ajusté aux significations qu’il entend exprimer, qu’il est presque impossible de ne pas l’utiliser une fois qu’on en a pris connaissance. En ce sens, Guénon est bien un « instituteur ». Il institue le discours de la métaphysique sacrée avec une rigueur, une ampleur, une évidence intrinsèque telles qu’il s’impose de lui-même, en ce XXe siècle, comme un modèle fondateur. Tel est son paradoxe essentiel : donner à la gnose ésotérique universelle, qui passait pour un obscur amas de confusions « poétiques », la forme la plus cristalline, la plus mathématique, fût-ce au détriment de ses aspects « musicaux ».</p> <p align="justify">III. Les idées maîtresses (12)</p> <p align="justify">a) La notion de métaphysique traditionnelle</p> <p align="justify"> Plutôt que de détailler le contenu de toutes les œuvres de Guénon, ce qui obligerait à des redites, nous avons cru préférables de donner une présentation synthétique de la doctrine. Elle s’articule autour de cinq thèmes fondamentaux : un thème initial de réforme intellectuelle, la critique du monde moderne ; trois thèmes centraux, dont chacun constitue une synthèse particulière des deux autres, et qui sont : la métaphysique, la tradition et le symbolisme ; enfin un thème terminal d’accomplissement, celui de la réalisation spirituelle, qu’on peut figurer dans le schéma suivant.</p> <p align="justify"><br /> ?????? 1</p> <p align="justify"> Toutefois, avant d’étudier chacun de ces thèmes pour lui-même, il convient de s’interroger sur le rapprochement qu’opère Guénon entre métaphysique et tradition, non seulement parce que la notion de métaphysique traditionnelle (dont est connexe celle d’intellectualité sacrée) constitue la norme essentielle de tout l’œuvre guénonien, mais aussi parce que cette idée est tout à fait ignorée dans l’Occident moderne.</p> <p align="justify"> S’il on admet que le terme de métaphysique, quelle que soit par ailleurs sa dérivation étymologique, désigne la connaissance de ce qui est « supra-physique », c’est-à-dire « sur-naturel » au sens le plus élevé du terme, on comprendra qu’on puisse l’appliquer adéquatement à la « science suprême ». Mais, telle qu’elle a été illustrée chez les grecs ou chez les chrétiens, notamment à partir des scolastiques, la métaphysique semble se présenter comme une œuvre de la raison naturelle, fonctionnant selon son régime propre, à partir des informations que recueillent la connaissance sensible et l’histoire. Elle n’a dans ce cas rien à voir avec une tradition quelconque, sinon au sens dérivé et secondaire d’une tradition humaine (la tradition platonicienne par exemple), mais non au sens propre d’un enseignement lié à une révélation (en général scripturaire) dont il constitue le commentaire intellectuel autorisé, et qui se trouve énoncé et fixé dans un corpus normatif(13).</p> <p align="justify"> C’est pourtant ainsi très exactement que Guénon envisage la métaphysique. Elle n’est point un exercice profane de la raison spéculant librement sur les données empiriques ; elle consiste en une doctrine reçue (14), intrinsèquement sacrée et toujours encadrée par la forme traditionnelle. Il n’y a pas d’ouvrage, même le plus universel ou le plus abstrait (Les états multiples de l’être), où Guénon ne prenne soin de justifier ses affirmations métaphysiques en faisant appel à des données traditionnelles précises et reconnues (hindoues, chinoises, islamiques, chrétiennes, etc.). Souvent, dans sa correspondance, à une demande de renseignement sur un point de doctrine ou de cosmologie, il explique qu’il ne peut répondre, faute de données traditionnelles.</p> <p align="justify"><br /> Nous connaissons bien, en Occident, un tel type de doctrine : nous lui donnons le nom de théologie. S. Thomas d’Aquin l’appelait sacra doctrina. Mais on a souvent fini par oublier (ou par nier) qu’une telle doctrine requérait un mode également non-profane d’intelligence. Certains ont même été jusqu’à prétendre qu’un athée qui accepterait par jeu les données de la foi, pourrait faire de la bonne théologie. Tout autre est la connaissance métaphysique qui relève d’une intellectualité intrinsèquement sacrée, étant une participation effective à la connaissance dont Dieu se connaît Lui-même. En vertu de cette identité noétique suprême entre l’essence de l’homme et l’Essence divine, quand une intelligence s’ouvre à la lumière de la révélation, c’est en quelque sorte à son propre contenu transcendant qu’elle a accès, et c’est cela l’inspiration pure, l’intuition intellective, l’« œil du cœur ».</p> <p align="justify"><br /> b) La critique du monde moderne comme préparation métaphysique</p> <p align="justify">Une telle connaissance requiert de l’homme moderne une véritable réforme intellectuelle comme un changement radical de repères mentaux. Guénon a exposé cette critique dans plusieurs ouvrages où il s’attaque aussi bien aux erreurs et illusions du monde profane qu’aux impostures et aux parodies des pseudo-religions (15). Il n’existe pas, dans la littérature du XXe siècle, de réquisitoire aussi ample et aussi profond contre les idéologies de notre temps.</p> <p align="justify">En ce qui concerne les idéologies profanes, Guénon dénonce l’idée de progrès qui est purement et simplement niée, sauf sur le plan de la force matérielle : pour lui, il n’est pas un seul secteur de la pensée et de l’activité humaines où ne se manifeste une véritable régression. Il montre combien cette idée de progrès commande, à la façon d’une authentique suggestion, toutes nos réactions et tous nos jugements, comme s’il suffisait de venir après une époque pour lui être supérieur. Il s’attaque aussi à la superstition de la science, qui n’est, dit-il qu’un « savoir ignorant » (16). Non pas que les résultats de la science soient contestés dans ce qu’ils ont de certain (en mathématiques et en physique classique la compétence de Guénon était très étendue), mais dans leur prétention à constituer la seule forme de savoir authentique. Car la science devient trop souvent une idole qui fait régner un véritable terrorisme intellectuel. Notons à ce sujet que Guénon se méfie de tout concordisme et qu’il n’a que mépris pour ceux qui cherchent la confirmation des Saintes Ecritures dans les prétendues découvertes des physiciens (17). Il combat également ce qu’il appelle admirablement l’illusion de la vie ordinaire (18) qui est bien, en effet, l’un des obstacles les plus puissants à la réception de la doctrine traditionnelle et à sa mise en application. Cette illusion, qu’on pourrait appeler aussi celle de la « vie courante », illusion que tout tend à renforcer dans la société actuelle, depuis la surévaluation du travail jusqu’au culte des loisirs et de la télévision, consiste à croire que l’existence humaine est un domaine fermé, rigoureusement neutre et autonome, où nous n’avons rien d’autre à faire qu’à produire, consommer, jouir et éviter les maux, tandis que la religion constituerait un domaine extérieur qu’on serait parfaitement en droit d’ignorer. Enfin nous signalerons encore les fortes analyses où Guénon montre l’alliance naturelle du moralisme sentimental et du rationalisme industriel, alliance qui, politiquement, a engendré l’idéologie démocratique de la Révolution française, et, sociologiquement, l’idéologie capitaliste de la civilisation anglo-saxonne.</p> <p align="justify">Quant aux impostures religieuses et aux parodies de l’ésotérisme, Guénon n’a pas mis moins de soin à les dénoncer. Il y a même consacré ses deux plus gros ouvrages (Le théosophisme et L’erreur spirite). Le terme de « théosophisme » est d’ailleurs un néologisme à visée dépréciative. L’enjeu est d’autant plus important que la religion théosophiste inventée par Mme Blavatsky et Annie Besant, revendique précisément pour elle, deux des thèmes principaux de l’œuvre guénonienne : l’hindouisme et l’ésotérisme, et en présente une image complètement déformée, contribuant ainsi à accroître la confusion des esprits et à rendre impossible tout véritable redressement. N’oublions pas d’ailleurs que l’énorme documentation utilisée par Guénon dans cet ouvrage lui fut en partie fournie par des hindous. Ce faisant, il peut redresser maintes erreurs, dont la plus importante est la fausse interprétation de la croyance à la réincarnation. Il reprend cette question dans L’erreur spirite, en même temps qu’il fournit sur la nature du monde subtil (ou psychique) et sa distinction d’avec le spirituel, ainsi que sur le satanisme, des renseignements qu’on ne trouve nulle part ailleurs.</p> <p align="justify">Les deux clefs de cette préparation métaphysique consistent en une double opposition : géographique, entre l’Orient et l’Occident ; historique, entre le monde traditionnel et le monde moderne. Tout s’éclaire si l’on admet que nous sommes à la fin de l’Age Kâli (le Kâli-Yuga ou « âge des conflits ») où doivent se réaliser les possibilités les plus inférieures du cycle. Autrement dit, l’Occident moderne se caractérise à la fois par le refus ou l’oubli de la tradition, et par l’ignorance ou l’incompréhension de la doctrine métaphysique. Nous allons les examiner successivement.</p> <p align="justify">c) Tradition et cyclologie</p> <p align="justify"> Guénon confère au mot tradition (de tradere : livrer, transmettre) son sens le plus rigoureux : est traditionnel ce que l’homme n’a pas inventé, mais reçu, et qui donc trouve son point de départ, en dernière analyse, dans l’Origine supra-humaine de toutes choses. Cette Tradition s’identifie au Logos de l’humanité ; elle est l’expression de sa Loi et la Norme de son existence terrestre. La vie normale est donc celle qui s’effectue selon cette Norme, celle dont tous les moments, tous les actes, toutes les œuvres sont accomplis selon sa règle et dans sa lumière.</p> <p align="justify"> Cette Tradition fut donnée à l’homme à l’origine des temps : elle constitue la Tradition primordiale qui se manifesta au « berceau arctique » de l’humanité, c’est-à-dire au « Paradis terrestre ». Par la suite, elle revêtit des formes multiples – ce sont toutes les religions du monde – selon les temps et les mentalités, chacune de ces religions résultant d’une révélation divine, destinée, en principe, ou en fait, à une humanité particulière, mais sans altération de l’unique vérité essentielle. A notre connaissance, aucun penseur, occidental ou oriental, avant Guénon, n’avait mis aussi fortement et aussi clairement en lumière, cette « unité transcendante des religions ».</p> <p align="justify"> L’idée de tradition, ainsi entendue, est la marque distinctive essentielle de toutes les civilisations non modernes. Elle n’implique pourtant aucune fixité, et se conjugue d’ailleurs avec une autre doctrine, celle des cycles cosmiques dont la loi d’évolution régit non seulement l’histoire humaine mais aussi la manifestation universelle, laquelle connaît des phases périodiques de résorption. De ce point de vue, la tradition, c’est ce qui demeure à travers ce qui passe et se perd. La doctrine cyclique, Guénon y insiste, exclut toute répétition à l’identique, puisqu’elle exprime simplement le fait de l’épuisement successif, en sens « descendant », de telles possibilités initialement contenues dans l’origine, épuisement qui, selon les cycles, passe par des phases qualitativement analogues. Chaque grand cycle comprend des cycles secondaires qui se ramènent à la succession des quatre âge d’or, d’argent, d’airain et de fer de la tradition hésiodique et platonicienne. Nous nous trouvons présentement, selon toutes les traditions révélées, à la fin de l’âge de fer – ou des « conflits » (Kâli-Yuga) selon la terminologie hindoue – où l’obscurcissement spirituel atteint sa limite. Mais enfin, lorsque les possibilités inférieures sont épuisées, l’ordre est restauré, la Tradition est rétablie et sa Vérité illumine tous les cœurs. Quelle est donc cette Vérité ? Jusqu’ici nous avons présenté la forme générale de la Tradition ; il convient maintenant d’en approfondir le contenu.</p> <p align="justify">d) la doctrine métaphysique : les degrés de la Réalité universelle</p> <p align="justify"> Envisagée dans son sens le plus large, la métaphysique est la science des degrés de la Réalité universelle, dont l’ensemble constitue précisément le contenu de toute Tradition intégrale. En un sens plus strict, seul relève précisément de la métaphysique ce qui appartient à l’ordre principiel, le reste relevant plus spécialement, soit de la cosmologie (point de vue du macrocosme), soit de l’anthropologie (point de vue du microcosme). Avant d’entreprendre une description sommaire de ces trois ordres, nous devons considérer les grandes catégories qui les structurent.</p> <p align="justify">1) Les catégories métaphysiques :<br /> <br /> Elles sont logiques et ontologiques.<br /> – Logiquement, en considérant les degrés de réalité à partir de celui qui est propre à l’homme, la première distinction qui s’impose, selon Guénon, est celle de l’individuel et de l’Universel : l’homme étant un être individuel, tout ce qui le dépasse est non-individuel ou universel. L’individu embrasse le général (l’humanité) et le particulier (l’homme) qui va du collectif (plusieurs hommes) au singulier (un homme). D’où le tableau suivant :</p> <p align="justify"><br /> ??????? 3</p> <p align="justify"><br /> – ontologiquement, en considérant les degrés de réalité en soi, l’Universel embrasse à la fois la Manifestation informelle et le Non-manifesté. L’individuel embrasse la manifestation formelle qui comprend le monde subtil ou psychique et le monde corporel ou grossier. D’où le tableau suivant :</p> <p align="justify">??????? 3</p> <p align="justify">2) Le Non-Manifesté ou Métacosme :</p> <p align="justify"> Au sens le plus rigoureux du terme, la métaphysique « commence » au-delà de l’être (ou détermination ontologique causale symbolisée par le chiffre 1). C’est là le point de vue de la Non-dualité (advaïta-vâda). Le principe suprême surontologique, symbolisé par le zéro, y est désigné comme l’Infini, c’est-à-dire comme ce qui n’est limité par rien, par aucune nature ou essence déterminée, et donc qui embrasse tout et ne connaît aucune contradiction. L’Infini ainsi entendu ne saurait être conçu directement « en Lui-même ». Nous pouvons seulement le concevoir indirectement comme ce qui peut être absolument tout, à quoi Guénon donne le nom de « Possibilité universelle ». Il s’agit là, non d’un simple point de vue humain, mais d’un « aspect », objectivement fondé, de l’Infini. La Possibilité universelle englobe aussi bien la possibilité ontologique (ou « Etre ») que la « possibilité » sur-ontologique (ou Non-Etre) (19). Elle n’est, dernière analyse, rien d’autre que l’Infini Lui-même, qui est seul absolument réel ; d’où l’identité métaphysique du possible et du réel.</p> <p align="justify"> Dans son auto-détermination, l’Etre est l’« affirmation » principielle du Non-Etre. Il est donc la cause synthétique de toutes les déterminations secondes ou archétypes des créatures et les contient en Lui comme possibilités de manifestation.</p> <p align="justify">3) La Manifestation universelle ou macrocosme :</p> <p align="justify"> Guénon, parlant le langage de l’Inde, décrit plus volontiers le processus cosmogonique comme une manifestation que comme une création, ce qui souligne la continuité essentielle ou exemplaire du cosmos avec le Principe plutôt que sa discontinuité existentielle. Ce processus résulte, au niveau même du Non-Manifesté, de la bi-polarisation de l’Etre en Principe déterminatif ou actif (Purusha dans l’hindouisme) et en Principe réceptif ou passif (Prakriti). Toute la manifestation est produite par l’action (non-agissante) de Purusha (le Principe déterminant, l’Esprit) sur Prakriti (le Principe déterminé, la Nature primordiale). Ainsi sont actualisées en mode distinctif et séparé les innombrables possibilités de création qui sont contenues, en mode indifférencié et unitif, dans l’Etre causal. Purusha et Prakriti demeurent en eux-mêmes non-manifestés, mais ils constituent la double condition primordiale de tout être manifesté et se retrouvent analogiquement en chacun d’eux comme son pôle essentiel ou intelligible et son pôle substantiel ou « matériel ».</p> <p align="justify"> La manifestation universelle est faite, d’une part, de conditions limitatives, d’autre part, d’êtres déterminés par ces conditions. Un certain ensemble de conditions définit un « monde », ou un degré de réalité, représentables par un plan horizontal. Un être se trouve revêtu des conditions propres au degré de réalité qu’il traverse actuellement et qui déterminent les modalités de cet être. Comme ces degrés – sans compter les degrés ontologiques et sur-ontologiques – sont en multitude innombrables ; on parlera des « états multiples de l’être », qui subsistent tous dans une permanente actualité et dont la continuité sera représentée par une verticale émanant du Principe.</p> <p align="justify"> Quant aux degrés de la Manifestation universelle, Guénon, qui suit ici la doctrine hindoue, les regroupe en trois mondes (Tribhuvana) : monde informel ou monde des devas (les « dieux » hindous qui correspondent, dit Guénon, aux anges du monothéisme abrahamique), le monde subtil ou animique, et le monde corporel, ou grossier. Cette tripartition cosmique résulte de l’actualisation différenciée des trois « tendances qualifiantes » (sattva ou tendance ascendante, rajas ou tendance expansive, tamas ou tendance descendante) contenues en équilibre indifférenciée dans Prakriti. Tout ce qui existe participe des trois à la fois, mais selon des prédominances qui fixent son appartenance à tel ou tel monde. En fait, cette présentation schématique masque les nuances d’une doctrine fort complexe dans laquelle, en particulier, le monde informel ou spirituel peut être en quelque sorte « annexé » par le Métacosme divin. Le monde corporel est défini par cinq conditions (l’espace, le temps, le nombre, la vie et la forme). Le monde spirituel est supra-formel et se caractérise comme manifestation de l’Unité de l’Etre : monde des essences qui se distinguent par leur qualité pure, donc sans rompre leur unité, et non par repliement formel et individualisant sur elles-mêmes.</p> <p align="justify">4) L’homme ou microcosme :</p> <p align="justify"> Si on envisage maintenant les choses du point de vue d’un être, donc microcosmiquement, la verticale qui unit tous les états de cet être en leurs centres et qui les rattache au Principe, constitue précisément sa personnalité, qu’il faut donc soigneusement distinguer de l’individualité, laquelle ne concerne que l’état humain actuel (état psycho-corporel). Cette personnalité, qui unifie tous les états de l’être et qui les relie à leur Principe n’est autre au la détermination primordiale du Principe relativement à tel être. C’est le « lieu » métaphysique où l’être, à travers la multiplicité de ses états, est vraiment lui-même, c’est-à-dire « Soi » (Atmâ). Le « suprême Soi » est le Sur-Etre même, la Réalité absolue et infinie. En dehors de cette identité suprême, tout le reste est Mâyâ, illusion et jeu divin.</p> <p align="justify"> L’homme individuel doit ascender le long de cette verticale, « devenir » ce qu’il est en lui-même, c’est-à-dire réaliser son propre archétype, et, au-delà même, le Soi suprême et inconditionné dans une fusion sans confusion. Mais il faut, pour cela, mettre en jeu, activer rituellement, toutes les correspondances symboliques qui unissent les divers plans de la réalité entre eux, accomplissant ainsi l’unicité de l’Existence.</p> <p align="justify">e) La symbolique universelle</p> <p align="justify"> Le symbolisme, en effet, n’est pas seulement moyen de connaissance, il est encore, et plus profondément, moyen de réalisation spirituelle, parce qu’étant fondé sur la nature des choses, il met réellement en relation l’être sensible et corporel avec les états supérieurs, et, finalement, avec le Principe. Aussi faut-il en connaître la signification.</p> <p align="justify"> Guénon a consacré une part importante de son œuvre à la science des symboles, et il n’y a peut-être pas de domaine où il donne autant le sentiment de la maîtrise (20). Il n’y en a pas, non plus, où l’unité des formes sacrées apparaissent plus vivement, comme si elle était palpable. Unité des formes sacrées que vérifient, non seulement le contenu doctrinal des diverses révélations, mais aussi les Ecritures saintes, les arts traditionnels, les rites, et finalement, le cosmos tout entier. A lire tant de traités d’une si étonnante justesse, dans l’interprétation des symboles, on en vient à se demander d’où Guénon tirait tout ce savoir. On ne saurait présentement donner la moindre idée de son extrême rigueur conceptuelle non plus que de sa précision, fût-ce dans les moindres détails. Disons seulement qu’il en résulte un véritablement changement dans notre perception des réalités sensibles, lesquelles acquièrent naturellement une sorte de transparence intelligible. Le monde s’y révèle comme une étincellement du Logos.</p> <p align="justify"> Toutefois, le symbolisme joue à cet égard un rôle discriminateur, car tous les hommes ne sont pas capables de percevoir cette transparence. Ils ont des yeux et ne voient point, ou ne voient que l’aspect extérieur des choses, des Ecritures, des rites, des formes sacrées, et ne peuvent pénétrer leur signification intérieure. L’existence du symbolisme témoigne ainsi de la distinction entre un enseignement exotérique, qui désigne tout ce qu’il y a de relativement extérieur dans une tradition, de public, d’évident pour tous, et un enseignement ésotérique, concernant la connaissance de ce qu’il y a de plus intérieur, nécessairement réservée – et par la force des choses – à ceux qui peuvent saisir le sens caché des apparences. La distinction de l’ésotérisme et de l’exotérisme est une distinction majeure de la pensée guénonienne.</p> <p align="justify"> Reste que la conception métaphysique du symbolisme qu’il a exposée est sans doute la seule qui permet aujourd’hui d’adhérer intelligiblement et sans réduction aucune, à toutes les Ecritures sacrées, et d’échapper ainsi aux déviations destructrices du modernisme.</p> <p align="justify">f) La réalisation spirituelle</p> <p align="justify"> Tradition métaphysique, symbolique, n’ont qu’un but : conduire l’homme au terme de sa destinée véritable, à savoir son identification réelle à sa propre essence : « deviens ce que tu es » – ce qui suppose qu’à présent nous ne le sommes pas, et donc que l’homme actuel « se tient en dehors » de son essence, ce qui est précisément le sens du mot ex-istence (de ex-sistere : se tenir hors de). Guénon a donné à cette destinée le nom de réalisation métaphysique ou spirituelle. Cette réalisation, qui consiste dans la prise de conscience effective de la réalité de l’Esprit, opère une transformation radicale de l’être humain et n’est donc possible que par la grâce d’une influence spirituelle venue d’En-Haut et communiquée par un rite d’origine non-humaine. En dehors du rattachement réel à une religion authentique et de la réception d’un tel rite, il n’est possible d’obtenir aucun résultat proprement spirituel, c’est-à-dire dépassant le niveau humain. Mais, d’autre part, le rite doit être adapté aux possibilités spirituelles de celui qui le reçoit. Or, les êtres humains ne présentent pas une capacité égale à atteindre le terme de la réalisation – qui est leur identité suprême avec le Principe –, chacun selon son propre archétype. Il est donc nécessaire qu’il existe des rites de nature différente, suivant la fin qu’ils permettent d’atteindre.</p> <p align="justify"> Pour l’homme, deux fins sont concevables : perfection de l’état humain, perfection de l’état divin, puisqu’il y a en lui quelque chose de Dieu. Toutes les religions se proposent la première fin, que Guénon désigne par le salut. Elles s’adressent à tous les hommes pour sauver tout l’homme. Mais, pour atteindre la seconde fin, que l’Inde appelle « délivrance », il faut un rite spécial, donné seulement à ceux qui sont « qualifiés » et que Guénon appelle un rite initiatique (de initium = commencement), parce qu’il inaugure le début de la voie spirituelle et qu’il confère le germe de la déification. La mise en œuvre de cette influence spirituelle nécessite l’usage de techniques appropriées, qui constituent la méthode proprement dite, par opposition à la doctrine. Pour Guénon, toute tradition complète doit présenter ces deux sortes de rites : initiatiques et exotériques (21). </p> <p align="justify"> Quant à la méthode proprement dite, elle varie en fonction de la voie poursuivie, laquelle est elle-même adaptée à la diversité des natures individuelles. Cette diversité se laisse ramener à celle des voies d’action, d’amour et de connaissance.</p> <p align="justify">Conclusion</p> <p align="justify"> Telle est, dans ses grandes lignes, la doctrine que Guénon a su exposer avec une rare autorité. Son message le plus fondamental, il l’a lui-même exprimé dans un texte admirable que nous gardons dans notre cœur comme son testament spirituel : « Tous les efforts hostiles se briseront finalement contre la seule force de la vérité, comme les nuages se dissipent devant le soleil, même s’ils sont parvenus à l’obscurcir momentanément à nos regards. L’action destructrice du temps ne laisse subsister que ce qui est supérieur au temps : elle dévorera tous ceux qui ont borné leur horizon au monde du changement et placé toute réalité dans le devenir, ceux qui ont fait une religion du contingent et du transitoire, car « celui qui sacrifie à un dieu deviendra la nourriture de ce dieu » ; mais que pourrait-elle contre ceux qui portent en eux-mêmes la conscience de l’éternité ? » </p> <p align="justify"> Texte paru dans Connaissance des Religions en décembre 1986.</p> <p align="justify"><br /> NOTES<br /></p> <p align="justify"><em>1. Le sens caché dans l’œuvre de René Guénon, Ed. de l’Age d’Homme, Lausanne, 1975, pp. 46-49.<br /> 2. Au témoignage de Noëlle Maurice-Denis Boulet (L’ésotériste René Guénon, Souvenirs et jugements, in La pensée catholique, n° 77, 1962, p. 23), Guénon lui aurait déclaré n’être entré chez les néo-gnostiques « que pour les détruire ».<br /> 3. Guénon était doué d’une mémoire exceptionnelle et d’une grande capacité philologique. Outre le grec, le latin, l’hébreu, l’anglais, l’italien, et, dit-on, l’espagnol, le russe et le polonais (Chacornac, La vie simple…p. 85), il lisait et écrivait l’arabe (il rédigea plusieurs articles en cette langue) et connaissait assez bien le sanscrit et un peu le chinois.<br /> 4. Paul Chacornac, La vie simple de René Guénon, Editions traditionnelles, Paris, 1958, p. 42. Ce petit livre, écrit par un ami de Guénon, demeure l’ouvrage classique de référence en la matière.<br /> 5. Sur Albert de Pouvourville, cf. J.P.Laurant, Matgioi. Un aventurier taoïste, Dervy-Livres, Paris 1982, 114 p.<br /> 6. La vie simple de René Guénon, p. 43.<br /> 7. Une très haute autorité spirituelle – et qui connut personnellement Guénon – nous a dit qu’il « avait reçu quatre initiations : hindoue, maçonnique, taoïste, et soufie ».<br /> 8. Dont la revue catholique Regnabit, dans laquelle il publiera, de 1925 à 1927, une série d’articles sur le symbolisme.<br /> 9. En 1949, il recevra la nationalité égyptienne.<br /> 10. Ce texte est de 1932 ; Guénon y répondait aux critiques d’un jésuite ; cf ; Comptes-Rendus, Ed. trad., 1973, p. 130.<br /> 11. l’indianiste français Louis Renou déclare, dans un petit livre, que Guénon « est l’auteur d’un ouvrage de seconde main sur le Vedânta de shankara » – à quoi l’un de nos amis répondit : « de seconde main, peut-être ; mais de premier esprit ! ». Ajoutons que l’éminent indianiste Olivier Lacombe n’a jamais rien dit de tel ; au contraire, il nous a personnellement affirmé que les exposés de Guénon sur le Vedânta, ne renfermaient aucune erreur.<br /> 12. Il s’agit d’un exposé, aussi objectif que possible, d’un rappel des vérités fondamentales – ce qui nous a paru plus important qu’un certain bavardage autour de Guénon, auquel a donné lieu le centième anniversaire de sa naissance.<br /> 13. C’est le cas par exemple du Vedânta, qui est contenu dans un corpus normatif de 555 aphorismes, intitulé Brahma-sûtra (ou Vedânta-sûtra) et attribué à Bâdarâyana.<br /> 14. Le mot Qabbalah, qui sert à désigner le commentaire métaphysique de la Torah, signifie proprement réception. Cf. Léo Schaya, L’homme et l’Absolu selon la Kabbale.<br /> 15. Orient et Occident, La crise du monde moderne, Le règne de la Quantité et les signes des temps (l’un des meilleurs livres), Le théosophisme, Histoire d’une pseudo-religion, L’Erreur spirite (une Erreur occultiste, projetée, ne fut pas écrite).<br /> 16. Orient et Occident, ch. II. La formule est d’un Hindou.<br /> 17. Nul doute qu’il n’eût vu que confusion et illusion dans les travaux d’un F. Capra ou du « Colloque de Cordoue ».<br /> 18. Règne de la quantité…, ch. XV.<br /> 19. La possibilité sur-ontologique comprend toutes les possibilités de non-manifestation, savoir : l’Etre (qui n’est jamais manifesté bien qu’il synthétise causalement en lui les possibilités de manifestation), et ce qui est au-delà de l’Etre ; le trans-ontologique est symbolisé par le Vide, le Silence, la Ténèbre.<br /> 20. La plupart des articles ont été rassemblés dans le recueil posthume : Symboles fondamentaux de la science sacrée.<br /> 21. Le christianisme, qui ne présente d’autres rites que les sacrements offerts à tous les chrétiens, est-il une tradition complète ? Pour Guénon il le fut, mais ne l’est plus. Quant à nous, et sans entrer dans un débat présentement hors de propos, nous adhérons entièrement aux thèses de F. Schuon sur le caractère initiatique inamissible du baptême chrétien, étant entendu que ce caractère ne développe la plénitude de sa réalité que par la mise en œuvre méthodique d’une voie spirituelle.</em></p>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-12466116576757598592008-11-15T06:31:00.000-08:002008-11-15T06:32:59.774-08:00Le symbolisme de la lumière et des ténèbres chez Maître Eckhart<p>I. – Présentation de Maître Eckhart</p> <p align="justify"><br /> Le thème « lumière-ténèbres » n’est pas le plus fréquent de l’œuvre eckhartienne. Relativement à d’autres thèmes, comme ceux de l’engendrement du Fils, de l’intellect, du détachement, de la percée, du Fond de la Déité, il peut même paraître secondaire. Il joue cependant un rôle important que nous voudrions tenter de préciser et de mesurer. Ce thème d’autre part, ne se confond pas simplement avec celui du mal et de la souffrance. Sans doute n’est-il pas impossible de repérer quelques textes où s’atteste l’équivalence du mal et des ténèbres, particulièrement dans Le Livre de la consolation divine1. Mais la thématique lumière-ténèbres déborde celle du bien et du mal, et l’englobe dans une symbolique plus générale. A s’en tenir aux enseignements de l’œuvre latine comme de l’œuvre allemande, la question du mal n’est directement traitée qu’en de rares endroits, alors que la dialectique lumière-ténèbres est orchestrée et déployée en d’importants développements. Néanmoins, et surtout pour l’œuvre allemande, cette disparité de traitement est plus apparente que réelle, car le problème du mal et de la souffrance y est perpétuellement affleurant sous des dénominations diverses. En revanche, il est certain que la maladie ne fait l’objet d’aucune thématisation spécifique. Il arrive au Maître d’y faire allusion, comme par exemple d’un mal ou d’une souffrance, mais, à notre connaissance, elle n’est jamais prise en considération pour elle-même : elle fait partie des déficiences générales de l’être.</p> <p align="justify"> Avant de préciser ces considérations introductives, il ne sera pas inutile de rappeler quelques données élémentaires concernant la vie et l’œuvre de Maître Eckart.</p> <p align="justify"> Le point le plus important, à cet égard, sur lequel on ne saurait trop insister, c’est que Maître Eckart – il signait en latin Magister Eckhardus 2 – fut un dominicain, un moine de l’ordre des Prêcheurs. En conférant à ses sermons allemands une force et un éclat qui ont traversé les siècles et qui verdoient encore dans leur surprenante jeunesse, il ne faisait qu’accomplir la tâche essentielle à laquelle le vouait la règle de son ordre. Dominicain, il le fut d’ailleurs de manière exemplaire. A l’image romantique d’un Eckart, obscur hérétique du XIVe siècle, né vers 1260 à Hocheim en Thuringe, et qui disparaît – on ne sait où – vers la fin de 1327 ou le début de 1328 (à Avignon ?), l’érudition moderne a substitué un portrait plus exact et finalement plus étonnant. Eckhart n’est aucunement ce marginal a peine connu, héraut de la libre pensée qu’écrase le tribunal de la Sainte Inquisition. C’est au contraire un personnage illustre dans son ordre et dans la chrétienté théologique. Successivement prieur du couvent d’Erfurt, vicaire de la « nation de Thuringe », prieur provincial de Saxe (47 couvents d’hommes et de nombreux couvents de femmes dépendent alors de lui), il se voit en plus confier, en 1307, la province de Bohême. En 1313, il est vicaire général du Maître de l’ordre. Sa carrière théologique n’est pas moins illustre. Après avoir étudié les arts à Paris, il y reçoit, en 1302, le titre de maître en théologie, et, dans l’année universitaire 1302-1303, est chargé par son ordre d’y enseigner la théologie. Or, par un privilège extrêmement rare, comparable à celui dont saint Thomas d’Aquin avait été l’objet, il est de nouveau, huit plus tard, appelé à Paris ; interrompant ses hautes fonctions dans l’ordre, il enseigne de 1311 à 1313 dans la capitale intellectuelle de la chrétienté, probablement afin d’y soutenir la doctrine de frère Thomas – doctrine qui se trouve attaquée de divers côtés, et dont l’auteur ne sera canonisé qu’en 1323, quelques années avant le procès de Maître Eckhart, cela expliquant peut-être ceci…</p> <p align="justify"> Dominicain chargé d’importantes responsabilités, théologien reconnu, instructeur spirituel vénéré à l’égal d’un saint par les moines et les moniales qu’il dirige, Eckart est le contraire d’un penseur erratique, d’une pièce rapportée étrangère à la pensée de son temps. L’œuvre allemande pourrait éventuellement le donner à croire. La restitution de l’œuvre latine nous l’interdit : elle prouve que Eckhart, nourri d’une immense culture, est un expert en philosophie scolastique, marqué par les théologiens rhénans, Albert de Cologne ou Thierry de Freiberg son contemporain, et qu’il entend expressément se situer dans la ligne de la doctrine thomasienne, comme il le déclare à plusieurs reprises, décernant à son auteur les titres de « vénérable frère » et de « docteur éminent»3. Pour autant, l’œuvre latine ne doit pas à son tour venir masquer l’œuvre allemande, sans laquelle Maître Eckhart serait un grand théologien, parmi d’autres. L’œuvre latine fournit les racines et le tronc de l’arbre eckartien, l’œuvre allemande en est la fleur et le fruit. C’est en elle que ce qui est vérité métaphysique et théologique devient lumière spirituelle et vie. La première fonde la seconde, mais la seconde illumine la première et nous en révèle seule la vérité la plus radicale. Tout l’effort du Maître, croyons-nous, visait à montrer quelle est l’ultime signification des enseignements théologiques, et de quelles conséquences ils se révèlent pour l’être spirituel quand il les prend au sérieux. Ainsi la doctrine eckartienne n’est ni une reprise du thomisme ni sa négation, elle est son accomplissement transcendant, au moins à certains égards 4. </p> <p align="justify"> Cette œuvre comporte une partie en langue vulgaire : soit quatre traités et environ cent vingt sermons certainement authentiques. A noter qu’il s’agit de « réportations », c’est-à-dire de transcriptions faites par des auditeurs ou, très souvent, des auditrices. Ces sermons commentent presque toujours des paroles de l’Ecriture.</p> <p align="justify"> L’œuvre latine, beaucoup plus ample, auraient atteint des dimensions considérables si Eckhart avait eu le temps de la mener à bien, ou si elle nous était parvenue en entier. Selon le plan prévu elle aurait compris trois grandes œuvres.</p> <p align="justify"> La première, Opus propositionum (Œuvre des propositions), dont une grande partie semble avoir été rédigée, est presque entièrement perdue ; il reste la première proposition : l’être est Dieu 5. Il s’agissait, en une suite de quatorze traités totalisant plus de mille propositions, d’énoncer les thèses rectrices de sa pensée concernant quatorze notions fondamentales associées chaque fois à leurs opposées : de l’être et du néant, de l’un et du multiple, du vrai et du faux, du bon et du mal, etc. on voit que le traité De bono et malo, relatif au thème de notre colloque, était le quatrième de l’Opus propositionum 6.</p> <p align="justify"> La deuxième œuvre, intitulée Œuvre des questions, aurait traité, selon le plan de la Summa theologiae de saint Thomas d’Aquin, de la problématique théologique, c’est-à-dire de la façon dont les propositions établies précédemment s’appliquent à la théologie et permettent de répondre aux questions soulevées par quelques points de la doctrine catholique 7. Elle n’a peut-être jamais existé.</p> <p align="justify"> Enfin la troisième œuvre, Opus expositionum, comportait d’une part des Expositiones, c’est-à-dire des commentaires sur différents livres de l’Ecriture sainte, et d’autre part des sermons latins 8. De l’œuvre des expositions, il reste sept commentaires (Genèse I et II, Exode, Sagesse, Cantique des cantiques (un fragment), Ecclésiastique, Evangile de saint Jean), et une soixantaine de sermons 9.</p> <p align="justify">II. – Les textes et le plan</p> <p align="justify"> Le Thème lumière-ténèbres, souvent présent, ne fait l’objet d’un traitement spécifique que dans trois commentaires : les deux commentaires sur la Genèse et le commentaire sur le Prologue de Jean. Ces commentaires concernent d’une part les versets 2 à 5 du 1er chapitre de la Genèse : « La terre était informe et vide, et les ténèbres étaient sur la face de l’abîme ; et l’Esprit de Dieu était porté sur les eaux. Et Dieu dit : que soit faite la lumière, et fut faite la lumière. Et Dieu vit la lumière, qu’elle était bonne. Et il divisa la lumière des ténèbres. Et Il appela la lumière : jour, et les ténèbres : nuit ». Ils concernent d’autre part les versets 1 à 5 du 1er chapitre de l’Evangile de Jean, particulièrement le célèbre lux in tenebris lucet et tenebrae eam non comprehenderunt. Comme pour la plupart des Pères, ces deux textes sont, pour Eckhart, inséparables l’un de l’autre, ainsi qu’il le déclare au début de son Exposition sur Jean 9 bis. C’est donc à eux que nous ferons appel. Dans l’œuvre allemande, on ne peut isoler un sermon ou un traité en particulier, quoiqu’elle contienne les textes les plus importants sur la signification supérieure des Ténèbres.</p> <p align="justify"><br /> La pensée de Maître Eckhart est cohérente, mais non systématique. Nous avons cru cependant qu’il était possible d’ordonner la thématique lumière-ténèbres selon trois aspects essentiels qui correspondent aux divers modes de sa mise en œuvre. Nous distinguerons ainsi d’abord le point de vue de l’exclusion, qui est celui de la lumière s’opposant aux ténèbres. Vient ensuite le point de vue de l’inclusion, qui est celui de la lumière luisant dans les ténèbres. Enfin, il faut envisager un troisième point de vue, celui de l’identité, là où est dépassée (mais non abolie) la dualité de la créature et du créateur, et où les ténèbres de la Déité ne sauraient se distinguer de la lumière pure et infinie. Faute de temps, le troisième aspect n’a fait l’objet que de très brèves remarques.</p> <p align="justify">III. – Le point de vue de l’exclusion</p> <p align="justify"> La symbolique de la lumière et des ténèbres n’a rien de spécifiquement eckhartien. Son origine est d’abord scripturaire, soit sous la forme directe que nous avons en vue, soit sous diverses formes dérivées telles que celles du jour et de la nuit, du soleil et de la lune, de la clarté et de la Nuée, laquelle peut devenir le lieu même de la rencontre entre l’âme et Dieu ; ainsi de Moïse. Cette origine est ensuite patristique. Les Pères, en particulier saint Grégoire de Nysse et saint Denys l’Aéropagite, n’ont cessé de la méditer, à la suite d’ailleurs de l’exégèse philonienne du verset 21 du chap. XX de l’Exode qui voit dans l’ascension de Moïse entrant dans la Nuée du mont Sinaï le prototype de l’ascension spirituelle10. Par la suite, Pères et Docteurs médiévaux ajouteront à ces considérations néo-platoniciennes des éléments de nature cosmologique venus d’Aristote. Maître Eckhart est l’héritier de toute cette tradition.</p> <p align="justify"> L’herméneutique de la lumière et des ténèbres répond d’abord chez Eckhart au symbolisme direct de ces deux phénomènes. Physiquement la lumière chasse les ténèbres et les ténèbres, en elles-mêmes, peuvent être définies comme une « privation de lumière ». Elles deviennent par là le symbolisme de tout ce qui peut être dit « privation » (au sens d’Aristote). Cependant, lorsque le Maître commente la première occurrence du mot « ténèbres » dans l’Ecriture (« la terre était informe et vide et les ténèbres étaient sur la face de l’abîme ») il commence par lui conférer une signification simplement cosmologique. Suivant saint Augustin et Maimonide, il y voit une désignation de la sphère du feu « élémentaire » 11. On sait en effet que pour les Anciens et les Médiévaux, le monde sublunaire est constitué de quatre sphères homocentriques : sphère de la terre, qui, étant la plus lourde, se trouve au point le plus bas et le moins noble, c’est-à-dire au centre du cosmos sphérique, puis, au-dessus, sphère de l’eau, enveloppée par la sphère de l’air, elle-même entourée la sphère du feu. Or, comme le prouve son obscurité nocturne, cette sphère est ténèbres. Et, si elle est ténèbres, c’est que, nous dit Eckhart, « en lui-même, dans sa propre sphère, le feu ne brûle pas ». Pour qu’il brûle et donne une flamme, il lui faut une matière étrangère à lui-même. C’est ce qu’il expose à propos de lux in tenebris lucet : « le feu luit dans une matière étrangère, soit un corps terreux, le charbon par exemple, ou dans la flamme aérienne » 12. Dès le début est ainsi posée une sorte de conversion dialectique des ténèbres et de la lumière. Ce qui illumine les ténèbres de la sphère ignée, c’est la présence d’une altérité au sein de son identité.</p> <p align="justify"> Mais, immédiatement après cette interprétation cosmologique, Eckhart donne une interprétation métaphysique qu’il développe longuement sous de multiples formes. A propos donc de tenebrae erant super faciem abyssi, il écrit : « Il faut noter premièrement que, par ténèbres, on entend la privation – en effet les ténèbres sont une privation de lumière – par abîme d’autre part, on entend la matière première » 13. Cette matière première ne doit évidemment pas être identifiée à la substance corporelle des modernes, mais à la hylé aristotélicienne (et, par elle, à la chôra du Timée) que la tradition chrétienne n’a cessé de méditer. Elle désigne alors l’irréductible potentialité de toute créature, ce qui en elle est réceptivité à l’égard du principe formel. Comme telle elle est donc aussi l’inévitable imperfection du créé, son défaut d’actualisation. Sans matière, la forme ne serait pas « reçue », et la créature serait constituée de formes pures, non individuées, et difficilement discernables du Logos qui les pense. Sans forme, la matière est pure capacité d’être informée, et donc privation de forme, c’est-à-dire d’être et de perfection. Cette matière et cette forme, avant d’être désignées par « ténèbres » et « lumière », le sont déjà par la création du ciel et de la terre in Principio, « dans le Principe » 14. Ils sont ainsi posés, non à la vérité comme des êtres, mais comme les principes, actif et passif, de la création.</p> <p align="justify"> Il faut savoir en outre que toute négation n’est pas privation. Ainsi la négation de la vue, ou cécité, n’est une privation que dans l’animal qui doit en être naturellement pourvu, et non dans la pierre. Mais la matière est essentiellement ordonnée à la forme, elle se révèle donc comme privation essentielle. On voit alors que si la matière, en elle-même, est inconnaissable – connaître, c’est connaître par la forme – néanmoins la notion de privation nous permet d’en avoir une certaine intelligence : les ténèbres de la privation nous permettent de « nommer » ce qui n’a pas de nom. C’est pourquoi il est dit que « les ténèbres étaient sur la face de l’abîme », parce que la privation est comme la « face » que la matière-abîme tourne vers nous, et par laquelle nous pouvons la connaître 15. Avec le symbolisme des ténèbres (et donc de la lumière), symbolisme qui à certains égards réfère au thème de l’ignorance et de la connaissance, nous sommes d’emblée au-delà du néant le plus radical qui n’est au fond qu’une limite inaccessible. Et cela signifie aussi que, pour Eckhart, il n’y a pas de mal absolu, ce que l’on pourra éventuellement interpréter comme une négation de l’éternité de l’enfer, encore que, à notre connaissance, Maître Eckhart ne se soit pas prononcé à cet égard.</p> <p align="justify"> Néanmoins, là où nous en sommes, la nature lumineuse des ténèbres ne peut encore être évoquée. Au contraire, dès qu’apparaît la lumière, se révèle en même temps sa radicale incompatibilité avec les ténèbres. Et c’est ce qu’énonce le texte biblique, au verset suivant, qui déclare : « que soit faite la lumière, et fut fait la lumière. Et Dieu vit la lumière, qu’elle était bonne. Et Dieu divisa la lumière des ténèbres ».</p> <p align="justify"> Les ténèbres dont il est maintenant question sont-elles encore les mêmes que celles dont nous parlions précédemment ? Postérieure à l’apparition de la lumière, elles n’existent que de son retrait. Elles reçoivent, elles aussi, une signification littérale, selon l’enseignement de Maimonide et la paraphrase du texte biblique : elles font et sont la nuit ; signification que Maître Eckhart signale sans s’y arrêter. Plus importante lui paraît la signification métaphysique du fiat lux, qu’il commente abondamment dans son deuxième Commentaire de la Genèse (ou Livre des paraboles de la Genèse) 16, et dans l’Exposition sur saint Jean 17.</p> <p align="justify"> Le thème central de cet herméneutique nous semble être celui de la création dans le Verbe des raisons ou idées de toutes les créatures. Eckhart, en effet, distingue soigneusement fiat lux de et facta est lux, la première expression se rapportant à la formation ad intra et la seconde à l’existenciation ad extra, « le nom même d’existence, déclare Eckhart, indiquant en quelque sorte l’extrasistance » (extra-stantia) 18. Résumant son exégèse, il écrit que : « ces mots « soit faite la lumière » se réfèrent à la production du Verbe, qui est ressemblance et raison de toute production quelconque ; et les mots « fut faite la lumière » se réfèrent aux choses qui sont faites à l’extérieur, ou encore qui sont effectuées » 19. Il est clair, ici, qu’on ne saurait distinguer absolument la creatio in divinis de l’engendrement du Fils par le Père, puisqu’en Se connaissant et en S’illuminant dans son Verbe incréé Dieu connaît les raisons ou principes lumineux de toutes les créatures. Saint Jean ne dit-il pas que le Verbe est « la vraie lumière » ? C’est pourquoi le Maître peut déclarer simplement : « La lumière, c’est Dieu et tout ce qui est Divin et perfection. Les ténèbres, c’est tout ce qui est créé » 20. </p> <p align="justify"> Ainsi s’explique la division de la lumière et des ténèbres. Bien que les secondes ténèbres reçoivent éventuellement une signification différente des premières, comme nous l’avons vu, fondamentalement elles désignent toujours la matière et la privation. On verra donc dans la lumière l’acte et la forme et dans les ténèbres le passif, la potentialité de la matière 21. Or, s’il y a division, cela veut dire qu’il n’y a pas mélange. Cette non mixtion revêt d’ailleurs un double sens selon que l’œuvre de distinction est considérée intrinsèquement ou extrinsèquement. Intrinsèquement d’abord : « la division dont il est souvent fait mention ici, explique Eckhart, est la distinction des choses les unes par rapport aux autres du point de vue de leurs essences formelles et de l’ordre essentiel des choses en quoi consiste la perfection et l’achèvement de l’univers » 22. Ce qui signifie, puisqu’il s’agit selon le texte biblique à expliquer d’une séparation d’avec les ténèbres, que, en distinguant les possibles divins les uns des autres, le Verbe les sépare de l’état de non-distinction où ils se trouvent dans l’Unité divine, et donc que c’est cette Unité même qui peut être désignée par les « Ténèbres ». Conclusion qui n’est pas sans appui dans l’œuvre allemande qui nous parle des Ténèbres de la Déité, désignant ainsi une région du divin étrangère à toute créature, même considérée dans sa raison incréée 23.</p> <p align="justify"><br /> Cependant le sens le plus obvie est le sens extrinsèque, analogue inverse du précédent. Le passage du fiat lux incréé au facta est lux créé, par la seule vertu de son effectuation, et non par création spécifique, actualise, en quelque sorte négativement, dans l’existence extérieure ou extra-sistance, les ténèbres créées, reflet infra-intelligible de la Ténèbre sur-intelligible de la Déité. Dans les créatures, en effet, les ténèbres ne sont pas confondues avec la lumière. Or, en elle-même, ou en tant que telle, la forme est divine, elle se ramène à la lumière de la raison éternelle scintillant dans les ténèbres de l’existence. Car la forme ne luit vraiment, c’est-à-dire n’est vraiment connue de l’intellect, que si elle est par lui rapportée et réduite à son principe divin ; sinon les créatures demeurent « obscures, ténèbreuses, opaques » 24. Ce que résume cette déclaration du Sermo I (Intravit Jesus in Templum) : « la lumière et les ténèbres ne peuvent demeurer ensemble. Dieu est la vérité et une lumière en Lui-même » 25.</p> <p align="justify"><br /> Cependant les réflexions précédentes nous ont déjà amené à établir une relation entre lumière et ténèbres qui n’est plus de pure exclusion, puisque, d’une certaine manière, les créatures ne luisent que de leur opposition aux ténèbres, en même temps que d’autre part elles se ramènent et se réduisent par là à leurs raisons incréées. C’est une nouvelle méditation du thème de la lumière qui va nous permettre de répondre à ce paradoxe.</p> <p align="justify"><br /> IV. – La lumière dans les ténèbres</p> <p align="justify"> Nous isolons évidemment des éléments de la méditation eckhartienne qui, dans le texte, sont toujours symphoniques. Eckhart lui-même nous en a prévenus, puisqu’il ne sépare pas le premier chapitre de la Genèse du Prologue de saint Jean 26. Il y aurait cependant quelque raison de le faire, puisque l’une et l’autre autorité semblent se contredire : Moïse nous dit que Dieu a séparé la lumière des ténèbres, et saint Jean nous dit que la lumière luit dans les ténèbres.</p> <p align="justify"> Pour préciser cette question nous reprendrons un instant ce que nous venons d’exposer. Nous avons dit que la créature n’était lumineuse que par la forme et que la forme s’identifiait en réalité à sa raison incréée. N’y a-t-il donc aucune différence entre l’une et l’autre ? Il faut répondre oui et non. En fait, Eckhart distingue bien, terminologiquement et ontologiquement, la forme de la raison. Ainsi tel feu capable d’engendrer le feu dans un autre corps, possède bien la forme du feu, puisqu’il peut la communiquer, mais il ne possède pas la raison principielle, le verbe incréé du feu 27. Il n’est pas le feu en soi. Inversement, quand la forme du feu est reconduite à son principe, c’est-à-dire à sa cause ou raison, elle perd sa vertu ignée : « le feu n’est pas feu dans sa cause, dit Eckhart, et il ne lui convient alors ni de brûler ni de chauffer » 28, pas plus que la raison du carré en soi n’est carrée. C’est pourquoi la lumière doit être « faite », effectuée dans l’extra-sistance, car, si on la considère seulement dans sa cause première, elle ne luit pas 29. La cause essentielle (le Verbe), qui opère à l’intérieur, ne peut être nommée qu’à partir de ses effets extérieurs et doit être nommée « cause analogique », car elle n’est pas cause univoque de l’effet intérieur et des effets extérieurs 30. L’effet intérieur, c’est la raison incréée, l’effet extérieur, c’est l’apparition, la luisance des formes lumières à la surface des ténèbres de la matière où elles étaient cachées 31. </p> <p align="justify"> Il est donc temps d’en venir à l’un des aspects majeurs de la thématique lumière-ténèbres. Nous y verrons la méditation du symbole fournir la clé de la doctrine eckhartienne de l’analogie et de la participation, ce qui n’est pas de peu d’importance quand on sait que Joseph Koch, l’un des meilleurs connaisseurs de Maître Eckhart estime que « cette doctrine (celle de l’analogie) constitue le pivot de la pensée eckhartienne » (diese Lehre ?d.h. die Analogielehre? den Angelpunkt des Eckhartschen Denkens bildet) 32. C’est une conviction partagée par beaucoup de spécialistes 33.</p> <p align="justify"> On peut toutefois se demander si cette doctrine ne représente pas plutôt un moyen d’expression, inévitablement scolastique, d’une vision métaphysique presque informulable et qui s’articule plus volontiers encore au moyen de la symbolique lumière-ténèbres. Il ne s’agit pas de privilégier le thème ici retenu, mais de reconnaître en Eckhart un penseur sans doute plus spontanément symboliste que scolastique, et qui, là même où il est scolastique, ce qui est le cas des œuvres latines, fait, des concepts et de la terminologie philosophiques, un usage quasi symbolique, ou, comme il le dit parfois, « parabolique ». Nous ne voulons nullement insinuer que le Maître souffre de devoir s’exprimer à l’aide des concepts de l’Ecole. Au contraire, et très visiblement, il aime s’en servir ; mais c’est pour les libérer du strict aristotélisme dont ils sont le véhicule ordinaire, et pour les faire entrer dans un jeu métaphysique nouveau et transcendant.</p> <p align="justify"> Nous en venons donc au texte par lequel Maître Eckhart inaugure son commentaire du lux in tenebris lucet et tenebrae eam non comprehenderunt. Il s’agit d’une remarque sur la façon dont la lumière illumine son milieu, remarque que Maître Eckhart a pu lire chez saint Thomas d’Aquin 34 et chez saint Augustin 35, et qui reprend d’ailleurs une analyse d’Aristote 36, « Il faut maintenant observer, dit Eckhart, que la lumière illumine bien son milieu, mais qu’elle n’y émet pas de racines » 37. Il explique que, s’il en ainsi, c’est parce qu’elle exerce son action dans le milieu sans utiliser d’intermédiaire qui consisterait en une propriété du milieu capable de conserver la lumière, ce que les philosophes de l’Ecole appellent un sujet d’inhésion. S’il existait un tel sujet d’inhésion, la lumière le pénétrerait et le quitterait progressivement. Or, on ne constate ni pénétration progressive ni rémanence lumineuse : l’enténèbrement se produit ainsi aussi instantanément que l’illumination. « La lumière, conclut Eckhart, n’adhère pas au milieu, ni ne produit un héritier de son action illuminante » 38. Autrement dit, elle n’est que de passage, et le milieu qui la reçoit, ne pouvant la retenir, est toujours et ontologiquement mendiant à son égard. Il en va autrement de la chaleur, qui est pourtant le second effet que produit la cause de la lumière dans l’air. La chaleur émet des racines dans le milieu, le pénètre et le quitte progressivement, trouvant en lui, quoique imparfaitement, un sujet d’inhésion. Le milieu, nous dit Eckhart, reçoit la chaleur « par mode d’inhérence et d’héritage filial », devenant à son tour source de chaleur 39. Ainsi la chaleur est donnée, mais la lumière est prêtée : « le soleil, dit-il dans le Livre de la consolation divine, donne la chaleur à l’air, mais il lui prête seulement la lumière, c’est pourquoi, dès que le soleil se couche, l’air perd la lumière, mais la chaleur lui reste » 40.</p> <p align="justify"> Ainsi donc, c’est bien dans les ténèbres du créé que luit la lumière et non dans l’Incréé où elle demeure cachée ; mais il est vrai aussi que ces ténèbres ne l’ont ni prise ni com-prise, puisqu’elles ne peuvent la retenir et l’enfermer en elles. Ce qui est vrai de la lumière physique est vrai de la lumière métaphysique, c’est-à-dire de Dieu même, qui est la vraie Lumière. Le symbole de la lumière nous enseigne par là que l’être qui flue de Dieu, lui aussi, n’est que prêté aux créatures, qu’elles sont par elles-mêmes, incapables de le retenir, qu’il n’y a pas en elles de sujet d’inhésion par lequel l’être donné par Dieu pourrait être approprié par les créatures. La créature n’est réelle qu’en tant que Dieu veut la soutenir dans l’exister, de même que l’air n’est lumineux qu’en tant que la lumière l’illumine. Si l’être était donné à la créature au moyen d’un sujet d’inhésion positivement constitué, il lui adviendrait par un intermédiaire et non immédiatement et donc il ne l’atteindrait pas au centre d’elle-même et en totalité. C’est que l’être n’est pas une chose qui s’ajouterait de l’extérieur à une autre chose. L’être est l’acte d’être. Si la créature est réellement, il faut bien que l’acte d’être divin – car l’acte d’être est Dieu 41 – actue cette créature dans l’être sans médiation. Et c’est pourquoi aussi la communication de l’acte d’être aux créatures est instantanée et non partie par partie, de même que la lumière qui pénètre d’un seul coup le milieu qu’elle illumine. Ainsi que le dit Eckhart lui-même, l’acte d’être divin est cette « lumière qui illumine tout homme venant en ce monde » : </p> <p align="justify">« Dieu illumine les êtres de la lumière de son être. S’ils ne sont pas soumis à cette lumière en tant même qu’elle est l’être, ils ne sont déjà plus des êtres, mais ils sont des néants d’être. Tels sont tous les privatifs, c’est-à-dire les maux, les corruptions, les défauts. Toutes ces choses et leurs semblables ne sont pas des êtres, mais des manques de tout être, non des effets, mais des défauts »42.</p> <p align="justify"> Ainsi Dieu, l’acte d’être par excellence, est tout entier à l’intérieur de la créature et tout entier à l’extérieur : totus intra et totus extra. Et l’un est la condition de l’autre : Il ne peut être tout entier intra que parce qu’Il est tout entier extra. Ce qu’enseigne précisément le symbolisme de la lumière. C’est la soumission parfaite du milieu qui rend passivement possible son actuation dans l’être. C’est le néant parfait de la créature qui rend possible son actuation dans l’être. L’un est rigoureusement indissociable de l’autre. S’anéantir pour la créature, c’est s’accomplir.</p> <p align="justify">« Le principe passif, dit Eckhart, proclame et atteste sa pauvreté et sa misère par tout ce qu’il y a en lui de perfection et de bonté, il est, par lui-même, louange des richesses et de la miséricorde en lui du principe actif et supérieur. Il enseigne que ce qu’il possède naturellement, il ne l’a pas de lui-même, comme inhérent en lui-même, mais pour l’avoir mendié et reçu et pour le recevoir continuement, comme un hôte de passage ?…? de Qui il est tout l’honneur et toute la gloire, parce qu’il est de Lui » 43.</p> <p align="justify"> Comme le souligne Josef Koch, « cette pensée n’est pas le fait d’un enthousiasme rhétorique de prédicateur » 44. Les créatures sont, dans leur exister même, « louange, honneur et gloire de Dieu ». Et, nous dit Eckhart : « cette louange est à ce point délectable que c’est en s’y livrant ainsi que toute créature reçoit son être et même l’être au sens absolu » 45. Il ne s’agit donc pas d’une métaphore, mais d’une proposition métaphysique. L’être des créatures est un être théophanique.</p> <p align="justify"><br /> V. – Les ténèbres de la Déité</p> <p align="justify"> Nous touchons ici, pensons-nous, au cœur de la pensée eckhartienne, et c’est la symbolique de la lumière qui nous y a conduit. « Grâce à ce prêt de lumière, nous dit M. de Gandillac, la créature peut ressembler à l’air translucide, et, tout en se reconnaissant mendiante, devenir elle-même théophanie » 46. Ce qui signifie que non seulement les perfections des créatures, mais leur être même est théophanique. La vision eckhartienne de l’être est bien celle d’une ontologie théophanique, d’une ontophanie, ou encore, pourrait-on dire, d’une ontologie transitive, ou ontologie de relation. Le refus implicite qui meut toute la pensée eckhartienne est le refus d’une ontologie de position, d’une ontologie qui pose les êtres en eux-mêmes, dans l’intransitivité de leur substance et qui réduit l’être, ou l’existence, à la simple position : « Le concept de position déclare Kant, est absolument simple et, en somme, équivaut au concept d’être », si bien que lorsque « la chose (est) posée en elle-même et pour elle-même, alors le mot être est l’ équivalent du mot existence » 47. Et si Eckhart refuse cette ontologie, c’est parce qu’il y voit une illusion, l’illusion d’une pensée qui, légiférant du dehors sur l’être et les êtres, sur l’un et le multiple, comme si elle pouvait occuper un observatoire spéculatif neutre, ignore qu’en réalité elle est elle-même prise dans la relation d’être, par définition, étant créature, et que la lumière qui illumine ses ténèbres est celle-là même qui lui donne d’être et de connaître la source de l’être et de la connaissance.<br /> <br /> L’acte même de connaissance eckhartienne, l’avènement de cette parole qui nous est prêchée et que nous entendons, au moment où nous l’entendons, est un événement et un moment actuel de la relation de la lumière illuminée à la lumière illuminante. Il n’est pas discours neutre et extérieur à son objet, illusion par laquelle l’objet est constitué dans sa suffisance ontologique. Et c’est pourquoi Eckhart ne peut pas parler autrement, dût-il lui en coûter, dût-il encourir la condamnation de cette Eglise dont il prouva qu’il l’aimait plus que lui-même.</p> <p align="justify"> Et en effet, s’il parle, c’est en tant qu’il est lui-même pris dans la relation du Verbe illuminant au verbe illuminé. Logique avec lui-même, Eckhart ne peut faire semblant d’ignorer ce qu’implique, en sa racine, l’avènement de sa propre parole, ni de le donner à entendre. D’où cette alliance, en apparence déroutante, entre une extrême solennité de ton et une extrême humilité, car la lumière ne luit que dans les ténèbres, et la splendeur de son illumination se conjoint à la force de son abaissement. Le Maître ne vise qu’à nous éveiller à une semblable conscience. Sous la lumière de cette conscience, rien n’est changé et pourtant tout est différent. Rien n’est changé, parce que, de toute manière, nous sommes pris « à l’avance » dans cette relation ontonoétique, nous sommes « embarqués », tout, et nous-mêmes, sommes déjà « là ». Mais tout est différent, parce que la connaissance qui advient en nous, et qui est plus grande que nous, accomplit et justifie la vérité de notre être et de sa dépendance essentielle comme acte d’être à l’égard de l’éternel acte d’être divin. Nous ne connaissons l’Etre qu’en tant que nous connaissons notre néant, et connaître son néant c’est accéder effectivement à l’humilité radicale, au lieu même où nous ne sommes plus rien que mendicité de l’Etre.</p> <p align="justify"> On voit alors que la connaissance elle-même, la simple connaissance théorique, est déjà une transformation et nous engage sur la voie de cette transformation. Car la voie de l’anéantissement de la créature est aussi celle de sa percée, au-delà de la Lumière du Verbe, dans les Ténèbres de la Déité, où elle retrouve tout ce qu’elle a délaissé. Pour Maître Eckhart rien n’est perdu de tout ce que nous avons abandonné, nul effacement du multiple dans l’homogénéité de l’Un, mais au contraire toute créature y recouvre sa véritable subsistence *. « Lorsque, nous dit-il, cette volonté se détourne un instant d’elle-même et de tout le créé pour se tourner vers sa première origine, la volonté se trouve en mode droit et libre, et elle est libre, et, à cet instant, tout le temps perdu est de nouveau réintégré » 48.</p> <p align="justify"> Car la vraie Unité n’exclut pas la distinction. Une Unité qui ne pourrait souffrir la distinction sans en être affectée et divisée ne serait pas l’Unité véritable. Ainsi la vérité de l’Unité est comme « mesurée » par la grandeur de la distinction qu’elle est capable d’inclure ou d’embrasser en Elle :</p> <p align="justify">« Quand l’âme reçoit un baiser de la Déité, elle acquiert toute sa perfection et sa béatitude, alors elle est embrassée par l’Unité ?…? j’ai prêché un jour en latin, et c’était le jour de la Trinité, et j’ai dit : la distinction provient de l’Unité : la distinction dans la Trinité. L’Unité est la distinction et la distinction est l’Unité. Plus la distinction est grande, plus grande est l’Unité, car c’est une distinction sans distinction » 49.</p> <p align="justify"> Ainsi la mystique eckhartienne n’est aucunement une mystique de la pure négation du créé, contrairement à ce qu’on affirme d’ordinaire. Ce serait même là le contre-sens le plus grave que l’on pourrait faire sur sa signification la plus profonde, qui est celle du réalisme total et non celle de la rêverie abolitionniste. Dans un sermon très important, le Sermon 67, Eckhart montre que le sommet de la voie spirituelle n’est pas l’identification de l’âme à la Déité, mais l’intégration du corps et de l’être extérieur. Quand l’âme est cachée dans la Déité, « abandonnant son corps et saisissant Dieu « au-delà de toute essence », l’être extérieur en reçoit maintes consolations par grâce fluant de ce haut état spirituel. « Mais ce n’est pas le mieux ». « Ce n’est pas là la meilleure perfection que nous posséderons à jamais, corps et âme. La plus grande perfection, c’est que l’homme extérieur soit totalement maintenu. ». Or, cela n’est possible que par la grâce de l’union hypostatique – c’est-à-dire l’union des natures humaine et divine dans l’unique hypostase ou personne du Christ, puisque dans cette union le corps et l’homme extérieur subsistent en un suppôt (ou sujet existenciateur) proprement divin. Sinon, ou bien l’homme extérieur n’est pas intégré, il reste « dehors », ou bien il est détruit. « L’être de l’âme, aussi bien que celui du corps, sont parfaits en un Christ : un Dieu, un Fils » 50.</p> <p align="justify"> C’est aussi pourquoi Marthe est au-dessus de Marie, selon l’exégèse si peu comprise de Maître Eckhart, et qui nous paraît cependant irréfutable. La figure de Marie autorise en effet toutes les rêveries mystiques. Là-contre Eckhart est sévère. « Nos bonnes gens s’imaginent pouvoir parvenir à ce que la présence des choses sensibles ne soit plus rien pour les sens. Ils n’y parviennent pas. Qu’un grondement pénible soit aussi agréable à mes oreilles qu’un doux jeu de cordes, je ne l’obtiendrai jamais. ?…? Or, certaines gens veulent parvenir à être libérés des œuvres. Je dis : cela ne peut pas être. » Car le Christ lui-même n’est rien d’autre que l’œuvre du salut 51.</p> <p align="justify"> Cette subsistance du multiple dans l’Un nous renvoie directement à la Ténèbre plus que lumineuse. Dans la Ténèbre « privative » tout est confondu. Dans la lumière naturelle tout est distingué. Mais dans la Ténèbre plus que lumineuse de la Déité, l’Unité ne s’affirme pas de l’exclusion du multiple. Cette non-dualité de l’Un et du multiple, que résume le symbole de la Ténèbre supra-lumineuse, est accomplie dans la personne de l’Esprit-Saint, « fin de la Déité et de toutes les créatures, demeurant en Lui-même, en ce qui est le pur repos et une paix de tout ce qui a jamais acquis l’être. ?…? La fin suprême de l’être est la Ténèbre ou Non-connaissance de la Déité cachée qui rayonne la lumière » 52.</p> <p align="justify"> De ce point de vue est dépassée l’opposition du bien et du mal. Non que leur distinction soit abolie : un mal est un mal et non un bien ; ainsi de la souffrance que le Christ supporte en sa Passion. Mais la volonté parfaitement dépouillée peut recevoir la souffrance que le Christ supporte et la vivre avec autant d’amour et de désir qu’une joie. L’enfer même, accepté dans l’amour et comme volonté de Dieu, est un paradis. Tel est l’homme véritablement humble : « Oui, de par Dieu, si cet homme était en enfer, Dieu devrait aller vers lui en enfer, et l’enfer serait pour lui un royaume céleste » 53. « C’est une vérité certaine et une vérité nécessaire : si toutes les peines de l’enfer, et toutes les peines du purgatoire, et toutes les peines du monde y étaient attachées (à l’amour de Dieu), la volonté voudrait souffrir éternellement et sans cesse avec la volonté de Dieu dans les peines de l’enfer, elle voudrait les subir toujours comme son éternelle béatitude » 54.<br /> <br /> En résumé, de même qu’il n’y a pas de place, chez Maître Eckhart, pour une pure théorie de la connaissance objective qui scotomiserait la possibilité de son propre événement comme actualité de la connaissance dans l’Illumination du Verbe éternel, de même il n’y a pas de place pour une pure théorie du mal, sinon les quelques lignes de l’œuvre latine où il reprend la définition classique du mal comme néant 55. Etant néant, il n’a pas de cause, il est même ce qui manque de cause et ce qui n’existe que comme limitation du bien qu’il ne peut jamais anéantir sans s’anéantir lui-même. Ainsi de « l’homme noble, image de Dieu, fils de Dieu, semence de la nature divine qui n’est jamais anéantie en nous, bien qu’elle puisse être recouverte » 56. La véritable science du mal, c’est la Passion du Christ. Pour l’homme, le mal n’est donc en vérité que l’occasion ou l’épreuve du bien. Il n’a pas à être pensé, mais à être supporté ou soulagé, jusqu’à ce qu’il révèle sa racine béatifique, non qu’il change de nature – la souffrance est toujours la souffrance – mais parce qu’il s’identifie alors à la volonté bienheureuse de Dieu. Le seul traité du mal eckhartien se nomme Le livre de la consolation divine.</p> <p align="justify"><br /> Ecoutons, pour terminer cette finale du Sermon 22, sur les paroles : Ave gratia plena : </p> <p align="justify"><br /> « Lorsque Dieu créa l’âme, il la créa selon sa plus sublime perfection afin qu’elle soit une fiancée du Fils unique. Comme celui-ci le savait bien, il voulut sortir de sa secrète chambre au trésor de l’éternelle Paternité dans laquelle il a éternellement sommeillé, demeurant intérieurement inexprimé. In principio. Au premier commencement de la pureté première, le Fils a ouvert la tente de sa gloire éternelle et il est sorti de la hauteur suprême afin d’élever son amie, à qui le Père l’avait uni de toute éternité, pour la ramener à la hauteur suprême d’où elle est venue. Et il est écrit ailleurs : « Vois, ton roi vient à toi ! » C’est pourquoi il est sorti, bondissant comme un faon, et subit sa Passion par amour, et il n’est pas sorti sans vouloir rentrer dans sa chambre avec sa fiancée : cette chambre est la ténèbre silencieuse de la Paternité cachée. Quand il sortit de la hauteur suprême, il voulut y rentrer avec sa fiancée dans la suprême pureté et lui révéler l’intimité cachée de sa Déité cachée où il repose avec lui-même et avec toutes les créatures.</p> <p align="justify">In principio, c’est-à-dire un commencement de tout être, comme je l’ai dit à l’Ecole ; j’ai dit plus encore : c’est un terme de tout être car le premier commencement est là en vue du terme suprême. Oui, Dieu lui-même ne repose pas où il est le premier commencement, il repose là où il est un terme et un repos de tout être, non pas que cet être soit anéanti ; bien plutôt il est accompli là dans son terme suprême selon sa plus haute perfection. Qu’est-ce que le terme suprême ? C’est la Ténèbre cachée de l’éternelle Déité, elle est inconnue, elle ne fut jamais connue, elle ne sera jamais connue. Dieu demeure là en lui-même inconnu, et la lumière du Père éternel a brillé là éternellement, mais les ténèbres ne comprennent pas la lumière » 57.</p> <p align="justify"><br /> Texte publié dans Le mal et la maladie (dir. Jean-Marie Paul), 1988, aux P.U.N.<br /> <br /></p> <p align="justify"><br /> <br /></p> <p align="justify"><em>NOTES</em></p> <p align="justify"><em>1. Cf. J. Ancelet-Hustache, Les Traités, Ed. Du Seuil, p. 109 ; également, p. 58 (Instructions spirituelles), p. 148 (De l’homme noble).<br /> 2. Cf. J. Koch, Kritische Studien zum Leben Meister Eckharts. Erster Teil : von den Anfängen bis zum Strassburger Aufenthalt einschließlich, Archivum Fratrum praedicatorum, 1959, XXIX, p. 6. Koch conclut à l’inauthenticité de la forme «Ekkehart ».<br /> 3. Œuvres latines, Prol. Gen., § 5 ; Prol. in op. Exp. I, Ed. du Cerf, 1984, p. 45, p. 204.<br /> 4. Comme le dit excellemment A. de Libera : « Eckhart ne s’est (…) jamais senti en opposition réelle avec Thomas » (Maître Eckhart à Paris. Une critique médiévale de l’ontothéologie, P.U.F., 1984, p. 132).<br /> 5. Prol. Gen., § 11.<br /> 6. Ibid., § 4.<br /> 7. Ibid., § 5.<br /> 8. Dans son livre remarquable, Introduction à la mystique rhénane (O.E.I.L., 1984), Alain de Libera fait des sermons latins un « sous-ensemble de L’Oeuvre des questions » (p. 236). Affirmation déroutante puisque Maître Eckhart déclare (Pro. Gen., § 6) : « L’Oeuvre des Expositions se divise en deux » et nomme l’autre partie : Œuvre des semons.<br /> 9. Nous citerons l’œuvre allemande dans la traduction de Jeanne Ancelet-Hustache (Seuil, 4 vol., 1971-1979). Si elle ne fait pas toujours oublier la traduction Aubier-Molitor (1942), elle seule se fonde sur le texte critique établi par Josef Quint pour l’édition allemande (Kohlhammer, Stuttgart). De l’œuvre latine a paru, dans la revue Etudes Traditionnelles (1953-1954) une traduction lacunaire du Prologue de Jean. Le commentaire sur l’Exode vient d’être traduit par Pierre Giré (cahiers de l’Institut catholique de Lyon, 1980). Enfin les éditions du Cerf ont publié en 1984 le premier volume (Prol. Gen. et Commentaire I sur la Genèse) des œuvres latines (texte et traduction). Cette magnifique édition (A. de Libera, Ed. Weber, Emilie Zum Brunn) comprendra douze volumes.<br /> 9 : bis In : Joh., § 4 ; de même In : Gen. II, § 48-51.<br /> 10. Cf. en particulier, H.C. Puech, En quête de la Gnose, I, N.R.F., pp. 119-141.<br /> 11. In : Gen. I, § 30. Ces éléments sont désignés analogiquement à l’aide des substances « terre », etc.<br /> 12. In : Joh., § 74. La même remarque se trouve chez S. Thomas : « In materia aliena sive terrestri, ut patet in carbone, sive aera, ut patet in flamma » (IV Sent. 44, 3, 2, q. 2, C.) ; cf. également : De Trin., 1. 1, q. 2, a. 3, ad 4 ; Sum. Théo., I, q. 67, a. 2, et I II, q. 35, a. 8.<br /> 13. In : Gen, § 35.<br /> 14. In : Gen. I, § 24.<br /> 15. In : Gen. II, §§ 40-45.<br /> 16. §§ 47-72.<br /> 17. §§ 11-12, 20-22, 70-94.<br /> 18. In : Gen. II, § 52.<br /> 19. Ibid. § 55.<br /> 20. In : Job., § 72.<br /> 21. In : Gen. II, § 57.<br /> 22. In : Gen. I, § 69.<br /> 23. Sermon 15 (J. Ancelet-Hustache, t. I, p. 142) ; Sermon 51 (t. II, p. 137) ; Sermon 72 (t. III, p. 77) ; etc.<br /> 24. In : Joh., § 20.<br /> 25. T. I, p. 46.<br /> 26. Cf. Supra, n. 9.<br /> 27. In : Joh., § 31.<br /> 28 et 29. In : Gen. II, § 47.<br /> 30. In : Gen. II, § 51.<br /> 31.Ibid., § 47.<br /> 32.«Zur Analogielehre Meister Eckhart», Mélanges offerts à E. Gilson, Vrin, p. 329.<br /> 33. La doctrine eckhartienne de l’analogie est exposée dans le Commentaire sur l’ecclésiastique. Outre l’étude de Koch, cf. l’étude de R. Shurmann, Maître Eckhart ou la joie errante, Denoël, pp. 307-320, et A. de Libera, « Le problème de l’être chez M. E. Logique et métaphysique de l’analogie », in : Cahiers de la Revue de théologie et de philosophie, Genève. 1980, 63 p.<br /> 35. Sum. Theo., I, q. 104, a 1.<br /> 36. De anima, II, 418 b.<br /> 37. In : Joh., § 70.<br /> 38. Ibid.<br /> 39. Ibid., § 71.<br /> 40. Traités, Ed du seuil, p. 116.<br /> 41. Prol. Gen., § 12.<br /> 42. In : Joh., §§ 89, 91, 92.<br /> 43. In : Gen. II, § 25.<br /> 44. «Zur Analogielehre Meister Eckhart», Mélanges offerts à Gilson, p. 341.<br /> 45. In : Gen. I, § 85.<br /> 46. «La dialectique de Maître Eckhart », in : La mystique rhénane, P.U.F., 1963, p. 86.<br /> 47. L’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu, AK, t. II, p. 74 ; Œuvres philosophiques, Bibliothèque de la Pléiade, 1980, t. I, p. 327. * Nous écrivons subsistence pour indiquer la permanence dans l’être, le « subsister ».<br /> 48. Sermon 5b, Ed du Seuil, I, p. 79.<br /> 49. Sermon 10, ibid., p. 112.<br /> 50. Sermon 67, III, pp. 50 sq.<br /> 51. Sermon 86, III, p. 179.<br /> 52. Sermon 15, I, p. 142.<br /> 53. Ibid., p. 141.<br /> 54. Sermon 25, I, p. 142.<br /> 55. In : Gen. I, §§ 89 et 136.<br /> 56. Traités, « De l’homme noble », Ed. du Seuil, p. 148.<br /> 57. Sermon 22, I, pp. 195 sq.</em></p> <p align="justify"><br /></p>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-59500875958930124812008-11-15T06:29:00.000-08:002008-11-15T06:31:00.435-08:00La doctrine thomiste de la valeur<p align="justify">On a souvent affirmé que la doctrine économique de saint thomas d’Aquin annonçait déjà celle de Marx qui, comme chacun le sait, affirme que la valeur marchande d’un produit est entièrement fondée sur la quantité de travail qui s’y trouve incorporée (1). Cela est assez inexact. En réalité, il n’y a pas, chez saint thomas, de théorie de la valeur. Mais on peut, il est vrai, rassembler quelques indications qu’il donne de la notion du juste prix, notion fameuse parmi les canonistes et les théologiens médiévaux (2). Ces indications fournissent une doctrine beaucoup plus souple et proche de la réalité.</p> <p align="justify">Saint Thomas ne serait pas un bon aristotélicien s’il ne reconnaissait la valeur que le travail confère à l’objet ; mais il s’agit du travail envisagé comme activité humaine de transformation de la matière, donc du travail comme « art », non pas du travail comme réalité économique (3). Le texte de saint Thomas que l’on cite communément pour montrer qu’il est partisan de la valeur-travail, prouve au contraire que saint Thomas, s’il établit une corrélation entre le travail et le prix d’une chose, les distingue cependant comme appartenant à deux ordres différents : « On appelle salaire la compensation donnée à quelqu’un, pour rétribuer son œuvre ou son travail, comme si elle en était le prix. C’est pourquoi, de même que payer le juste prix pour une chose reçue de quelqu’un, est acte de justice, de même accorder à quelqu’un le salaire de son œuvre ou de son travail, est acte de justice (4) ». On voit que le travail mérite un salaire, mais celui-ci n’est qu’un quasi-prix, parce que, répétons-le, le travail n’est pas, lui-même, une activité essentiellement économique, c’est-à-dire uniquement relative à l’ordre quantitatif de la production et des échanges, mais il est essentiellement un art, c’est-à-dire l’imposition d’une forme à une matière.</p> <p align="justify">Le travail fait donc la valeur d’un objet, encore qu’il n’en soit pas le seul élément. Il faut, en effet, faire intervenir également la « noblesse naturelle » de l’objet – par exemple la chèreté de l’or « vient aussi de l’excellence et de la pureté de sa substance » (5). On doit également, outre la rareté, tenir compte du « service » que constitue le commerce, et qui permet à l’acheteur de se procurer un produit qui, sans cela, serait inaccessible. Bien que ce service n’ajoute rien à l’objet vendu, et ne le transforme nullement, il correspond à un travail, et mérite récompense, puisque le commerçant agit « en vue de l’utilité sociale, afin que sa patrie ne manque pas du nécessaire. (…) S’il recherche un gain, c’est comme prix de son travail (6) ». Tels sont les trois ou quatre éléments essentiels qui constituent ce q’on peut appeler la « valeur naturelle » d’un objet, ou peut-être encore (à la manière de Marx) la substance de la valeur. Mais il n’en constituent pas la mesure. Ce sont des éléments qui ressortissent à l’ordre de la philosophie morale et non à l’ordre économique. En elle-même cette valeur est inévaluable en monnaie. Cependant, compte tenu des nécessités de la subsistance humaine, cette valeur doit être estimée en monnaie. Comment dès lors est-il possible d’établir un rapport entre la première et la seconde, entre la valeur naturelle et le prix ? Il faut un moyen terme qui permette de passer de l’une à l’autre, c’est la « valeur d’usage » (7). C’est elle qui permet de traduire une qualité en quantité, et tel est, chez saint Thomas, le fondement de la valeur économique : « le prix des choses qui se vendent ne s’estime pas d’après la hiérarchie des natures, puisqu’il arrive parfois qu’un cheval se vende plus cher qu’un esclave, mais d’après l’utilité que les hommes peuvent en tirer (8) ».</p> <p align="justify">Pourquoi la valeur d’usage qui fonde ce que saint Thomas appelle la valeur réelle mesure-t-elle la valeur économique d’un produit ? Il faut d’abord considérer que l’usage représente la fin pour laquelle le produit a été fabriqué. Or, en toute chose, la fin, ou cause finale, est cause suprême (9). La cause de la valeur d’un objet doit donc être recherchée dans sa fin préférablement à toute autre cause. Mais surtout cette propriété de la valeur d’usage vient de sa nature intermédiaire : l’utilité est une relation entre la production et la consommation, ou encore entre le besoin (indigentia) que j’ai d’un objet, et les qualités de cet objet. On emploie parfois les expressions de théorie subjective (valeur d’usage, en rapport avec les besoins du sujet) et de théorie objective (valeur-travail incorporée dans l’objet). Ces expressions sont malencontreuses, car la doctrine thomiste qui fait de l’utilité le fondement de la valeur réelle (distincte de la valeur naturelle), est incontestablement une théorie « objective », comme l’indique le mot « réel ». Cette valeur en effet n’est pas purement relative ou conventionnelle, c’est-à-dire elle ne dépend pas seulement de l’offre et de la demande ; elle n’est pas relative à l’achat et à la vente, mais au besoin et à l’utilité de l’objet, qui sont des réalités parfaitement objectives ; : « le prix qu’on impose à une chose dépend du besoin que les hommes ont de cette chose afin d’en user (10). » « La nature de l’objet, écrit Ibanès, détermine son aptitude à satisfaire les besoins humains, comme la nature de l’homme définit ses besoins et ses désirs (11). » Certes, l’usage fait abstraction de certains éléments de la valeur naturelle, et donc n’est équivalent à cette valeur, mais pas de tous, car c’est en fonction de certaines de ses propriétés qu’un objet est désirable. Notons enfin que ces besoins ne sont pas purement biologiques, mais qu’ils sont fonction aussi des éléments intellectuels et moraux de la nature humaine.</p> <p align="justify">On comprend alors la nature intermédiaire de la valeur d’utilité. D’une part elle touche à la valeur naturelle (noblesse de la matière + travail + rareté du produit + négoce) puisque l’utilité dépend des qualités de l’objet. D’autre part elle touche à la valeur économique en fonction du besoin mesurable quantitativement que l’homme a de cet objet et donc de l’argent qu’il est prêt à dépenser pour se le procurer. Ces deux références définissent la valeur réelle, notion mixte, ni tout à fait éthique ni tout à fait économique, puisqu’elle est la mise en relation de l’une et de l’autre. Il faut bien comprendre, en effet, qu’avec la valeur réelle nous ne sommes pas encore dans l’ordre proprement économique – ce qui n’interviendra qu’avec la considération du prix. Lorsque saint Thomas écrit : « Personne ne veut qu’on lui vende une chose plus cher qu’elle ne vaut ; donc personne ne doit vendre une chose au-dessus de sa valeur réelle » (12), il désigne par là une notion quasi intuitive, dont le caractère mixte apparaît nettement, puisqu’il s’agit d’une valeur (notion économique) réelle (c’est-à-dire fondée sur le degré de convenance entre les qualités de l’objet et les besoins de l’homme, notions philosophiques).</p> <p align="justify">On en arrive enfin à la question du juste prix. Ce juste prix est comme une traduction, en termes monétaires, de la valeur réelle de l’objet. Comment s’établit-il ? « Le juste prix d’une chose, dit saint Thomas, n’est pas toujours déterminé avec exactitude, mais s’établit plutôt par une certaine estimation, de telle sorte qu’une légère augmentation ou une légère diminution du prix ne semble pas exprimer l’égalité de la justice (13). » Cette « estimation », qui est fonction de la société considérée, et qu’on pourrait appeler l’estimation commune, établit une sorte d’ajustement entre le prix et la valeur de l’objet, qu’on peut alors appeler véritablement valeur économique. Cette valeur tient compte du coût de production (traduction économique des éléments de la valeur naturelle) qui constitue une contrainte minimale (14), mais elle est réglée par la quantité des besoins, puisque c’est l’utilité d’un objet, c’est-à-dire son aptitude à satisfaire les besoins, qui définit, en fin de compte, sa valeur pour le consommateur. On remarquera que cette estimation varie selon la nature de la société (richesses matérielles, culturelles, besoins moraux, religieux), et n’a pas de définition très précise ; il y a donc, dans la monnaie et les prix, quelque chose qui est indéterminé, et qui échappe à l’analyse théorique, et cela semble bien correspondre à la réalité (15).</p> <p align="justify"><br /> Article paru dans La pensée catholique n° 188 en 1980.</p> <p align="justify"><br /> NOTES</p> <p align="justify"><br /> <em>1. Cf. K. Papaioannou, Marx et les marxistes, p. 119 ; et A. Cuvillier, Manuel de sociologie, P.U.F., t. II, p. 439.<br /> 2. On pourra consulter à ce sujet les remarquables commentaires du P. Spicq, O. P., in Somme Théologique, La Justice, t. III, éd de la Revue des Jeunes, 1947, p. 419-429 ; également, Jean Ibanès, La doctrine de l’Eglise et les réalités économiques au XIIIe siècle, P.U.F., 1967, p. 34-40.<br /> 3. Précisons bien qu’il s’agit du travail et non pas de la force de travail que seule considère Marx. La différence entre la force de travail (notion abstraite) et le travail (réalité concrète), c’est que le travail n’est pas une pure force indéterminée, mais aussi, et d’abord, une forme.<br /> 4. Somme théologique I II, q. CXIV, a. I. Qu’Aristote voie dans le travail un élément de la valeur, c’est ce qui ressort du texte même de l’Ethique à Nicomaque : « Il faut faire en sorte que l’architecte reçoive du cordonnier le produit du travail de ce dernier, et lui donne en contrepartie don propre travail ». Il s’agit donc bien, pour que l’échange soit juste, que le moyen qui permet cet échange, la monnaie, soit proportionné à la valeur des travaux respectifs, « puisque rien n’empêche que le travail de l’un n’ait une valeur supérieure à celui de l’autre » (V. 8, 1133 a, 10). En grec le mot travail (ergon) signifie à la fois l’activité laborieuse et le produit de notre activité.<br /> 5. S. th. II II, q. LXXVII, a. 2.<br /> 6. idem. A. 4.<br /> 7. Saint Thomas ne connaît pas cette expression, dans sa formulation littérale. Mais il en connaît fort bien la notion.<br /> 8. Idem, a. 2. Il s’agit d’ailleurs d’une citation de saint Augustin.<br /> 9. « La fin est cause des causes » S. th. 1, q. V, a. 2.<br /> 10. Saint Thomas, Ethique (Commentaire de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote) V, 9.<br /> 11. Op. cit., p. 38.<br /> 12. S. Th. II II, q. 77, a. I.<br /> 13. Idem.<br /> 14. Cf. Ibanès, op. Cit., p. 40.<br /> 15. La doctrine thomiste n’est pas restée lettre morte. Elle est passée dans les définitions des canonistes, dont l’importance, au Moyen Age, est plus grande qu’on ne le soupçonne d’ordinaire. Ces définitions ont été répandues dans toutes sortes de milieux, par les prédicateurs populaires. L’un des plus célèbres, saint Bernardin de Sienne (mort en 1444) ne fut pas seulement le propagateur de l’invocation du Saint Nom de Jésus (YHS), qui est comme la quintessence de toute prière, mais aussi le plus grand économiste de son temps. (cf. R. de Roover, San Bernardino of Siena and Sant-Antonio of Florence : The two great economic thinkers of the Middle Ages, Barken Library, Boston 1967). Il prêcha en particulier la doctrine économique catholique aux marchands de Venise et fit régner la justice économique et sociale.</em></p> <p align="justify"> </p> <p align="justify"> 2</p>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-29645909064744706652008-11-15T06:27:00.000-08:002008-11-15T06:29:29.180-08:00Du symbole selon René Guénon<p align="justify">L’œuvre de René Guénon s’organise autour d’un certain nombre de pôles. Définir ces pôles et les relations qui les ordonnent en un tout structuré, c’est non seulement s’en donner une vision synthétique qui seule permet à l’intelligence de l’embrasser uno intuitu, c’est aussi comprendre la situation particulière de chaque élément polaire, et la fonction qu’il remplit par rapport à l’ensemble.</p> <p align="justify"> Ces éléments polaires sont au nombre de cinq : critique du monde moderne, tradition, métaphysique, symbolique, réalisation spirituelle1. Le premier et le dernier constituent respectivement le pôle préparatoire à la connaissance de l’œuvre (réforme de la mentalité) et son pôle terminal et transcendant (dans la mesure où l’œuvre est essentiellement de nature doctrinale et vise expressément la réalisation comme une fin qui la dépasse). L’essentiel du corpus doctrinal est donc défini par les trois éléments polaires centraux : tradition, métaphysique, symbolique. Chacun de ces pôles marque le sommet d’un triangle que nous appellerons triangle doctrinal de base, par rapport auquel le pôle réalisation et le pôle critique occuperont respectivement le sommet supérieur et le sommet inférieur des pyramides que l’on peut construire sur ce triangle. Nous obtiendrons ainsi des tétraèdes de base commune que nous représenterons dans la figure ci-dessous.</p> <p align="justify"><br /></p> <p align="justify"><br /> Si maintenant nous considérons le triangle doctrinal de base nous dirons que chacun des sommets de ce triangle réalise l’unité des deux autres selon son propre point de vue, ce qu’illustre parfaitement le symbolisme du triangle équilatéral. Nous ne pouvons présentement nous étendre sur cette question. Disons seulement que chacun de ces éléments polaires correspond à chacune de ces instances du ternaire humain : la métaphysique relève de l’intellect, la symbolique du corps, et la tradition de l’âme. La métaphysique unifie tradition et symbolique parce qu’elle en exprime le contenu informel, montrant par là pourquoi la tradition (ou révélation) a revêtu telles et telles formes symboliques2. </p> <p align="justify"> La tradition unifie activement métaphysique et symbolique puisqu’elle exprime précisément la vérité universelle du Principe à l’aide d’une constellation ordonnée de formes particulières. Enfin – et nous aurons à développer plus spécialement ce point de vue – la symbolique réalise de facto l’union de l’universel métaphysique et de la contingence de la tradition : unité par la métaphysique, unification par la tradition, union par le symbole. Telle est la situation du symbole chez Guénon, et l’on conviendra que cette synthèse doctrinale frappe autant par son ampleur que par sa clarté et sa précision. Il nous faut maintenant tenter de caractériser la conception propre que Guénon nous présente du symbole.</p> <p align="justify"> A vrai dire une telle entreprise présuppose qu’il existe bien quelque chose comme une conception guénonienne du symbolisme, ce que Guénon lui-même récuserait formellement. La doctrine qu’il expose en la matière s’identifie à ses yeux à la vérité pure et simple du symbolisme sacré. Une telle prétention peut sembler exorbitante. Nous la croyons cependant justifiée, et c’est précisément pourquoi elle est paradoxalement unique et originale, dans la mesure même où elle se distingue de toutes les autres théories du symbolisme. Ce n’est pas ici le lieu d’en exposer la démonstration. Il faudrait restituer la doctrine guénonienne dans son intégralité et passer en revue les diverses théories modernes et contemporaines qui se sont proposé d’expliquer le symbole 3. Mais on peut au moins reconnaître ceci, qu’on ne saurait discuter : cette doctrine est la seule qui soit parfaitement et rigoureusement accordée à son objet, c’est-à-dire aux symboles sacrés eux-mêmes. C’est là un fait que le monde est à même de constater, et sur lequel il convient d’abord de nous arrêter, car s’il n’est peut-être pas de domaine où l’influence de Guénon ait été aussi féconde et étendue que celui du symbolisme 4, il s’en faut cependant que les théoriciens du symbolisme lui accordent autre chose qu’une dédaigneuse inattention. </p> <p align="justify">« L’interprétation de Guénon, écrit Michel Deguy dans l’un des rares articles consacrés à sa doctrine du symbolisme, reste indécidable du point de vue scientifique et, chose curieuse, elle vient se ranger en définitive à côté des autres vues totalitaire, freudienne ou structuraliste, etc., sa prétention de détenir le sens dernier des symboles et du symbole 5 . »</p> <p align="justify">Or cette affirmation n’est objective qu’en apparence. Il faudrait d’abord distinguer entre le freudisme et le structuralisme, car le second n’a nullement la prétention de détenir le sens dernier des symboles, puisque, tout au contraire, il affirme qu’un tel sens n’existe pas : « Le sens est toujours réductible, déclare Levi-Strauss , « ?…? derrière tout sens il y a un non-sens, et le contraire n’est pas vrai 6 » ; non-sens indiquant seulement ici l’absence de sens et non l’absurde. Tout ce que peut dire Lévi-Strauss, c’est que la construction des mythes et des symboles reflète les structures classificatoires de l’esprit, ou plutôt de la mécanique intellectuelle qui les a produits 7, et c’est tout. Il n’y a pas de sens caché à décrypter, le structuralisme entend se situer tout entier dans un univers sans Logos : il n’y a ni dedans ni profondeur, mais un pur fonctionnement d’unités différentielles. Bref, le structuralisme n’interprète pas, il se borne à constater et à réduire : le sens est l’illusion même du symbolisme. </p> <p align="justify"> Une telle doctrine est peu réfutable, mais surtout parce qu’elle ne dit rien. Elle n’a en soi aucun intérêt, ni même d’existence. Elle se condamne à la décomposition analytique des données mythologiques 8. Elle rejoint cependant la doctrine traditionnelle dans la mesure où, comme elle, elle met en évidence l’ordre rigoureux et la parfaite cohérence du langage mythique. Tout autre est la doctrine freudienne qui se veut expressément herméneutique, c’est-à-dire déchiffrement du sens. Ici le discours symbolique n’est plus un simple arrangement d’éléments différenciés, en eux-mêmes, dénués de signification (seule la forme de l’arrangement a de l’intérêt), mais il présente un sens apparent dont l’herméneute (ou le psychanalyste) est seul à posséder la clef. Nous retrouvons donc la conception classique du symbole comme forme sensible cachant et révélant à la fois une réalité en elle-même invisible. Le sens du symbole est constitué par la relation même que ce sensible entretient avec cet invisible, relation que met au jour l’interprète. C’est alors sur son propre terrain que le freudisme va concurrencer la doctrine traditionnelle en en présentant une inversion radicale, conformément à son caractère le plus fondamental qui est de se constituer en contre-religion. En effet, non seulement, comme on le sait, l’herméneutique freudienne assigne aux symboles culturels ou individuels une signification purement sexuelle, mais encore elle fait symboliser l’inférieur par le supérieur, alors que, Guénon l’a souvent rappelé, l’une des règles essentielles du symbolisme, c’est que les « lois d’un domaine inférieur peuvent toujours être prises pour symboliser les réalités d’un ordre supérieur, où elles ont leur raison profonde, qui est à la fois leur principe et leur fin 9 ». On pourrait sans doute objecter que la distinction de l’inférieur et du supérieur est arbitraire et qu’une pensée qui fonctionne selon un tel schéma topologique est prisonnière d’une illusion. On le pourrait, si l’on était soi-même capable de s’élever à un point de vue où toutes les distinctions sont abolies – mais alors, loin de les refuser, on en saisirait la nécessité – et si Freud lui-même n’avait pas adhéré profondément à une telle distinction, car son moralisme foncier ne fait aucun doute. Et cela nous met sur la voie d’une importante remarque. C’est que, s’il a symbolisme chez Freud, c’est précisément en fonction d’une censure morale qui interdit à certaines pulsions, à certains désirs, de se manifester comme tels. Ils ne peuvent donc que se déguiser. Ainsi le symbolisme est toujours mensonger. Révélateur, certes, mais par son mensonge même. Ce n’est pas avec lui, c’est contre lui que sa vérité est recouvrée. Cette herméneutique, que Ricoeur a justement nommée « herméneutique du soupçon » parce qu’elle consiste d’abord à refuser d’écouter ce que profère le symbole et à le soupçonner d’être essentiellement déguisement, déclare donc en réalité la guerre aux symboles. Loin d’être une redécouverte du monde des symboles comme le répètent à l’envi, avec les meilleures intentions, bien des spécialistes, la psychanalyse est la plus redoutable machine de guerre antisymbolique. Au reste, puisque cela est nécessaire, nous rappellerons à tous ceux qui préfèrent parler de Freud plutôt que de le lire, cette déclaration non équivoque : « Puisse un jour l’intellect – l’esprit scientifique, la raison – accéder à la dictature dans la vie psychique des humains ! tel est notre vœu le plus ardent 10. » Les amoureux de l’«imaginaire » n’ont qu’à bien se tenir !</p> <p align="justify"> Au contraire, chez Guénon, la nécessité du symbole ne dérive pas fondamentalement d’une volonté (ou d’un travail inconscient) de déguisement, mais de la nature des choses. Il n’y a en effet, pour une telle réalité supérieure, aucune possibilité de se manifester comme telle sur un plan inférieur, parce que les conditions plus limitatives de ce plan d’existence ne le permettent pas. Elle ne peut se manifester que d’une manière qu’il faut bien qualifier de symbolique. Mais alors le symbole n’est pas un déguisement, il ne ment pas, il exprime seulement la vérité aussi adéquatement que le permettent les propres conditions d’existence de son plan de manifestation. Plus encore, il en est lui-même la projection : autrement dit, son être (de réalité seconde et inférieure) et sa fonction (de symbole d’une réalité supérieure) ne font qu’un. L’herméneutique ne sera donc plus suspicieuse à l’égard du symbole, au contraire elle sera accueillante à sa forme et à ses qualités sensibles dont elle suivra scrupuleusement toutes les indications. Une telle herméneutique, nous la qualifierons volontiers d’obédientielle.</p> <p align="justify"> Ainsi, il n’est pas vrai que la doctrine guénonienne vienne ranger aux côtés de la psychanalyse sa prétention totalitaire à détenir le sens dernier des symboles, et qu’elle soit indécidable. Nous comprenons bien la signification « poperienne 11 » de cette assertion. Soit un texte symbolique. On peut en donner une interprétation freudienne (ou marxiste, ou structuraliste, comme on voudra) aussi exhaustive que l’interprétation traditionnelle. Ces diverses stratégies herméneutiques se révèlent également efficaces et rendent comptent aussi parfaitement du texte symbolique. Bref, « ça marche toujours ». Chacune vérifie également sa propre pertinence. Mais les choses ne se passent pas tout à fait ainsi, et la présentation qu’on en donne ne correspond à aucune réalité effective. Car voici la vérité dont chacun peut aisément s’assurer par lui-même : il n’existe aucune herméneutique autre que l’herméneutique traditionnelle qui prenne en compte la totalité des éléments d’un texte ou d’un rite symbolique. Qu’on fasse l’expérience avec, par exemple, les deux premiers chapitres de la Genèse ou le rite du saint sacrifice de la messe, qu’on se donne pour tâche d’en expliquer tous les éléments par la psychanalyse ou le marxisme, et que l’on compare ensuite avec ce qu’en dit la Qabbale et la patristique 12, et l’on verra la prétention totaliste de l’une et de l’autre s’écrouler lamentablement. Nous ne nions nullement qu’au vu de leurs déclarations d’intention, de telles herméneutiques puissent paraître proposer une théorie complète du symbolisme, bien au contraire. Mais nous sommes obligé de constater que les réalisations pratiques sont extrêmement loin du compte, et donc, qu’à rigoureusement parler, et en dehors de toute autre considération, nous nous trouvons en face d’une imposture13.</p> <p align="justify"> Au demeurant, le symbolisme n’est pas seulement réduit quant au petit nombre des éléments que les herméneutiques modernes prélèvent sur la totalité interprétable, mais, d’une façon générale, il est par elles amputé de son intention première et irrécusable, qui est de nous parler du Transcendant et de nous Le rendre présent autant que faire se peut. Au lieu que l’herméneutique obédientielle de la tradition, telle que Guénon nous la restitue dans ses principes fondamentaux et ses applications majeures, assume le symbole en totalité, aussi bien dans l’interprétation de ses éléments particuliers, que dans sa signification globale et essentielle qui est de nous faire entendre Cela même qui est au-delà de toute parole.</p> <p align="justify"> Alors se produit le « miracle » qu’aucun autre penseur moderne avant lui n’avait su réaliser : toutes les cultures sacrées de la Terre nous deviennent fraternelles. La prodigieuse et merveilleuse diversité des formes, des couleurs, des rites, des danses, des mythes, s’ouvre à nous comme un livre enfin familier. Celui qui a vraiment assimilé cet enseignement sent bien que, d’une certaine manière, il est partout « chez lui ». Et ce n’est pas parce qu’il serait en possession d’une clef universelle qui lui permettrait de tout comprendre : Guénon n’a jamais prétendu rien de tel, ses interprétations demeurent souvent conjecturales, et bien des formes sacrées – ou qui se donnent pour telles – continuent de nous paraître étranges, voire scandaleuses. Mais, plus profondément – et c’est pourquoi Guénon est celui qui, dans le monde moderne, a sauvé l’honneur des cultures traditionnelles – le symbolisme religieux devient, grâce à lui radicalement crédible. Autrement dit : il est possible d’y croire. Ce qui signifie qu’on peut adhérer à ce symbolisme, qu’on peut entrer en lui, penser en lui et en vivre, sans être fou, sans renier tout raison, toute rigueur et tout bon sens. Avant Guénon, il y a eu, bien sûr, beaucoup d’esprit adonnés au symbolisme et qui ont su en parler avec amour et compétence. Guénon lui-même les a connus et utilisés. Il n’y en a pas, à notre connaissance, qui aient fourni des commentaires si clairs, si lumineux, si convaincants et qui s’appuient sur des principes métaphysiques aussi fermes 14.</p> <p align="justify"> Or, la première question que pose à l’homme moderne l’existence du symbolisme sacré est exactement celle-ci : « s’il portait sur le monde, le discours symbolique serait irrecevable, et il faudrait voir en ceux qui le tiennent, à la fois des virtuoses de l’imagination et des débiles de la raison 15. Force est de constater que, dans l’esprit et le cœur de ceux qui le tiennent, et quoi que l’on en pense par ailleurs, le discours symbolique « porte bien sur le monde », en d’autres termes, que ce discours a bien l’intention de nous dire quelque chose sur la réalité. C’est précisément cette prétention ontologique que le rationalisme scientifique, depuis Galilée, a rendu impossible. Pour la pensée moderne, le choix est clair : ou bien le discours symbolique procède à sa propre neutralisation ontologique, ou bien il doit être considéré comme dément. Car il faut être fou pour continuer à croire à la vérité d’un discours contraire à tout ce que la raison tient pour certain. Tel est le jugement que la science et la philosophie modernes portent sur toute culture religieuse. On s’en est accommodé sans trop de difficultés pour ce qui est des « autres » religions, et l’on accepta volontiers de ne voir en tout cela que du « symbolisme », c’est-à-dire de l’imagination et de la poésie. Le jour vient pourtant – et il est déjà venu – où les chrétiens eux-mêmes, se retournant vers leurs propres croyances et Ecritures sacrées, se trouveront contraints de reconnaître leur évidente parenté, en dépit des différences, avec les discours symboliques et mythiques de toutes les religions de la Terre. Terrible épreuve ! On pourra bien s’acharner à distinguer l’historicité de l’Ancien et du Nouveau Testament et à la dégager de son revêtement symbolique. Quel scalpel de quelle chirurgicale herméneutique sera capable de séparer le mythique de l’historique sans blesser mortellement la chair vivante de la foi chrétienne ? Car le corpus dogmatique n’a pas attendu Bultmann pour s’édifier. Du péché originel à la résurrection et l’ascension du Christ, il n’est pas un seul article de foi qui ne s’enracine dans le sol inextricablement « historico-mythique » de la révélation. On croit éviter la « névrose culturelle » en acceptant « l’éclairage des sciences archéologiques 16 ». On pense même accéder ainsi à une véritable conscience symbolique qui ne confond plus, comme la conscience mythique, le signe et la réalité signifiée, ou plutôt qui ne transfert plus la réalité de la vérité signifiée à celle de la forme signifiante. Et l’on s’émerveille : que n’y avait-on songé plus tôt ? tout cela n’est que métaphore et parabole. Tout est sauvé ! Tout est perdu. Car de la vérité signifiée, il reste moins aux doigts de l’herméneute que le peu de poudre dorée qu’abandonne l’aile d’un papillon mort.</p> <p align="justify"> Quel est donc le fondement métaphysique que Guénon assigne au symbolisme, et qui lui permet d’en établir du même coup la vérité sans pour autant tomber dans ce que l’on pourrait appeler un fondamentalisme littéral ? On peut exprimer ce fondement de deux manières, d’ailleurs équivalentes, mais qui envisagent les choses d’un point de vue différent : il s’agit de la doctrine des correspondances 17 et celle des états multiples de l’être, la première étant macrocosmique ou « objective », la seconde microcosmique et « subjective » ; ce qui signifie que la seconde n’est que la traduction de la première lorsqu’on passe de la considération des degrés de réalité à celle d’un être déterminé, l’homme par exemple.</p> <p align="justify"> Cette doctrine est le plus nettement exprimée dans l’avant-propos du Symbolisme de la croix 18, qui est d’ailleurs immédiatement suivi du chapitre I : « La multiplicité des états de l’être » ; nous verrons tout à l’heure pourquoi le chapitre II est consacré à « l’Homme Universel », car il y a là un enchaînement rigoureux et plein d’enseignement. Ajoutons que ce n’est pas non plus un hasard si la « Loi de correspondance » est formulée à propos du symbolisme de la croix, car la croix est justement la représentation symbolique la plus claire de cette loi. Autrement dit, nous avons affaire à une sorte de réciprocité entre symbolisme et métaphysique : la métaphysique, qui fonde le symbolisme, se présente comme un commentaire du symbole de la croix, commentaire qui en déploie toutes les significations, tandis que la croix apparaît comme une figuration synthétique et concentrée de toute la doctrine métaphysique. S’ensuit-il qu’il faille considérer la croix comme le symbole par excellence, le « symbole des symboles 19 » ? Nous ne le croyons pas. Elle n’est symbole suprême que du point de vue de l’«explicitation », du développement, de la différenciation, mais du point de vue de l’implicitation, de l’enveloppement ou de l’indifférenciation, c’est le point ou le cercle (qui n’en est qu’une autre forme 20) qui joue ce rôle. La croix est symbole de la réalisation en acte de l’être total ; le point ou le cercle est symbole de cette totalité même, soit originelle, soit terminale (le « vortex sphérique universelle 21 »). Au niveau nécessairement formel de toute expression symbolique, il ne saurait y avoir de symbole suprême.</p> <p align="justify"> Nous pouvons maintenant en venir à l’énoncé de la « loi de correspondance qui est le fondement de tout symbolisme » :</p> <p align="justify">« Chaque chose, procédant essentiellement d’un principe métaphysique dont elle tient toute sa réalité, traduit ou exprime ce principe à sa manière et selon son ordre d’existence, de telle sorte que d’un ordre à l’autre, toutes choses s’enchaînent et se correspondent pour concourir à l’harmonie universelle et totale, qui est, dans la multiplicité de la manifestation, comme un reflet de l’unité principielle elle-même 22. »<br /></p> <p align="justify"> Cette correspondance universelle qui fait de toute chose une expression des réalités qui lui sont supérieures, peut être spécifiée – nous semble-t-il – de trois points de vue distincts. Si l’on a égard au « motif » divin qui préside à l’origine de la création du monde (« J’étais un trésor caché. Je voulus être connu. Alors je créai le monde »), on dira que cette correspondance s’explique par la nature théophanique du cosmos : le monde révèle Dieu. Si l’on a égard au processus existenciateur, on dira que la relation de correspondance résulte de la relation de causalité, l’effet pouvant « toujours être pris comme un symbole de la cause 23 ». Enfin, si l’on a égard au résultat du déploiement cosmogonique et donc si l’on part de la réalité sensible elle-même, on dira que la correspondance repose sur une participation de la chose à son archétype 24.</p> <p align="justify"> Envisagé ainsi, le symbole, conformément à sa signification étymologique, unifie le multiple 25. C’est là sa fonction la plus haute que nous retrouvons également à propos du rite. Mais, pour ce qui est de l’herméneutique (et donc de la connaissance), cette doctrine permet également de comprendre pourquoi l’unité d’un même symbole contient une multiplicité essentielle de sens, qui résulte de la multiplicité hiérarchique des degrés de réalité auxquels il peut se rapporter. En effet, comme le souligne Guénon, une chose n’est pas seulement l’expression de l’archétype principiel dont elle procède essentiellement ; elle l’est aussi des degrés intermédiaires de réalité dont elle procède plus prochainement et qui sont ainsi ses causes secondes. Le principe prochain du corporel, c’est le subtil, bien que le principe premier ou essentiel demeure dans l’Etre créateur lui-même. On voit alors, puisque chaque symbole « résume », en quelque sorte, toute la hiérarchie des degrés qui lui sont supérieurs, qu’il enraye et équilibre chaque fois l’expansion cosmique, l’empêchant de s’anéantir dans la dispersion indéfinie. Cette fonction « résomptive » du symbole est l’analogue de la fonction « assomptive » (ou intégrative) du Logos divin 26. </p> <p align="justify"> Nous avons noté, précédemment, que la doctrine des états multiples de l’être est la traduction « microcosmique » de la doctrine des correspondances. C’est pourquoi Guénon lui consacre son premier chapitre. Cela signifie que, pour un être déterminé, l’homme par exemple, la correspondance unifiante des multiples degrés du réel se traduit par la multiplicité des états de ce même être. Le point de vue des correspondances est celui, s’il on veut, d’une multiplicité hiérarchique de plans parallèles, l’unité de cette multiplicité étant assurée par leur correspondance et donc n’excluant pas la discontinuité apparente d’un plan à l’autre. Mais si l’on considère, un être en vertu même de cette ontologique scalaire, il faudra le représenter, par une verticale émanant du Principe et traversant chacun de ces plans horizontaux. L’être unique « existe » donc sur une multitude de plans distincts qui déterminent autant d’états de cet être. Ici, le point de vue de la continuité prédomine sur celui de la discontinuité du parallélisme, pour cette raison que la verticale représentant l’unité de l’être rencontre chacun des degrés du réel, en leur centre. Il est sûtrâtmâ, le « fils du Soi » la véritable Personnalité, le cœur et l’intériorité de l’esprit en lequel et par lequel communiquent entre eux les innombrables mondes. Ainsi le microcosme humain exerce-t-il un véritable ministère d’unification à l’égard du cosmos. Assurément, dans son état actuel, l’homme n’a-t-il pas conscience des états non individuels de son être, comme une note de musique dont les plus hautes harmoniques seraient inattendues. C’est précisément le rôle de la réalisation spirituelle ou métaphysique que d’amener l’homme à une prise de conscience effective des « états supérieurs de l’être ». Ce faisant, l’homme dépasse le degré proprement humain ou individuel de son existence. Ascendant le long de la verticale de sûtrâtmâ, il réalise l’intégralité des degrés du réel, non point analytiquement et dans toutes leurs innombrables modalités – accéder au degré angélique, par exemple, ne signifie point devenir un ange parmi les autres anges – mais synthétiquement et dans leur centre quintessentiel. Une telle réalisation équivaut donc à une universalisation du microcosme humain, et c’est à elle que Guénon donne précisément le nom d’«Homme universel », selon une expression empruntée à l’ésotérisme de l’Islam.</p> <p align="justify"> Nous sommes ainsi conduits au deuxième chapitre du Symbolisme de la croix consacré à la doctrine de l’«Homme universel ». Remarquons-le : de la croix, il n’a pour ainsi dire pas encore été question. On ne commence à en parler qu’au chapitre suivant intitulé justement : « Le symbolisme métaphysique de la croix ». Mais on a fixé le cadre général et les thèmes principaux. Or ces thèmes nous fournissent la leçon quasi unique de tout l’ouvrage et de tout symbolisme, qui est sa destination proprement spirituelle. Sans doute le symbolisme relève-t-il essentiellement de la cosmologie, ou, s’il l’on veut, du point de vue macrocosmique. L’homme lui-même, en tant qu’il est pris comme symbole, ressortit à ce point de vue. Mais le symbolisme est fondamentalement ordonné à la réalisation métaphysique de l’être, à son salut et à sa délivrance, faute de quoi il n’est qu’un divertissement et un jeu gratuit. Au surplus, nous n’avons pas le choix. N’est réel, pour nous, que ce que nous avons « réalisé », c’est-à-dire ce dont nous avons pris une conscience effective, puisque la conscience est le sens immédiat du réel. Si bien que quand nous parlons des états supérieurs de l’être, selon l’un des enseignements les plus importants de Guénon, nous parlons de quelque chose qui, pour nous, n’a qu’une existence « idéale » ou « virtuelle 27 », encore que ces états soient synthétiquement en acte dans l’éternel présent de l’autoconnaissance divine. La doctrine guénonienne est un strict « actualisme de la connaissance » : n’est réel que ce qui est réalisé dans l’acte de la connaissance. La connaissance en acte est le « lieu » propre du réel, et c’est pourquoi Dieu est connaissance pure éternellement en acte. La connaissance est la clef de l’identité métaphysique du possible et du réel : par là on comprend, comme dit maître Eckhart, qu’en Dieu l’intelligere est plus que l’esse, en tant que la parfaite unité de l’esse ne s’accomplit que dans l’intellection infinie : </p> <p align="justify">« Le Dieu « acte pure d’exister » de saint Thomas doit correspondre, dans la théologie de maître Eckhart, à l’acte intellectuel par lequel l’Un, Principe d’opération, revient sur sa propre Essence inopérante et inconnaissable, en manifestant son identité absolue avec soi-même et avec tout ce qui est 28. »</p> <p align="justify">De même, les divers degrés d’être « se réalisent » dans l’acte même par lequel les divers degrés de la connaissance en prennent une conscience effective et immédiate. Tout être est ainsi une ligne de connaissance actualisante qui traverse tous les mondes et conduit au Principe dont elle émane. Interpréter vraiment le symbole de la croix, c’est réaliser l’intégralité des états de l’être, réalisation qui actue, en quelque sorte, l’analogie constitutive du microcosme et du macrocosme.</p> <p align="justify">Il n’est pas surprenant que nous rencontrions maintenant cette notion d’analogie, dès lors que c’est elle qui établit la relation permettant de passer du microcosme au macrocosme et que le traité de Guénon s’ouvre précisément sur la distinction de ces deux points de vue. Mais il nous faut en dire un mot, car sa fonction soulève ici quelques difficultés.</p> <p align="justify">On pourrait ne voir dans ce mot qu’une autre façon de désigner les correspondances. N’affirme-t-on pas couramment que le symbolisme est fondé sur l’analogie comme on le dit fondé sur la loi des correspondances ? Et d’ailleurs Guénon lui-même semble parfois utiliser équivalemment ces deux termes. Il écrit en effet, dans les Aperçus sur initiation (ouvrage qui contient quelques-uns des textes majeurs sur la doctrine du symbolisme) que « le principe du symbolisme se base toujours sur un rapport d’analogie ou de correspondance entre l’idée qu’il s’agit d’exprimer et l’image par laquelle on l’exprime 29 ». Et un peu plus loin, il répète que « si le mythe ne dit pas ce qu’il veut dire, il le suggère par cette correspondance analogique qui est le fondement et l’essence même de tout symbolisme 30 ». Il n’y aurait là aucun problème si Guénon n’avait d’autre part explicitement refusé cette équivalence. Il déclare en effet dans un article, « Les symboles de l’analogie 31 », qu’on ne doit pas s’étonner d’une telle expression qui ne serait fautive que si tout symbole devait être « l’expression d’une analogie ; mais cette façon d’envisager les choses n’est pas exacte : ce sur quoi le symbolisme est fondé, ce sont, de la façon la plus générale, les correspondances qui existent entre les différents ordres de réalité, mais toute correspondance n’est pas analogique ». Et Guénon précise qu’il entend le terme d’analogie dans son sens le plus rigoureux à savoir « comme le rapport de « ce qui est en bas » avec « ce qui est en haut », rapport qui ?…? implique essentiellement la considération du « sens inverse » de ces deux termes ».</p> <p align="justify">On pourrait sans doute mettre ces contradictions au compte d’une inadvertance dont aucun écrivain n’est exempt, mais qu’accuse la volonté d’extrême rigueur du discours guénonien 32. On ne peut cependant sous-estimer l’importance de la remarque qui ouvre l’article sur les symboles de l’analogie : « il y a des correspondances qui ne sont pas analogiques ». Cette formulation suppose que les correspondances sont un genre dont l’analogie constitue l’une des espèces, celle dans laquelle intervient la considération « du bas et du haut » et de l’inversion nécessaire qui en résulte concernant le r apport qui les unit. Faut-il en conclure qu’il y a des correspondances sans analogie ? Comment cela est-il possible ? Dès lors que la loi de correspondance caractérise la multiplicité essentiellement hiérarchique des degrés de l’Existence universelle, elle s’applique logiquement à la relation de conformité d’une réalité inférieure avec une réalité supérieure, de « ce qui est en bas » avec « ce qui est en haut ». Guénon lui-même écrit, dans le Symbolisme de la croix (p. 192) :</p> <p align="justify">« Entre le fait ou l’objet sensible (ce qui est au fond la même chose) que l’on prend pour symbole, et l’idée, ou plutôt le principe métaphysique que l’on veut symboliser dans la mesure où il peut l’être, l’analogie est toujours inversée, ce qui est d’ailleurs le cas de la véritable analogie ».</p> <p align="justify">Nous croyons qu’il n’est toutefois pas impossible de concilier ces textes et d’en dégager la cohérence doctrinale. Guénon illustre parfois la notion d’analogie par l’image d’un arbre à la surface des eaux 33. Dans une telle image il y a à la fois similitude si l’on considère le contenu intrinsèque, et inversion si l’on considère l’ordre des parties. Dans un même symbole, celui de l’arbre renversé, nous avons à la fois correspondance directe entre le contenu du symbole et celui du symbolisé, et correspondance inversée ou analogique (au sens propre) entre les structures d’ordre. De même pour le sceau de Salomon : il y a correspondance directe entre les deux triangles, et inverse quant à leur situation respective. Ce sont là des symboles de l’analogie, c’est-à-dire qu’ils symbolisent l’inversion ordinale ou hiérarchique qui se produit quand on passe du bas en haut ou du haut en bas. Quand donc, dans un symbole, on considère seulement le contenu qualitatif, on pourra ne parler que de correspondance en général, ou, si l’on veut, de correspondance directe. Ainsi la lumière sensible est le symbole de la connaissance, le soleil est le symbole de l’Intellect divin, l’eau est le symbole de Prakriti, le rouge est le symbole de l’amour, la parole humaine le symbole du Verbe divin, etc. Sous ce point de vue, on n’a égard qu’aux similitudes qui unifient les degrés de la réalité, non à ce qui les sépare. Au contraire, et afin d’obvier au risque d’idolâtrie qu’implique toujours le symbolisme direct ou « cataphatique », l’analogie inverse ou « apophatique » vient nous rappeler que c’est ce qui est en « bas » qui est comme ce qui est « en haut », autrement dit que c’est le bas qui symbolise le haut, le petit qui symbolise le grand, la nuit qui symbolise la Lumière éternelle. Il y a bien toujours correspondance, mais dans l’inversion ou la dissemblance.</p> <p align="justify">Soit, dira-t-on. Mais pourquoi parler ici d’analogie ? la réponse est simple. L’inversion n’intervient, nous l’avons vu, que si l’on prend en considération la structure d’ordre, comme pour l’arbre et le triangle, c’est-à-dire si l’on a égard aux relations respectives que les diverses parties du symbole soutiennent entre elles quand on les rapporte aux relations respectives des diverses parties du symbolisé. L’ordre, en effet, c’est toujours le rapport d’un élément à un autre élément. Comparer deux ordres, c’est donc établir un rapports de rapports, ce qui est l’exacte définition de l’analogia au sens mathématique et premier du terme : a est b ce que c est à d 34. Est-ce là tout ? Non, car on pourrait encore se demander ce qu’il en est dans le cas des symboles simples et qui ne comprennent pas de parties. Sont-ils étrangers à la correspondance analogique ? Où trouver leur relation d’ordre ? Question qui nous conduit sur la voie d’une vérité majeure : une réalité sensible soutient toujours une relation avec les autres réalités du même ordre, relation qui définit précisément cet ordre. Quoi de plus simple que le rouge, par exemple ? Et cependant, qui dit rouge dit implicitement l’ordre sériel et différencié de la gamme entière des couleurs. Aucun être n’est simplement un être, il est aussi un nœud de relations. Et c’est cela qu’exprime l’analogie, et c’est pourquoi, dans son acception rigoureuse, elle implique la considération du « sens inverse », dans la mesure où l’identité des rapports repose sur l’altérité de leur distinction.</p> <p align="justify">Ne s’agit-il, en tout cela, que d’une simple cohérence conceptuelle ? Nullement. Si nous revenons à la fameuse analogie constitutive du microcosme et du macrocosme, dont parle si souvent Guénon, ou encore à l’analogie équivalente de l’homme individuel et de l’homme universel, nous voyons bien que la véritable compréhension du sens inverse de l’analogie exige précisément l’effacement de l’homme individuel afin de réaliser effectivement son analogie constitutive avec l’Homme universel. Ici, s’applique éminemment la parole de saint Jean-Baptiste : « il faut que Celui-là croisse et que ?le? je diminue » (Jean, III, 30). Le « sens inverse » de l’analogie n’est pas négation de la correspondance, il est au contraire son accomplissement. L’image ne devient vraiment ressemblante à son modèle, et donc accomplit ce qu’annonce sa nature, qu’à la condition qu’elle prenne conscience de sa « condition icônique ». sinon, sa propre splendeur, pourtant empruntée, l’aveugle et la perd. Or, prendre conscience de sa « condition icônique », c’est percevoir derrière l’icône, le plan existentiel sur lequel elle se dessine et qui lui sert de support de manifestation. A ne voir que l’image, on risque d’oublier le fond sur lequel elle est peinte, qu’elle cache et pourtant présuppose. Sans ce plan d’arrêt du rayon créateur, la manifestation cosmique serait un étincellement instantané, et ces myriades de réverbérations cosmiques du Logos que sont les créatures ne sauraient avoir lieu. Le sens inverse de l’ana-logia, parce qu’il fait intervenir nécessairement la considération du plan réfléchissant d’un ordre d’existence déterminé, et non seulement de l’image reflétée, nous éveille à la conscience de notre condition icônique. L’image doit devenir ressemblante : elle n’est, en elle-même, qu’« une prophétie ontologique », elle annonce la venue de son Archétype seigneurial. Pour cela, elle doit « dépouiller le vieil homme », l’homme individuel qui s’approprie égoïquement la nature théophanique dont il est constitué. Elle doit retourner à la pureté mariale de la toile vide, à son néant et à sa gloire de créature : « Il faut que Celui-là croisse et que je diminue ». Saint Jean-baptiste, figure de l’analogie véritable, saint Jean décapité, ayant perdu son individualité humaine, lui dont la fonction solsticiale semblait vouée à la correspondance la plus directe de la lumière créée à la lumière incréée, entre dans l’effacement et la véridique ténèbre de la mort. Alors il peut chanter : « Hoc ergo guadium meum impletum est, Voici donc ma joie, celle qui est mienne, elle est plénière. Il faut que Celui-là croisse et que je diminue. »</p> <p align="justify">Nous arrêterons là ces considérations qui sont loin pourtant d’avoir épuisé le sujet. Il aurait fallu également étudier les enseignements de Guénon sur la structure des signes symboliques, leurs diverses catégories, la notion de geste comme unité générative de toutes les formes symboliques, le rapport (ou plutôt l’identité) du rite et du symbole, et enfin montrer l’herméneute « dans ses œuvres », spectacle unique dans la littérature moderne.</p> <p align="justify">Nous voudrions seulement, pour terminer, revenir à ce que nous disions en commençant sur la situation de la symbolique comme synthèse visible de la tradition et de la métaphysique, ou, si l’on veut, de la foi et de la science, de l’historicité de la révélation et de l’universalité de la connaissance. Cette synthèse visible et salvatrice est celle même que réalise l’incarnation du Verbe divin en Jésus-Christ, celle même du Corpus Christi. La crise qui atteint aujourd’hui le christianisme prend rigoureusement son point de départ dans la négation axiomatique d’une telle synthèse symbolique, c’est-à-dire dans un refus massif de l’incarnation qui est réduite à sa ponctualité événementielle. Or, il est vrai que le cosmos spatio-temporel constitue le cadre et le contenant formel de la tradition révélée par le Père ; il est vrai que le Verbe, connaissance éternelle et infinie du Père, en constitue le contenu réellement métaphysique. Mais il est non moins vrai que le contenant formel et le contenu informel ne peuvent s’épouser que par la médiation et la grâce d’un troisième terme, par la médiation de Marie, épouse du Saint-Esprit, mère du Logos à Qui elle a offert sa propre chair pour qu’Il puisse se manifester au monde. En vérité, c’est bien dans le cœur de Marie que toutes choses sont transformées en symboles.</p> <p align="justify"><br /> Texte publié en 1985 dans le Cahier de l’Herne (dir. J-P Laurant) consacré à René Guénon.</p> <p align="justify">NOTES</p> <p align="justify"><em>1. Il serait aisé de distribuer tous ses livres selon ces cinq rubriques, à condition de ranger sous la première non seulement Orient et Occident, La Crise du monde moderne, Le Règne de la quantité et les signes des temps, mais aussi le Théosophisme et L’Erreur spirite. Sous la rubrique « tradition », il faut ranger aussi bien des parties de certains ouvrages tels que Le Roi du monde, Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, L’Esotérisme de Dante, les considérations sur les cycles, les articles sur l’Islam ; etc. Le reste va de soi. Au demeurant, l’unité de la doctrine interdit une partition séparative de l’œuvre.<br /> 2. Toute tradition est d’abord révélation, quel qu’en soit le mode, avant d’être transmission. Nous ne pensons pas qu’il y ait lieu de suivre Guénon qui réserve le terme de révélation aux diverses formes du monothéisme abrahamique (L’Homme et son devenir selon le Védânta, pp. 20-21). La tradition est shruti (« audition », cf. saint Paul : « fides ex auditu ») (la foi vient de ce qui a été entendu, Romains, x, 17), c’est-à-dire révélation, dans son origine, et smriti(« mémoire », Cf. le « mémorial du Seigneur ») dans sa transmission, et c’est pourquoi elle concerne plus directement l’âme (ou substance psychique), qui est le siège la mémoire.<br /> 3. Nous avons tenté de le faire dans un ouvrage de 900 pages, présenté comme thèse d’Etat en 1982, et où sont examinées toutes les théories modernes du symbolisme, et notamment les théories kantiennes, hegeliennes, feuerbachienne, marxienne, freudienne, structuraliste, lacanienne et derridienne.<br /> 4. Il faudrait ici citer toutes les études qui ont paru depuis une cinquantaine d’années et qui doivent à Guénon leur connaissance de la science des symboles. Un recensement exhaustif est impossible et devrait prendre en compte bien des domaines divers, y compris celui de la symbolique maçonnique dont il a profondément revivifié la signification. Nous signalerons seulement le très important ouvrage de Gérard de Champeaux et dom Sébastien Sterckx, o.s.b, Le Monde des symboles aux Editions du Zodiaque, dont on regrette qu’il ne cite jamais l’auteur qui les inspire le plus constamment. Le Père Bro, o.p., dans Faut-il encore pratiquer ? (édition du Cerf, coll. « Foi vivante », 1967), ose parler de « la somme singulière de R. Guénon, Symboles fondamentaux de la science sacrée » (p. 194).<br /> 5. « Guénon et la « science sacrée », dans la Nouvelle Revue française, avril 1963, 11e année, n° 124, p. 702.<br /> 6. « Réponses » dans la revue Esprit, nov. 1963, p. 637.<br /> 7. L’homme est « une machine, peut-être plus performante que les autres », Tristes tropiques, 10/18, 1955, p. 374.<br /> 8. Cette décomposition analytique en unités symboliques élémentaires (les mythèmes) est d’ailleurs souvent discutable, et l’on pourrait aisément aboutir à d’autres unités.<br /> 9. Le Symbolisme de la croix, p. 11.<br /> 10. S. Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Gallimard, coll. «Idées », 1981, pp. 226-227. Ce que nous disons de Freud n’est pas applicable comme tel à Jung, dont les connaissances en matière de symbolisme sacré étaient considérablement plus étendues que celles de Freud. Mais on rencontre chez Jung la confusion la plus inquiétante entre le domaine spirituel et le domaine psychique. Au reste, ce que Mircea Eliade, dans Fragments d’un journal (N.R.F., 1973), nous raconte de Mme Froebe et de ses relations « psychiques » avec Jung et quelques autres dont Max Pulver et Van der Leew), ne laisse guère de doute quant à la réalité des pratiques de basse magie auxquelles se livraient ces savants illustres. Jung, en particulier, après avoir plongé dans une coupe de vin une bague portant l’inscription abraxa, et récité quelques formules, l’avait passée au doigt de cette personne, lui assurant : « ce n’est pas moi qui l’a fait, c’est der Selbst ?…? » (p. 181). On sait d’ailleurs que Freud lui-même avait remis sept anneaux à sept disciples, dépositaires de la vraie doctrine. Ernest Jones fut « le dernier survivant de ceux à qui furent donnés les sept anneaux du maître » (Lacan, Ecrits, le Seuil, p. 175). Ces quelques indications suffiront, pensons-nous à illustrer ce que Guénon a dit sur la nature contre initiatique de la psychanalyse.<br /> 11. On sait que Karl Popper a montré qu’une hypothèse n’est scientifique que si elle est falsifiable, c’est-à-dire suffisamment précise pour qu’on puisse en déduire un dispositif expérimental qui permettrait éventuellement d’en établir la fausseté, étant entendu qu’on ne peut jamais vérifier une hypothèse. Une hypothèse non falsifiable n’est pas scientifique : elle si vague ou si générale qu’elle se vérifie toujours (ou bien elle est tautologique) ; par exemple : la loi de la survivance des plus aptes chez Darwin.<br /> 12. Pour la Genèse, on pourra lire le dernier livre de Léo Schaya : Avant le commencement, chez Dervy. Pour la messe, signalons la remarquable étude de Jean Hani, La divine liturgie, Trédaniel, 1981.<br /> 13. R. Ruyer a déjà observer quelque part que le nombre des rêves sur lesquels Freud avait bâti sa théorie était extraordinairement faible.<br /> 14. Ce qui ne signifie pas que toutes les interprétations de Guénon soient recevables. Tout l’œuvre a ses limites. Mais nous considérons ici les choses dans leurs principes.<br /> 15. Dan Sperber, Le Symbolisme en général, Hermann, 1974, p. 119.<br /> 16. A. Vergote : « Une théologie qui refuserait l’éclairage des sciences archéologiques se condamnerait à la réclusion culturelle ?…? Coupée de la culture vivante, la pensée religieuse ne serait plus qu’une névrose culturelle. » Interprétation du langage religieux, Le Seuil, 1974, pp. 9-10.<br /> 17. Rappelons que le mot de correspondance vient du latin scolastique correspondere qui signifie proprement : « être en rapport de conformité avec ». on le rencontre déjà chez Nicolas Oresme, et il est attesté dans les textes alchimiques, dès le XIX siècle. Ce n’est donc pas à Swendenborg que nous sommes redevables de son emploi.<br /> 18. Rappelons à ce sujet que les éditions Vega assurent à nouveau, la réédition exacte de cet ouvrage, qui est sans doute le plus guénonien de tous ceux qu’il a écrits, parce que s’y conjoignent les mathématiques, le symbolisme et l’unité des formes traditionnelles. L’édition de poche qu’avait publiée la collection 10/18 était gravement fautive.<br /> 19. Cf. Jean Robin, René Guénon : Témoin de la Tradition, Trédaniel, pp. 99-118.<br /> 20. Ou même la sphère qui correspond à la croix à six branches.<br /> 21. Le passage de la croix au cercle est celui des coordonnées rectilignes aux coordonnées polaires (ibid., pp. 117-120, et 133-136).<br /> 22. Ibid., p. 11.<br /> 23. Ibid., p. 13.<br /> 24. Cette triple spécification de la correspondance (révélation, causalité, participation) n’est pas formulée telle quelle par Guénon.<br /> 25. Symbolon dérive de sym-ballein (jeter ensemble) qui évoque une idée de réunification, de rassemblement. Ainsi, en saint Luc, il est dit que la sainte Vierge « conservait toutes ces paroles, les rassemblant (symballousa) dans son cœur » (II, 19). De même, Louis de Léon, dans son grand ouvrage Les Noms du Christ, avant d’en exposer les significations, commence par expliquer que la nature symbolique du langage a pour fin d’exprimer l’unité dans le multiple et de ramener la multiplicité à l’un. On lira cet étonnant traité dans la belle traduction qu’en a donnée Robert Ricard aux Etudes augustiniennes, en 1978, pp. 19-23.<br /> 26. On saisit également ici la relation qui unit le Verbe divin au Verbe fait chair, la fonction éternellement assomptive du premier à la fonction actuellement résomptive du second (qui n’est autre que le Premier), c’est-à-dire à sa fonction salvatrice : le corpus Christi est le symbole central du christianisme.<br /> 27. Guénon parle aussi d’« existence négative » : Le Symbolisme de la croix, p. 27. Les notions de possibilité, de potentialité, de virtualité ont soulevé bien des questions. On a accusé Guénon d’ignorer les distinctions que la scolastique a établies entre ces termes. Mais il ne peut s’y tenir, son point de vue étant autre. Indiquons ici brièvement l’interprétation que nous en donnons et que nous avons développée ailleurs. Pourquoi parler de « possible », alors que tout est réel, et que l’on affirme par ailleurs l’identité du possible et du réel ? Réponse : parce qu’il faut tenir compte du point de vue de la connaissance. Celui qui parle du Principe suprême, parle de quelque chose dont il n’a pas une connaissance actuelle, mais en oubliant son ignorance ontologique. N’est réel, au sens le plus rigoureux du terme, que ce qui se réalise dans l’acte commun du connaissant et du connu. Le terme de « Possibilité universelle » rappelle que le Principe infini n’est pour nous présentement que « Ce qui peut être tout ». (Alors que le Tout-Puissant est celui qui peut faire tout.) Ainsi le concept métaphysique s’évanouit en tant qu’idole mentale, pour se transformer en une pure possibilité de conception, la plus haute et l’ultime. Quant à la potentialité, elle concerne uniquement le monde du devenir et désigne l’état de ce qui est en puissance relativement à son développement. Mais l’être individuel, de son propre point de vue, ne peut évidemment distinguer le possible du potentiel (cf. L’Homme et son devenir selon le védânta, 1974, p. 47). Le virtuel désigne plutôt ce qui est bien là mais n’a pas encore développé tous ses effets : il correspond à une « réalisation anticipée ». Est potentiel ce qui n’est pas encore tout ce qu’il devrait être ; est virtuel ce qui n’a pas encore produit tous les effets qu’il devait produire (ex : l’initiation virtuelle qui se distingue de l’initiation effective). En résumé, ce qui est possible, c’est le supra-individuel pour la connaissance, et, au fond, c’est le relatif « dans » l’Absolu ; ce qui est potentiel, c’est le devenir du relatif ; ce qui est virtuel, c’est l’Absolu « dans » le relatif.<br /> 28. W. Lossky, Théologie négative et Connaissance de Dieu chez maître Eckhart, Vrin, p. 165.<br /> 29. Editions traditionnelles, 1946, p. 121.<br /> 30. Ibid., p. 125.<br /> 31. Symboles fondamentaux de la science sacrée, gallimard, 1962, p. 319.<br /> 32. Avec quelque mépris, Guénon s’étonne souvent, chez les autres, de confusions qu’il juge impardonnables. Mais ses propres exposés ne sont pas exempts de certaines obscurités. Il y en a d’autres que celles de l’analogie et des correspondances. Ainsi, dans L’homme et son devenir selon le védânta, il déclare : « Les expressions « d’état subtil » et d’«état grossier » qui se réfèrent à des degrés différents de la manifestation formelle ?…? » (p.36 les italiques sont de nous), et p. 37 : « ?…? l’être humain ?…? comporte un certain ensemble de possibilités qui constituent sa modalité corporelle ou grossière, plus une multitude d’autre possibilités qui ?…? constituent ses modalités subtiles ; mais toutes ces possibilités réunies ne représentent pourtant qu’un seul et même degré de l’Existence universelle » ? Faut-il donc distinguer entre « degrés de la manifestation formelle » et « degrés de l’Existence universelle » ? Et où Guénon a-t-il formulé cette distinction ? Sans préjuger de la réponse.<br /> 33. Symboles fondamentaux…, p. 324 et sq.<br /> 34. Qu’on se réfère à la métaphysique de l’analogie que Platon expose à la fin du livre VI de la République. Nous avons traité de l’analogie dans un « dialogue platonicien », intitulé « le Zeuxis ou de l’analogie », Revue de métaphysique et de morale, 1968, n° 3, pp. 280-293.<br /> </em> </p>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-57910985311277813422008-11-15T06:22:00.000-08:002008-11-15T06:26:52.972-08:00Situation de la politique dans la pensée de Saint Thomas d'Aquin<strong></strong> <div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;">I. – A qui referme ce livre, une certitude s’impose, une certitude étonnante : il vient de comprendre qu’il y a une science politique, c’est-à-dire une science du politique, mais qu’il ne s’agit pas du tout de ce à quoi il s’attendait. Ainsi l’effet majeur de ce travail, à l’allure paisible et effacée, c’est de procéder à un puissant « déplacement » de la question, à un changement presque radical de nos habitudes de pensée, à une rupture décisive avec ce que l’on entend ordinairement par philosophie ou pensée politique, et que l’on pourrait ramener aux deux conceptions suivante : ou bien la politique est envisagée comme une théorie de l’Etat (structure de l’organisation étatique, mode de désignation et d’exercice du pouvoir), ou bien elle est considérée comme une pratique, celle du combat idéologique et tactique que se livrent les divers partis dans les sociétés modernes. Dans le premier cas, la question se ramène, au fond, à celle du meilleur régime, de la meilleure organisation. On pense nécessairement le problème politique comme une machine dont les pièces peuvent être diversement agencées, avec la certitude qu’il y a un meilleur arrangement et que tout est une question de système, c’est-à-dire de constitution. Dans le second cas, la science politique se ramène plus ou moins à ce que les mathématiciens nomment la « théorie des jeux » et à des calculs stratégiques dont la formule majeure demeure : les choses étant ce qu’elles sont, quel est le préférable ? Ce qui, pratiquement, consiste d’une part à trouver de l’argent et des slogans, d’autre part à modifier ou à utiliser la loi électorale en faveur de son parti. Bref, on oscille entre Rousseau et Machiavel.<br /><br /> Les deux conceptions, qui se partagent ou se disputent le champ du politique, altèrent irrémédiablement l’idée que l’on peut et que l’on doit se faire de la science politique. Quant à la conception « machiavélienne », la chose est trop évidente pour qu’il soit nécessaire d’y insister : la politique ici disparaît entièrement pour faire place à un calcul de moyens, et ne réapparaît éventuellement que dans la fin poursuivie, comme le prouve surabondamment le fait qu’une campagne électorale peut être entièrement confiée aux soins d’une entreprise publicitaire et donc ne se distingue en rien de la « promotion » d’un dentifrice ou d’un déodorant. Mais la fin poursuivie nous renvoie elle-même à la conception « rousseauiste » de la politique, c’est-à-dire à celle du meilleur système d’Etat. Car il est bien certain que si les partis s’opposent idéologiquement, au moins en principe (1), c’est qu’ils diffèrent sur la nature de la meilleure constitution, et qu’ils n’ont, en droit, aucune autre raison d’être que de lutter pour la réalisation de leur « cité idéale », ce que l’on traduit parfois aujourd’hui par « projet de société ». Notons, en passant, que cette pratique de la vie politique engendre automatiquement une totale « aliénation dans le futur » de l’idée même de politique, ce qui est proprement délirant et constitue une sorte de procrastination permanente et tout à fait pathologique. Quoi qu’il en soit, il reste que la recherche de la meilleure constitution possible conduit nécessairement à ne penser le politique que sur le mode du théorique et, par conséquent, du totalitaire. N’étant jamais limitée et définie par le réel, la politique et les problèmes de son organisation deviennent le tout de la vie humaine, comme le montre exemplairement le cas du rousseauisme, archétype indépassé (et falsificateur) de toute la pensée politique moderne. En somme la conception machiavélienne comme la conception rousseauiste détruisent la spécificité du politique, la première par défaut, la seconde par excès.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> Telle est la manière, schématiquement esquissée, dont se pose aujourd’hui la question de la science politique. Comment l’empêcher de se dissoudre dans la technique du maniement des effets psycho-sociaux, à la manière du « management », ou d’envahir la totalité du réel humain au point qu’il n’est plus un seul aspect de l’existence humaine qui échappe à la régulation de la loi ? Il n’y a qu’une seule réponse possible : il faut situer la politique, c’est-à-dire lui assigner sa place. Ce qui signifie deux choses : d’une part qu’une telle place existe, qu’il y a bien un lieu propre du politique, et d’autre part qu’elle est limitée et dominée par ce qui la dépasse de droit et de fait. Deux opérations inséparables l’une de l’autre et qui exigent à la fois qu’on établisse la science politique chez elle, dans son domaine, bref, qu’on montre qu’il y a bien une matière du politique, et donc une science de cette matière parfaitement rationnelle et objective, et aussi qu’on soit en mesure d’envisager une réalité supra-politique, c’est-à-dire supra-naturelle, puisque l’ordre politique s’étend à tout ce qu’il y a de naturel dans l’homme. Faute d’une telle perspective supra-naturel et de la science qui l’accompagne (la théologie), il est impossible de situer la science politique ou de définir son objet. Encore une fois, qu’on tourne la question en autant de sens qu’on voudra, la conclusion sera toujours la même : ou bien la cité des hommes reconnaît la transcendance de la Cité de Dieu, et alors il y a un ordre propre du politique, ou bien non, et alors on ne saurait échapper au plus effroyable des totalitarismes et à la plus absolue des tyrannies, celle que Claude Polin et Claude Rousseau ont si bien nommée : « la tyrannie de tous sur tous ».</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> Maintenant, si l’on a bien voulu nous suivre jusque là, il est clair que nous pouvons déterminer quasi géométriquement le point vers lequel convergent toutes les considérations précédentes et que résume le nom de saint Thomas d’Aquin, puisqu’il est à la fois maître des théologiens et prince des philosophes. Si nous avons quelque chance de rencontrer quelque part une doctrine qui réponde aux exigences que nous avons préalablement déterminées, c’est chez lui que nous pourrons la découvrir, à condition que nous la cherchions véritablement, c’est-à-dire que nous renoncions à l’interroger sur ce qu’il ne nous dit guère, mais que nous soyons extrêmement attentifs à ce qu’il se propose effectivement de nous enseigner. Ce qu’il ne nous dit guère, et que pourtant nous ne sommes que trop enclins à lui demander, ce sont des recettes de politique positive, qui, de toute manière, étant donné l’éloignement des temps, ne nous servirait pas à grand chose. Mais ce qu’il veut nous enseigner c’est à prendre la mesure du politique, de sa nature, de sa finalité, de ses limites, autrement dit, ce qui nous importe au premier chef, à nous, hommes modernes, c’est de connaître quelle la Situation de la politique dans la pensée de saint Thomas d’Aquin, puisque la manière dont la politique nous apparaît située dans cette œuvre est identiquement la manière dont cette œuvre entend la situer dans la réalité des choses. C’est précisément ce que Philippe Veysset s’est proposé de faire, pour la première fois, semble-t-il, dans l’histoire du thomisme.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> Pénétrer dans cette étude, c’est donc d’abord donner congé à nos curiosités frivoles, à nos questions vaines, à notre incorrigible besoin de solutions toutes faites, de formules hâtives et rassurantes. C’est ensuite s’engager dans un effort spéculatif considérable, qui constitue une véritable initiation à la philosophie politique et qui nous mettra en possession des concepts fondamentaux d’un savoir entre tous difficile à acquérir. C’est pourquoi, d’ailleurs, il nous faut insister quelque peu sur ce point. Il n’y a pas, en effet, dans ce domaine, de penchant plus invétéré que celui qui nous entraîne à croire que parler de science (ou de philosophie) politique, c’est parler automatiquement d’une théorie politique à laquelle on peut toujours opposer une autre théorie et qu’au fond c’est l’affaire d’un choix toujours révisable. C’est très exactement avec une telle conception que la doctrine thomiste n’a rien à voir. Cette philosophie politique qui ouvre le champ de la science politique en délimitant son objet et en en dégageant la structure essentielle, ignore délibérément cette distorsion majeure du regard spéculatif : elle prouve sa vérité par l’évidence de sa propre démarche, mais elle requiert de l’étudiant une attention et une patience exceptionnelles. On voit l’ambition du livre de Ph. Veysset : non pas disserter sur une théorie politique possible, mais, à travers l’étude de la pensée thomiste, nous initier aux fondements (philosophiques) d’une science véritable. Or, toute science est difficile. On acceptera volontiers de peiner pour apprendre les mathématiques ou la grammaire latine, mais, en politique, on est persuadé qu’on en sait toujours assez et que chacun là-dessus ne peut s’en remettre qu’à son opinion. Eh ! bien, nous devons nous persuader du contraire, autrement dit, nous devons prendre conscience justement de la différence qu’il y a entre l’opinion et la science, différence première et constitutive de la science comme telle, ainsi que nous l’ont enseigné Platon et Aristote. Oui, tout cela paraît bien élémentaire, le moindre manuel de philosophie nous en informe, et pourtant, par habitude mentale et manque de foi spéculative, combien, parmi nous, sont capables de l’entendre ? Que le lecteur s’arme donc de patience, que l’amour de la vérité le guide et le soutienne, qu’il n’hésite pas à relire autant qu’il le faudra, il n’y a pas d’autres moyens au monde pour acquérir les rudiments d’une science : nul ne peut savoir ce qu’il n’a pas appris.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> II. – Nous ne saurions évidemment entrer dans le détail de l’exposé que nous présente Ph. Veysset. Nous nous attacherons seulement à en souligner la structure d’ensemble, quitte, éventuellement, à développer quelques points particuliers lorsque ce sera nécessaire.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> Conformément au point de vue « objectiviste » du thomisme (et de l’aristotélisme) l’Auteur commence par définir la matière (ou l’objet) de la science politique (1er partie), puis il passe à l’étude de la science de cet objet (2e partie). Après quoi, et parce qu’avec la politique il s’agit d’une science qui n’est pas purement « théorétique », puisque ce « connaître » est en vue d’un « agir », il examine la question de l’art politique (3e partie), ce qui nous conduit naturellement à étudier les rapports de l’action et de la contemplation, et, d’une manière générale du politique et du divin.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> Quant à la matière, la question qui se pose d’abord est celle de son existence : y-a-t-il une matière proprement politique, et si oui, quelle est-elle ? Car le politique pourrait se réduire au psychologique, au social, à l’historique, etc. Mais le problème est encore plus complexe, car la matière politique ne possède pas l’inertie et l’immutabilité qu’on attribue généralement à un objet. C’est un objet qui évolue, qui se fait, à mesure même qu’on l’étudie. La science politique ne fait pas seulement que le décrire, elle le constitue aussi. Cette matière, en effet, c’est l’homme en tant qu’il a relation à un tout qui est la cité ; d’où, 3 éléments : « l’individu, en tant que membre d’une communauté, la société, en tant qu’un ensemble d’individus soumis à une commune autorité, la loi, et régis dans leur vie par un corps identique de mœurs et d’usages ; enfin le troisième élément est l’ensemble des relations qui existent entre cette société et chacun des individus qui la composent. C’est à proprement parler sur cet ensemble de relations que travaille le politique » (p. 18). Or, la science politique, en faisant prendre conscience, à chacun de nous, de son appartenance au tout, de sa situation politique, contribue précisément à faire exister cet « ensemble de relations », matière propre de la science politique. Cette interaction se marque d’ailleurs dans le fait linguistique bien connu que, pour Aristote, la meilleure forme de constitution politique n’a pas de nom propre déterminé, elle est « la » constitution par excellence, la politeia (ou politie). Etudier ce qu’est l’objet politique, c’est inséparablement dire ce qu’il doit être. Est-ce pour cette raison que l’Auteur (p. 26) parle de la Politique de Platon, que l’on appelle ordinairement la « République » ? Quoi qu’il en soit, il est clair, qu’en tant qu’individu ou partie, l’homme est soumis à la cité ou au tout, laquelle ne peut vouloir que sa propre permanence, si bien que nous observons là une double finalité intrinsèque, de la partie au tout et du tout à lui-même. Pourtant, l’organisation politique ne saurait avoir raison de cause finale suprême, puisque, si elle se soumet les individus et poursuit sa propre permanence, ce n’est pas seulement en vue d’elle-même, mais comme disait Bossuet, pour « rendre les hommes heureux ». Il y a donc une autre finalité, extrinsèque celle-là, par laquelle la politique elle-même prend raison de moyen en vue de la béatitude suprême. D’une certaine manière, le problème fondamental de cet ouvrage, est celui de l’articulation de cette finalité extrinsèque sur la finalité intrinsèque.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> On ne peut tenter de répondre à cette question, sans examiner attentivement la signification du concept d’homme comme « animal politique ». Pourquoi l’homme est-il naturellement « politique », et n’est-il que cela ? La notion d’une sociabilité naturelle se heurte évidemment, à la thèse rousseauiste qui affirme le caractère entièrement volontaire du contrat social fondateur de la communauté politique, aucune tendance naturelle n’inclinant les hommes à vivre en société, puisque l’état de nature, pour Rousseau, est essentiellement solitaire, et non humain (l’homme y est encore un simple animal, une « brute », et c’est le contrat social qui fait de lui un homme, en actualisant sa rationalité et sa moralité, jusqu’alors virtuelles). Au contraire, pour saint Thomas, bien qu’il y ait un contrat social, c’est-à-dire que l’origine de la société soit de nature contractuelle (p. 28-32 et 83-84), en d’autres termes rationnelle et volontaire, cependant cet acte raisonnable par lequel les hommes fondent la cité « en y adhérant », accomplit en fait ce qui est inscrit dans la nature humaine sous la forme de sa déficience (l’homme par nature est privé des ressources innées dont sont dotés les autres animaux et ne peut survivre qu’en s’associant) et de sa supériorité, puisque la seule capacité dont Dieu l’a « équipé », la raison, dépasse tout ce que l’on rencontre dans l’ordre animal. C’est ici, à notre avis, qu’il aurait fallu articuler la critique de Rousseau qui rejette toute nécessitation naturelle de la société au profit de la seule liberté, et non pas lui reprocher (p. 25, n° 1), de favoriser l’éclatement de la cité « en groupes d’intérêts opposés » pour la raison que, chez lui, le pouvoir ne réside que dans le peuple, qui, pour l’exercer, doit le déléguer. Car nul philosophe, plus que Rousseau, n’a mis tout son soin à éliminer toute possibilité de rivalités d’intérêts particuliers – qui disparaissent complètement dans l’Etat qu’il conçoit ?, et d’autre part, chez lui, le pouvoir (la souveraineté qui est dans l’ensemble du corps social) « ne délègue pas », « ne se représente pas » (Du contrat social, Livre II, chap. I). Le peuple peut déléguer la puissance exécutive à des commissaires, mais la puissance législative est intransmissible et n’a point de représentant : « L’idée des représentants est moderne : elle nous vient du gouvernement féodal, de cet inique et absurde gouvernement, etc. » (ibidem, Livre III, chap. XV). Rousseau abhorre le régime parlementaire.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> Revenons maintenant à saint Thomas. Ces considérations sur la nature humaine, matière de la science politique, nous conduisent précisément à la notion de science, et nous valent, de la part de l’Auteur, un excellent exposé sur la conception thomiste de la connaissance en général, qui nous est décrite comme la « double naissance du connaissant et du connu l’un à l’autre ». « Cette naissance réitérée incessamment, nous dit-on, détermine donc a priori une modification perpétuelle, plus exactement une récréation perpétuelle du connaissant et du connu », puisque le connaissant reçoit en lui la forme intelligible du connu et devient cette forme même (p. 39). (Mais cette doctrine ne peut s’appuyer sur la prétendue étymologie qui fait dériver « connaissance » de « co-naissance » = « naître avec » ; cette découverte claudélienne – Traité de la co-naissance au monde et de soi-même – que nous sachions, n’est point scientifiquement ratifiée). Le terme de « recréation » est d’autant plus intéressant, lorsqu’il s’applique à la connaissance de l’objet politique, qu’on saisit clairement alors que la science, dans son acte propre, actualise ce qu’il y a d’intelligible dans cet objet, qui est au fond le politique lui-même. Non seulement elle contribue à rendre intelligible le politique pour nous, mais encore pour lui-même et en lui-même, ce qui signifie qu’il y a bien une rationalité du politique, et même que le politique est d’essence raisonnable. En même temps, et en retour, cette nature rationnelle de l’objet politique rationalise le sujet connaissant et, par conséquent, l’aide à réaliser sa propre nature : en nous pensant comme membres de la communauté politique nous apprenons à faire prédominer la sagesse sur nos passions.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> Puis, après avoir exposé la nature de la causalité dans la science politique selon la doctrine aristotélicienne des quatre causes (car savoir, c’est « savoir par les causes », Ph. Veysset se propose de pénétrer plus avant dans la « rationalité » des objets politiques, ce qui l’amène à étudier, d’une manière fort intéressante, le rapport du langage à la politique. Le langage, en effet, d’une part est expression du logos (raison ou discours) et donc de la logique, d’autre part repose sur une convention et un accord lexical qui en fait « l’image du consensus politique » (p. 50). « Il assure l’unité de la cité (c’est-à-dire de notre existence de membres d’une communauté politique), le langage joue un rôle capital, « car l’être politique est un être de langage) (ibidem). Au point que l’Auteur peut conclure : « Dans la science politique, tout repose véritablement sur le langage, le discours » (p. 52).</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> Une fois posées ces considérations sur la science politique en général, il faut en venir à l’étude des modes par lesquels on peut l’acquérir et de son ordre, c’est-à-dire de sa structure rationnelle, ordre et modes définissant la méthode d’une science. A la base de toute science, il y a le concept ou acte par lequel l’intelligence pense la forme intelligible de l’objet connu et dont le contenu (idée ou notion), correspond au savoir de cet objet. Cette forme est dégagée du sensible par abstraction. Quel est donc le sensible, dans le cas de l’objet politique, et comment peut-on en abstraire une forme ? Une telle manière d’envisager la question écarte d’emblée l’idée d’une « cité idéale » qui n’est pas abstraite du sensible, mais imaginée. (S’agit-il d’une critique implicite de la République de Platon, comme le suppose Ph. Veysset ? Nous ne le pensons pas : de Platon, saint Thomas ne cite – dans la Somme – que le Timée, le Ménon et le Parménide, et l’on admet communément que le Moyen-Age latin ignorait la quasi-totalité de l’œuvre platonicienne). En fait, il faut souligner, comme nous l’avons indiqué en commençant, que la « science politique s’actualise en même temps qu’elle actualise » dans sa phase théorique – la cité humaine » (p. 58). Au fur et à mesure que l’on apprend ce qu’est la cité, on apprend aussi ce qu’elle doit être.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> Qu’en est-il maintenant de l’ordre de la science politique ? L’Auteur n’hésite pas à s’interroger sur l’existence d’un syllogisme politique. (Notons que dans le tableau qu’il donne, p. 58, des trois opérations de l’esprit – la simple appréhension, le jugement, le raisonnement – en se référant à Maritain, il a interverti la place respective de la 2e et de la 3e.) A quoi d’ailleurs, il répond par l’affirmative, montrant très bien que la science politique aboutit à une conclusion qui est une loi ou un commandement, avec cette restriction, cependant, que la loi (et la loi promulguée) n’accomplit pas le syllogisme en totalité, autrement dit que ce n’est pas en elle que s’exprime la perfection de la rationabilité de l’objet politique.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> Enfin la science politique est située par rapport à l’ensemble de l’édifice philosophique (p. 62-66). Si l’on admet qu’elle n’est pas, nous l’avons dit, purement théorétique, mais plutôt pratique, il faut dire que la politique, qui traite de « l’objet le plus noble et le plus parfait », sera, nécessairement, la science principale, et architectonique (= gouvernante) à l’égard de toutes les autres sciences pratiques » (saint Thomas, Préface au Commentaire de la Politique, p. 62). Science spéculativo-pratique et non practico-pratique (comme l’est par exemple la casuistique), la politique réalise une sorte de perfection, puisque, si l’homme lui est soumis, en tant qu’individu-membre, elle est elle-même soumise à l’homme, en tant que « cité et politique constituent le moyen suprême, pour l’homme, d’atteindre sa fin » (p. 64). Or cette fin est la béatitude. Ainsi la science politique entre-t-elle à son tour dans l’ordre du salut. Sans doute sa connaissance n’est-elle pas de nécessité absolue, mais, comme le dit excellemment Ph. Veysset, elle peut se « définir comme ce qui fait gagner du temps à l’homme dans son cheminement historique vers la nécessité » (p. 66).</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> III. – La science étant une science pratique, nous sommes donc conduit à nous interroger sur la nature de l’action politique. Cette question occupe la troisième partie de l’ouvrage, et pose des problèmes non moins complexes que les questions précédentes. L’une de ces questions, qui touche peut-être à la difficulté essentielle, c’est que, si la politique relève de la praxis (ou action), elle relève aussi, et premièrement de la poiésis (ou activité technique) ; bref, elle est un art avant même que d’être une science, dit saint Thomas (p. 88). Il ne s’agit pas seulement d’agir (bien ou mal), il s’agit aussi de le faire. Autrement dit, et nous retrouvons ce qui nous paraît être le thème majeur de cette étude, en agissant, l’homme politique (et tout homme en tant que membre de la cité) ne modifie pas seulement une réalité politique préexistante, mais il la crée. Et c’est déjà ce qu’on observe lorsqu’il s’agit de cette première action qu’est la connaissance politique elle-même. Ph. Veysset se livre là à des analyses qui nous ont paru d’une grande originalité et d’une remarquable pertinence. Pour qu’il y ait action cognitive en politique, c’est-à-dire pour qu’on se décide à étudier la réalité politique, il faut bien une raison, laquelle ne peut être que la prise de conscience de notre ignorance, soit subjective (nous ne savons rien dans ce domaine), soit objective (la situation est historiquement si confuse qu’on ne peut plus y reconnaître l’ordre du politique). Mais en fait cette ignorance est bien difficile à débusquer, parce que, contrairement aux mathématiques, il n’y a, du côté des principes intellectuels, que peu de choses à connaître (relation du tout et de la partie, source divine du pouvoir, etc.), tandis que du côté des réalités concrètes, historiques et géographiques, il y en a au contraire une indéfinité (p. 73).</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> Nous ferions une remarque semblable, si, après l’ignorance, nous considérions l’erreur. Car il y a des erreurs en politique : l’histoire nous en fournit une abondante moisson. Mais ces erreurs politiques ne sont pas elles-mêmes historiques. Nous ne saurions ici trop louer l’auteur de dénoncer le sophisme hégélien d’une philosophie de l’histoire qui transforme toujours le fait en droit, puisque ce qui arrive est toujours l’effet du développement nécessaire du logos immanent au devenir. Il n’y a pas d’erreurs politiques historiques, parce que tout gouvernant, à toute époque, peut toujours les refaire, et, du même coup, il n’y a pas non plus d’histoire de la science politique (ou plutôt d’historicité). Les lois du gouvernement sont, en elles-mêmes, toujours identiques : « Le roi donné par Dieu au peuple de Juda, savait gouverner, aussi bien qu’au XIIIe siècle saint Louis et Philippe-Auguste sauront le faire » (p. 75-76).</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> Si on envisage maintenant l’action en elle-même, et non plus du point de vue cognitif, sa caractéristique essentielle, c’est qu’elle n’est jamais terminée, ni dans son fruit immanent, ni dans son fruit transcendant. Dans son fruit immanent qui est l’actualisation croissante de notre conscience politique, et qui est fonction de l’inévitable discontinuité de toute action ; dans son fruit transcendant, la cité elle-même que construit l’action, parce que, même si nous parvenions à la cité parfaite, il faudrait encore continuer à lutter pour la maintenir dans cet état de perfection constamment menacé. Quant à la volonté, que présuppose toute action, si elle simple, tenace, profonde dans son projet ou intention, qui est « notre actualisation en tant qu’homo politicus », elle est « fluctuante, indécise, circonstantielle » dès qu’il s’agit de se réaliser dans « la loi ou l’acte politique du lendemain » (p. 82).</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> L’action ne peut donc être ici l’application d’une théorie : elle nous apparaît comme un art ; et l’art (ou la technique) dit saint Thomas, avec Aristote, « imite la nature ». Sans doute la théorie précède-t-elle l’action politique logiquement, mais pas ontologiquement. La politique n’existe réellement que dans l’action. Réciproquement la science politique vaut pour elle-même, en tant que telle, et, en aucun cas, ne saurait servir de caution ou de justification à une action. On est évidemment aux antipodes de la conception marxiste qui transforme – diaboliquement à notre avis – la théorie en pratique et la pratique en théorie ; l’écho de cette subversion satanique, étant, en théologie, la substitution de l’orthopraxie à l’orthodoxie (Schillebeeckx, Rahner).</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> Qu’en est-il donc de l’art politique ? Ce n’est évidemment pas un art mécanique, c’est-à-dire fabricateur de son objet ? La cité existe avant l’action politique, elle préexiste, avec sa forme de cité, à l’artisan qui veut la forger. Ce n’est pas non plus, au moins en un sens direct, un art du beau, comme la poésie ou la peinture. Il faut donc prendre ce terme en un sens plus large, sens dont pourtant la nature elle-même nous donne l’exemple, et c’est pourquoi on peut dire que l’art imite la nature, dans la mesure même où la nature procède avec art, ou encore, et plus simplement, « procède » ; car la nature procède, c’est-à-dire n’élabore pas ses produits de l’extérieur, de manière extrinsèque et discontinue, mais intérieure, secrète et continue. Considérons un arbre. Il est bien produit par la nature, selon certains procédés, mais voilà : ce qui distingue – à notre avis (car nous intervenons présentement dans l’exposé de Ph. Veysset) – le naturel de l’artificiel, c’est que le procès ne fait qu’un avec le produit, un arbre est sa propre croissance, et la croissance – Hegel et Marx l’ont oublié – n’est rien d’autre que l’actualisation progressive de l’arbre (l’acte précède, ontologiquement, la puissance). Il faut donc qu’il y ait, dans l’art politique, un produit qui ne fasse qu’un avec la pratique de cet art, qui lui soit immanent ou intérieur. Ce produit, c’est d’abord un habitus, c’est-à-dire une disposition acquise mais permanente, de notre intellect pratique. Concrètement cela signifie que le gouvernant apprend à gouverner en gouvernant, à condition qu’il persévère, qu’il soit soumis au réel, et qu’il rectifie constamment son action en fonction de la « droite raison » (p. 92).</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> Mais, plus profondément encore, ce que l’art politique produit, c’est la vertu politique par excellence, la prudence, en quoi il appartient essentiellement, comme le dit saint Thomas, aux « sciences morales ». Cette vertu de prudence, si assurée d’elle-même qu’elle soit dans la rectitude de son intention, demeure toutefois incertaine quant aux chemins déterminés qu’elle doit emprunter.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> Enfin, et en dernier lieu, on ne trouve pas dans la nature seulement des processus de croissance, on y trouve aussi un gouvernement, dit saint Thomas, gouvernement universel de Dieu « qui dirige toute chose par sa providence », et gouvernement particulier de l’homme (minor mundus, microcosme) qui se gouverne lui-même (p. 94). De même, par le gouvernement politique de l’ordre est introduit dans le monde, produisant par-là une certaine similitude de l’ordre divin, et donc faisant œuvre de beauté. Ici, l’art politique atteint à sa pleine justification. Cependant il touche en même temps à son terme (naturel) et se dépasse dans ce qui requiert une grâce surnaturelle.<br /><br /> IV. – La politique, comme science, a rapport au vrai, comme action, au bien, comme art, au beau ; elle est donc relative à leur unité transcendantale qui est Dieu. Nous sommes ici sur les frontières du politique, ce que Ph. Veysset appelle « sa contiguïté au divin » (p. 101), et aussi, à un point de vue complémentaire, « sa perméabilité au divin ». Mais c’est le seul moyen de situer véritablement la politique. Et de la situer à un double point de vue : comme science et comme art. Comme science, la politique est ici replacée dans l’ordre cosmique tout entier et finalement dans l’ordre divin, dont elle est une participation. Elle achève ainsi la philosophie et montre par-là sa nécessité. Nécessité qui n’affecte pas seulement le système entier du savoir humain, mais qui concerne aussi et principalement notre destinée naturelle et même surnaturelle, puisqu’elle nous dispose de ce fait à recevoir en nous la grâce de notre rédemption. Toutefois, attention : ce n’est pas la politique qui nous sauve ; elle est, à cet égard, non pas nécessaire, mais nécessiteuse (p. 110). Pourtant, il est clair que ce n’est pas en tant que science que la politique est déficiente, c’est en tant qu’art. Comme science, elle est connaissance de ce qui est (et qui doit être), elle est donc parfaite, et certes saint Thomas ne professe aucun messianisme ni aucun pessimisme (p. 110). Il y a bien un échec permanent du politique qui ne parvient jamais à être ce qu’il devrait être, mais cet échec, en quelque manière, fait partie de la nature des choses.<br /><br /> Enfin, situer la politique comme art, c’est la confronter à la contemplation. Tel est l’objet du dernier chapitre de ce livre. Ph. Veysset montre que la contemplation n’est pas le contraire de l’action, elle en est plutôt le raccourci (p. 119). D’autre part elle seule, parce qu’elle est comme le témoignage et la preuve concrète de la réalité du transcendant, sauve la cité de la tyrannie « elle met fin à l’ubris politique qui veut transplanter l’éternité dans le temps » (p. 120). Aucune utopie politique ne devrait pouvoir tromper ceux qui ont quelque sens de la réalité du Royaume de Dieu. Allons plus loin. En tant que la vie éternelle, c’est la contemplation béatifiante de l’essence divine, celui qui dès ici-bas se voue à la prière et à l’adoration, nous donne l’image de ce que tout homme est appelé à devenir. Dans une vision étonnante, Ph. Veysset nous montre le sans-culotte révolutionnaire envahissant un monastère et se heurtant brusquement à un moine : devant ce moine, il se trouve soudain en face de son propre avenir, avenir lointain, sans doute, mais qui, s’il le veut, durera éternellement.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> Nous arrêterons là l’étude de cet ouvrage. Elle suffit à montrer, pensons-nous, à la fois sa haute qualité philosophique et son intérêt pour les lecteurs de notre temps, pour peu qu’ils aient quelque bonne volonté. S’il y a encore quelque part, des Instituts soucieux d’étudier la philosophie politique, il nous semble qu’ils devraient d’abord le mettre entre les mains de leurs étudiants, et le leur faire travailler, ligne à ligne, afin qu’ils puissent décrasser leur pensée de toutes les idées fausses que notre époque a pu y déposer. La seule critique que nous nous permettons de faire (outre quelques remarques de détail concernant par exemple l’absence de majuscule au commencement des titres d’ouvrages cités, l’insuffisance des indications bibliographiques, quelques erreurs de langage : prémisse, sauf erreur, est du féminin, la compacité des chapitres qui eussent gagné à être subdivisés en paragraphes titrés) est relative à saint Thomas lui-même. Puisque c’est sa pensée qui était étudiée, nous croyons qu’il aurait fallu le citer plus abondamment et plus continûment, afin que le lecteur ait un contact direct et permanent avec le texte du Maître dont la clarté est toujours illuminante. Sans doute ce défaut, très relatif, sera-t-il aisé à combler lors d’une prochaine réédition.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> Tel quel, ce traité (car s’en un) rendra les plus grands services à tout philosophe désireux de s’instruire auprès d’une grande pensée, l’une des plus fortes que le monde ait connues, et, en tout cas, l’une des plus équilibrées et des plus justes. Il y a, dans cette pensée, d’une part un calme, une lumière, une attention au réel, une « patience » et une paix, irrésistibles ; et d’autre part une confiance dans la puissance intrinsèque de la vérité qui ridiculise tous les désespoirs. Telle est peut-être la leçon majeure que Ph. Veysset a voulu nous faire entendre : il y a une science politique parfaitement objective et véritable ; or, toute science est connaissance de ce qui est, et de ce qui, d’une manière ou d’une autre, ne peut manquer d’être. Pour cet espoir tranquille qui prend racine dans la victoire de l’être, qu’il soit remercié.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"><br /> * par Philippe Veysset, Editions du Cèdre, 1981, 152 p.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"><br /> Article paru dans la Pensée Catholique en Juin 1982.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"><em>1. Nous disons « en principe », parce qu’en fait les partis les plus opposés (à l’exception peut-être de l’extrême droite et de l’extrême gauche) s’accommodent des mêmes institutions (par exemple en France). Leurs divergences sont plutôt d’ordre social ou historique (voire psychologique : ah ! les « sensibilités différentes »…) et donc ils ne méritent plus le nom de partis politiques puisqu’ils ne se partagent pas politiquement. Ce décalage entre la nature théorique et la fonction réelle des forces idéologiques est l’une des causes essentielles du blocage de notre vie politique.</em><br /></p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;"> </p><div style="text-align: justify;"> </div><div> </div>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-31599279937376423362008-11-15T06:21:00.000-08:002008-11-15T06:22:32.921-08:00Méditation sur le deuxième chapitre de la Genèse<div align="center"><strong>MEDITATION SUR LE IIe CHAPITRE DE LA GENESE </strong></div> <p align="justify"><br /> <span style="font-size:130%;">I. – Une herméneutique archétypale</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Les idées que nous avons développées dans nos articles précédents concernant l’Ecriture Sainte visaient à esquisser ce que nous pourrions appeler une « herméneutique archétypale », herméneutique qui nous paraît avoir été pratiquée par la tradition patristique et médiévale de manière constante, mais non uniforme, depuis les origines (c’est le cas de saint Paul) jusqu’à la fin du Moyen-age (1). Elle a fait place, depuis à une exégèse historique et scientifique qui n’est point sans mérite – et qui répond de toute manière à de légitimes exigences de la raison – mais qui frappe l’Ecriture elle-même d’une sorte d’insignifiance : on est de mieux en mieux en possession du sens littéral le plus exact, de sa nature littéraire, des circonstances géographiques et historiques auxquelles il renvoie, mais sa signification spirituelle et théologique est extraordinairement réduite ou même totalement effacée. L’Ecriture n’est plus source de connaissance doctrinale sur l’homme, sur le monde et sur Dieu (2). Déjà à la fin du XIIe siècle et au XIIIe siècle, les questions théologiques que soulève le texte sacré et qui, jusqu’alors, étaient traitées à propos de l’Ecriture, au cours de sa « lecture », ces questions se détachent du commentaire, s’organisent en un tout systématique (les Sommes) et sont traitées pour elles-mêmes. Le puissant génie de saint Thomas saura unir, en indépassable équilibre, les exigences de la foi et celles de la raison. Par la suite, il arrivera trop souvent que la théologie se nourrisse de ses propres querelles dont seront l’occasion ses efforts de précision conceptuelle et terminologique, plutôt que d’un retour à l’irréductible questionnement de la Parole de Dieu (3). C’est en réaction contre ces excès que, principalement sous l’influence du protestantisme, l’Ecriture suscitera deux sortes d’intérêts de plus en plus étrangers l’un à l’autre : d’une part une exégèse radicalement critique, c’est-à-dire méthodiquement athée (4), qui, aujourd’hui règne universellement et ne tolère aucun partage, de l’autre une herméneutique existentielle chez Karl Barth (5), et le premier Bultmann, lequel, par la suite, s’efforcera cependant de conjuguer le radicalisme critique et le radicalisme existentiel. C’est lui qui définira ainsi la tâche majeure de l’herméneutique actuelle, du moins telle qu’elle est ordinairement entendue. Impossible, en effet, de s’en tenir à une pure étendue scientifique du texte ; il faut bien aussi que ce texte « nous dise quelque chose », sinon on ne voit pas pourquoi on lui accorderait par ailleurs une telle importance. Les résultats cependant ne laissent pas d’être fort minces ; herméneutique minimale, pourrait-on dire, ou même minimaliste. Pratiquement réduite à un « cri kerygmatique » chez les bultmaniens, la signification de l’Ecriture se ramène, dans la pratique chrétienne la plus courante, à une suite de platitude du genre : La Bible veut seulement dire (comme si on peur qu’elle puisse dire plus, ou autre chose) que « Dieu a tout fait » ; ou bien que « Jésus-Christ est au-dessus de tout », etc. A moins qu’on n’essaie de raviver un intérêt défaillant en procédant à quelques « lectures » matérialiste ou socio-économique ou psychanalytique de l’Evangile. Il est trop évident qu’en toutes ces entreprises, ou bien l’esprit s’est définitivement corrompu, ou bien la lettre a définitivement tué le corps vivant de l’Ecriture, et qu’il ne reste plus, entre les mains des divers exégètes, que les fragments méconnaissables de son cadavre dépecé.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Nous voudrions maintenant tenter de développer une lecture archétypale des chapitres II et III de la Genèse. C’est à quoi visaient toutes les considérations précédentes, dans lesquelles il ne faut donc pas voir l’esquisse d’une théorie générale de l’herméneutique suivie de son application à un exemple particulier, mais simplement le rappel de quelques principes indispensables ; une telle esquisse, en effet, exigerait des travaux beaucoup plus étendus. En outre, si nous nous proposons de méditer les récits bibliques relatifs au paradis et au péché originel, c’est évidemment à cause de leur importance intrinsèque, mais c’est aussi pour y trouver la clef majeure de quelques événements décisifs de l’histoire occidentale, comme nous espérons pouvoir le montrer dans des études ultérieures.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Que ce récit soit une clef pour l’intelligence de la condition humaine n’est pas une découverte. Des milliers de penseurs ont commenté ces textes dans cet esprit. Parmi eux il faut compter les plus grands génies du christianisme, les Origène et les Augustin. Comment prétendre apporter du nouveau ? De plus, nous ne connaissons qu’une infime partie des commentaires qui leur ont été consacrés. Mais cela est au fond secondaire. Le Christ lui-même nous apprend que « tout scribe devenu disciple du royaume des Cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor du neuf comme du vieux » (Mt, XIII, 52). Nous n’avons donc pas à nous préoccuper de savoir si nous innovons ou si nous répétons. La seule règle à laquelle nous devions nous soumettre c’est d’observer en tout la doctrine de la foi catholique, telle que l’Eglise nous l’enseigne, puisque c’est elle qui norme et fonde nécessairement toute interprétation d’un texte révélé (6). Et certes, nous désavouons par avance tout ce qui, dans notre lecture archétypale, pourrait à notre insu contredire à cette norme.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Notre lecture ne prétend pas non plus dégager le sens unique et définitif de ces textes. Encore une fois, le sens décisif, le sens recteur, est donné par l’Eglise elle-même dans ses définitions dogmatiques. Ici, il s’agit seulement de proposer une certaine intelligence du texte parmi d’autres possibles. Tout son intérêt, c’est de nous aider à comprendre, non ce que dit le texte, mais pourquoi il le dit. En d’autres termes, notre lecture présuppose justement que le sens dogmatique du texte est connu, et ne vise qu’à rendre intelligible, ou plus intelligible, la relation qui unit le dogme à l’Ecriture. C’est là précisément, nous semble-t-il, la seule tâche que puisse s’assigner une herméneutique, et la seule conforme aux principes que nous avons exposés. Faut-il rappeler, en particulier, qu’une herméneutique archétypale, comme nous l’avons souligné à maintes reprises, n’évacue nullement la réalité objective des êtres et des événements que le récit biblique nous fait connaître ? Oui, sans doute, tant ce point est sensible. C’est pourquoi nous redirons avec saint Augustin, dans un texte cité par saint Thomas d’Aquin (Somme théologique, I, q. 102, a. 1) : « Au sujet du paradis, les opinions, en général, sont de trois sortes : les uns ne veulent entendre le paradis que de façon corporelle ; les autres que de façon spirituelle ; les troisièmes le prennent à la fois dans l’un et l’autre sens, tantôt corporellement, et tantôt spirituellement. Quant à moi, je l’avoue, pour parler bref, la troisième me convient » (De Genesi ad litteram, VIII, I, 1 ; P. L., T. XXXIV, col. 371).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Enfin, comme on le verra, nous n’envisagerons dans le texte sacré que ses grandes séquences schématiques. C’est sur elles que s’exercera notre méditation, et non sur le détail de chaque verset pris mot à mot – ce qui excéderait de fort loin le cadre de cet article. C’est aussi pourquoi nous ne saurions justifier notre lecture de chaque terme hébreu, lorsqu’elle s’écarte des traductions aujourd’hui en usage : en général nous accorderons la plus grande importance aux leçons que nous offre la vision hiéronymienne, la seule faisant canoniquement autorité pour un catholique.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">II. – La croix du paradis</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Le schéma fondamental que nous présente la description du paradis terrestre, au chapitre II de la Genèse, est celui d’un plan horizontal (l’Eden) dans lequel est délimitée une « enceinte ». C’est le sens du mot hébreu gan, que les LXX traduisirent, non par un mot grec, mais par une transposition du persan pairidaesa : paradeisos = jardin, parc, lieu clos (hébreu : pardès) (7). Ce lieu circulaire est « planté à l’Orient ». Toutefois le terme hébreu Miqqédém (= « vers l’Orient) pourrait signifier également « devant », ou encore, en un sens temporel, « auparavant », et même, « au commencement ». C’est d’ailleurs l’interprétation de la Vulgate qui le traduit par a principio. Saint Jerôme en effet suit ici une tradition rabbinique, rapportée au IVe livre d’Esdras (III, 6), selon laquelle le paradis a été établi avant la création du monde (8), ce qui entraînerait que tout ce qui en est dit devrait être entendu « spirituellement » ; ou encore qu’il s’agit du paradis tel que Dieu l’a conçu prototypiquement, avant de le « projeter » dans la création. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> A vrai dire, il nous semble que tous ces sens sont contenus effectivement dans le texte sacré. Qu’est-ce, qu’en effet, que le paradis terrestre, sinon, très exactement, le monde (ou ensemble des conditions d’existence) que Dieu a préparé pour l’homme ? S’il est dit que Dieu a d’abord créé l’homme (Adam) et qu’ensuite il a « planté » en Eden le paradis terrestre pour y placer sa créature, c’est que l’homme est la raison d’être du paradis : le paradis est fait pour l’homme, et il convient que le principe, ou la raison d’être, soit énoncé en premier. Nous renverrons ici à ce que nous avons dit, en d’autres occasions, de l’être et du milieu (il n’y a pas d’être sans milieu), remarquant seulement que l’Ecriture affirme par là une certaine prééminence de l’être sur le milieu. Autrement dit, le paradis est la terre originelle de l’homme originel, tels que Dieu les a voulus, l’un et l’autre, c’est-à-dire conformes au modèle qu’Il en a conçu dans son intelligence créatrice ; C’est pourquoi ce paradis est situé « à l’Orient ». Il s’agit évidemment beaucoup plus d’une situation ontologique que d’une situation géographique (mais l’une n’exclut pas l’autre), car « Orient » signifie précisément : lieu de la naissance, de la sortie, du jaillissement, de l’élévation, en latin comme en grec, ce dont témoigne aussi la parenté étymologique qui unit en français « Origine » et « orient ». Au reste, saint Jérôme ne dit pas, dans sa version, que le paradis a été planté in Principio (= dans le Principe) ce qui pourrait désigner son modèle divin, mais : a principio, ce qui signifie plutôt : « à l’origine » (de la création du monde humain). Il s’agit donc bien d’un monde primordial, situé au premier moment, au premier stade de son jaillissement créateur. Monde terrestre, sans aucun doute, mais dans un état de perfection cosmologique pour nous inconnu ; état que nous pourrions qualifier de « quintessentiel », dans la mesure où la « cinquième essence » (la quinta essentia), c’est-à-dire l’éther, désigne l’essence corporelle antérieurement à sa différenciation en quatre éléments. Par conséquent, monde quasi-céleste quand il est vu à partir de notre terre déchue, et défini par des propriétés physiques très différentes de celles que nous expérimentons aujourd’hui (9). C’est pourquoi, disons-le en passant, nous n’éprouvons aucune difficulté à considérer Adam et Eve, dans les passages que nous méditons, comme deux personnes réelles, et non comme des noms génériques désignant l’espèce humaine, ce que le texte, nous semble-t-il, impose, et ce qu’implique la donnée dogmatique du péché originel comme d’un péché personnel d’Adam et Eve, transmis par voie de génération. Plutôt que de reculer devant cette vérité, les exégètes feraient mieux d’y entrer hardiment : leur vision de l’histoire humaine en serait transformée (10). Adam et Eve furent des êtres primordiaux dont la réalité intérieure est, pour nous, à peine imaginable, et dont la forme extérieure ne peut être que pressentie à partir de notre propre configuration – non qu’elle en fût radicalement différente, mais parce que la réalité d’une forme est inséparable de son expressivité.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Un deuxième trait schématique s’ajoute au schéma du plan horizontal, c’est celui de la direction verticale. Celle-ci est marquée explicitement sinon par l’homme lui-même, du moins par la mention des arbres, particulièrement de l’arbre de vie, placé « au milieu du jardin », et de l’arbre de la science du bien et du mal, qui semble pousser au même endroit. Cette direction verticale forme avec le plan horizontal du paradis une croix verticale qui se projette horizontalement sous la forme des quatre fleuves qui, du centre paradisiaque, coulent dans les quatre directions cardinales. D’ailleurs, dans le texte sacré, la mention des quatre fleuves succède immédiatement à celle des arbres. Ces quatre fleuves, nous dit le texte, proviennent de la quadripartition d’un seul fleuve « qui sort de l’Eden pour arroser le paradis ». Comment se représenter la chose ? S’agit-il d’un fleuve qui viendrait de l’Eden céleste et s’écoulerait vers l’Eden terrestre en se divisant en quatre « chefs » (capita) ou sources, comme l’expliquent certains commentateurs juifs ? Nous nous rangerions plutôt – sans pour autant nier la légitimité d’une interprétation qui se réfère, au fond, à l’idée de la grâce divine – à l’opinion dont saint Thomas se fait l’écho quand il déclare : « Un fleuve sortait du lieu de délices, c’est-à-dire du milieu du jardin (…), qui de là se divisait en quatre têtes, c’est-à-dire en quatre sources, origines de quatre fleuves » (11). Nous nous représentons donc le fleuve unique et caché sortant de la terre édénique sous la forme de quatre sources entourant le pied de l’arbre de vie – mais à quelque distance de celui-ci – et regardant chacune l’un des points cardinaux. Autrement dit, ces « têtes fluviales » sont disposées sur un cercle circonscrit à l’arbre de vie. Dans cette représentation les quatre fleuves sont comme une projection horizontale de l’arbre de vie selon les directions cardinales – avec cependant une solution de continuité de celui-ci à ceux-là ; ce qui signifie que l’arbre de vie devient eau de vie pour féconder la terre paradisiaque, mais que cette transformation requiert le ministère adamique, qui vient s’insérer, précisément, dans cette discontinuité. Quant à l’arbre de la science du bien et du mal, il constitue, avec l’arbre de vie, une seule et même verticale.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Nous allons maintenant tenter de tirer la signification intelligible de ces archétypes et symboles.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">I. – L’homme et l’arbre de vie<br /> <br /> Tout d’abord, il faut aller jusqu’à la saisie intuitive de l’analogie profonde qui unit l’homme à l’arbre, puisqu’ils sont tous deux des êtres verticaux. La verticalité humaine est essentiellement une verticale intérieure : c’est par son esprit que l’homme transcende l’horizontalité de l’ordre terrestre, ce qui veut dire que la direction verticale (extérieure ou géométrique) n’est qu’une traduction spatiale de la transcendance. Or, que fait l’arbre ? Il « pousse », nous dit le texte sacré, c’est-à-dire : il monte vers le haut. Il est donc le signe de la transcendance, il signifie et enseigne le devoir de transcendance pour l’homme, son devoir d’élévation à Dieu : comme lui, l’homme doit « pousser » vers le ciel. L’arbre est donc comme l’extériorisation de l’essence de l’homme, ou plutôt il représente et énonce la règle divine, la loi suprême par laquelle l’homme pourra réaliser son essence. L’homme a été fait à l’image et à la ressemblance de Dieu. Comme nous l’avons dit ailleurs, l’image désigne la nature, la ressemblance désigne l’agir par lequel l’homme réalise cette nature ; car, doué de liberté, l’homme est l’être qui doit devenir ce qu’il est. En d’autres termes, ce n’est pas un automate. Quels que soient les privilèges dont Adam et Eve jouissent au Paradis, ils ne sauraient être acquis une fois pour toutes, mais ils doivent être « cultivés et gardés » activement. Il y a donc une loi, une religion, au paradis, un commandement, et c’est pourquoi ce commandement est relatif à un arbre. Ce commandement n’est pas une simple « mise à l’épreuve » : Dieu ne tente pas l’homme. C’est une nécessité inhérente au paradis lui-même, c’est-à-dire à la création, même dans un état de perfection. La loi divine ne fait jamais qu’exprimer la nature des choses, comme norme réalisante.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> L’arbre, d’une certaine manière, c’est donc l’homme, mais réduit à sa seule essence normative, c’est l’humanité comme règle. Tant que l’homme se soumet à cette règle, la règle comme telle ne fait pas sentir son impérativité, sa nature de règle : ainsi lorsque fonctionne un organe, nous ne percevons pas l’exigence de sa loi de fonctionnement ; dès qu’elle est transgressée, alors nous la percevons, alors elle nous contraint douloureusement. C’est pourquoi l’arbre « accompli » est arbre de vie. Dès qu’il est transgressée, « désobéi », il devient la plus implacable des croix, la croix de la mort. Il faudra alors que l’Homme épouse cet arbre de vie devenu arbre de mort, qu’il s’identifie à lui dans les plus terribles épousailles, jusqu’à être étendu et crucifié sur le bois, pour que nous puissions retrouver le chemin de la transcendance et boire à la fontaine de jouvence qui coule au pied de l’arbre de la croix. Car il ne faut pas s’y tromper, il n’y a pas d’autre interprétation du péché originel que la Passion de Jésus-Christ. Et disant cela, nous ne pensons nullement à quelque sens vaguement accommodatrice, mais à la vérité la plus littérale, la plus immédiate et la plus rigoureuse.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">IV. – La religion paradisiaque<br /> <br /> Mais que signifie obéir à la loi de l’arbre de vie, et donc, que signifie lui désobéir ? L’obéissance à la loi de l’arbre de vie, ou, si l’on préfère, la pratique de la religion paradisiaque par laquelle il recevait la vie surnaturelle que Dieu lui donnait, consistait, pour Adam et Eve, à se tenir constamment tournés vers Dieu, c’est-à-dire, symboliquement parlant, vers le haut. Par sa propre nature, Adam peut librement se tourner horizontalement vers tout ce qui peuple le jardin de délices, bêtes et plantes, qui lui appartiennent, et dont il a une connaissance parfaite et directe (et donc d’une autre sorte que notre science analytique et indirecte). Il ne fait alors qu’accomplir ce à quoi sa nature lui donne droit. La loi, la règle (et donc l’interdit !) ne concerne que la direction verticale, et s’énonce ainsi : la direction verticale, pour la créature humaine, peut être parcourue de bas en haut, en élévation, et non de haut en bas, en descension. Quand elle est parcourue de bas en haut, la verticale est arbre de vie, quand elle est parcourue de haut en bas, elle est arbre de la science du bien et du mal, science terrible qui n’appartient qu’à Dieu et dont le fruit est la mort.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Pourquoi ?<br /> Considérons le schéma général du plan circulaire horizontal normé par une perpendiculaire en son centre. Du point de vue de Dieu, si l’on ose dire, cette perpendiculaire représente le rayon créateur selon lequel Dieu a « Planté » le paradis, ce qui évoque bien un geste créateur de haut en bas. La direction descendante est donc la direction créatrice – et sera christiquement la direction rédemptrice, la kénose. Elle appartient donc à Dieu seul. Le plan circulaire horizontal marque l’arrêt de cette descension créatrice. A cet endroit, le mouvement de descente se mue en un mouvement d’expansion horizontale, comme l’épanouissement des germes contenus dans ce point terminal de l’axe créateur, point qui devient ainsi le centre de l’état paradisiaque par où cet état reçoit en permanence l’être et la vie qui l’arrose (les quatre fleuves) dans toutes les directions. Le plan circulaire horizontal peut alors refléter la beauté et la perfection divines. Ici, en quelque sorte, le ciel touche la terre et Dieu se promène dans la brise du soir. Mais c’est à condition que cette état paradisiaque accepte de recevoir en lui la lumière et la grâce que Dieu destine à sa nature et dont Il veut la combler. Acceptation qui ne peut concerner que l’être adamique : c’est lui qui reçoit cette grâce, en s’ouvrant à elle, et qui, par la « culture » (l’art et les techniques traditionnelles) la communique en quelque sorte à la terre paradisiaque. De même que le rayon lumineux ne peut porter la beauté des formes et des couleurs à notre œil que si notre œil accepte de s’ouvrir et de le recevoir en lui, de même la perfection naturelle de l’état paradisiaque ne peut être accomplie (cultivée et gardée) que si cet état s’ouvre à la grâce que Dieu veut infuser en lui. Quand l’œil est fermé, il possède bien sa nature d’œil, mais elle n’est pas accomplie et devient obscurité. En revanche, quand il s’ouvre, on pourrait presque dire que c’est lui qui fait exister le rayon lumineux. Evidemment, il ne le créé pas (ce n’est pas l’œil qui « envoie » le rayon lumineux) et cependant, lorsque ce rayon est rendu visible, par exemple à la surface d’un étang quand le soleil se couche, nous le voyons se déplacer comme si notre œil l’entraînait avec lui. De même, le rayon créateur (invisible en lui-même – ce qui nous rappelle que la relation de création n’est réelle que de la créature à Dieu, tandis que Dieu à la créature elle n’est que de raison) ce rayon créateur, disons-nous, ne devient le canal de la grâce que si l’être humain, centre et maître du paradis, se conforme à son état de créature. Or, être une créature, c’est savoir que notre être est entièrement reçu de Dieu. Qu’est-ce que la créature, sinon la réceptivité ontologique ? Donc, réaliser son état de créature, pour Adam, c’est se tourner activement vers la Source d’où vient son être, regarder en haut, et lui permettre ainsi, dans cette créature soumise et ouverte à son Créateur, de verser le flot de sa grâce, la vie divine.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Dans cette situation, Adam et Eve « ignorent » évidemment quelque chose, au moins d’une certaine manière. Ils ignorent, dirons-nous, l’autre face du miroir paradisiaque, ou, du moins, ils ne l’ont pas expérimentée et n’en possèdent qu’une connaissance indirecte. Il faut en effet se représenter l’âme de nos premiers parents avec toute sa pureté et sa simplicité, ce qu’on appelle encore son innocence et sa candeur – ce qui n’implique aucune infériorité intellectuelle, mais au contraire une acuité et une ampleur intellectuelles supérieures à celles d’aucun génie connu. Adam est tout entier dans ce qu’il fait. Tourné en haut vers Dieu, et vers le monde paradisiaque devant lui, « à hauteur d’homme » pourrait-on dire, ? ce pourquoi le texte sacré mentionne seulement les arbres comme plantes – il ne connaît le plan horizontal que dans sa fonction théophanique : sa propre nature théomorphe, comme le monde paradisiaque qui, par la garde et la culture, en est comme le prolongement et l’extension ambiante, n’ont de raison d’être que de s’offrir ainsi, purs miroirs, à l’irradiation de la gloire divine, et donc, précisément, d’être revêtus de cette gloire. L’homme ne se voit point lui-même, comme un objet, il n’abaisse pas ses regards sur lui-même et sur le monde dans le désir de se posséder et de posséder les choses : Adam et Eve n’ont point honte d’être nus, car leur forme visible elle-même est vêtement de grâce et de lumière. Lieutenant de Dieu pour le monde paradisiaque, son être, c’est sa connaissance, et sa connaissance, c’est son être. Il connaît ce qu’il est, simple créature, en étant ce qu’il connaît, réceptivité de l’être gracieusement donné par Dieu, ouverture à l’être et serviteur du Seigneur de toutes les réalités. Cet engagement total dans sa fonction cosmique de lieutenance théomorphique exclut tout « retour » sur lui-même et sur le champ de son activité contemplative. Son cœur veille la divine Présence, en lui et hors de lui, pendant que dort sa conscience de l’envers des choses, de l’en-deçà des êtres, de tout ce qui, dans la création, est séparation, rupture, déchirement, révolte. Et parce qu’il dort à tout cela, lui, le Roi de la création, tout cela dort aussi dans les choses et dans les êtres : tout subsiste, paisiblement, dans la beauté du premier temps.</span></p> <p align="justify"><br /> NOTES (1ère partie)</p> <p align="justify">(1) Il n’existe, semble-t-il, dans aucune langue, une histoire complète de l’exégèse chrétienne. Le P. Bertrand de margerie, S. J., a publié aux éditions du Cerf en trois tomes une Introduction à l’histoire de l’exégèse (1980-1983), instrument de travail irremplaçable, bien qu’inévitablement approximatif par endroits ;<br /> (2) Nous avons nous-mêmes même montré ce qu’il en est de l’anthropologie quand on prend au sérieux l’Ecriture, cf. La charité profanée, pp. 101-204 ;<br /> (3) Cependant il a existé très tôt des exposés de la foi indépendants de l’Ecriture : au premier chef le symbole des Apôtres ; mentionnons aussi le Peri Archôn (des principes) d’Origène.<br /> (4) Ce qui équivaut pour un biologiste à étudier un être vivant comme s’il était mort.<br /> (5) Le « prophétisme » de Barth le conduira à voir dans le communisme un témoin de l’exigence de justice sociale…<br /> (6) Nécessairement : toute lecture d’un texte se fait à la lumière d’une compréhension préalable fournie par une tradition ; cf. Exégèse et herméneutique, III, « La Pensée catholique », n° 213, pp. 79-81.<br /> (7) Il faut souligner que la curieuse ressemblance en grec, des mots paradeisos et paradosis qui signifie « tradition » : le paradis terrestre n’est-il pas, par excellence, le dépôt traditionnel, « l’héritage que nous ont laissé nos parents » (cf. Le laboureur et ses enfants), qui est caché, mais non détruit, qui, d’une certaine manière, réside au fond de notre être sans que nous puissions y avoir accès, en un mot : notre déiformité originelle, que seul le Christ nous permet de retrouver ? Le paradis est confié à l’homme pour être « cultivé et gardé » (II, 15), ce qui concerne exactement la tradition.<br /> (8) Le IVe livre d’Esdras, attribué au scribe fondateur du judaïsme postexilique, est un apocryphe du Ier siècle, d’origine juive, Saint Ambroise et d’autres Pères le regardaient comme canonique.<br /> (9) Ce sont ces propriétés que la théologie a toujours reconnu appartenir à l’Adam antélapsaire, et qui, mutatis mutandis, doivent se retrouver dans son milieu cosmique. L’hébreu, d’ailleurs, distingue l’enclos paradisiaque (gan) de la terre (adâmâh) que l’Adam postlapsaire doit travailler et qui présente de tout autres caractéristiques (III, 17-18).<br /> (10) Scientifiquement l’hypothèse du monogénisme n’est nullement obsolète. Mais il est clair qu’une science exclusivement matérialiste ne saurait atteindre des réalités qui sont d’un autre ordre.<br /> (11) Exposito Aurea S. Thomae, In Genesim, cap. 11. Nous lisons ce texte dans notre édition de 1640, Paris, chez Denys Moreau, IN-4°, p. 14A.</p> <p align="justify"><br /> <span style="font-size:130%;">MEDITATIONS SUR LA GENESE (II) :<br /> CULTIVER ET GARDER</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"><br /> I. Herméneutique et intuition des essences</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Nous avons envisagé, dans notre précédent article, la situation « géométrique » d’Adam au paradis terrestre, et nous en avons donné une description générale. Nous pouvons désormais, au sein de ce cadre général, considérer les éléments particuliers dont fait mention le texte sacré, du moins certains d’entre eux, car si aucun n’est inutile à la compréhension du mystère anthropologique, nous ne pouvons cependant songer à les prendre tous en compte : ils sont trop nombreux. Or, après avoir médité sur le symbolisme de la topologie paradisiaque, donc sur la situation « extérieure » d’Adam, il nous a paru naturel de méditer sur sa situation « intérieure ». Autrement dit : que signifie, pour Adam, d’être ce qu’il doit être ? question audacieuse mais nécessaire, puisqu’elle commande une véritable intelligence du péché originel : la chute n’a pas seulement bouleversé les conditions d’existence de l’humanité, elle a aussi altéré notre être profond en sorte que l’intelligence, l’amour, la volonté, la liberté n’ont plus tout à fait le même sens. L’Adam postlapsaire (« après la chute ») n’est pas seulement l’Adam prélapsaire (ou antélapsaire), moins un certain nombre de privilèges, c’est aussi, à bien des égards (mais pas à tous), un être autre.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Toutefois, avant de commencer, nous tenons à revenir, encore, sur l’herméneutique que nous mettons en pratique, afin d’éviter autant que possible les malentendus, et d’ajouter quelques précisions à ce que nous avons déjà dit à ce sujet. Il s’agit, on le sait, d’une herméneutique archétypale, c’est-à-dire qui porte sur la signification essentielle des éléments du récit, pour la raison très simple qu’elle seule nous permet de nous tenir à égale distance d’un littéralisme (ou d’un fondamentalisme) absurde (que peut bien être, au sens ordinaire, un arbre de la science du bien-et-du-mal ?), et d’un pseudo-symbolisme destructeur de la foi. Une telle herméneutique se fonde sur la réflexion suivante : il nous est impossible, et de douter de la réalité de ce qui nous est raconté, et de connaître précisément les modalités cosmologiques selon lesquelles cela s’est déroulé. Quelque chose a eu lieu, quelque chose s’est passé, mais nous ne pouvons pas atteindre directement les formes « spatio-temporels » que ces événements revêtirent, parce que rien n’y correspond dans notre expérience. Ce qui ne veut pas dire du tout que cela n’ait aucun rapport avec un jardin, un arbre, un serpent, la manducation d’un fruit, etc. Les indications du texte ne sont aucunement de simples images conventionnelles. Elles ne sont pas là pour la seule signification abstraite qu’on peut tirer et qui s’accommoderait éventuellement de tout autres figurations poétiques. Nous rejetons catégoriquement une telle doctrine, dans laquelle nous voyons un blasphème contre Dieu et sa parole, en même temps qu’une preuve particulièrement nette d’inintelligence théologique et de platitude spirituelle. Non, les données du Livre sont aussi précises qu’il est possible de l’être pour une expression humaine et doivent donc être scrutées avec la plus grande attention. Tout ce que nous voulons dire, c’est que ce jardin, cet arbre, ce serpent, ce fruit, cette manducation et ce premier couple humain ne ressemblent pas à ceux que nous connaissons ; ce sont des réalités primordiales, et pour cela justement elles sont beaucoup plus vraiment jardin, arbre, fruit, manducation, homme et femme que tout ce qui porte aujourd’hui ce nom. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Qu’on ne se méprenne pas. En proposant ces thèses, nous ne faisons nullement appel à quelque solution désespéré, nous ne nous livrons à aucune contorsion mentale du genre ; ça n’est pas vrai, mais ça n’est pas faux quand même. Au contraire, nous évoquons une expérience fondamentale, celle dont est capable tout homme normal, c’est-à-dire tout homme doué d’intelligence et du sens de la beauté, épris de vertu et croyant à une réalité invisible (1). Et nous demandons : qui de nous, au spectacle d’un merveilleux jardin, devant un cèdre royal ou un chêne majestueux, n’a eu l’intuition fugitive que tout cela n’était qu’une « approximation », un message, le reflet d’une réalité infiniment plus belle, l’image d’un jardin et d’un arbre primordiaux où serait accompli tout ce qui n’est présentement qu’esquissé : tout, c’est-à-dire non seulement des formes extérieures et des rapports de situations, mais aussi les significations et les âmes parfumées dont les choses sont muettement comblées ? A qui est étrangère une telle perception – source de l’art – l’Ecriture sacrée est lettre close. Mais Dieu, soulignons-le, s’adresse à des hommes intellectuellement normaux et non à des esprits mutilés ou pervertis.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Cet appel à l’intuition des essences n’est pas une invitation à quitter le plan de la raison. Le rationalisme athée qui prétend ne se guider qu’aux règles de la pure raison obéit en fait à toutes sortes de suggestions intuitivement reçues, éliminant seulement celles qui pourraient l’éveiller au surnaturel. Il ne s’agit, on le voit, de rien d’autre que d’un conditionnement satanique propre à dénaturer l’âme humaine. L’intuition esthétique des essences ne fait en réalité qu’apporter une confirmation vitale aux conclusions de la raison philosophique qui, comme le prouvent les doctrines de Platon et d’Aristote, est capable, par elle-même, de conclure à l’existence objective de ces formes intelligibles.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Si nous revenons si souvent sur cette cruciale difficulté, c’est qu’elle constitue notre principal obstacle à l’intelligence des premiers chapitres de l’Ecriture, et c’est afin de nous convier à une conversion de notre entendement. L’homme d’autrefois entrait spontanément dans cet esprit archétypal. Nous avons certes gagné sur lui en lucidité critique, nous sommes moins crédules (dans l’ordre religieux) et plus exigeants en matière de vérité. Ce ne saurait être un mal. Et, de toutes manières, nous sommes ainsi. Mais gardons-nous de croire que la pensée ancienne ressortit seulement au règne de la confusion : l’homme traditionnel n’est pas un brouillon d’homme moderne. Dans son immédiateté vécue aux formes symboliques, il perçoit la rigueur de l’ordre des essences, ordre tout aussi objectif et contraignant que l’est pour nous celui du monde scientifique. Ce n’est pas un rêveur éveillé, mais un métaphysicien spontané.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Ainsi, quand nous disons que l’arbre du paradis est vrai arbre, et la manducation de son fruit, vraie manducation, nous le disons, exactement au sens où Notre maître Jésus-Christ parle, en saint Jean, du « vrai pain » ou de la « vraie vigne ». Il ne dit pas : « Je suis la réalité dont le pain ou la vigne sont l’image ». Mais : « au-delà de la vigne et du pain visibles, il y a une vigne et un pain véritables ». Il distingue donc, à la manière platonicienne (comme l’ont remarqué beaucoup de commentateurs), deux ordres de réalité, l’un immédiatement donné, mais relatif et imparfait, et l’autre, authentiquement réel, mais invisible, et auquel nous ne pouvons accéder qu’en ayant la foi à sa Parole ; car la fonction première de la parole, c’est de dire l’intelligible qu’on ne voit point. Et c’est pourquoi les Pères aimaient à répéter, avec l’Isaïe de la Vulgate : si tu ne crois pas, tu ne comprendras pas. Il les distingue, et en même temps, il les unit et les rassemble en un seul mot, ce qui est la signification première du sym-bolon. Car c’est la vigne et le pain visibles qui, par la force du sacrement deviendront le sang et la chair du Christ, objets de la manducation salvatrice.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">II. L’agir adamique et l’état paradisiaque<br /> <br /> « Et YHWH-Elohim prit l’homme et le posa dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder. Et YHWH-Elohim lui donna un précepte, disant : de tout arbre du paradis, mange ; mais de l’arbre de la science du bien-et-du-mal, ne mange pas ; car, un jour où tu en mangeras, de mort tu mourras ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Tout arbre est arbre de connaissance, car manger, c’est connaître. Adam se nourrit de connaissance, parce que son corps et son esprit ne font qu’un, ou encore, selon une autre perspective, parce que son être et son acte ne font qu’un. Son acte accomplit son être et son être engendre son agir. L’un des effets du péché originel sera précisément de rompre cette unité, par une conséquence qui relève aussi de la miséricorde divine, si bien que nos actes n’engagent plus, à chaque fois et définitivement, la perte ou le salut de notre être. Mais Adam est, en quelque sorte, « tout d’une pièce ». Il ne peut agir sans que cet acte mette en jeu la totalité de son être, et cela, non par une sorte de naïveté « achilléenne », mais parce qu’il ne possède son être que dans la mesure où il l’accomplit : il n’est ce qu’il est que dans la mesure où il accomplit ce qu’il doit. C’est la « rançon » de sa perfection, et c’est seulement ainsi qu’on pourra comprendre qu’un seul acte suffise à lui faire perdre son état, ce qui advient moins par une punition divine que par une conséquence nécessaire, qui est encore un effet de la perfection d’ordre.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> C’est ce qu’indique, nous semble-t-il, la succession des verbes : « cultiver et garder ». Spontanément, on pourrait penser que l’on ne peut cultiver que ce que l’on possède fermement, c’est-à-dire que ce que l’on garde. Mais ici, il nous est dit au contraire que l’on ne garde que ce que l’on cultive ou « travaille » (la Vulgate dit : Operari = œuvrer). Il ne s’agit donc pas d’une garde ordinaire, autrement dit d’une simple possession ou « tenure ». Cette garde doit être interprétée en termes d’être et non en termes d’avoir. Or, qu’est-ce qu’une « garde », en termes d’être, sinon un état ? En gardant le paradis, Adam « garde » ? c’est-à-dire demeure dans – l’état paradisiaque.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Il en va ici comme pour ce petit paradis qu’est un couvent, ou même une famille, au moins en principe. Dans le dialogue des carmélites, Bernanos place dans la bouche de la Mère supérieure, cette admirable parole : « Ma fille, ce n’est pas la règle qui nous garde, c’est nous qui gardons la règle ». A quoi il faudrait ajouter que la règle ne nous garde que si nous gardons la règle. Le paradis terrestre est un couvent parfait. Adam et Eve ne peuvent s’y abriter et y trouver protection que s’ils gardent activement la règle paradisiaque.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">III. Circulature et manducation<br /> <br /> Mais cela ne signifie pas que l’état paradisiaque soit simplement produit par l’opération adamique. A un operatio sequitur esse (l’opération suit l’être = l’action d’un être découle de sa nature), nous prétendons nullement opposer un : status sequitur operationem (l’état découle de l’opération), ce qui équivaudrait à faire de l’Eden la création de l’homme (2). Nous voulons seulement souligner le caractère dialectique de la relation qui unit l’homme et son milieu (ou monde). Le milieu n’est ce qu’il doit être que si l’homme fait ce qu’il doit faire. Si cette opération n’est plus accomplie, alors le milieu cesse d’être un « milieu », c’est- à-dire l’homme n’y est plus au centre, l’homme n’y trouve plus son abri et sa demeure, il est dépouillé de sa protection, il est « nu » en face de l’extériorité indéfinie des choses. C’est le milieu qui fait le milieu ; ou encore : c’est le centre qui fait le cercle, et non l’inverse, même si, en l’absence d’une circonférence, le centre ne peut être centralisateur (3). En tant que création, le paradis terrestre est « en dehors » du seul Centre véritable, qui est Dieu. Mais en tant que paradisiaque, cette création garde une certaine centralité, celle qu’exprime sa forme circulaire. Elle exige donc la présence active d’un centre relatif, l’homme, dont la fonction est d’opérer ce que nous appellerons la « circulature » du jardin paradisiaque afin d’en maintenir (d’en « tenir en main ») la nature circulaire.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> On sait en effet que la quadrature d’une surface désigne sa mesure « en carré » : on parlait ainsi autrefois de « quarrer une surface ». Par le terme de « circulature », on pourrait donc désigner, analogiquement, la mesure d’une surface « en cercle ». Quand à la notion même de mesure, dont la signification est d’une grande richesse (4), nous y verrons la prise de possession d’un domaine par la connaissance, sa réalisation par son parcours intelligible. Or, il est impossible, mathématiquement de quarrer un cercle (c’est le fameux problème de la quadrature du cercle), aucune surface carrée n’étant égale à une surface circulaire, ce qu’exprime l’incommensurabilité du nombre ?. Nous ignorons donc la surface d’un cercle. Nous proposons de voir, symboliquement, dans cette ignorance, un effet du péché originel. Adam, au contraire, est capable d’opérer la circulature de l’état édénique, d’en prendre la mesure, c’est-à-dire de le « réaliser » par une prise de possession effective, quoique de nature intelligible. (Notons à cet égard que la croix du Christ, qui nous rachète et nous sauve, correspond géométriquement à un retournement des quatre angles du carré vers l’intérieur ou le centre, puisque, dans la figure cruciforme, ils ont un unique sommet, qui est le centre de la croix ou le Cœur du Christ).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> La fonction adamique est donc de ramener la périphérie au centre relatif qu’il est lui-même, et par là, de maintenir sa communication avec le centre unique et suprême. Cette circulature est signifiée par la manducation-connaissance des « fruits » de tous les arbres du paradis. Car la manducation est assimilation et symbolise donc la connaissance parfaite dans laquelle l’objet connu est identifié au sujet connaissant, tandis que le fruit représente le terme, l’aboutissement d’un processus naturel, c’est-à-dire la limite périphérique ou l’entier développement de la nature édénique. « Cultiver » le jardin ne signifie donc pas « travailler le sol » pour le faire produire : les fruits poussent « tout seuls ». Et ce n’est pas Adam qui « développe » le paradis, qui le déroule et l’étale selon toute son extension ; cela est nécessairement l’œuvre de Dieu seul. Mais l’œuvre de l’homme, c’est la connaissance contemplative et unitive du créé : rassembler la périphérie ou la fin et la ramener au Centre ou à l’Origine.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Pour mieux comprendre encore la signification et l’importance de la culture du jardin édénique par l’homme primordial, il sera bon de considérer ce qui se passe dans l’ordre de la création déchue, selon les enseignements de la philosophie. Nous constatons en effet, dans le monde qui est le nôtre, que tout s’y présente, inséparablement, comme ordre architectonique et dynamique accomplissante ; autrement dit, aussi bien pour l’ensemble que pour chacune des créatures, on ne peut dissocier le status (ou le situs qui en est l’expression « localisée ») de l’actus. Nous avons certes tendance à poser d’abord la structure du monde, puis à le mouvoir. Et de même pour une chose ou un être particulier. Mais ni l’univers ni un être n’est d’abord une machine, animée ensuite de divers mouvements. Chaque fois la structure d’ordre ne se maintient que par l’acte, et l’acte ne s’exerce que selon une structure d’ordre. Cela est vrai de toutes les structures psychiques et physiques que nous connaissons : un atome n’est pas une forme géométrique stable et inerte, animée par ailleurs de quelques mouvements, pas plus qu’une cellule vivante n’est un corps « doué » de vie. Ici et là, avec les différences qui s’imposent, les formes ne se maintiennent dans l’être que comme activités : ce sont des activités-formes ; la Physique d’Aristote est rigoureusement vraie.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il en va de même pour l’être adamique qui n’est aucunement une structure inerte douée par ailleurs d’activité, un status d’où découlerait éventuellement et ultérieurement un actus. Chez lui, la relation de l’un à l’autre est même infiniment plus étroite, puisqu’elle est instantanée et immédiate, et que l’effet du péché consistera précisément à actualiser, si l’on peut dire, l’inertie latente des structures cosmiques. Etre au centre du paradis ne constitue nullement pour Adam une « place » (situs) acquise une fois pour toutes ; c’est, indissociablement, une fonction qui doit être assumée effectivement. Or, en quoi consiste cette fonction centralisatrice d’Adam, sinon en ce qu’il participe lui-même à l’acte par lequel chaque créature maintient sa propre structure et celle du cosmos paradisiaque ? Tel est le niveau de profondeur vraiment ontologique auquel atteint la culture adamique du paradis. L’union de l’actus et du situs de chaque créature paradisiaque est opérée par la fonction adamique, par le vicaire cosmique du Centre divin, le gardien de l’ordre du monde. On mesure par là quelle perturbation la cessation de cette fonction entraînera pour l’univers. Quant à Adam, le monde perd, pour lui, littéralement, son centre. N’ayant plus pour lui de « milieu », il cesse d’être un milieu. Autrement dit, dans cet espace cosmique, l’homme n’a plus de demeure, il est chassé et expulsé ontologiquement de partout : étranger et nu sur la terre. Ou encore, pourrait-on dire, toute périphérie, toute finitude, devient un centre illusoire, refermant sur lui-même l’unité de son acte et de son être, condamné à usurper la qualité de centre. A l’acte unificateur d’Adam qui ramène la circonférence au Centre a succédé l’éclatement du centre indéfiniment projeté vers la périphérie.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">IV. Liberté du bien et liberté d’indifférence</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Nous saisissons peut-être mieux, maintenant, comment, en Adam, l’état paradisiaque est fonction d’un agir, d’un opérer conforme au précepte divin. Répétons-le, ce lien définit lui-même cet état : être au paradis terrestre, c’est précisément vivre cette interdépendance immédiate. Si nous éprouvons quelques difficultés à nous représenter la corrélation instantanée de l’acte et de l’être, c’est que, pour nous, l’acte implique la liberté, et la liberté du bien implique la liberté du mal. Or, il n’y aurait pas vraiment liberté du mal pour un être, si l’accomplissement de cette liberté entraînait ipso facto sa destruction. Par exemple, je ne suis pas vraiment libre de me jeter par la fenêtre, puisque, ce faisant, je me tue. S’il en va ainsi pour Adam, s’il n’est lui-même qu’en obéissant au précepte divin, sous peine de mort (« tu mourras de mort »), est-il réellement libre de lui désobéir ? N’avoir de liberté que pour le bien, est-ce encore être libre ?</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Ces questions sont redoutables et difficiles. Non qu’on ne puisse y répondre, mais parce qu’il n’est pas aisé de se faire comprendre. Et d’ailleurs nous y reviendrons lorsque nous méditerons le péché originel pour lui-même. Présentement nous n’en parlons que relativement à l’état antélapsaire, afin de le mieux entendre, nous qui ne connaissons que l’état postlapsaire. Précisément, notre liberté d’homme déchu porte la marque de cette chute, est marquée de cet événement, c’est-à-dire n’est pas pure nature (même cultivée), mais aussi histoire. Et rien n’est plus difficilement intelligible, ou plus difficilement intégrable dans une description philosophique de l’être humain qu’un événement. En tout cas, on comprendra mieux que notre état actuel n’est pas un simple état, mais un événement « devenu » état, si l’on reconnaît avec nous dans l’état paradisiaque, non une situation acquise mais une fonction s’accomplissant. Or, c’est la chute même qui fait de la liberté du bien, une liberté du bien-et-du-mal. C’est-à-dire qui ouvre à l’être humain la possibilité d’accomplir le mal sans se détruire, du moins durant un certain temps, le temps de sa vie. Vivre, c’est avoir du temps devant soi. Le temps vécu est très exactement cette distance qui demeure, irréductible, entre nos actes et notre être, jusqu’à notre mort où elle s’abolit. Mais distance qui vaut aussi bien pour le bien que pour le mal. Même le bien accompli demeure, d’une certaine manière, extérieur à notre être, et il faudra la grâce du Christ pour combler, surnaturellement, ce fossé, c’est-à-dire pour que nos actes nous sauvent, ou encore pour qu’ils nous gardent en paradis. Si nous ne mourrions pas, la nature (déchue) ne rejoindrait jamais la surnature et la grâce serait inefficace. C’est pourquoi le baptême est une mort avec le Christ et dans le Christ, et que la mort elle-même est une grâce, puisque elle met fin à cette illusion d’infini qu’est l’indéfinité de l’espace et du temps, vécue comme liberté d’indifférence.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Tout autre est la liberté d’Adam, ou liberté du bien. Elle signifie qu’Adam ne se libère qu’en accomplissant le bien, et donc en se soumettant à l’ordre divin. La liberté adamique n’est pas disponibilité vide précédant le bien à accomplir. N’impliquant aucune distance de l’être à l’acte, elle n’implique aucune indéfinité temporelle, aucune histoire. Mais elle se réalise elle-même dans l’instant où elle accomplit la tâche qui lui revient : c’est pourquoi le bien (ou la vérité selon saint Jean) délivre. En se soumettant à la loi (nomos) divine, Adam réalise sa propre nature et son autonomie (autonomia), car la loi divine n’est que l’expression normative et impérative de cette nature, la nature faite norme, puisque tout être doit devenir ce qu’il est. En ce sens, Adam, est, analogiquement, dans la situation d’un homme qui n’aurait droit qu’à un acte, lequel serait immédiatement sanctionné par la vie ou la mort. Mais, évidemment, l’actualité de la liberté du bien recèle en elle-même la virtualité de la liberté d’indifférence, laquelle est elle-même possible à titre de reflet de l’infinité divine. Mais le reflet n’est pas le modèle. L’erreur d’Adam, nous le verrons, c’est de préférer la copie à l’Archétype, l’image d’une liberté illusoirement infinie (parce que potentiellement indéfinie) à la finitude réelle de sa condition de créature dont l’acceptation pourrait seule le libérer. Adam veut la liberté pour elle-même, parce que seule elle lui donne une idée de l’infini, mais selon un mirage mortel, par absence de détermination : liberté stérile qui imite l’infini parce qu’elle se prend elle-même pour fin et qu’elle ne veut indéfiniment que son propre vide, alors que le véritable infini se donne inépuisablement : Dieu est Amour.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Ce qui prouve la vérité de nos analyses, outre les applications qu’on en peut tirer dans différents secteurs de la philosophie, c’est le problème de la sanction morale. Nous sentons bien qu’une sanction vraiment juste devrait pour cela découler directement de l’acte accompli, ainsi qu’il en va souvent pour les lois physiques. Une « loi parfaite » (lex perfecta) devrait impliquer en elle-même la sanction de sa propre transgression. Ce cas n’est jamais réalisé, il faut un droit pénal qui établisse un barême de sanctions, lesquelles, la plupart du temps, n’ont aucun rapport avec l’acte accompli et la loi transgressée, et un tribunal qui les applique. Mais la sanction n’est pas seulement négative. Elle peut être aussi une récompense. La lex perfecta devrait donc être telle que son observation entraîne de soi sa récompense, laquelle ne saurait se ramener à la seule satisfaction du devoir accompli, mais ne peut consister qu’en l’état ou le bien que la loi a précisément pour fin de procurer. La loi du Paradis, on le voit, est une lex perfecta. L’état paradisiaque est la récompense de son observation, sa perte, la sanction de sa transgression.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">V. « De mort tu mourras »</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> C’est pourquoi Dieu donne à la fois le commandement de la vie et le commandement de mort. L’un n’est que l’envers de l’autre. Un paradis sans précepte ne serait plus un paradis terrestre. Tout état créé est nécessairement normé par une règle laquelle s’identifie précisément à la normale (la perpendiculaire) au plan figurant cet état, normale qui est aussi le rayon créateur, donc l’axe ou l’arbre de vie pour cet état et qui, subverti ou inversé, se transforme en axe de mort. Cette subversion ou inversion (qu’accomplit le péché originel) correspond à ce que l’on a parfois désigné symboliquement comme le « renversement des pôles ». De ce point de vue, la restauration rédemptrice sera décrite comme une « récapitulation » (anakephalaïôsis) c’est-à-dire une « remise en tête », un rétablissement de la hiérarchie, donc un renversement du renversement, ou encore comme l’avènement de « nouveaux cieux et d’une terre nouvelle ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Cultiver et garder concerne donc non seulement le jardin édénique comme monde extérieur, mais aussi le jardin intérieur qu’est l’âme d’Adam. Ici le subjectif et l’objectif se répondent et s’accordent. D’une part grâce au ministère cosmique de l’homme primordial, la création multiple se connaît et se garde dans l’Unité divine, et d’autre part, dans cette même fonction, Adam réalise l’unité de son être et de son connaître. Etre, pour lui, c’est connaître : il se nourrit du fruit de tous les arbres, c’est-à-dire de toutes les productions créées qui éclosent aux extrémités de tous les rayons créateurs. Mais cette liberté de se réaliser soi-même en réalisant le monde, c’est-à-dire en établissant cette relation horizontale symphonique entre le sujet connaissant et l’objet connu, est conditionnée par la soumission verticale au précepte divin. L’homme, être vertical, ne réalise sa propre verticalité qu’en demeurant dressé et tourné (ou orienté) vers ce qui vient d’En-Haut. C’est l’ordre divin qui fait la nature humaine, c’est la Loi qui fait la vie. Telle est la religion paradisiaque dont le premier rite (ou activité conforme à l’ordre, c’est le sens de rita en indo-européen) s’accomplit par l’obéissance ontologique d’Adam. Cette condition décisive exprime d’ailleurs un mystère de transcendance, que symbolise adéquatement le rite de verticalité. Nous voulons dire que la verticalité « humanifiante » implique que l’homme, d’une certaine manière, « dépasse » ou transcende, en lui-même, le plan du paradis terrestre. Cette transcendance est déjà signifiée par l’origine extra-paradisiaque de l’homme. Dieu forme l’homme « de la poussière du sol » avant que soit planté le jardin d’Eden, et le texte nous dit, à deux reprises, que Dieu y « plaça » l’homme, voulant souligner par là l’indépendance et la prééminence de l’être par rapport au milieu qui lui est destiné. Mais elle est également signifiée par le fait de l’injonction divine concernant la manducation permise et la manducation interdite. Une injonction en effet s’adresse à la liberté, elle n’a de sens que si l’être auquel elle s’adresse ne se réalise pas seulement par un simple processus naturel de développement, comme tous les êtres cosmiques, donc que s’il est autre chose que le cosmos auquel il appartient cependant par ses éléments constitutifs. Cette transcendance, c’est sa personne (Adam n’est pas seulement une nature), transcendance qui se réalise dans l’ouverture et la soumission au Transcendant, en même temps qu’elle rend compréhensible que ce qui est « plus que paradisiaque » puisse devenir « infra-paradisiaque ». La chute est toujours verticale.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> De même se comprend le paradoxe d’une « menace de mort » qui semble ne pas se réaliser, paradoxe mainte fois relevé par les commentateurs, et qui semble donner raison au Serpent tentateur : « non, vous ne mourrez pas ». Et en effet, si l’on a suivi notre méditation jusqu’ici, on voit qu’on a affaire à deux sortes de mort, l’une qui est perte de la vie paradisiaque, l’autre qui est entrée dans le royaume de la mort.</span></p> <p align="justify"> <span style="font-size:130%;">« Tu mourras de mort » (morte morieris, la redondance est dans l’hébreu), cela peut déjà signifier qu’il serait éventuellement possible de mourir autrement que « de mort », c’est-à-dire que la cessation d’un certain état d’existence pourrait se faire autrement que par son anéantissement ou sa destruction, savoir par sa résorption assomptive dans un état supérieur ou céleste où il pourrait être intégré en se transformant. Or, ce n’est pas là une vue de l’esprit, puisqu’aussi bien ce cas s’est réalisé au moins pour un être, la Très Sainte Vierge Marie, dont la dormition nous montre ce qu’aurait pu être la « mort » d’Adam sans la chute. Auquel cas on devrait peut-être ajouter, mais pour d’autres raisons que l’exemption du péché originel, ceux de Hénoch (« Hénoch marcha avec Dieu, et il cessa d’apparaître, parce que Dieu le prit », Gen, V, 24) et d’Elie « qui fut ravi jusqu’au ciel », Mac., II, 58). Cette interprétation, il est vrai, suppose que l’état paradisiaque n’était pas destiné à durer toujours, c’est-à-dire qu’il ne constituait peut-être pas un état définitif pour l’homme primordial, lequel, au moins virtuellement, pouvait accéder à un état encore plus glorieux et plus parfait, ce qui aurait évidemment entraîné, non l’abolition, mais la résorption assomptive d’un état édénique nécessairement solidaire de celui qui en était le centre unificateur.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Cette thèse nous paraît découler de l’affirmation dogmatique selon laquelle Adam fut créé dans un état de grâce sanctifiante. Quant au moment de cette infusion de grâce, on a compris qu’avec saint Thomas nous le croyons concomitant de l’acte de création, ce qui est impliqué par tout ce que nous avons dit sur l’inséparabilité temporelle, en Adam, de l’actus et du situs, inséparabilité qui est l’effet même de la grâce, et dont nous pouvons avoir une sorte d’image dans celle qui unit un corps à la place qu’il occupe dans l’espace. Sans doute Adam doit-il « mériter » cette grâce, mais non point par une disposition qui précéderait l’infusion de Grâce. Loin de là, c’est en tant même qu’il s’ouvre et se soumet à l’injonction divine qu’il reçoit la grâce de s’y ouvrir et de s’y soumettre, ce qui signifie que ce qui est grâce du côté de Dieu est disposition voulue du côté de l’homme. Or cette grâce, comme le dit saint Thomas, donne à Adam la foi et l’espérance dans la vision de l’Essence divine et la béatitude finale, vision et béatitude qu’il ne possède pas au paradis terrestre (S. Th. I. q. 95, a. 3). Il en résulte que l’état paradisiaque n’est pas l’état terminal auquel Dieu destinait la première humanité, et que réalise la grâce du Christ pour les hommes déchus. Autrement dit, sans le péché, Adam ne serait pas mort de « mort », et c’est pourquoi il est légitime de parler de son immortalité, et que saint Paul peut dire que par lui la mort est entrée dans le monde. Mais cela ne signifie pas que cet état n’aurait jamais connu de fin, au sens d’une résorption assomptive. Et notons, en passant que peut ainsi se résoudre l’objection moderniste et évolutionniste selon laquelle plantes et animaux ont connu la mort bien avant qu’apparaisse le premier homme, et donc, à l’encontre de saint Paul, que ce n’est pas « en Adam » que la mort est entrée dans la création. Car rien ne prouve justement qu’avant le péché originel les créatures mouraient « de mort » (5).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Au reste notre interprétation nous paraît confirmée par le verset 22 du chap. III où Dieu interdit à l’homme déchu d’accéder au fruit de l’arbre de vie « afin qu’il ne vive pas éternellement », ce qui signifie, au moins, que l’immortalité dont jouissait Adam au paradis n’était pas encore la possession de la vie éternelle.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Cependant, à l’instant même où Adam mange le fruit défendu, il entre dans le royaume de la mort. Il meurt parce qu’il perd la vie paradisiaque, c’est-à-dire, comme nous avons tenté de le montrer, cette grâce de l’union de l’actus et du status, qui fait de l’acte la voie d’accès immédiat à l’être. Pour nous, cette situation constituerait une effroyable « condamnation » : Adam n’a pas le droit de se tromper, il n’a pas de « marge de manœuvre », chacun de ses actes engage la totalité de son être, à chaque fois il joue le « tout pour le tout ». Mais aussi quelle noblesse, quelle grandeur, quelle perfection ! Perdre cette vie paradisiaque, c’est évidemment perdre ipso facto cette grâce d’union. La mort à l’état primordial c’est donc la naissance à l’état « secondaire », celui dans lequel l’actus et le status sont précisément dissociés, irréductiblement divisés selon l’ordre de la nature déchue. Cet état comporte bien une sorte d’avantage : il introduit du « jeu » dans les relations de l’acte et de l’être, de telle sorte que le status (ou situs) peut subsister par lui-même et ne dépend plus, immédiatement, de son actualisation par l’acte. L’être devient double, en lui-même : les divers éléments constitutifs de son essence semblent jouir d’une sorte d’auto-subsistance dans la durée, tandis qu’il peut, précisément pour cela, se permettre des actes « inutiles » des « coups pour rien », qui lui donnent l’illusion de la liberté, mais qui, bien sûr, rendent vaine son activité et tout à fait incertain son salut. Cette autosubsistance du status est remarquablement illustrée par la mort du corps. Si l’homme déchu, en mourant, abandonne un cadavre, une dépouille, c’est justement parce que cet élément constitutif de sa nature d’homme n’est plus immédiatement lié à l’actualité de son être. Voilà ce que signifie « tu mourras de mort ». Non point : « tu cesseras à l’instant même d’exister », puisqu’au contraire la chute nous entraîne hors de l’instantanéité de l’être et de l’acte, et nous introduit dans l’ordre du délai, du retard, de la distance ou successivité temporelle ; mais : « tu seras contraint de vivre jusqu’au bout l’état de séparation où tu seras entré » ; jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la complète dissociation de l’être et de ses conditions d’existence. La distinction unitive de l’actus et du situs primordiaux, par laquelle le paradis est aussi bien en Adam qu’Adam dans le paradis, aura fait place à la séparation excluante : l’homme déchu est « à l’extérieur » de sa propre nature comme de la nature universelle.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Mais avant d’en arriver au péché originel lui-même, nous devons encore méditer sur la signification de la création d’Eve. C’est ce que nous ferons dans un prochain article.</span></p> <p align="justify"><br /> NOTES (2ème partie)</p> <p align="justify">(1) L’athéisme, quand il existe, constitue une monstrueuse mutilation de la noblesse humaine, qui ne peut pas ne pas être subie avec désespoir par tout athée lucide. C’est une effroyable damnation, dès ici-bas. Ainsi de Sartre, et de quelques autres…<br /> (2) Cette interprétation est celle de l’activisme ou du constructivisme modernes, dont la forme la plus destructrice est le marxisme.<br /> (3) Situation qui est précisément celle de l’homme déchu : étant homme, il garde nécessairement une certaine centralité (passivement vécue), mais le monde extériorisé, « dénoué », se refuse à la circulature. Au paradis terrestre, l’extériorité du monde se manifeste par son extension en direction de la périphérie, mais cette extension est équilibrée ou compensée par sa forme circulaire : extériorité close, finie, fermée sur elle-même, et que l’homme peut ramener au centre. Dans le monde déchu, la finitude se transforme en indéfinité (nous y reviendrons), le cercle qui enfermait ou enclosait l’extension cosmique, se défait, se dénoue, les choses se répandent partout, indéfiniment, chacune, libérée de sa clôture circulaire, s’arrogeant une illusoire centralité. Le centre humain est alors perpétuellement « débordé ».<br /> (4) Que l’on songe à l’adage : « l’homme est la mesure de toute chose », lequel est susceptible d’une interprétation légitime.<br /> (5) Nous ne pouvons nous étendre sur ce point. Une remarque seulement : la réalité des choses peut être (et même est nécessairement) d’une complexité analytique très supérieure à celle que nous sommes spontanément portés à envisager pour le récit biblique. Quand il s’agit de physique nucléaire ou de biologie moléculaire, nous accordons a priori aux théories le droit d’être extrêmement subtiles. Pourquoi n’en irait-il pas de même pour ce dont parle l’Ecriture et les données objectives – absolument certaines pour un croyant – qu’elle communique ? Rien de plus absurde que l’extraordinaire complexité des travaux exégètiques pour établir la lettre d’un texte dont la signification est au fond regardée comme infantile.</p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">3e MEDITATION SUR LA GENESE (IIe CHAPITRE)<br /> L’EPREUVE DES DEUX CHAPITRES</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">I. La vérité moïsiaque du Pentateuque</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Nous avons jusqu’ici étudié d’une part la situation extérieure d’Adam, ou encore la topologie symbolique du Paradis terrestre, d’autre part sa situation intérieure, ou encore la nature de son être et de son connaître, en fonction des données scripturaires. Il nous faudrait maintenant considérer, non plus le cadre général ou le personnage central qui s’y trouve, mais les actions et les événements qui s’y produisent, dont le premier est la création de l’homme lui-même. Or cette question est inséparable de celle qui concerne le rapport du chapitre I et du chapitre II, puisque dans les deux, il est question de la création de l’homme . Nous devons l’aborder pour elle-même, sans nous cacher cependant qu’elle est l’une des plus difficiles que le texte scripturaire pose à son lecteur.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> La quasi-totalité des bibles modernes et des commentaires exégétiques parlent à ce sujet de deux récits de la création, ce qui serait qu’un moindre mal, si ces deux récits s’accordaient. Mais ils semblent présenter des contradictions presque insurmontables. Et l’on peut affirmer qu’une grande partie des hypothèses sur la formation du Pentateuque et particulièrement de la Genèse, son 1er livre, n’ont été élaborées que pour rendre compte de ces difficultés. Hypothèses déjà anciennes puisqu’elles paraissent remonter à Jean Astruc, médecin du Roi (1684-1766), qui, dans un ouvrage anonyme publié en 1753 (Conjectures sur les mémoires originaux dont il paraît que Moïse s’est servi pour composer le livre de la Genèse), croit pouvoir identifier les documents utilisés par Moïse selon qu’ils nomment Dieu Elohim (1er chap.) ou YHWH (11e chap.), et conclut à l’existence probable d’une tradition « élohiste » et d’une tradition « jéhoviste » (aujourd’hui dénommée yahviste) (1).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Fidèle au principe que nous avons énoncé dans une précédente étude, nous nous en tiendrons à l’enseignement de la Tradition unanime, confirmée expressément par l’Eglise, saint Pie X ayant approuvé la décision de la commission biblique du 27 juin 1906, sur l’authenticité moïsiaque du Pentateuque. Décision au demeurant très sage, puisqu’elle n’écarte pas la possibilité pour Moïse, son « principal » et non son unique « auteur », d’avoir utilisé des traditions antérieures ou d’avoir confié à des scribes la rédaction de certaines parties. Si nous tenons à l’authenticité mosaïque (et donc à l’unité synthétique de rédaction), ce n’est nullement par traditionalisme et « passéisme », mais par ce que la haute figure du plus grand des prophètes juifs, celui que Dieu a choisi pour révéler aux hommes son Nom véritable et sa Loi, est la seule à même d’offrir par son autorité, la nécessaire garantie qu’exigeait la fixation rédactionnelle d’une Révélation sans doute transmise jusque-là oralement, selon des canaux multiples, parfois divergents et peut-être altérés. Un travail de restauration, de tri, de mise en ordre des éléments en présence, était requis à l’époque de la sortie d’Egypte. Législateur d’Israël, Moïse authentique par là-même tout ce qu’il conserve des traditions antérieures, en sorte qu’on ne saurait remonter avec certitude au-delà de lui pour tout ce qui regarde l’histoire du texte scripturaire. Ajoutons que l’homme qui a parlé à Dieu au Sinaï durant quarante jours et dans la Nuée, qui a reçu de Dieu les plus sublimes révélations, que saint Pierre, saint Jacques et saint Jean ont vu, ainsi qu’Elie, s’entretenir avec le Christ dans la gloire de la Transfiguration, que les Pères regardent comme le modèle de toute ascension mystique, possédait nécessairement une science métaphysique et théologique des mystères divins très supérieure à celle d’aucun exégète et que seule dépassera la science du Christ et sa révélation aux Apôtres. Il en résulte que le texte où il a enfermé ces mystères, savoir, le Pentateuque, doit être considéré comme plus qu’intelligible, inépuisablement chargé de sens, entièrement voulu et concerté jusque dans ses moindres détails, et non point comme le ravaudage maladroit d’éléments plus ou moins disparates. La première supposition qui serait de mise devant ce texte, c’est qu’il est intelligent, qu’il sait ce qu’il dit et que chacune des façons dont il le dit répond à une intention précise et non au hasard ou au défaut d’habileté. Au contraire, les exégètes modernes, chaque fois qu’ils se trouvent devant une difficulté (et d’une certaine manière il n’y a dans l’Ecriture que des difficultés) (2) commence par le suspecter et « prendre la tangente » vers les explications les plus plates et les plus particularisées, invinciblement persuadés qu’ils sont d’être beaucoup plus intelligents que les lointains et naïfs rédacteurs du texte. Ils ne font pas intellectuellement confiance au texte, toute question de foi religieuse mise à part. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> En outre, et même à supposer avec les modernistes que l’élaboration de la Genèse ne date que de l’époque salomonienne (ce qu’enseigne l’hérésie épiscopale française), il est impossible de comprendre comme les scribes qui sont supposés en avoir composé la tapisserie ont échoué en à bien raccorder les fils et à en unifier le dessin général, travail qui ne paraît pas excéder les capacités d’un esprit ordinaire. C’est là, à notre avis, l’une des plus grandes invraisemblances qu’entraînent les hypothèses de la « haute critique ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Enfin comment ne pas constater que ce sont précisément les difficultés les plus théologiquement fécondes chez les Pères et les Docteurs qui, chez les exégètes sont chaque fois l’objet des hypothèses les plus destructrices et les plus dilacérantes ? Certes, leur érudition est grande et leur acribie souvent étonnante. D’avantage, lorsqu’il s’agit d’éclairer le texte par lui-même, de prendre conscience du sens réel des mots ou des expressions en fonction du contexte et selon la mentalité de l’écrivain sacré, l’exégète moderne est indispensable et représente un progrès certain par rapport aux efforts analogues – et non négligeables – qu’on trouve chez les Pères (Origène, Augustin, Jérôme, etc.). Là est son irremplaçable valeur. Mais force est de constater que c’est souvent au prix d’une véritable stérilisation théologique et mystique d’une Parole qui renferme pourtant les trésors de la sagesse divine. Que l’Ecriture ne soit pas un traité de métaphysique ou de cosmologie, nous en convenons. Mais qu’elle recèle la vérité métaphysique et cosmologique la plus profonde, c’est ce dont avec tous les Pères et les Docteurs, nous ne pouvons douter.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"><br /> II. Le Septième Jour</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Les considérations précédentes nous interdisent donc d’avoir recours aux facilités qu’offrent les solutions de l’exégèse moderne pour résoudre le problème posé par les deux premiers chapitres de la Genèse. Nous y voyons, au contraire, un récit continu, rigoureusement agencé et dont les incohérences apparentes sollicitent justement notre effort de compréhension.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> La première remarque qui s’impose concerne le découpage du texte. La plupart des bibles modernes, tout en reproduisant la division traditionnelle des chapitres (qui ne paraît pas antérieure au XIIe siècle), intercalent un sous-titre après la moitié du verset 4 (« Ceux-ci sont les enfantements des cieux et de la terre quand ils furent créés ») et avant sa deuxième moitié (« dans le jour que YHWH-Elohim fit terre et cieux »), alors que le texte hébreu, comme la Vulgate, isole simplement v. 3 de v. 4. Ces incertitudes prouvent qu’en réalité nous sommes en présence d’un chevauchement. Les six jours de la création (qui avec le septième forment ce que nous appellerons l’hebdomade cosmogonique) se terminent-ils avec le sixième jour (I, 31), ou avec le septième (II, 1-3) ? Question peut décidable puisque les versions elles-mêmes divergent : l’hébreu et la Vulgate disent (II, 2) : « Dieu rendit complète le septième jour l’œuvre qu’il avait faite », tandis que le grec et le syriaque parlent du « sixième jour ». Ce qui paraîtra moins surprenant si l’on observe que l’achèvement d’une chose peut s’entendre comme ce qui achève ou comme ce qui est achevé. Et il en va ainsi de toute limite et de toute fin comme d’ailleurs de tout commencement, ce pourquoi le premier jour de la création n’est pas dit : « jour premier », mais « jour un ». Tout commencement est à la fois immanent et transcendant à ce qu’il commence. Le commencement du temps est-il dans le temps ? Si oui, comme temps du commencement il se précède lui même, ce qui est absurde ; si non, il est intemporel et donc n’est point commencement du temps. Ces questions, longuement débattues par Saint Augustin et Saint Thomas d’Aquin, montrent que le commencement ne signifie pas le début en un sens temporel (le premier moment), mais l’origine ontologique : le temps n’est pas infini, il est dans son être, dépendant du Principe de tout être. Ce qui signifie qu’il n’y a pas de premier moment, c’est-à-dire de moment avant lequel il n’y avait pas de moment, puisque, précisément, s’il n’y a pas de temps, il n’y a pas non plus d’avant, ni d’après. Ce que l’Ecriture exprime en parlant du «jour un » et non du « jour premier ». Mais il y a un « jour deuxième » (3). Quand « ça commence », c’est déjà commencé.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Il en va de même de la fin du temps : si elle est dans le temps, le temps dure encore quand elle survient, et elle n’en est point la fin ; si elle en-dehors du temps, alors elle n’est point la fin du temps, et le temps dure toujours. Il n’y a donc pas non plus de « dernier moment » : quand « ça se termine », c’est déjà fini (4). L’achèvement, l’accomplissement de l’hebdomade cosmogonique a donc lieu à la fois le sixième jour, où Dieu travaille encore, et le septième où il se repose.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Des considérations semblables devraient intervenir pour ce qui est de l’espace. Fini quant à sa nature d’étendue, on ne saurait cependant rencontrer un « bord » de l’espace. Ce n’est pas l’espace qui peut limiter l’espace.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Il s’ensuit que le septième jour n’est pas, à proprement parler, le suivant du sixième. S’il l’était, répétons-le, il ne pourrait en être l’achèvement. Il serait seulement le terme interrompant une série qui pourrait, éventuellement, se continuer après lui, et qui ne serait le dernier qu’en vertu du décision fortuite. Prenons-y garde et méditons soigneusement là-dessus. Le septième jour n’est pas à proprement parler le jour où Dieu cesse de travailler, quelque soit le sens d’une telle expression. Il est le jour où Dieu « rend complète » toute son œuvre, la conduit à sa perfection ; c’est ce que déclare le texte et c’est ce que perçoit l’intelligence : relativement à Dieu, l’arrêt est nécessairement synonyme de perfection. Dieu ne cesse d’œuvrer – au sens analogique de ces deux verbes, car d’un autre point de vue, Il œuvre toujours – qu’en raison de l’achèvement de l’œuvre, ce qui veut dire qu’elle est alors entièrement ce qu’elle doit être. Autrement dit, de même qu’un cercle ne peut être plus circulaire qu’il n’est, de même l’œuvre divine ne peut être plus parfaite que sa nature ne l’exige : Dieu Lui-même ne peut rien ajouter. Et c’est pourquoi Il se repose de son travail dans son œuvre même.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> L’accomplissement de l’œuvre est son repos et se reposer de l’œuvre, pour Dieu, c’est l’accomplir. Autrement dit, l’œuvre créatrice peut être vue de deux manières : soit selon la distinction logique des réalités créées, phase après phase, et ce sont les six jours créateurs, soit dans l’unité de sa perfection, et c’est le septième jour. C’est pourquoi ce septième jour est nécessaire. Car on pourrait se demander : pourquoi Dieu a-t-il eu besoin d’un septième jour pour parfaire son œuvre ? Ne pouvait-il la parfaire en chacun des six jours ? Et n’est-il pas dit, d’ailleurs, à chaque fois (sauf pour le deuxième jour où s’opère la séparation des eaux supérieures et inférieures) : « que cela était bon », et donc parfait ? mais précisément, Dieu a parfait chaque œuvre qu’il a accomplie, à chaque fois. Et cette perfection, conférée à chaque œuvre, par laquelle elle est œuvre finie et achevée, c’est-à-dire cette perfection qui n’est pas l’Infinie Perfection de Dieu, c’est celle du septième jour. Le septième jour est ainsi présent à chacun des jours de la création, sinon chacun des jours ne serait fini ou limité, et donc parfait selon la nature du créé, que par le jour suivant, ce qui le priverait en réalité de toute perfection propre, le dernier jour seul, le sixième étant borné par le septième perfectionnant. Et par conséquent, aucun des jours précédents ne serait achevé ; et n’étant pas achevé, il ne pourrait laisser commencer celui qui lui succède.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Quand on considère les choses ainsi, ce qui peut se figurer par six cercles disposés en cercle autour d’un septième, on comprend pourquoi l’Ecriture dit que « Dieu accomplit (ou rendit complet, ou acheva) dans le jour septième son ouvrage qu’il fit, et il se reposa de l’œuvre entière (universo opere) qu’Il avait faite » (II, 2). Dieu ne se reposa pas seulement du travail du sixième jour, mais du travail de chacun des jours précédents. Ainsi ce jour ultime est aussi bien le repos du premier que du deuxième, du troisième, du quatrième ou du cinquième. Chaque jour se termine en lui et trouve en lui son repos et sa perfection. Comprenons en effet que l’achèvement du fini, c’est l’Infini Lui-même : Dieu seul est la « limite » du créé. Rien ne peut parfaire le créé dans sa finitude que l’Infinie Perfection de Dieu. C’est la perfection infinie de la divine Substance qui marque en quelque sorte la limite perfectionnante du créé. Ce jour septième est au cœur de chacun des jours créateurs comme son terme et ce terme ne peut être que Dieu même. C’est pourquoi ce jour est celui du repos de Dieu, car Dieu ne peut se reposer qu’en Lui-même. Ce jour est le jour du Seigneur, le dimanche de la création, le « retour » du Principe créateur à son ineffable Aséité, sur les « bords » de laquelle s’arrête, ou s’achève, toute créature.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">III. Le jour unique de YHWH-Elohim</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Mais il en va ainsi de même du jour du Commencement, qui est lui aussi un jour unique et qui embrasse les six jours créateurs. On pourra le figurer par un grand cercle englobant les six cercles des phases cosmogoniques elles-mêmes entourant le jour du repos divin. Or la fin est nécessairement identique au commencement, cette identité n’est autre que Dieu lui-même, alpha et oméga, principe et fin de toutes choses, source créatrice et repos perfectionnant. Telle est la signification de ce mystérieux verset 4 que nous avons évoqué au départ, et qui a suscité tant de controverses : « Ceux-ci sont les enfantements des cieux et de la terre quand ils furent créés, dans le jour que YHWH-Elohim fit terre et cieux ». Nous pensons qu’on peut le considérer comme une conclusion qui « boucle la boucle » et fait retour au « Commencement » dans lequel, précisément, furent créés le ciel et la terre, avant même qu’il soit fait mention d’un « soir » et d’un « matin ». Cette création « in principio » (I, 1) désigne sans doute, comme l’on dit beaucoup de Pères – et surtout saint Augustin – la détermination intemporelle et in divinis, dans le Verbe-Sagesse, des Idées ou Possibilités archétypales des créatures. Le principe en effet, dans lequel Dieu créé, c’est son Fils, lui qui a dit : « Je suis le principe » (saint Jean, VIII, 25 (5), et Col. I, 18). Mais c’est aussi et nécessairement l’acte synthétique unique de la geste créatrice, le jour unique contenant en lui tous les jours de la création, car la création est une et porte la marque de l’unité. Ce n’est que du point de vue analytique de leurs genèses, de leurs enfantements (les generationes de la vulgate) que les diverses phases peuvent être distinguées. Ce verset rappelle donc que l’unité de l’acte créateur n’est pas exclusive de la pluralité des phases créatrices (les « générations », pas plus que celle-ci n’est exclusive de l’unité et même de l’unicité de l’acte créateur.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Que si l’on hésite à affirmer cette unicité du jour créateur, initial et terminal, parce que l’Ecriture marque fortement la succession distinctive des jours, qu’on veuille bien considérer que, de toute manière, l’acte créateur, du côté de Dieu, exclut nécessairement toute pluralité, toute successivité, toute temporalité. Cela résulte de la nature même de Dieu. La pluralité des moments n’est donc que du côté du créé. Il s’ensuit que, en tant que ces phases sont distinguées, il s’agit en Dieu, d’une distinction et d’un enchaînement logique et ontologique, non chronologique, mais qui évidemment se traduit par (ou produit) un enchaînement de succession dans l’ordre du créé, de même que la lumière une engendre la pluralité des couleurs quand elle est réfractée dans un prisme.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Deux données textuelles nous paraissent confirmer ces réflexions. L’interversion du ciel et de la terre, en tête et en fin du verset, marque un processus de « sortie » et de « retour » : du ciel et de la terre au ciel ; le cercle de la création est suspendu à l’acte créateur comme à son principe et à sa fin, en sorte que déjà s’annonce ici la fin des temps. Mais surtout, l’apparition, pour la première fois dans l’Ecriture, du couple YHWH-Elohim marque, en quelque sorte, le passage de la cosmogonie à la théologie, du Dieu-Créateur au Dieu-En-Soi, Etre pur et absolu, du Dieu du monde au Dieu de l’homme. Elohim, en effet, qui est un pluriel, nomme Dieu selon la toute-puissance de ses énergies créatrices. C’est elle qui préside à l’hebdomade cosmogonique. Mais voici que ce Dieu « retourne » à Lui-même après la « sortie », l’effusion, de sa Parole créatrice enfantant les mondes du néant. Il rentre en Lui-même parce qu’il se repose en Lui, en sa propre Aséité. Alors se révèle, si l’on ose dire, un autre visage de Lui-même, plus intérieur et plus essentiel, celui dont Moïse recevra le mystère, et dans lequel s’énonce la transcendance de la Réalité pure et absolue : YHWH, nom qui fait référence à la forme hébreu du verbe « être » : HYA. Ce nom signifie que Dieu n’est pas seulement Celui qui créé l’univers de rien et qui, tourné vers sa création la regarda parce qu’elle était bonne, mais qu’Il est aussi « Celui qui est », en Lui-même se reposant, se pensant et s’aimant, limite et fin de tout acte créateur. C’est pourquoi ce Nom ne peut apparaître qu’au septième jour.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">IV. Les six jours et les modes de la connaissance angélique</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Il resterait enfin à se demander pourquoi l’œuvre créatrice devait se dérouler en six jours. Avec saint Augustin et saint Thomas d’Aquin, nous répondrons que 6 est le premier nombre parfait (6 = 1 + 2 + 3) (6), ce qui indique un « cycle » dans lequel analyse et synthèse se répondent. Géométriquement, le symbolisme n’est pas moins remarquable : 6 mesure la totalité de l’espace, puisqu’il y a six directions possibles (quatre cardinales, zénith et nadir), la septième étant le point lui-même où se croisent les six directions. Quant aux « jours », nous y verrions volontiers, avec saint Augustin (7), comme autant de « visions » angéliques qui rythment l’œuvre créatrice. « Jour » désigne une entité lumineuse. Cette entité, c’est l’entendement lumineux des anges en tant que, en lui, se « fait jour » la connaissance des divers états de la création. « Et ainsi, dit saint Thomas résumant saint Augustin, les jours se distinguent selon l’ordre naturel des choses connues, et non selon (…) la succession de la production des choses » (8). Or, ce « jour » peut se faire dans l’entendement angélique, de deux manières : ou les anges contemplent les divers ordres de la création dans le Verbe divin, donc en pleine lumière, et c’est le « matin », ou ils les contemplent dans leur nature propre de réalités créées, donc en lumière affaiblie, et c’est le soir. Mais il n’y a pas de « nuit », l’Ecriture disant seulement : « et fut soir, et fut matin : jour un ». Cette doctrine ne saurait d’ailleurs signifier que, envisagés dans le cadre du monde physique, les jours créateurs ne se réalisent pas sous la forme d’une succession temporelle de phases. Tout au contraire, dans le monde physique soumis au temps, rien ne peut s’accomplir que selon le temps. Mais son intérêt, outre celui de couper court aux vaines spéculations sur la durée de ces « jours « , est de souligner l’importance du « point de vue », c’est-à-dire de la connaissance, dans tout exposé cosmogonique.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Sans la moindre concession à l’idéalisme ou au subjectivisme, il faut bien admettre qu’aucune description des choses ne peut ignorer qu’elle se fait à partir d’une certaine vision du réel. Dieu seul voit les choses telles qu’elles sont, non pas parce qu’Il a la vue plus perçante, mais parce qu’Il est « sans point de vue ». Décrire le processus cosmogonique sans préciser le point de vue sous lequel on l’envisage n’a, en réalité, aucun sens, remarque qui s’applique, avant tout, aux théories de la science moderne. Ce qui signifie aussi qu’il n’y a pas de description « absolue » : ce que l’on dit du réel varie nécessairement en fonction de la nature de la perspective sous laquelle on l’envisage (9). Ajoutons que, précisément, l’Ecriture accomplit le miracle, grâce à son mode symbolique et synthétique d’expression, d’enclore une pluralité de sens, donc de perspectives, dans la singularité d’une seule parole.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">V. Le Dieu-créateur, le Dieu personnel et l’Homme transcendant</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Nous nous approchons ainsi, peu à peu, d’une interprétation qui, sans abolir le paradoxe d’une dualité apparemment divergente de récits cosmogoniques, lui permet cependant de délivrer une partie de sa signification.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Il faut partir pour cela, de la différence des Noms divins dans le 1er et IIe chapitres, non pour tomber dans la platitude de l’hypothèse documentaire, ? dont l’avenir fera justice – mais pour y lire justement le passage d’une perspective cosmogonique à une autre. Nous qualifierons volontiers la première de macrocosmique et la seconde de microcosmique. Encore une fois, Elohim et YHWH désignent évidemment le même et seul Dieu, mais pas de la même façon. Elohim c’est le Dieu créateur de l’univers, des anges aux atomes. YHWH c’est le nom «personnel » de Dieu, celui dans lequel Dieu communique, autant qu’il est possible, le secret de son essence (10). Ce Nom « personnel » ne peut être révélé qu’à une personne ; c’est pourquoi YHWH est le Nom du Dieu de l’homme, de celui que les Pères nomment le microcosme par rapport au macrocosme (11). Là est, croyons-nous, la clef des différences que révèlent les deux chapitres. La création du point de vue macrocosmique et la création du point de vue microcosmique. Du point de vue du macrocosme, la création est celle des mondes, des grandes domaines de la nature universelle envisagée dans son architecture, sa structure « logique » et l’enchaînement des degrés qui la constituent. C’est pourquoi l’homme est mentionné en dernier lieu. Synthèse terminale, en lui se résume le monde : « l’homme a l’être avec les pierres, la vie avec les plantes, la sensation avec les animaux, l’intelligence avec les anges » dit saint Grégoire le Grand (Bréviaire, In Ascensione, Lectio IX). Mais c’est du point de vue du macrocosme que l’homme est un « petit monde ». C’est par rapport au monde qu’il doit exercer la fonction royale de lieutenance divine qui lui a été confiée et en raison de laquelle Dieu l’a créé semblable à Lui. L’homme du 1er chapitre., fait à l’image et à la ressemblance, se voit conférer la royauté sur toute la création. Elle commence « avec Dieu », si l’on ose dire, et se clôt sur l’homme, image de Dieu dans l’univers. L’homme n’est donc pas ici envisagé en lui-même dans son intériorité. Le 1er chap. nous dit bien ce qu’il est relativement au reste du monde, et ce qu’il doit faire de ce monde, mais non ce qu’il est en lui-même, dans son mystère intérieur. L’homme, nature parmi d’autres natures, est lieutenance divine au sein du créé. Mais dans sa personne, qui n’est pas la nature, qu’est-il ? Le 1er chapitre ne le dit pas.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Cependant il ne peut justement pas le dire tant que le septième jour n’est pas arrivé, tant que l’hebdomade cosmogonique n’est pas accomplie. Parce qu’il faut d’abord que le Dieu-créateur « rentre » en Lui-même et se repose en Lui-même, pour que se révèle ce Lui-même qu’Il est, ce « Soi-En-Soi » (12). Il faut sans doute commencer par le commencement, mais après le commencement se révèle seulement l’avant-commencement. A travers Elohim, et Le précédant intemporellement, se révèle YHWH. Dieu, dans sa réalité absolue et indépendante de toute création ne se révèle à nous qu’à partir de la création. D’où le couple YHWH-Elohim qui apparaît pour la première fois au début du chapitre II.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Il en va évidemment de même pour l’homme. L’homme-microcosme du chapitre I résume la création et la scelle de son théomorphisme. Mais, par là-même ; et puisque le monde se termine et s’achève à lui, cela prouve qu’il y a dans l’homme quelque chose qui dépasse le monde et l’ordre de la nature. De même que le centre vers lequel convergent les rayons et qui constitue le terme et l’aboutissement (le résumé) est à la fois dans l’espace et inétendu, de même l’homme, centre et résumé de la création, est à la fois nature parmi des natures et ouvert verticalement à la surnature. C’est pourquoi il n’est pas contradictoire de caractériser la différence des perspectives comme celle du macrocosme et du microcosme, tout en observant cependant que le second n’a d’abord de sens que relativement au premier. L’homme est à la fois le petit monde dans le grand monde, mais aussi celui qui, par son intériorité, dépasse le monde et se relie à Dieu. Il en résulte que la différence précédente doit être précisée et explicitée de la manière suivante : tandis que le chapitre I nous présente le microcosme contenu dans le macrocosme, le chapitre II, inversant les perspectives, envisage le macrocosme en tant qu’il est précisément résumé et donc contenu dans le microcosme. Et s’il l’envisage ainsi, c’est parce que cette possibilité s’est effectivement réalisée dans l’état paradisiaque.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Telle est, croyons-nous, la raison et la signification fondamentale des disparités que présentent les deux textes. La dimension « supra-cosmique » de l’homme, lorsqu’elle est réelle et effective, exige qu’il englobe en lui le monde, non certes l’intégralité des mondes possibles considérés dans leur existence propre et radicale – ce qui n’appartient qu’à Dieu – mais le monde humain, la niche écologique primordiale, le Paradis, qui est alors en quelque sorte comme un prolongement cosmique de son propre corps, en même temps qu’il s’en distingue cependant par le mystère de sa personne, c’est-à-dire de son intériorité spirituelle transcendante.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Ce thème commande, nous semble-t-il, la structure et les événements du chapitre II : tout d’abord le fait que ce chapitre commence par la création des êtres vivants ; ensuite le fait que l’homme est «étranger » au Paradis, au moins par son origine ; également le fait que cet homme ne cherche que son semblable, autrement dit qu’il s’agit d’un être solitaire ; enfin, le fait qu’il ne se reconnaisse que dans la femme ; comment nous dire plus clairement que l’homme doit assumer la dignité de sa transcendance – ce qui se terminera par le drame terrible du péché originel ?</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Chacun de ces points exige d’être médité pour lui-même. En attendant, et pour terminer, nous voudrions seulement tenter de donner une description générale du passage de la première perspective à la seconde.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">VI. De la création principielle à la création paradisiaque </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Le chapitre I nous a présenté l’œuvre créatrice du point de vue macrocosmique, certes, mais aussi dans sa définition principielle ou archétypale, et selon la distinction et l’enchaînement ordonné de ses diverses parties constitutives, enchaînement que l’Ecriture appelle « generationes », « les générations (ou enfantements) des cieux et de la terre, quand ils furent créés, au jour que YHWH-Elohim fit terre et cieux », en soulignant d’ailleurs que le génétif « des cieux et de la terre » pourrait s’entendre objectivement : tout ce qui s’est produit à partir des cieux et de la terre. Cette création principielle appelle son « actualisation », ou son effectuation, dans les différents mondes que renferme l’existence universelle, essentiellement dans le monde angélique (les réalités invisibles du Credo) et dans le monde humain (les réalités visibles ou sensibles). C’est ce que signifie sans doute le très curieux v. 3 du chapitre II : « Dieu se reposa de toute l’œuvre que Dieu créa pour qu’Il la fît (ut faceret) », ce qu’on pourrait gloser : Il se reposa de tout l’ouvrage que Dieu avait créé dans le Principe en vue de son effectuation dans les divers mondes ; ce qui d’ailleurs impliquerait que l’œuvre d’effectuation cosmique ne peut commencer qu’à partir du « moment » où l’œuvre de création principielle est « terminée ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> La première de ces actualisations est celle où s’effectue la connaissance que les créatures angéliques, créées le jour « un », prennent de l’architecture créatrice principielle. Et c’est là, précisément, le point de vue macrocosmique, qui est donc constitué par le point de vue angélique même. Au reste, la considération de l’univers en sa totalité est inséparable de celle des anges ; ce sont eux qui, d’une certaine manière, « font »l’universalité de l’univers : la théologie, autrefois, parlait à juste titre des « anges recteurs des sphères » cosmiques. Si, d’emblée, la création nous est présentée dans sa réfraction angélique (hormis cependant les v. 1et 2), c’est qu’en réalité nous ne pouvons pas la voir en elle-même, telle que Dieu l’accomplit et la voit, telle qu’elle s’accomplit dans le Principe. Décrire la création, c’est décrire la création vue par quelqu’un. Aucun doute que les anges ont été les premiers à la « voir », c’est-à-dire à la connaître. C’est pourquoi il est vraisemblable d’admettre que le récit de l’hebdomade cosmogonique a été enseignée aux hommes par les anges eux-mêmes. La primauté du point de vue angélique nous paraît indiquée par l’Ecriture lorsqu’il est dit : « Donc furent accomplis les cieux et la terre, et toute leur armée » (II, 1).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Dans une telle présentation cosmogonique, la considération des mondes prévaut sur celle des êtres qui s’y trouvent. Mais avec le chapitre II, le point de vue s’inverse. Il s’agit maintenant d’enseigner la création d’un être, l’être humain, non en tant que vue par les anges, c’est-à-dire comme une réalité cosmique d’un certain ordre au sein de l’univers entier, mais comme centre et raison d’être d’un monde déterminé. Dire qu’il est centre et raison d’être d’un certain état de l’existence, signifie que l’homme est principe médiateur de l’effectuation ou de l’actualisation de ce monde. Ici, l’être prédomine sur le milieu. Nous ne disons évidemment pas que l’homme crée le monde terrestre, qu’il lui donne l’existence, puisqu’il est bien clair que Dieu seul crée de rien, c’est-à-dire « fait exister », « confère l’être ». Mais nous disons – et le texte enseigne – qu’il ne peut y avoir de monde sans un être qui en est le centre et le principe relatif, principe dont ce monde est inséparable et dépendant quant aux diverses modalités de développement dont ce monde est susceptible, ce qu’indique d’emblée le texte quand il déclare qu’il n’y avait point d’homme pour cultiver le sol (II, 5). Si l’on n’admet pas cette solidarité ontologique du milieu avec l’être qui en est le principe relatif, nous ne voyons pas comment on peut rendre compte du fait que la chute originelle a entraîné l’état terrestre tout entier dans sa déchéance, au point que la création elle-même, « gémit » dans l’attente de la parousie (Rom., VIII, 22). Et, comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises dans nos méditations, la considération de l’être humain, envisagé pour lui-même et dans son intériorité, ne peut intervenir qu’au terme de l’hebdomade cosmogonique, et parce que le Soi divin n’apparaît qu’avec le repos de Dieu en lui-même, suscitant par là le soi humain avec lequel Dieu entre en relation, et parce que la formation effective de cet être dans l’ordre du créé ne commence qu’après (mais un « après » non-temporel) la phase de sa création principielle. Ainsi la place du chapitre II est parfaitement logique et justifiée et délivre son enseignement.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Or, l’idée d’une relation entre un Soi divin et un soi humain, caractéristique du chapitre II, est absente du chapitre I. Selon la perspective cosmogonique, les choses sont posées par l’acte créateur en elles-mêmes, dans leur prototype et leur enchaînement logique, comme dans une sorte d’isolement cosmique. Dieu contemple ces choses en Lui-même, mais Il n’entre pas en relation avec elles. Elles sont d’ailleurs faites « à distance », posées dans l’être « d’un seul coup », par une parole ou une décision divines. Au contraire, au chapitre II, l’être humain est formé et façonné directement par Dieu ; la proximité se substitue à la distance lorsque Dieu pétrit de sa main le « corps » du premier homme, et se transforme même en intimité quand, de son propre souffle, Il ouvre en Adam le « spiracle de vie » (13). Cette relation devient en outre pleinement spirituelle, de formatrice qu’elle était, par le commandement personnel que reçoit Adam d’avoir à « cultiver et garder » le Jardin d’Eden, alors que la fonction énoncée aux v. 26-29 du chapitre I s’adresse à l’homme en général et s’exerce sur l’universalité des êtres créés.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> De même est caractéristique du chapitre II l’absence d’indication temporelle. Au chapitre I, chaque phase est posée en elle-même, d’un seul coup, instantanément, mais l’ordre et l’enchaînement de ces phases est rythmé en six jours. Ici, au contraire, ni soir, ni matin. Nous sommes en un « temps » unique, situé dans le prolongement du septième jour, et donc en un temps axial, ou central, celui qui correspond exactement à la nature axiale ou centrale de l’être que Dieu crée. Nous avons dit en effet que le septième jour était au cœur et au centre de chacun des six jours cosmogoniques comme son terme et son achèvement, sa perfection. Or, le cœur et le centre du sixième jour, c’est l’homme, centre de l’état humain. C’est donc en lui et par lui que toutes les virtualités du sixième jour sont actualisées. Mais il faut pour cela que l’être humain lui-même soit « effectué » et formé, ce qui est précisément l’objet du chapitre II. Et s’il ne comporte pas d’indication de temps, il comporte en revanche une succession d’étapes formatrices soigneusement articulées, relatives cette fois à un seul être, et non plus à la diversité des mondes.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Il n’y a donc pas de contradiction entre ces deux chapitres de la Genèse. Du point de vue principiel, comme du point de vue macrocosmique, la création des plantes et des animaux « précède », non temporellement, celle de l’homme parce qu’il les résume. Mais du point de vue de l’effectuation d’un monde déterminé, c’est le principe (relatif) de ce monde, sa raison d’être, qui est nécessairement posé en premier lieu. Que nous soyons désormais dans un monde déterminé, défini par un plan d’existence à partir duquel tout est effectué, c’est ce que prouve la mention du « sol », si souvent reprise dans ce chapitre. Et en effet, alors qu’au chapitre précédent, et au début de celui-ci, la terre est toujours appelée en hébreu âretz, voilà que, pour la première fois (v. 5), le sol dont il s’agit est appelé adhâmâh, d’où Adam tirera son nom et dont son « corps » sera fait ainsi que celui des animaux paradisiaques : « YHWH-Elohim n’avait pas encore fait pleuvoir sur la terre (âretz) et il n’y avait d’Adam pour œuvrer l’adhâmâh ». Cette adhâmâh est donc la modalité proprement humaine de la terre, laquelle définit la condition substantielle universelle (ou condition « matérielle » au sens de la materia latine) (14) dont sont faits tous les êtres de la création. En conséquence, pas plus que la « terre » (âretz) ne désigne directement l’élément que nous avons sous nos pieds, pas plus adhâmâh ne désigne directement la terre arable (que serait-ce qu’un terreau dont on ferait un animal ?), mais bien la condition substantielle particulière dont sont faits tous les êtres appartenant au monde humain. C’est pourquoi, sans l’existence de celui qui en est le principe relatif, cette « terre » (âretz) est nue, bien que préexiste en elle, à l’état potentiel, toutes les créatures que Dieu a créées « pour les faire »,ou encore « en vue de leur effectuation » (ut faceret). Effectuation qui ne s’accomplira qu’avec l’apparition du centre adamique de l’adhâmâh.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Mais ce n’est pas tout. Car cette adhâmâh elle-même accède à sa plus haute perfection en recevant la forme paradisiaque, le jardin (gan en hébreu) que Dieu « plante » en Eden, ou « à l’Orient », ou « au commencement », et qui, nous l’avons vu, évoque l’idée d’une enceinte, d’un lieu clos établi au sein d’un espace plus vaste. C’est ce gan qu’Adam doit œuvrer, et non proprement l’adhâmâh (qu’Adam retrouvera après la chute). Nous avons donc trois états de la condition substantielle : la «terre» (âretz) qui est son état universel et informel, l’adhâmâh, l’«humus», qui est son état générique, spécifique du genre humain, et enfin le « jardin » (gan) qui est son état paradisiaque ou modalité parfaite, c’est-à-dire le plus immédiatement dépendante du centre axial du monde dont elle est la substance, savoir, l’homme lui-même, l’Adam primordial. Cet homme, nous dit le texte, a une origine extra-paradisiaque. Il est fait d’adhâmâh et du « spiracle de vie », dont la conjonction engendre l’âme vivante, laquelle deviendra la forme d’existence des êtres humains. Mais Dieu, l’appelant à une complète félicité naturelle, lui donne à œuvrer la quintessence du monde adamique dont Il a, pour lui, actualisé les constituants essentiels, les vies végétative et animale. Ce cosmos quintessencié correspond seul à la nature centrale ou axiale d’Adam, et même, d’une certaine manière, il n’en est que l’irradiation. Lorsqu’Adam aura perdu le Jardin, il retrouvera l’adhâmâh, mais « maudite à cause de lui », c’est-à-dire, nous le verrons, une substance existentielle dont la chute adamique actualise toutes les virtualités négatives.<br /> <br /> VII. Conclusion</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Telles sont quelques-unes des considérations grâce auxquelles nous croyons pouvoir surmonter l’épreuve que constitue l’apparente divergence des chapitres I et II. Bien des éléments textuels ont été négligés ; d’autres commentaires sont possibles, que nous ne rejetons aucunement : la Révélation divine est inépuisable.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Pour résumer cette interprétation, nous dirons que l’hebdomade cosmogonique nous présente d’abord la création dans son état principiel et selon la distinction archétypique des mondes qui la constituent. Le deuxième chapitre nous présente l’effectuation de l’un de ces mondes, le monde humain, mais cette fois en fonction de la primauté de l’être qui en est le centre et le principe relatif. Il nous présente cette effectuation dans son état paradisiaque, c’est-à-dire tel que la primauté de droit de l’être humain, axe spirituel par lequel le monde paradisiaque est en relation transcendante avec le Principe divin, cette primauté de droit, disons-nous correspond à une primordialité de fait. Dans cet état, ou ce moment, qu’est le Paradis terrestre, l’existence effective des réalités créées s’harmonise parfaitement avec l’essence réelle de l’homme, qui vit ainsi « à sa véritable hauteur » et dans un monde conforme à sa dignité (15). Le chapitre III nous raconte la perte de cet état. L’homme garde sa nature axiale (sinon il ne pourrait pas « chuter »), mais il est exclu de son vrai milieu de vie, de la niche écologique primordiale conforme à cette nature. L’univers cesse de ne faire qu’un avec la sphère rayonnante de son âme. Adam est plongé dans un monde irréductiblement extérieur. Dans un tel monde, la perfection rigoureuse d’ordre, de finitude et de liaison de proche en proche prévaut sur la perfection bienheureuse de centralité. Les divers ordres de la création ont en effet perdu le centre en lequel ils s’unissaient intérieurement. L’univers cependant ne pouvant subsister sans un principe d’unité, celui-ci ne peut plus consister que dans les liaisons distinctes que chaque ordre entretient séparément avec ses voisins immédiats. Nous retrouvons alors l’œuvre de distinction et d’enchaînement logique de six jours créateurs, mais non plus dans son état principiel : la chaîne des mondes cesse de s’enrouler, de se rassembler autour de l’axe adamique. Elle se dénoue horizontalement selon la succession temporelle et la division spatiale, parce que le temps et l’espace deviennent l’horizon indépassable de la « condition » humaine. <br /> </span> </p> <p align="justify">NOTES (3ème partie)</p> <p align="justify">(1) La vocalisation moderne YaHeWeH n’est pas plus certaine que la vocalisation YeHoWaH. C’est une possibilité parmi d’autres. Dans la lecture à voix haute de l’Ecriture les Juifs substituent chaque fois le Nom Adonaï (« mon Seigneur ») au Tétragramme, dont la prononciation est interdite et que le Grand Prêtre n’invoquait qu’une fois l’an dans le Saint des Saints.<br /> (2) L’Ecriture est un texte vivant. Toutes ses difficultés, ses anomalies, auxquelles il faudrait joindre, pour l’Ancien Testament, celles que présente le texte hébreu massorétique, sont des points d’ancrage qui suscitent l’intelligence spirituelle en travail de lecture. La piste herméneutique est balisée. Tout se passe comme si l’Ecriture, par des « anomalies » qui fonctionnent comme autant de signes inducteurs, avait programmé le travail de son propre déchiffrement, et conduisait son lecteur vers des significations de plus en plus profondes, pour déboucher finalement sur le mystère du Verbe = de la parole à la Parole.<br /> (3) C’est aussi pourquoi l’Ecriture commence par la lettre « beth », 2e de l’alphabet, et non par la 1ere, « aleph ».<br /> (4) Ce qui implique que nul ne peut dater la fin des temps, bien qu’il soit certain que ce monde « passera », puisqu’il n’est pas Dieu. Là est peut-être la raison de la réponse du Christ sur l’ignorance du Fils concernant « le jour et l’heure ».<br /> (5) Dans la version de la Vulgate : « Principium, ego et qui loquor vobis ».<br /> (6) Cité de Dieu, XI, 13 ; Somme théologique, I, q. 74, a. 1 : « la perfection des œuvres divines correspond à la perfection du nombre senaire, qui résulte de la conjonction de ses parties aliquotes, qui sont : un, deux, trois ». Sur le nombre parfait, cf. Nicomaque de Gérase, Introduction arithmétique, I, 14 (Vrin, p. 74), qui fut traduit ou utilisé par Boèce, Martianus Capella, saint Isidore de Séville, etc… Les nombres parfaits sont rares : après 6, on trouve 28, 496, etc.<br /> (7) Cité de Dieu, XI, 7.<br /> (8) S. Th., I, q. 74, a. 2. saint Thomas est réservé sur cette thèse augustienne.<br /> (9) C’est la distinction classique en scolastique entre l’objet formel et le sujet réel.<br /> (10)Rappelons en effet, avec saint Thomas d’Aquin, que, si « nous savons ce que Dieu n’est pas, nous ignorons complètement (penitus) ce qu’Il est », (contra Gentiles, III, c. 49, 9)<br /> (11)Par exemple, saint Jean Damascène, De fide orthodoxa, ch. XIII.<br /> (12)L’expression est de Lanza del Vasto.<br /> (13)Nous avons traité la question du « spiracle de vie » dans La charité profanée, pp. 174- 185 ; au sens propre, un spiraculum c’est une bouche d’aération.<br /> (14)Il ne faut donc pas l’identifier avec la matière des physiciens modernes dont le concept est ignoré des hébreux comme des grecs.<br /> (15)De même Marie, « Bonne Terre du Christ », « Jardin fermé », offre à son Fils, le<br /> nouvel Adam, la seule chair digne de son incarnation.<br /></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">LA CREATION DE L’HOMME ET DE LA FEMME<br /> 4e MEDITATION SUR LE IIe CHAPITRE DE LA GENESE</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">I. Le jour de l’unité<br /> <br /> Nous avons, dans notre IIIe méditation sur la Genèse, tenté de répondre aux questions que soulève le passage du chapitre I au chapitre II. Nous croyons que le chapitre I nous décrit la création du monde du point de vue de son ordre objectif, à la fois dans sa réalité prototypique, in divinis, : c’est la création principielle ( In Principio ( = in verbo) creavit Deus),et dans la réfraction du miroir angéligue, laquelle définit proprement le macrocosme et se développe selon l’hebdomade cosmogonique. Dans cette perspective, l’homme n’est pas envisagé comme un être personnel, mais plutôt comme une « nature » parmi d’autres natures. L’injonction d’avoir à croître et à se multiplier afin de soumettre la terre s’adresse à la nature humaine comme telle (et c’est pourquoi cette injonction continue de valoir pour l’homme déchu) et non à un être déterminé. Plus qu’une parole entendue par quelqu’un, il s’agit d’une assignation des opérations que la substance humaine pourra effectuer en fonction de son essence théomorphe : le commandement divin définit la loi de l’être. Et ces opérations concernent exclusivement le monde de la création, comme si la destinée spirituelle de l’homme n’était pas prise en compte. C’est d’ailleurs pourquoi l’être humain, outre son essence théomorphique, est considéré seulement sous l’angle de la polarités des sexes. Si maintenant on demande ce qu’est un tel être du point de vue de sa réalité effective, nous dirons qu’on peut y voir une possibilité de nature spirituelle, une Idée divine, soit en elle-même, soit connue par les anges (1). Au reste, la première mention du nom Adam (« Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance ») est suivi d’un verbe au pluriel (« qu’ils dominent… »), ce qui indique bien, nous semble-t-il, qu’il faut y voir un singulier collectif : l’espèce humaine.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Cette « Idée » divine ou angélique, qu’est l’homme du chapitre I, n’accède à l’unité de la personne, et donc à l’existence effective, qu’au « moment » du septième jour, moment dont le chapitre II développe précisément la signification relativement à l’être humain et sur le plan où se déploie son existence. La raison est qu’il ne saurait y avoir accès à l’unité de la personne que par participation ou selon l’efficace de l’unité. Or, le « jour » de l’unité, dans l’hebdomade cosmogonique, est le septième ; le jour, c’est-à-dire le « moment » cosmique où la signature de l’unité est apposée sur les choses comme un sceau terminal. Encore conviendrait-il ici de distinguer entre l’unité du jour-un et celle du jour septième. Le jour-un, c’est l’unité initiale qui contient en elle, ou qui enveloppe d’une certaine manière, tous les autres jours de la création. C’est donc une unité d’ordre ou de structure ou de plan ou de relation ; tout ce qu’il y a d’unité dans le macrocosme, unité unifiante des lois et des domaines d’existence, dans l’univers visible et invisible, ressortit au « jour-un », se trouve dans sa dépendance, est soumis à sa juridiction (on pourrait parler, en philosophie, d’une unité subsomptive). Dans son principe divin, nous la réfèrerions volontiers au Logos, au moins à certains égards, puisque le Verbe est le « lieu des essences », leur unité synthétique, c’est-à-dire le Maître à la fois des déterminations qui les distinguent et des relations qui les ordonnent les unes par rapport aux autres.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Le jour septième, au contraire, c’est l’unité terminale : elle ne contient pas, elle n’enveloppe pas le multiple, mais elle le ramène au centre, elle le concentre, le réduit et l’intériorise vers le transcendant ; tout ce qu’il y a d’intériorité et de centralité, dans les êtres de l’univers visible et invisible, ressortit au jour septième, et est accompli en ce jour, car c’est le jour qui achève toute créature selon la perfection de son intériorité et le mystère de son cœur, là où précisément la créature se finit et où « commence » l’infinitude incréée en laquelle Dieu se repose (on pourrait parler d’unité résomptive). Nous la réfèrerions volontiers au Saint-Esprit, au moins à certains égards, puisque la personne, unité « internelle » de l’être humain, est de nature spirituelle (elle est communiquée à Adam par le Souffle de Dieu), et que, d’autre part, l’Esprit-Saint est celui qui conduit toute chose à sa perfection et son accomplissement ultime, selon l’enseignement unanime de toute la théologie. Sans doute n’est-il pas impossible d’apercevoir un effet de la convenance symbolique qui unit le Saint-Esprit et le chiffre sept : si on peut Le nommer la Personne du septième jour, le Repos divin, Il est aussi le Don septiforme et Celui qui se manifeste à la Pentecôte, c’est-à-dire au terme de sept fois sept jours (7 x 7) + 1 = 50) (2).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Si donc le septième jour achève (en particulier) le sixième, c’est qu’il lui confère la perfection centrale de l’unité intérieure, savoir celle de l’existence personnelle. C’est cette œuvre qui est décrite précisément au chapitre II. C’est avec elle que commence véritablement l’« histoire » d’Adam. L’Idée « homme » n’est plus seulement conçue par l’entendement divin ou connue par les intelligences angéliques, elle est posée par dieu en elle-même et pour elle-même, ce qui n’est possible, en vérité, que si cet être est aussi posé dans son propre monde, dans un plan d’existence tout à lui et dont il est le centre. Dire que l’homme existe réellement, c’est dire qu’il existe au sein d’un ordre déterminé de réalité qui n’est ni le monde divin, ni le monde angélique. Dire qu’il est une personne, c’est dire qu’il est doué de la perfection de centralité. C’est ce qu’affirme le dogme : Adam est un être réel et personnel, et c’est ce que nous affirmons. C’est aussi, semble-t-il, ce qu’affirme le texte scripturaire.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">II. La « poussière », pure substance du corps adamique.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> La détermination du plan d’existence, qui joue alors le rôle d’une frontière séparant le monde humain des autres mondes (créé et incréé), est indiquée par la mention maintes fois reprise de la « terre adamique » (adâmâh) qui fait alors pour la première fois son apparition, comme nous l’avions souligné dans l’article précédent, (alors que jusqu’ici la terre était nommée aretz), et qui est employée à cinq reprises dans le chapitre II, chaque fois qu’il s’agit de dire à partir de quoi Dieu a créé (homme, plante ou animal).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Cette remarque est importante parce que certains ont voulu y voir comme une contradiction avec l’idée de la creatio ex nihilo qui semble caractériser le chapitre I. Dans celui-ci, en effet, la création résulte d’une simple parole divine, alors que dans celui-là elle résulte du façonnement d’un « matériau » qu’on pourrait dire préexistant. Mais, en vérité, l’enseignement ici et là, est le même. Car, à bien considérer les choses, et en accord avec certains Pères, saint Augustin notamment, les eaux primordiales sur lesquelles était « porté » l’Esprit divin, peuvent être regardées comme désignant la matière première de toute la création, matière « informe et vide » nous dit le texte. Or, et sans prétendre nullement à développer exhaustivement tous les sens légitimes, selon lesquels le mot « matière » peu être reçu, nous dirons qu’il est permis de le considérer comme désignant la condition créaturielle comme telle, c’est-à-dire le domaine de la création tout entière, mais abstraction faite de toutes les créatures qui y prendront place : l’espace vide nous donne une idée de ce que cela peut être. En réalité, il n’y a évidemment pas d’espace vide : l’espace est inséparable des corps qu’y s’y trouvent, ce qui ne nous empêche nullement de parler de l’espace à la manière d’un contenant, quoiqu’il s’agisse seulement d’une condition propre à la création corporelle. Imaginons donc une condition propre à la création dans son ensemble et nous aurons une idée approximative de la « matière prime ». Ce qui est créé, ce sont les êtres ; les conditions d’existence ne sont pas l’objet, à proprement parler, d’une création spécifique. C’est pourquoi saint Thomas dit, profondément, que la « matière » est plutôt « concréée » que créée, c’est-à-dire « créée avec » quelque chose. Ce qui est créé, l’objet propre de l’acte créateur, c’est l’être même, l’être positif. Mais l’espace ou le temps, ou toute autre condition, est une limitation, et donc plutôt une négation ; à fortiori la condition créaturielle en tant que telle, ou mode limitatif quelconque de toute existence créée, en dehors duquel les êtres seraient des formes intelligibles pures et donc n’existeraient que dans l’entendement divin ou dans celui des anges (3). La création n’est donc pas, au sens littéral du terme, le façonnement d’une manière préexistante. Et ce qui est vrai du chapitre I l’est aussi du chapitre II. L’adâmâh, d’où sont tirés Adam aussi bien que les plantes et les animaux, désigne le monde humain comme plan ou sphère déterminés d’existence : tout ce qui est créé au sein de cette sphère (ou à partir de ce plan) porte sa marque, est soumis à ses lois, est fait de la même « matière » que ce monde, c’est-à-dire lui est substantiellement homogène. Voilà ce que signifie ce texte, et voilà la raison de l’étroite parenté qui unit le nom du premier homme avec la matière dont il est tiré.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Le texte, toutefois, réclame une grande attention. Car il n’est pas dit, comme le traduisent la plupart des versions : « Et le Seigneur forma Adam de la poussière du sol », mais, si nous suivons le mot à mot : « Et-forma (ou plutôt : compacta) YHWH-Elohim l’Adam poussière à partir de l’adâmâh ». La préposition « à partir de » (min, en hébreu) qui indique l’origine d’où vient une chose, ou la matière dont elle est tirée, n’est pas placée devant « poussière » (haphar), mais devant l’adâmâh, tandis que haphar est simplement juxtaposé à l’Adam (4). Faut-il entendre cette proposition comme un adjectif (Adam le « poussiéreux » ?) Encore devrait-on s’accorder sur le sens de haphar. On observera que ce terme n’est employé que pour la création de l’homme, qu’il n’intervient donc pas pour la création des plantes et des animaux qui pourtant sont également tirés de l’adâmâh. Comment alors n’y voir qu’un signe de l’humilité de notre condition ? Qu’il ne soit pas mentionné à propos de la création des plantes et des animaux ne prouve-t-il pas au contraire que ce terme désigne la noblesse spécifique de la substance du corps humain ? On objectera peut-être que le même terme haphar est repris en Genèse III, 19, lorsque le Seigneur révèle à Adam les conséquences de sa transgression, et déclare : « car poussière tu es et vers la poussière tu retourneras », ce qui peut bien sonner comme une condamnation. Mais ce n’est pas, croyons-nous, la « poussière » comme telle qui est condamnation, c’est le fait d’y retourner, d’y être réintégré. Car, comme nous l’avons dit dans une précédente méditation, primitivement le corps de l’homme était destiné à rester uni à son âme et à connaître la gloire de l’assomption céleste quand serait venu pour lui le moment de quitter le paradis terrestre. La condamnation consiste dans la séparation de l’âme et du corps. Le résidu corporel, faute d’être spirituellement intégré, fait retour à la substance dont il était fait.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Qu’est-ce que cette substance ? La « poussière » représente l’état subtil de l’adâmâh, voilà ce qu’enseigne le plus évidemment l’analogie de l’expérience sensible. La terre (adâmâh) se présente à nous comme une substance lourde, opaque, grossière ; la poussière qui s’en élève (sous l’effet du vent) représente au contraire un état sublimé, volatil, subtil de cette même terre. Le texte nous enseigne donc que pour créer Adam, Dieu « forma », « compacta » avons-nous dit, ou encore « condensa » et « fixa » la « poussière » qu’Il avait tirée de l’adâmâh, c’est-à-dire qu’Il modela, configura en forme de corps humain, la substance quintessenciée qu’Il avait dégagée de la matière corporelle. Et si l’on admet, avec la cosmologie antique et médiévale, que cette matière corporelle est faite des quatre éléments (« feu », « air », « eau », et « terre ») on pourra identifier la « poussière » à leur quintessence qui est l’éther, et parler du corps d’Adam comme d’un corps éthérique. Ainsi le corps d’Adam est-il parfait non seulement quant à sa forme mais encore quant à sa substance, quoique cependant l’état de corps glorieux, soit encore d’une perfection supérieure, puisque ce corps ne sera plus tiré de l’adâmâh, de la substance terrestre, mais d’une substance purement céleste. C’est pourquoi saint Paul déclare expressément : « Le corps est semé corps psychique, il se relève corps pneumatique. C’est ainsi qu’il est écrit : le premier homme, Adam, a été fait psychè vivante, le dernier Adam a été fait pneuma vivifiant. Ce qui est le premier n’est pas le pneumatique, mais le psychique, et ensuite le pneumatique. Le premier Adam, tiré de la terre, est « poussière » ; le deuxième homme vient du ciel (3) » Texte d’autant plus intéressant que le terme qu’emploie saint Paul pour désigner l’homme « poussièreux », « limoneux (choïkos, en grec) dérive directement de celui que les Septante (les traducteurs juifs de la Bible en grec) ont employé pour traduire haphar (choos). Si saint Paul peut dire que le premier homme terrestre est psychique, c’est qu’au moins en un sens la substance « terrestre » dont il s’agit ne présente pas les mêmes propriétés que celle que nous connaissons. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Tenant compte de toutes ces considérations, on pourrait donc traduire, en glosant quelque peu : « Et le seigneur condensa la forme adamique, substance quintessenciée qu’Il avait tirée de l’adâmâh ». Ainsi le corps humain est lui aussi, comme Adam tout entier, un résumé, une concentration de l’ensemble des conditions et des éléments constitutifs de l’existence terrestre. Ce thème trouvera une illustration symbolique très largement répandue dans la littérature patristique et médiévale d’Orient et d’Occident, sous le forme d’un anagramme. Les quatre lettres du nom A.D.A.M. correspondent en grec aux initiales des quatre points cardinaux : Anatolè (Est), Dusis (Ouest), Arktos (Nord), Mésèmbria (Sud). Si l’on parcourt la croix des quatre points cardinaux selon l’ordre de cette énumération, on voit qu’ils dessinent le chiffre 4, ce qui réfère aux quatre éléments, les Anciens faisant correspondre le Levant (A), avec l’air, le couchant (D) avec la terre, le nord (A) avec l’eau et le sud (M) avec le feu. Saint Augustin, qui reprend et développe cette tradition (6), la met en rapport avec le rassemblement des élus des « quatre vents » (Mt, XXIV, 31) annoncé par le Seigneur, rassemblement qui reconstitue le nom d’Adam dont les « lettres » ont été dispersées par le péché (7).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">III. La verticalité de l’esprit et l’Adam médiateur</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Mais Adam n’est pas seulement, par son corps, la synthèse résomptive de l’univers ; il est aussi, par son âme immortelle, sa personne spirituelle, directement relié à Dieu. Il dessine ainsi, par son être intégral, une sorte de croix à trois dimensions. La dimension horizontale correspond au plan que définit la croix des quatre éléments se rencontrant en un centre (la cinquième essence ou quintessence). Mais ce centre est lui-même le pied de la perpendiculaire abaissée du « Haut » par la descente de l’esprit de vie. Le corps adamique est créé le premier, mais ce corps est en fait déterminé en vue (et par) la réception de l’esprit. S’il est fait d’une substance quintessenciée, c’est parce qu’il doit servir de réceptacle à l’esprit de vie que Dieu insuffle dans sa narine. Nous retrouvons ainsi le schéma fondamental que nous avions défini dans notre première méditation, et qui est celui du paradis. L’entrée de l’esprit de vie dans la forme corporelle adamique fait d’Adam tout entier une âme vivante, un être de nature psychique.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> La descente de l’esprit de vie constitue Adam en être personnel : c’est là sa réalité intérieure, son centre et son unité. Cette unité, répétons-le, ne peut lui être conférée que le septième jour. Ce jour en effet est un jour axial ; il est le « pivot » immobile ( = sabbatique ) autour duquel s’opère la rotation de la roue cosmique des six jours. C’est en lui que réside la vertu de l’unité et sous sa juridiction que se range tout ce qui reçoit cette vertu et qui, par là, participe d’une manière relative et conditionnelle à la transcendance de l’Unité et de l’Intériorité divines. Par le mystère de sa personne spirituelle, l’homme transcende donc le monde entier, ce qu’exprime la verticalité de sa station corporelle. Mais cette transcendance n’est effective qu’à la mesure de sa réceptivité à l’égard de l’insufflation céleste, c’est-à-dire de sa soumission à la loi divine qui s’exprime dans l’unité reposant en soi-même de ce septième jour.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> L’unité intérieure que l’insufflation divine communique à Adam et par laquelle il est constitué en être personnel (8) se manifeste dans l’unité organique de l’être vivant (« l’âme vivante ») qui définit la forme générique de l’existence humaine comme une individualité active (semblable en cela à tous les autres « vivants »), bref qui définit son existence naturel. Adam est ainsi médiateur entre le ciel d’où vient l’esprit de vie (9) et la terre d’où vient son corps, esprit et corps se conjoignant au niveau de l’âme vivante, laquelle résulte de l’action vivifiante de l’esprit sur le corps. Précisons, en passant, que se trouve enseignée par là, nous semble-t-il, la vérité du créationisme et l’erreur du traducianisme (10). Ce qu’Adam transmet, c’est la nature humaine « horizontale » ; mais cette nature est incomplète et donc n’est pas véritablement humaine sans l’infusion en elle d’un principe vertical, œuvre créatrice de Dieu. La transcendance de l’origine de l’âme spirituelle (alors que l’âme des autres vivants est simplement transmise par les géniteurs et ne dépasse pas sa fonction d’animation du corps) est tout à fait fondamentale si l’on veut sauvegarder la noblesse fondamentale de l’être humain.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> L’être adamique n’est donc pas tout entier tiré de l’adâmâh. Sans doute celle-ci marque-t-elle sa contingence et son conditionnement cosmiques : Adam n’est qu’une créature : création toujours, mais création verticale, qui ne s’effectue pas selon l’ordre et les lois du monde (les six jours), mais selon une opération directement divine, l’insufflation d’un esprit de vie.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Ainsi constitué, l’être adamique ne peut plus être soumis aux conditions de l’adâmâh. De même que l’esprit de vie exigeait, pour être reçu dans sa substance corporelle que celle-ci fût quintessenciée, de même, pour vivre, l’Adam primordial exige-t-il un monde, une ambiance cosmique quintessenciée, qui lui soit soumise et dont il soit le roi. Le rapport de l’esprit de vie à la substance « poussiéreuse » (haphar) dont est fait son corps se prolonge analogiquement dans le rapport d’Adam, âme vivante, au paradis que Dieu a planté pour lui en Orient en traçant une « enceinte » (gan) dans l’ensemble du plan humain d’existence. Ce paradis est donc pour lui, d’une certaine manière, comme son propre corps cosmique, ou plutôt comme une irradiation lumineuse de son propre corps. C’est cette enceinte paradisiaque, cette quintessence du cosmos humain, que doit cultiver et garder le premier homme, ainsi que Dieu le lui commanda, et non directement l’adâmâh (II, 15 : gan ; 16 : gan ; etc.). Il ne retrouvera celle-ci qu’après la chute, quand viendra l’ordre d’avoir à cultiver la terre. Pour le moment, la culture ou le service du jardin des délices consiste à manger les fruits des arbres qui y poussent. Nous avons montré qu’il fallait voir dans cette manducation un symbole de la connaissance qui se saisit de tout ce qu’elle rencontre et l’assimile à elle-même. Ou plutôt, en vertu de l’unité même de l’être adamique et du milieu paradisiaque, il fallait dire que manducation et connaissance ne font qu’un : en mangeant, Adam connaît, et en connaissant il mange – ce qui signifie alors que son connaître n’est pas séparé de son être, ni son être de son connaître ; alors que pour l’homme déchu ces deux régions du réel ne peuvent plus coïncider dans ce que l’on pourrait appeler une « ontonoèse » (11). Peut-être n’est-il pas impossible de voir une réminiscence de cette manducation cognitive dans ce que les psychologues appellent le stade buccal. On sait en effet que les nouveaux-nés éprouvent le besoin pour reconnaître les objets de leur environnement de les porter à leur bouche. Quoi qu’il en soit, ce que nous retiendrons surtout dans cette manducation, outre sa signification d’ontonoèse, c’est qu’elle s’effectue selon la direction horizontale, donc « à hauteur d’homme » (12), ce qui veut dire qu’elle est conforme à la dignité de la nature humaine, alors que la culture de l’adâmâh, après la chute, implique un abaissement de l’homme, sa réorientation vers la direction descendante ou inférieure. Nous développerons la logique de ce symbolisme quand nous en arriverons au péché originel.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Cependant, avons-nous dit, l’homme primordial n’est pas seulement dans une relation au monde paradisiaque. Il est aussi dans une réaction verticale au monde divin, relation qui s’est infusée en lui par l’ouverture de l’insufflation divine, le constituant en personne. C’est ici que prend sens la suite des trois événements fondamentaux que nous relate le texte et dont nous allons tenter de dégager la signification, laquelle à vrai dire, est d’une inépuisable richesse. Ces trois événements, qui s’articulent l’un à l’autre, sont : l’interdiction de manger du fruit de « l’arbre à connaître le bon et le mauvais », la création des animaux, la création de la femme.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">IV. Adam à lui-même inconnu</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> La manducation interdite concerne la connaissance du bon et du mauvais. Dieu impose donc une limite à la connaissance adamique. Il la lui impose en fonction de la nature ontonoétique du connaître adamique : connaître le bien-et-mal, pour Adam, c’est entrer réellement dans le monde de la dualité oppositive, le monde des contradictions, et c’est actualiser tous ces conflits. Remarquons d’ailleurs que ce sera là le dernier acte ontonoétique de la connaissance adamique. Une fois accompli cet acte, la connaissance sera irrémédiablement séparée en sujet connaissant et objet connu. Quant à la signification du bien-et-mal, que nous développerons dans une prochaine méditation, disons seulement qu’elle désigne le caractère nécessairement limité de toute créature, limitation qui définit sa perfection tant que l’homme reste à l’intérieur de cette clôture, donc tant qu’il ne connaît les choses que de l’intérieur, dans leur cœur et leur centre, et donc, au fond comme autant de messages et de reflets de leur Source Créatrice, car tout ce que Dieu a fait est bon et raconte sa gloire. C’est dans cette gloire que Dieu demande à Adam de demeurer. Sans doute le créé a-t-il un envers ténébreux, un en-deça de sa limitation ontologique d’où précisément cette limitation peut être aperçue comme telle, mais Dieu seul la connaît parce qu’Il est transcendant infiniment à tout le créé et donc absolument libre de lui. L’être fini, l’homme, ne le peut impunément. Connaître la limite implique son dépassement. Connaître la finitude du fini exigerait qu’on en fût délivré. Faute de cette libération, en croyant dépasser ses propres limitations, l’être fini s’engage dans ce faux infini qu’est le mal, qui ne trouve moyen d’effacer les limites du créé, constitutives cependant de sa perfection, qu’en effaçant le créé lui-même et en le rongeant indéfiniment.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Toutefois, même en demeurant à l’intérieur de la clôture paradisiaque, Adam n’accomplit pas encore toute la perfection de sa nature, telle qu’elle est inscrite dans sa qualité d’être personnel. Il connaît certes l’univers paradisiaque, en tant qu’il en est le maître et le roi, et Dieu en tant qu’il en est le sujet obéissant, mais il ne se connaît pas lui-même comme le lieu où se croisent ces deux directions, et par où se trouvent fondées la légitimité de la première et la possibilité de la seconde. Car l’homme n’est roi du paradis qu’à raison de sa verticalité spirituelle, et il ne peut être le sujet d’une parole et d’un ordre venus d’En-Haut qu’à raison de son intelligence et de sa liberté. Ainsi la perfection de personnalité dont Adam est doté exige, appelle sa propre connaissance, sinon l’unité intérieure et spirituelle qui la définit s’ignorerait en quelque sorte elle-même et serait donc, d’une certaine manière, séparée d’elle-même, la « solution » divine pour mettre fin à cette ignorance consistant d’ailleurs à actualiser en quelque sorte cet état de séparation virtuelle. Le propre d’une unité spirituelle, c’est en effet de se connaître comme telle, puisque cette unité est celle de sa propre vie cognitive. C’est très exactement ce qu’on appelle parfois le soi. Mais, d’autre part, cette unité cognitive de soi à soi ne peut résulter, à la manière de l’homme déchu, d’un repli sur soi, d’une réflexion et d’un retour à la subjectivité, car un tel repli et un tel retour ne sont au contraire et en vérité que la conscience douloureuse d’une irréductible division de soi-même avec soi : l’être ne désire se posséder que parce qu’il s’est perdu, et il ne s’est perdu que parce qu’il désirait se posséder, « de l’extérieur », en quelque sorte. Il faut donc qu’Adam fasse la découverte de ce soi-même dans un autre. L’homme déchu se découvre soi-même comme un autre (il est étranger à lui-même, « Je est un autre », dit Rimbaud) ; l’Adam primordial découvre l’autre comme un « soi-même ». Telle est la vérité de l’amour et la raison pourquoi Dieu dit : « Il n’est pas bon pour l’homme d’être lui-seul. Je lui ferai une aide, comme sa réplique ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Beaucoup de commentateurs, notant que le texte n’indique pas à quoi cette aide est destinée, supposent qu’elle concerne aussi bien l’âme que le corps, et en particulier la procréation. Nous le pensons pas, ou du moins ce sens est secondaire. Ou serait-ce que le fait pour Adam de reconnaître son semblable, une « autre lui-même », ne constitue pas une raison suffisante à la création de la femme ? Sans doute notre interprétation pose-t-elle des questions que nous tenterons de résoudre dans notre prochaine méditation. Mais, si la procréation constituait la fin première et immédiate, on comprendrait malaisément que Dieu commence par créer les animaux qu’Il « conduit vers l’homme pour voir quel nom il assignerait ». Et d’ailleurs, comment peut-il y avoir un « pour voir » dans l’intention divine ? Dieu n’a rien à apprendre. Si au contraire on admet notre lecture, bien des difficultés du texte trouvent leur signification.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">V . L’épreuve de reconnaissance et la nomination des âmes vivantes</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> La création des animaux est en réalité une « épreuve de reconnaissance ». Il s’agit, pour Adam, de savoir s’il sera capable de reconnaître la présence du « soi-même » dans une réalité créée, s’il ne se trompera pas ; car, reconnaissant le vrai soi dans l’autre, il aura prouvé qu’il le connaît en lui-même. Or comment pourrait-il y avoir erreur de la part d’Adam sur le véritable soi, sinon par confusion avec le faux soi ? Et quel est le faux soi, sinon ce qui, tout en faisant partie de la nature d’Adam, relève cependant de l’unité extérieure et conséquente et non de l’unité intérieure et principielle ? Cette unité extérieure, image et conséquence de l’unité intérieure, nous l’avons dit, c’est l’âme vivante, en hébreu : nephesh hayah (II, 7). Or, c’est précisément cette même locution que nous retrouvons au verset 19 et qui désigne les animaux, c’est-à-dire les êtres animés, les « âmes vivantes ». Ces animaux terrestres et aériens, ne sont pas tirés du paradis. Ils viennent de l’adâmâh, et représentent tous les êtres terrestres ou supra-terrestres (peut-être certaines catégories d’être subtils faisant partie du monde humain), d’où l’absence des poissons qui représentent les êtres en-deçà de l’adâmâh. Ils sont donc façonnés et configurés, comme Adam le fut, à partir du « sol », mais ils ne reçoivent pas l’insufflation de l’esprit de vie. Ce sont des unités naturelles, organiques ou psychiques, et non des unités centrales, intérieures et transcendantes dans leur principe à la réalité psycho-corporelle qu’elles unifient.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Et voici : Adam ne se trompe pas. Non seulement il ne confond pas nephesh avec neshamah, l’« âme vivante » avec l’« âme spirituelle », mais encore il identifie la nature de chaque être vivant, il la nomme et l’institue, en sorte que par lui elle devient intelligible. Il demeure cependant dans la solitude et l’inachèvement. L’unité personnelle est toujours en attente de sa propre reconnaissance (non-réflexive). Rien sur la terre paradisiaque, parmi les myriades d’êtres vivants qui la peuplent ou qui peuplent le ciel, ne lui parle de lui-même. La parole muette que prononcent les êtres et les choses, dont chacune, par son essence, raconte la gloire de Dieu, puisque toutes possèdent dans le Verbe divin un modèle incréé, cette parole muette que l’Adam primordial actualise et fait intelligiblement retentir dans le frais silence d’un matin édénique, cette parole ne parle que du monde et des formes animées ; elle ne dit rien du mystère théophanique de l’esprit. Et pourtant, ce n’est pas peu de chose que ce profère cosmique où se nomme la vérité des créatures, puisqu’en lui s’institue la connaissance comme rite. Et en effet la connaissance dont témoigne la nomination adamique n’est point nourriture, comme pour les fruits de l’arbre. Adam ne mange pas les animaux, les vivants, c’est-à-dire ne les assimile point à sa substance individuelle, et cependant il les « sait » puisqu’il assigne à chacun son nom, ce qui implique non seulement qu’il a l’intuition de leur essence propre et constitutive (l’essence considérée dans l’être qu’elle détermine), mais qu’il a aussi connaissance du signe par lequel elle peut être évoquée, signe ou symbole qui n’est rien d’autre, en fin de compte, que ce qui relie l’essence « dans la chose » à son modèle « dans le Verbe ». Cette relation qu’est le nom véritable n’existe que par le ministère de l’homme, maître du signe, seigneur de la parole. Sa fonction première est de manifester l’appartenance du créé à l’Incréé, de poser sur les choses le sceau divin qui les clôt sur leur origine, et de rendre à Dieu ce qui vient de Lui et qu’Il nous donne inépuisablement. Les noms véritables sortis de la bouche d’Adam sont paroles sacrées, « anges verbaux » qui volètent de la terre au ciel et qui vont porter à Dieu le bon message, la bonne nouvelle de la création. C’est le premier rite de louange du monde.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">VI. La séparation extatique et la naissance de la femme</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Mais, pour accéder à la reconnaissance dans l’autre du soi qui est en lui, Adam doit se fermer au monde paradisiaque. C’est pourquoi Dieu fait tomber sur lui une « stupeur », un « sommeil profond », que le grec de la Septante a rendu par le mot ekstasis (extase). Il s’agit en vérité d’un retirement en soi, et même dans le plus profond de « soi-même ». Non d’un retour à soi à partir de l’extérieur, mais d’un retrait de toutes les facultés perceptives et cognitives d’Adam dans leur principe spirituel, dans ce cœur le plus secret de son être, ce cœur ignoré de lui-même et dont Dieu seul est le maître. Dans cet état, Adam fait bien l’expérience du soi, mais une expérience sur-consciente, s’effectuant par un ravissement ou une extase qui l’élève totalement au-dessus de son individualité vivante. Cette expérience néanmoins laissera une trace indélébile dans son âme et celles de ses descendants, sous la forme du désir « naturel » de la béatitude suprême, que seule pourra accomplir la grâce divine. C’est sans doute ce souvenir qui constitue les prémices de la finalité supra-paradisiaque à laquelle Adam était destiné (13). En tout cas, dans cet état de « sommeil profond », Adam est comme ramené au premier moment de sa création, lorsque son corps formé de substance pure s’ouvre pour recevoir l’esprit de vie, le spiraculum vitae que Dieu insuffle dans sa face. Ce premier moment est celui de la vérité de son être, puisqu’il s’agit de la vérité de son origine. Mais il y est revenu en quelque sorte de lui-même. Il a cherché son semblable et ne l’a pas trouvé. C’est pourquoi il s’absente réellement du monde après avoir constaté l’absence de toute présence adamique dans ce monde. Lui qui, par son âme vivante, est présent au paradis, découvre, en contemplant toutes les âmes vivantes du cosmos, leur non-similitude avec lui-même, et il s’écrie : l’âme vivante n’est pas moi ! Il a triomphé de l’épreuve de reconnaissance. Aussitôt Dieu lui accorde sa récompense et accomplit positivement la vérité de la certitude qu’Adam vient d’acquérir : l’âme vivante (la vie psycho-corporelle), qui est l’effet de l’esprit opérant dans le corps, est comme suspendue. L’esprit de vie (le soi) est tout entier absorbé dans la contemplation de son Principe créateur et l’individualité adamique est comme abandonnée dans sa totale inertie et passivité. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Du même coup est réalisé, mais au sein du domaine paradisiaque, ce qui avait été accompli à l’origine en dehors de lui : car, lorsque la substance adamique reçut le spiracle de vie, elle était, en elle-même, pure passivité, pure réceptivité spirituelle, et toutefois Adam n’existait pas encore puisque que l’âme vivante, qui constitue sa forme générique d’existence, résulte précisément de l’action de l’esprit, insufflé par Dieu, sur cette substance corporelle. Il y a donc, en Adam, une partie de lui-même, qu’il porte avec lui-même, qui est sa propre réceptivité et passivité à l’égard de l’insufflation de l’esprit, et dont il n’a pas pu faire l’expérience. Et c’est pourquoi il ne se connaît pas encore positivement comme personne créée. Car Adam n’est pas un pur esprit, c’est un esprit incarné, un spiracle de vie dans une substance corporelle, ou encore avons-nous dit, la rencontre d’une horizontale avec une verticale descendante. Leur rencontre produit l’âme vivante dont la forme générique recouvre et cache en quelque sorte la substance corporelle et sa passivité ontologique – ce pour quoi on a pu dire qu’au paradis le corps d’Adam était plutôt « dans » son âme que son âme « dans » son corps. Ne connaissant donc partout que des âmes vivantes, Adam n’aperçoit pas l’adâmâh dont tous ces êtres – et lui-même – sont tirés. En somme pour connaître (expérimenter ontologiquement) sa nature horizontale, ce qui ne peut s’accomplir que par le dénouement momentané de leur jonction dans ce point crucial où l’une est l’autre. De ce dénouement, la récusation par Adam de l’âme vivante comme sienne est la phase négative ; le sommeil extatique que Dieu fait tomber sur lui est l’effectuation positive.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> L’état de sommeil profond réalise donc une sorte de séparation (non-oppositive) entre l’esprit et le corps, la pure verticale et la pure horizontale. Cette séparation, qui ne brise pas activement l’unité, c’est-à-dire dans laquelle les termes distingués ne se transforment pas en contraires, rend possible la duplication de l’être adamique en en fournissant comme une sorte de modèle et d’anticipation. Eve va pouvoir être tirée de la substance d’Adam.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Il est clair en effet que le corps abandonné d’Adam, dans sa parfaite passivité, dans l’objectivation ontologique de sa réceptivité spirituelle – celle là même que la Très Sainte Vierge réalisera comme « nouvelle Eve » du genre humain – s’identifie à la « terre » même du paradis. L’aspect « humus » de l’homo est comme réalisé pour lui-même, et peut alors servir de conditionnement existentiel pour le façonnement d’une nouvelle créature, doublement humaine ; humaine par l’esprit de vie que Dieu insuffle en elle, mais humaine aussi par la substance spécifiquement adamique dont est bâti son corps. Ainsi ce qu’est l’adâmâh pour Adam, Adam lui-même l’est pour son épouse. Il est la condition limitative et perfectionnante au sein de laquelle va surgir l’être féminin : la femme est « humaine de l’homme ». on peut donc imaginer le corps d’Adam couché sur la terre paradisiaque et la femme sortant debout du côté ouvert puis refermé. En effet, lorsque l’homme est étendu, la colonne vertébrale, qui symbolise l’axe selon lequel s’effectue la descente de l’esprit dans le corps, est horizontale – ce qui indique analogiquement la suspension de l’opération vivifiante du pneuma humain – et ce sont les « côtes » qui deviennent alors verticales, conformément à leur nature d’axes secondaires, c’est-à-dire de traces de la verticalité pneumatique au niveau du psychique vivifié.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"><br /> Tirée de la côte adamique, c’est-à-dire du côté de l’homme primordial, la femme est donc son égale et pourra à son côté, accomplissant ainsi une fonction conforme à la signification de son origine, comme si le côté, le « double » qui était virtuellement en Adam était actualisé à l’extérieur, objectivé. Le corps humain est en effet triplement symétrique : selon l’avant et l’arrière, le haut et le bas, la droite et la gauche. La première de ces symétries est à peine marquée, la seconde implique la distinction du supérieur et de l’inférieur, seule la dernière est rigoureusement et entièrement réalisée. Or, qu’est-ce que la symétrie latérale, sinon le dédoublement par rapport à un axe ou un plan ? Ainsi tout corps humain est-il structuré en lui-même selon une double partition : deux hémisphères cérébraux, deux yeux, deux oreilles, etc., comme si une moitié regardait l’autre dans le plan d’un miroir. Cette similitude imprimée en elle-même dans l’enveloppement d’un seul corps, Dieu l’exprime « à l’extérieur » en ouvrant ce côté, en y prélevant de la substance costale, puis, refermant le côté ouvert ( ce qui correspond à la restauration de l’intégrité de la forme vivante d’Adam, donc à son réveil en tant qu’âme vivante), Dieu développe cette substance costale en un autre corps, et la « bâtit » en femme. Le terme hébreu « bânâh » qui traduit ce verbe, ne se trouve qu’une seule fois dans tout le récit de la création ; Il marque donc la nature unique de ce façonnement de l’être féminin, qui n’est plus une « compaction », comme celui de l’être adamique, mais une « édification », ainsi que le traduit très exactement la Vulgate. Ce verbe renforce donc l’image d’une femme verticale sortant, par la grâce de Dieu, du côté ouvert de l’Adam endormi. De même, pour réparer la faute originelle, faudra-t-il que le nouvel Adam s’endorme dans la mort, mais debout cette fois, dans la verticalité de la croix, tandis que de son côté ouvert par lance horizontale jailliront le sang et l’eau, et s’édifiera l’Eglise, nouvelle Eve, Mère des vivants, à travers le long déploiement de l’histoire humaine.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> La voici donc debout la vivante, la noble fille de l’homme, la droite flamme de son essence enfin visible, le secret du cœur adamique enfin révélé, devenu chair et réalité. Dans la pure lumière de l’aube primordiale, Adam contemple pour la première fois la splendeur de son âme.</span></p> <p align="justify">NOTES (4ème partie)</p> <p align="justify"><br /> (1) Des commentateurs juifs ont expliqué le pluriel : « faisons l’homme » en disant que Dieu veut d’abord consulter les anges avant de créer l’homme. Cette connaissance par les anges n’est pas sans effet cosmique. Tout au contraire – et nous y reviendrons quand nous traiterons de l’état de chute – c’est elle qui constitue l’ordre cosmique actuel.<br /> (2) De même la symbolique traditionnelle attribue-t-elle le chiffre six au Fils, c’est-à-dire au Verbe ou Logos, et particulièrement au Verbe incarné, au moins sous certains de ses aspects ; par ex. : les six ailes du Séraphin sous la forme duquel le Christ apparut à saint François d’Assise. D’où, peut-être aussi, la signification anti-christique du nombre 666, lequel singe la perfection christique. La relation du chiffre 6 avec l’opération cosmogonique du Verbe comme « mesure » de la création, c’est-à-dire comme unité d’ordre et de distinction, apparaît clairement si l’on observe que le rayon du cercle (ou rayon créateur) partage la circonférence en six parties égales : ainsi ce qui mesure l’extension du cercle est aussi ce qui mesure la longueur de la circonférence. Selon ce symbolisme, le Verbe c’est le « droit » qui mesure le « courbe » (le Saint-Esprit). La trinité pourrait d’ailleurs être figurée par un cercle (ou une sphère) dans laquelle le centre symboliserait le Père-origine, les rayons qui prolongent et déploient le centre selon les quatre directions du plan (ou les six directions de l’espace) représenteraient le Fils, connaissance et révélation du Père, tandis que la spirale qui procède dynamiquement du centre et dont le développement est mesuré par l’allongement du rayon (et donc en procède également) correspondrait au Saint-Esprit : symbole qui peut se lire en sens inverse en tant que les spires du divin Pneuma sont envisagées selon un mouvement centripète. Dans le cas de la sphère, les spires seraient remplacées par les vibrations sphériques émanant du centre ou y retournant, symbolisant ainsi l’amour que le Père et le Fils se portent l’Un à l’Autre. Un point, une croix ou une étoile rayonnante, une spirale.<br /> (3) Somme théologique, I, q. 65, a 4, ad 2um. On peut d’ailleurs, à certains égards, considérer la « matière » comme étant définie par l’ensemble des conditions qui déterminent un certain état d’existence. Par exemple, pour l’existence corporelle, la matière résultera de la combinaison de l’espace, du temps, de la quantité, de l’énergie et de la forme, en tant que ces conditions affectent l’être réellement existant et d’abord les éléments qui constituent la réalité du corps (« terre », « eau », « feu », « air », « éther »). Ou encore : la matérialité d’un être corporel s’exprime comme volume, devenir, divisibilité, champ de forces, structure, étant entendu qu’avec ces « expressions », il s’agit de ce que nous pouvons percevoir d’une materia en soi inobservable et insaisissable. Ces conditions caractérisent en effet la potentialité de toute créature, c’est-à-dire l’impossibilité où elle se trouve d’exister par un acte réalisant instantanément son essence totale : ainsi un arbre ne réalise son essence que peu à peu (donc selon le temps), de proche en proche (donc selon l’espace), suivant une configuration spécifique (donc selon une forme) etc. Et la materia, nous dit saint Thomas, ne désigne au fond pas autre chose que la potentialité.<br /> (4) A noter en outre que les mots Adam et adâmâh sont précédés de l’article défini ha, mais non pas haphar.<br /> (5) 1 Co. ; XV, 44-47. cf., pour un exposé plus étendu, La charité profanée, p. 107-117, 142-149, 157-159.<br /> (6) Homélies sur l’évangile de saint Jean, IX, 14.<br /> (7) L’étude la plus complète de ce thème symbolique est due au P. Dominique Cerbelaud, o.p., dans Les cahiers de l’Abbaye de Sylvanes (Abbaye N. D. de l’Assomption), n° III, 1982, qui conclut à l’origine judéo-alexandrine de ce symbolisme que l’hébreu ni la Septante ne peuvent étayer.<br /> (8) On voit combien il est contraire à la signification la plus essentielle du texte de nier le caractère personnel de l’être adamique, puisqu’au contraire il semble bien qu’il ne parle que de cela. C’est ce que la suite va montrer d’une manière encore plus insistante.<br /> (9) Sur l’esprit de vie (neshâmah en hébreu), cf. La charité profanée, p. 175-185.<br /> (10)Le créationisme est la thèse de ceux (dont saint Thomas) qui enseignent que le principe immortel, l’âme spirituel, est créée directement par Dieu et descend du ciel dans le fœtus, c’est-à-dire dans l’ovule fécondé. Le traducianisme est la thèse de ceux qui enseignent qu’elle est transmise (traducere) dans l’acte de la génération. Le traducianisme a été soutenu par Tertullien et a fait hésiter saint Augustin. Il est rejeté par la tradition de l’Eglise. Son intérêt était de rendre compte de la transmission du péché originel par la génération, tandis qu’on ne saurait affirmer que Dieu crée l’âme pécheresse. Mais il faut dire qu’elle est marquée du péché d’origine du fait qu’elle constitue un seul être avec le corps et l’âme vivante qui eux viennent des parents et donc d’Adam. Nous reviendrons sur cette question.<br /> (11)onto = relatif à l’être ; noesis = connaissance.<br /> (12)puisqu’elle consiste à cueillir les fruits des arbres. Doit-on voir là, comme le pensait le docteur Carton, la preuve du caractère originellement et exclusivement frugivore de l’être humain ?<br /> (13)Ce qui entraîne qu’Adam demeuré dans la félicité paradisiaque aurait cependant à la longue ressenti comme une nostalgie d’un « au-delà » céleste.<br /></p> <p align="justify"> </p> <p align="justify"><br /> <span style="font-size:130%;">Vème MEDITATION SUR LA GENESE :<br /> LA FEMME DEVANT L’HOMME</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">I. L’homme sans la femme est imparfait</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Nous avons envisagé la création de la femme à partir de l’Adam endormi. Il nous faut maintenant nous arrêter sur ce premier couple humain et méditer ce que l’Ecriture nous en dit.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Le premier point à considérer concerne la raison d’être de cette création, sur laquelle, ainsi que nous l’avions annoncé, nous allons donc revenir. Cette raison est donnée au verset 18 du chap. II : « Il n’est pas bon pour l’homme d’être lui seul. Je lui ferai une aide, comme sa réplique ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Il convient en premier lieu d’établir solidement le sens du texte : « Il n’est pas bon pour l’homme d’être lui seul ». (selon la version d’E. Fleg (1)). On interprète souvent cette déclaration comme si Dieu apercevait chez Adam une certaine faiblesse qui l’empêchait d’affronter la solitude à laquelle il était primitivement destiné. Mais comment Adam pourrait-il « se sentir seul » et en souffrir, puisqu’il n’a aucune expérience de la société humaine ? l’imperfection que constate la parole divine n’est pas liée à un besoin ressenti par un Adam psychologiquement fragile. La bonté dont il s’agit et dont le texte signifie l’exigence, est la même que celle dont il est parlé au chap. Ier : « et Dieu vit que cela était bon ». Dieu voit que la création adamique n’est pas encore « bonne ». Cette imperfection, cet inaccomplissement, est d’ordre ontologique et non psychologique ; elle est relative à la nature de l’être existant. Et c’est pourquoi cette imperfection est énoncée par Dieu Lui-même.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Mais le texte ne constate pas seulement que cette création n’est pas bonne, il nous dit aussi en quoi elle ne l’est pas : cette absence de bonté réside dans le fait qu’Adam est le seul être humain à exister. L’hébreu nous paraît pouvoir se lire en ce sens. Nous donnons au verbe être son acception forte d’existence, et non seulement celle d’une copule introduisant un attribut ; et nous gloserions : il n’est pas pour la nature adamique qu’elle existe en un seul être. Ce qui signifie que la perfection de cette nature se réalise seulement dans la relation avec un autre être, mais un autre qui lui soit identique, sinon, évidemment, elle demeurerait seule de son espèce, et ne réaliserait jamais la perfection que requiert toute création divine. C’est très exactement ce qu’énonce la deuxième partie du verset : « Je lui ferai une aide, comme sa réplique » (2). Ainsi la femme n’est pas créée pour une raison contingente, elle n’est pas le fruit d’une condescendance divine accordée à la faiblesse de l’homme – bien qu’une telle raison doive être acceptée avec reconnaissance à titre de conséquence incluse dans la raison première – mais son existence est requise pour que la nature humaine soit accomplie en perfection. Tel est le fondement solide sur lequel nous pouvons bâtir notre commentaire, tel est aussi le mystère anthropologique dont nous devons scruter la signification.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Mais la cohérence du récit biblique est si forte qu’il faudrait en traiter ensemble tous les éléments, et les significations qu’il développe dans un esprit attentif sont si nombreuses et si profondes qu’un découragement permanent s’empare de l’herméneute. Par exemple, que le péché originel, dont le fruit est l’altération de la nature humaine, commence par mettre en jeu l’«autre adamique » qu’est la femme, prouve précisément que c’est dans cette relation d’Adam et Eve, dans la « duellité » et la « réplication », que s’accomplit la perfection de cette nature, tant il est clair que l’imperfection active ne peut s’enraciner que dans l’acte même perfectionnant, comme sa corruption. Toutefois, nous laisserons provisoirement de côté ces correspondances et résonances, pour nous en tenir au seul thème de notre présente méditation.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">II. Devant Eve-médiatrice, Adam parle de lui-même pour la première fois (1er lecture)</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> A vrai dire nous avons déjà élucidé quelque peu le mystère de la création de la femme dans la méditation précédente, où nous avons montré comment la « sortie » de la femme à partir de l’Adam endormi réalise concrètement la condition nécessaire pour qu’Adam accéde à la conscience explicite de lui-même, ce qui, avons-nous dit, est en quelque sorte rendu possible par le processus d’objectivation et d’«expulsion » hors de lui de sa propre non-conscience. Nous allons maintenant considérer comment, cette condition étant remplie, la vue de l’Eve primordial développe en Adam la pleine connaissance de son être personnel. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> La perfection de personnalité, on le sait, exige d’être connue par elle-même, puisqu’elle est de nature spirituelle, c’est-à-dire fait de connaissance et d’amour : un esprit qui ne se connaît pas comme esprit n’est pas véritablement un esprit. Et encore, pour bien pénétrer cette vérité, devons-nous la transposer en mode paradisiaque : la connaissance qu’Adam possède de lui-même ne fait qu’un avec son propre être spirituel, si bien que, d’une certaine manière, elle le constitue, alors que dans l’homme déchu, la conscience qu’il a de lui-même est toujours seconde, a posteriori : nous n’avons pas une expérience directe de notre substance spirituelle, elle ne vient qu’«après » et porte sur les opérations de l’âme. Cependant, même en Adam, elle doit aussi passer de la puissance à l’acte, sinon Adam serait Dieu lui-même, Lui seul est son propre acte d’exister, « acte pur d’être » comme dit saint Thomas d’Aquin. C’est ce passage de la puissance à l’acte que nous décrit la création d’Eve, de manière implicite, et c’est lui qui réalise maintenant la contemplation de la femme par Adam, de manière explicite. C’est pourquoi il s’écrie, quand « Dieu la fit venir vers l’homme » (v. 23) : « Celle-ci, cette fois, os de mes os et chair de ma chair. Celle-ci sera prononcée Ichah (femme) ; car de (l’homme) Ich, fut prise celle-ci. » (v. 24).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Négligeant les questions difficiles que pose le jeu de mot entre Ich et Ichah (nous y reviendrons brièvement dans un instant), jeu de mot que la Vulgate rend par vir et virago, et qu’on ne peut vraiment traduire en français (on proposé « hommesse » pour Ichah), nous ferons seulement remarquer d’une part la triple répétition de « celle-ci », d’autre part la tournure « os de mes os », « chair de ma chair », qui, comme on sait, équivaut en hébreu au superlatif : de même que le « cantique des cantiques » signifie « le meilleur des cantiques », le « cantique par excellence », de même ces expressions, dans la bouche d’Adam, désignent la quintessence de sa propre réalité, le meilleur de lui-même, donc, au moins en un sens – car il faudra distinguer entre « os » et « chair » ? sa personne et son soi le plus intérieur. Quant à « celle-ci », triplement énoncé, il désigne précisément, comme pronom démonstratif féminin, l’être dans son unité singulière et irremplaçable, absolument distincte de tous les autres êtres, et, par conséquent, il marque la découverte et l’affirmation de la personne dans l’être de la femme. Eve n’est pas d’abord désignée comme une âme vivante, ou une nature, mais comme une réalité une et unique : elle est posée en elle-même, dans son propre soi, dans son âme immortelle. Tel est le premier « nom » qu’Adam lui donne (« celle-ci », z’ôht), avant même de la nommer Ichah, c’est-à-dire « homme au féminin ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> La connaissance de cette unicité spirituelle dans l’être féminin actualise pour Adam cette même connaissance en lui-même. Si Eve est un être pour lui, c’est-à-dire un être qui le regarde et le perçoit, alors que les vivants du Paradis ne voient en Adam qu’un autre vivant, c’est donc que lui aussi et un lui, une personne, un soi. C’est alors qu’Adam prononce la première parole sur lui-même, parole pour cela rapportée au style direct. Assurément, l’homme a déjà parlé, en nommant les vivants du cosmos paradisiaque (v. 20). Mais il s’agit d’une parole impersonnelle, d’une parole de connaissance objective : dans l’intellect adamique se reflètent et s’expriment les essences de tous les êtres créés ; en d’autres termes, dans l’intellect humain, elles se connaissent comme telles, dans leur nature intelligible (3). C’est pourquoi cette parole est rapportée au discours indirect. Maintenant Adam accède à la conscience d’une autre réalité, transcendante à la précédente, la réalité de la personne. C’est alors lui qui parle, nous entendons sa voix, et, pour la première fois dans l’histoire humaine, parlant de « celle-ci », il parle de soi : découvrir l’autre comme autre que soi, c’est se découvrir soi-même comme soi (4). Ainsi, dès l’origine, la personne se connaît comme terme d’une relation, et la relation comme interpersonnelle.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">L’inspiration du souffle divin dans la face d’Adam, en s’unissant à son corps, avait eu pour effet d’introduire le premier homme dans l’ordre des « vivants ». La création d’Eve le fait accéder à un mode d’existence supérieur, qui accomplit la perfection de la nature humaine. Avant la création d’Eve, il n’y a personne « devant » Adam, et Adam n’est « devant » personne : il n’a pas de « vis-à-vis ». Et n’ayant pas de vis-à-vis, il ne se pose pas lui-même comme centre personnel et conscient, lequel ne s’actualise que dans la réciprocité des regards. Il est certes une âme vivante et une intelligence. Mais un être vivant ressortit à l’ordre de la nature, et appartient à tous les animaux ; être une intelligence, c’est actualiser une possibilité fondamentalement « non-personnelle » dans son essence (bien qu’elle soit personnelle dans son existence), ou encore radicalement objective, et qui, à ce titre n’appartient à aucun être déterminé (5). En quelque sorte Adam n’est encore qu’un intellect posé sur du biologique. Mais l’actualisation de son propre soi établit précisément un rapport d’unité entre son être cognitif et son être biologique, entre ce qu’il y a en lui de plus « essentiel » et plus « existentiel ». Ce lien qui fait l’unité de toutes les puissances de son être, et donc qui fait de lui un être, c’est très exactement la personne.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Disons plus. Avant l’actualisation en Adam de la conscience personnelle, actualisation que seule rend possible la création d’Eve (6), Adam, d’une certaine manière, ne saurait pêcher, tout simplement parce qu’il n’y aurait personne à qui la faute et son châtiment pourraient être imputés. L’accès d’Adam à la conscience de sa personne, sa position effective comme sujet vis-à-vis d’un autre sujet entraîne évidemment la conscience de son libre-arbitre, de son autonomie à l’égard de tout ordre d’existence ou de connaissance. Avant cette prise de conscience, Adam existe, comme tout vivant, selon les exigences de sa nature ; il connaît, avec l’implacable objectivité d’une intelligence quasi pure, donc infailliblement, ou encore son intellect est naturellement soumis aux essence qui se reflètent en lui (de façon quasiment angélique), de même qu’il est soumis à la loi divine relative au fruit défendu. Il ne saurait cependant mesurer toute la portée de cette interdiction, car la sanction (« de mort tu mourras ») n’a de signification que relativement à un être personnel : la mort est qui arrive à moi seul, ou n’arrive pas ; en ce sens les animaux ne meurent pas, car il n’y a pas en eux de principe spirituel à qui ce cela peut advenir : ils s’éteignent ou disparaissent. Il est donc requis, à tous égards, qu’Adam accède, pour la perfection ou la bonté de son essence, à la conscience de sa propre intériorité spirituelle, ce qui implique la possibilité du péché. La corruption de la nature humaine exige la perfection de son état : seule une eau pure peut être souillée, seule la forme parfaite peut être altérée.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Nous pouvons maintenant revenir au v. 18 et le comprendre dans son sens le plus littéral. Le texte dit en effet « ferai-à-lui aide en-devant-lui », les traits d’union indiquant le groupement des mots dans l’hébreu. Les LXX interprètent « en-devant-lui » comme signifiant : « selon lui », et la Vulgate : « semblable à lui ». Nous croyons qu’il faut y voir une explication de la nature de cette aide et non seulement de sa qualification. L’aide consistera en un devant-lui, et c’est en tant que, désormais, Adam trouvera un « devant-lui », c’est-à-dire un vis-à-vis, qu’il trouvera aussi une aide. La première parole du premier homme que nous rapporte le texte ne dit pas autre chose : « En trouvant celle-ci, j’ai trouvé aussi l’os de mes os et la chair de ma chair ; en trouvant celle-ci, je me suis trouvé moi-même. »</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">III. L’Eve-nature devant l’Adam-personne (2e lecture)</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> L’examen attentif du texte confirme donc les conclusions de notre précédente méditation. Et nous permet d’assigner à la création de la femme d’abord une raison spirituelle. Cette raison, l’actualisation cognitive en Adam de son intériorité spirituelle, obéit à la loi générale selon laquelle il ne saurait y avoir de monde, de milieu, sans un être qui en est le centre, qui en prend connaissance, qui le « voit ». c’est pourquoi il est dit, au 1er chap., que Dieu, l’Etre des êtres et le Centre des centres, « vit que cela était bon », ce que la Vulgate traduit excellemment par un subjonctif, ainsi au v. 4 : « et vidit Deux lucem, quo esset bona », littéralement : « et Dieu vit la lumière, qu’elle fût bonne », ce qu’on pourrait gloser : afin qu’elle fût bonne (7). Le regard de Dieu sur les créatures n’est nullement la simple constatation du travail bien fait : en Dieu rien qui ne soit acte et réalité. Ce regard est nécessaire à la bonté de l’œuvre créatrice, car c’est lui qui la porte à la perfection en l’exhaussant à la dignité d’une réalité connue par l’entendement divin. Pareillement, avec saint Augustin, nous avons souligné l’effet actualisateur de la connaissance angélique dans le processus cosmogonique. Maintenant, de même, la connaissance que l’homme prend de son unité ontologique actualise cette unité, unifiant ainsi son être tout entier. Elle présente toutefois une différence notable avec l’actualisation cognitive des anges, c’est qu’elle porte sur l’homme lui-même : elle est connaissance de soi par soi, et donc connaissance du soi. Ce mystère de la personne est le privilège de l’être humain, être central, alors que les anges, plus parfaits quant à la nature, sont, au moins pour la majeure partie d’entre eux, des êtres périphériques, analogues à ce que sont les animaux sur le plan terrestre. On pourrait dire, à cet égard, qu’ils sont de pures « natures » spirituelles : la personne, chez eux, est comme indistincte de la nature, chaque ange est un monde. Tandis que chez l’homme, nous l’avons dit, la personne est distincte de la nature : l’unité de l’être étant posée et imprimée en elle-même, elle se distingue de ce qu’elle unit. Les anges n’étant point constitués selon cette distinction, quand ils sont déchus, ils ne peuvent se racheter : identifiés à leur nature, quand celle-ci est corrompue, ils le sont tout entiers.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Nous sommes ainsi conduit à scruter un nouvel aspect de l’Eve-médiatrice, dans la constitution de l’être adamique qu’elle rend possible : celui de la dialectique personne-nature (8). En accédant à l’existence personnelle, Adam se connaît lui-même comme un monde ; sa propre nature – par là il en devient responsable – est comme le milieu dont la personne est le centre. Il faut donc que se réalise « objectivement » cette distinction de la personne-centre et de la nature-milieu pour qu’Adam en prenne conscience. Et c’est précisément ce qu’opère la création d’Eve, lorsque Dieu la fait venir devant Adam. Ce qui est montré à Adam, ce n’est pas seulement un vis-à-vis l’éveillant à la conscience de lui-même (1er lecture), c’est aussi, à un point de vue moins intérieur, la nature humaine comme telle, enfin objectivée, enfin visible. Et c’est pourquoi Dieu « la fit venir vers l’homme », afin qu’en la voyant, il voie sa propre image, il connaisse ce qu’il est. Eve est donc l’objectivation médiatrice de la nature humaine tout entière. Dans le couple primordial, Adam est la personne, Eve la nature. Telles sont les fonctions qu’ils ne peuvent pas ne pas remplir, et ce, nonobstant le fait que chacun d’eux est d’abord un être personnel et complet.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Ici pourrait intervenir la distinction annoncée plus des haut des « os » et de la « chair », dans la mesure où il est légitime de voir dans les premiers un symbole du « soi », et, dans la seconde, un symbole de la nature. Et en effet la situation de la chair par rapport aux os est analogue à celle de la nature relativement à la personne. La nature est portée ontologiquement et structurée par la personne comme la chair par le squelette ; réciproquement, la chair, seule visible, enveloppe l’ossature, comme la nature la personne invisible et intérieure. Selon cette interprétation, l’«os de mes os » réfèrerait donc au soi humain, et la « chair de ma chair » à la nature humaine. Et sans doute pourrait-on voir une traduction de ces significations fonctionnelles dans le fait que le corps féminin est d’une ossature plus fine et moins marquée, moins apparente que le corps masculin.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> De ce point de vue, l’homme et la femme se distinguent l’un de l’autre. Il ne s’agit point encore d’une distinction proprement sexuelle, au sens physiologique du terme, mais elle est cependant relative à la partition du couple humain en homme et en femme. Au demeurant, réduire la distinction du masculin et du féminin au seul point de vue de la sexualité constitue une véritable mutilation qui rend inintelligible le mystère de l’homme devant la femme. Avant d’être sexuelle et plus profondément qu’une simple polarisation érotique, ou que la répartition des tâches procréatrices, la distinction de l’homme et de la femme « présentifie » le mystère de l’être humain tout entier, dans ce qu’il a de plus fondamental, savoir, la relation de la personne et de la nature, et c’est ce mystère que, le sachant ou non, chaque homme et chaque femme jouent l’un devant l’autre. Voilà aussi, hélas, ce que la misérable psychanalyse freudienne, non seulement n’a pas compris, mais encore a empêché de comprendre en dotant les pulsions libidinales – dont l’humanité a toujours fort bien reconnu les multiples manifestations – d’une illusoire complexité et d’une pseudo-profondeur. Elle a ainsi faussé la conscience de millions d’êtres, s’activant à l’œuvre sinistre à laquelle la destinait le prince de monde, et défigurant la véritable signification et la noble profondeur de la sexualité humaine.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> En Eve s’objective donc pour Adam la nature humaine dans sa beauté et sa pureté originelles. Elle est comme une image de l’être humain, lui-même image de Dieu, ou créé « à l’Image », c’est-à-dire « selon le Fils ». Et de même est-elle d’une certaine manière « fille » d’Adam, comme l’Image-verbe est le Fils du Père. Par là s’accomplit, une nouvelle fois, la perfection de la créature humaine qui, étant à l’image de Dieu, ne peut manquer de manifester, sur son propre plan et horizontalement, la relation icônique qui l’unit verticalement à Dieu (et qui est elle-même une image lointaine de la relation éternelle et « horizontale » qui unit le Fils au Père). Telle est la signification que nous donnerions au jeu de mots auquel se livre Adam en nommant Eve Ichah (« hommesse ») parce qu’elle a été tirée de Ich (« homme »), qui exprime la relation (bi-univoque, diraient les logiciens) de l’homme et de la femme, c’est-à-dire : l’homme (de ce point de vue) n’est « homme » que devant la « femme » et réciproquement. Des exégètes juifs ont d’ailleurs fait remarquer qu’en hébreu ces noms diffèrent seulement par la présence d’un yod dans le premier et d’un hé dans le second : la réunion des deux lettres donne Yah, nom divin que l’on retrouve dans hallelu-Yah = loué-soit-Yah, ce qui confirme la signification théophanique que nous lisons dans la reconnaissance d’Eve présentée par Dieu à Adam, et dans leur union réciproque.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Car le verset suivant (v. 24) ne dément pas notre exégèse. On y lit : « Sur quoi l’homme (Ich) laissera son père et sa mère, et à sa femme (Ichah) il sera joint ; et ils seront deux en une seule chair (9) ». On veut n’y voir qu’une incidente tardive destinée à fonder la législation sacrée du mariage. Elle la fonde, assurément. Mais cela ne préjuge ni de son authenticité, ni de sa portée spirituelle et métaphysique, qui d’ailleurs, selon saint Paul, est celle du mariage lui-même.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Deux choses, en effet, sont à noter. D’une part il n’est pas dit que la femme s’unira à l’homme, mais l’homme à la femme. D’autre part, comment comprendre que l’homme et la femme deviennent « chair une », alors que même dans l’union sexuelle, chacun d’eux garde son propre corps ? Ou bien ne s’agit-il que d’une métaphore ? Les époux ne sont-ils pas plus unis par le cœur que par la chair ? La chair n’est-elle pas un obstacle à cette fusion parfaite qui se heurte à la séparation physique des corps ?<br /> <br /> C ‘est pourquoi nous croyons pouvoir légitiment poursuivre la même exégèse. L’union qui est désignée, sous la forme de l’union conjugale, est celle de la personne et de la nature. A la distinction qu’opère la création d’Eve sortie du côté d’Adam endormi, succède maintenant l’injonction d’avoir à s’unir à cette nature, activement et consciemment. L’homme est un être un, mais il doit aussi le devenir, réaliser son essence. Et c’est pourquoi l’union s’opère « dans la chair », qui, nous l’avons vu, symbolise la nature humaine, mais que c’est l’homme qui doit s’unir, c’est lui qui est l’agent de cette union, parce qu’il symbolise la personne libre et volontaire.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Or, que signifie l’union active du soi à la nature ? un traité n’épuiserait pas cette question, à laquelle peut se ramener toute l’anthropologie. Car, si la personne est esprit, conscience, liberté, la nature humaine est donné contraignant, déterminations qualitatives, exigences non volontaires : nous sommes « ainsi », et « nous devons faire avec », comme dit la sagesse populaire. Bref, l’homme n’est pas seulement esprit, il est aussi nature, et la tâche de l’esprit est d’assumer la nature, de s’unir à elle, de l’assimiler à lui en l’ordonnant, en l’unissant, en la rendant elle-même intelligible et spirituelle, en même temps que lui-même, d’essence volatile et insaisissable, se fixe en elle, y demeure et devient, en quelque sorte, nature. C’est pourquoi de grands mystiques ont dit que la sainteté consistait à rendre le spirituel corporel et le corporel spirituel. Que l’esprit acquière la présence, la densité, l’évidence de la nature pure et nue, de ce qui est « comme ça », et que la nature acquière la transparence, l’intelligibilité, la nudité de l’esprit qui est pauvreté et ouverture, vide intérieur en vue de Dieu (10), car l’esprit, dans sa racine, est conscience du Divin. Ainsi, quand l’esprit est nu et libre devant la nature nue et innocente, ils n’ont point honte l’un de l’autre. L’union qui les étreint resplendit de l’insondable chasteté de l’être.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Au moment où la créature accède au degré de la chasteté ontologique, celui où se célèbrent les noces spirituelles de la personne et de la nature, elle a vraiment quitté son « père » et sa « mère », c’est-à-dire les principes distincts (et séparés) dont elle est issue, savoir, le souffle inspiré par Dieu, et l’adâmâh, la « terre », dont Dieu l’a façonné. Elle les a quittés, non pour les perdre, mais pour les retrouver fondus dans l’unité de l’être ainsi réalisée. Elle est devenue véritablement leur « fils », autonome et libre, unité d’être que cependant le péché détruira et que viendra restaurer le Fils de Dieu et de la terre mariale, Lui qui est aussi l’Epoux par excellence (Marc, II, 19), c’est-à-dire le nouvel Adam qui s’unit totalement à l’Eve-humanité et la transforme en lui communiquant la grâce nouvelle et éternelle de son unité hypostatique (11).</span></p> <p align="justify"><br /> NOTES (5ème partie)</p> <p align="justify"><br /> (1) Le livre du commencement, Ed. de Minuit, 1959. Cette version, qui existe également pour l’Exode, est la plus lisible des traductions littérales et la plus littérale des traductions lisibles. Elle nous semble préférable à celle de Chouraqui dont le littéralisme excessif manque souvent son but et, de toute manière, ne saurait équivaloir au texte hébreu. La parole de Dieu est faite pour être lue. De ce point de vue, rien ne vaut une bonne Bible catholique. Parmi les plus récentes versions françaises, celle du Chanoine Osty n’est pas la moins estimable. Rappelons enfin que seule la version latine de la Vulgate fait canoniquement autorité, soit en cas de discussion, soit pour assurer un point de doctrine.<br /> (2) La Vulgate et les LXX disent : « nous ferons », comme en I, 26. Nous croyons cependant que la première personne du singulier s’impose, eu égard au thème fondamental de l’unité de la personne (divine et humaine) qui, selon nous, domine les chap. II et III.<br /> (3) Ce qui entraîne que le langage, avant d’être l’expression d’un sujet, est l’expression d’un objet intelligible.<br /> (4) On sait qu’il n’y a d’ici et de maintenant, de hic et nunc, qu’en fonction d’une présence personnelle, d’un « je » actuel. C’est très exactement ce que dit le texte hébreu : « celle-ci maintenant », z’ôth haphapam ; et c’est aussi la première fois que ces deux termes apparaissent dans l’Ecriture, comme s’il n’était pas possible qu’ils fussent mentionnés plus tôt, parce qu’en effet ils n’auraient pu avoir tout leur sens. Notons en passant qu’on trouve là une clef exégétique importante : la première occurrence d’un terme dans le texte sacré est significative de sa possibilité existentielle ou cosmologique.<br /> (5) Deux conséquences philosophiques. 1° L’absence de vis-à-vis, de réciprocité, dans l’acte de connaissance cosmologique, entraîne la doctrine scolastique de la double relation : la relation cognitive est réelle du sujet à l’objet, rationnelle seulement de l’objet au sujet – bien qu’ils soient cependant liés l’un à l’autre par leur appartenance au même monde. 2° Les vérités purement intellectuelles sont intrinsèquement universelles, et ne diffèrent pas, quant à leur essence, qu’elles soient connues par Dieu, l’ange ou l’homme. Pour Dieu aussi : 2 + 2 = 4 !<br /> (6) On aura remarqué que nous parlons toujours d’actualisation, non de création. La personne est créée par Dieu et relève de l’inspiration du souffle divin dans la face d’Adam. Mais la connaissance par Adam de sa propre unité spirituelle n’advient que par la « découverte » de la femme primordiale. Cela n’a d’ailleurs rien d’étonnant puisqu’au contraire, c’est le cas de tous les êtres humains – sauf exception – qui naissent doués d’une âme personnelle et immortelle dont pourtant ils ne prennent conscience que progressivement (hormis les cas de débilité profonde), par la médiation des relations interpersonnelles, la découverte de l’autre (la mère) et des autres.<br /> (7) A noter que la lumière est la seule créature dont la bonté soit spécifiquement mentionnée.<br /> (8) Les anges, ignorant cette dialectique, ignorent aussi la division sexuelle. Quant à la division sexuelle des vivants, elle est un reflet de celle de l’être humain, la seule créature pour laquelle l’Ecriture, curieusement, mentionne une telle division.<br /> (9) Nous suivrons la version évangélique de ce texte, et non la version massorétique qui dit seulement : ils seront chair une ».<br /> (10)La nudité de la nature est celle de sa visibilité « extérieure », la nudité de l’esprit est celle de la <br /> de la réceptivité intérieure.<br /> (11)Notre V° méditation se poursuivra par une troisième lecture des même versets, où seront abor-<br /> dées directement les questions relatives à la dualité des sexes.</p> <p align="justify"><br /> <span style="font-size:130%;">VIe MEDITATION SUR LA GENESE<br /> MASCULIN ET FEMININ</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> La lecture que nous avons faite de la création d’Eve, et de sa reconnaissance par Adam paraîtra sans doute bien métaphysique et trop inhabituelle ou trop oublieuse de la signification la plus évidente de ces textes qui est relative à la l’union des sexes.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> A cela nous répondrons que notre lecture ne manque pas de références dans l’Ecriture elle-même ou dans la tradition. Ainsi du Cantique des Cantiques qui prend l’amour de l’homme et de la femme comme symbole des relations de l’humanité avec Dieu (il n’existe dans l’exégèse juive aucune interprétation « érotique » de ce texte). Ainsi de saint Paul, qui, dans son enseignement sur le mariage (Eph., V, 22-23), reprend la doctrine juive et, grâce à la révélation du Christ, lui confère toute son ampleur. Non point, encore une fois, que soit ignorée la valeur propre de l’union charnelle des époux, puisqu’au contraire elle est envisagée comme l’expression, en mode humain et naturel, de l’union des créatures intelligentes avec leur Créateur, mais parce que, précisément, dans la relation de l’homme et de la femme, et singulièrement dans sa réalisation paradisiaque, il s’agit de bien autre chose que d’une conjonction réduite à sa seule dimension corporelle. Ce qui mutile radicalement le mystère de la sexualité humaine, c’est de la couper de sa réalité métaphysique et de l’enfermer dans une pure contingence physiologique. C’est par elle-même et en elle-même, au moins dans sa forme adamique, que l’union charnelle est sacrée et prégnante d’une dimension qui intègre tous les aspects de l’existence, même les plus élevés.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Sinon, « la chair est triste » et succombe à sa propre pesanteur. Cherchant en elle-même, dans sa pure modalité physique, un illusoire fondement elle est conduite, d’abaissement en abaissement, à la déchéance et à la mort. Rien de plus lugubre que la pornographie.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> C’est précisément cette dimension sacrée de la sexualité humaine que nous voudrions aborder maintenant pour elle-même. Toutefois, avant d’en développer les principales significations telles que le récit biblique nous les donne à penser, il nous faut répondre à une objection que les précédentes méditations ne manqueront pas de soulever. Cette réponse nous mettra d’ailleurs sur la voie d’une nécessaire caractérisation générale de l’ordre de la sexualité dans l’ensemble de l’existence humaine.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">I. La femme, médiatrice humaine du cosmos paradisiaque</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Cette objection est la suivante : concernant la personne, n’y a-t-il pas contradiction entre ce que nous en avons dit dans la 2e méditation, où nous la présentons comme réalisée par la relation verticale et transcendante qu’Adam soutient avec Dieu (1), et ce que nous en avons dit dans la 5e, où elle se réalise dans la relation horizontale et interprofessionnelle qu’établit la reconnaissance d’Eve.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> En réalité, loin d’être une contradiction, ce double enseignement sur le mystère de la personne, que le texte lui-même nous a imposé, s’articule de façon tout à fait nécessaire. Il dessine en effet le schéma cruciforme (2) que nous avons évoqué dans notre méditation initiale, et dont nous avons dit qu’il commandait la lecture des chapitre II et III de la Genèse. Et c’est précisément à la rencontre de ces deux directions, verticale et horizontale, que se situe un tel mystère : le point crucial est donc déterminé par l’une et par l’autre et appartient à l’une et à l’autre.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> La première, ontologiquement parlant, est cependant la dimension verticale qui symbolise le rapport de création entre créature et Créateur. Le point terminal inférieur de cette verticale marque la « naissance » de l’être humain au Paradis (Dieu a « planté » l’homme dans le jardin). C’est à partir de ce point que l’homme peut se tourner vers Dieu. Mais ce point d’aboutissement définit aussi un certain état d’existence, l’état humain, parmi tous les états que renferme la nature. Adam appartient aussi à cet état, dont il est le centre, qui se développe autour de lui, et dans lequel il doit accomplir sa destinée d’être vivant. Certes, dans son intériorité la plus profonde, l’homme se situe tout entier sur la verticale qui l’unit à Dieu, il n’est rien d’autre que cette relation : la détermination de l’état d’existence auquel il appartient est réduite à un point sans étendue, si bien que là, d’une certaine manière, il ne sait plus de quelles modalités d’existence il est revêtu. C’est ce que déclare saint Paul, qui, contraint de « faire le fou », (II Co., XII, 11), ne peut préciser si c’est « dans son corps ou sans son corps » qu’il fut ravi au Troisième Ciel, et entendit « des paroles ineffables », en grec des arrèta rèmata, ce qui est l’expression technique pour désigner, dans la langue des mystères païens, les secrets interdits aux non-initiés. Mais l’être humain doit aussi se développer sur son propre plan, sinon le monde humain dont il est le centre ne se développerait pas non plus et la création terrestre se ramènerait à une sorte de virtualité ponctuelle, inaccomplie pour elle-même. L’homme ne serait pas alors réellement un être de la nature et la création humaine n’existerait pas pour elle-même. La direction horizontale symbolise cet épanouissement du cosmos terrestre dans « l’extériorité » paradisiaque, laquelle se transformera, après la chute, en l’indéfinité des espaces sidéraux (3). Adam doit donc entrer en relation avec ce cosmos et la multiplicité des choses et des êtres qu’il contient ; mais il doit y entrer sans perdre pour autant sa qualité de centralité unificatrice, bref sa dimension d’être personnelle. Lui dont la personne s’accomplit dans une pure relation au Principe doit aussi vivre et réaliser cette personnalité dans toutes ses relations avec le cosmos. Il faut alors que ce cosmos lui-même renvoie en quelque sorte l’image de sa propre identité et l’enseigne à sa conscience. Telle est la fonction de la femme primordiale : attester la présence de la personne dans la nature. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> En Adam, la nature est comme contenue dans la personne, c’est-à-dire : l’humanité d’Adam est comme une potentialité indiscernable de sa personne, comme un cercle dont la circonférence serait réduite au point central. La création de la femme représente le déploiement et l’objectivation de cette nature humaine, son extériorisation. L’homme voit sa propre nature humaine devant lui, comme un objet. Ce qui était implicite et virtuel devient explicite et actuel. Mais cet objet est aussi un sujet, un vis-à-vis, une personne. Quelque chose du monde, d’autre que lui, est aussi quelque chose de lui, altérité confirmative de son identité. Par là est alors rendue manifeste une nouvelle fonction de la femme, celle qu’il faut considérer, maintenant que nous envisageons les choses du point de vue de l’ordre de la nature, dont relève la sexualité. Après l’Eve médiatrice de la personne, puis de la nature humaine, apparaît l’Eve médiatrice du cosmos. Elle incarne, pour Adam, l’image du monde paradisiaque, mais d’un monde humain.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Nous avons, à plusieurs reprises, et dès la 1er méditation, souligné l’unité de l’être et du milieu qui caractérise le mode d’existence paradisiaque. D’une telle unité symbiotique nous gardons d’ailleurs comme la nostalgie. Le paradis terrestre qu’a connu l’humanité primordiale est tout à fait analogue à la matrice dans laquelle se développe l’embryon avant sa naissance. (C’est là d’ailleurs, soit dit en passant, la véritable signification du prétendu parallélisme onto-phylogénétique des théories évolutionnistes, qui voudrait que le développement biologique d’un individu (ou ontogenèse) récapitule les phases par lesquelles, au cours des âges, serait passé le phylum de l’espèce (ou phylogénèse)). Dans notre état actuel d’existence, en vertu de l’unité de toute la création (que le péché n’a pu détruire entièrement), se reflète quelque chose de l’état primordial, lequel correspond analogiquement à la phase pré-natale de notre existence. Par là, nous pouvons comprendre que, de même que le corps de la mère est comme une extension matricielle du corps de l’embryon, de même le monde paradisiaque est comme une extension du corps d’Adam (4).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> On voit alors quel rapport profond unit Eve, image, pour Adam, du cosmos paradisiaque, à la matrice édénique qui entoure Adam comme son propre corps, rapport d’autant plus profond qu’Eve est tirée du corps d’Adam. Si bien que, Eve est la « fille » d’Adam en tant qu’elle en est issue, elle est aussi sa « mère » en tant qu’elle exerce à son égard une fonction matricielle. Ces rapports fondamentaux et permanents que le péché a altérés sans pouvoir les effacer se retrouvent évidemment dans toute relation entre l’homme et la femme (et pas seulement entre l’époux et l’épouse), et exemplairement entre le Christ et Marie, laquelle est la « bonne terre » du Christ, le Paradis terrestre où fut planté le Nouvel Adam, le « Jardin fermé » d’où jaillit la source de vie.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> La femme-Eve est donc, de ce point de vue, celle qui révèle à Adam que le monde, qui lui paraissait radicalement extérieur et autre que lui, recèle cependant une intériorité et une similitude, et donc qu’il peut entrer, sans se perdre, en relation avec lui. C’est pourquoi saint Paul dit, de façon surprenante (Eph., V, 28) : « Ainsi les maris doivent aimer leurs femmes, comme leur propre corps. Qui aime sa femme s’aime soi-même ». Elle est la vérité du Paradis, elle prouve que le centre unificateur que symbolise Adam est aussi présent dans la périphérie, elle est elle-même l’immanence du centre dans la circonférence, elle est l’intériorité de l’extériorité, elle est « monde », et pourtant intérieure.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Le thème que nous venons de développer exprime, nous l’avons dit, une vérité fondamentale des rapports de l’homme et de la femme, si bien qu’on le retrouve nécessairement, transformé mais reconnaissable, dans la condition humaine issue du péché. Partout, la femme sera celle qui va reconstituer, autour des êtres humains, un analogue de la matrice édénique. Par elle, par son ministère, le monde extérieur devient monde intérieur, lieu où l’homme peut habiter, il devient sa maison. La femme trace, dans un espace cosmique indéfiniment ouvert, l’enceinte où l’extériorité se retourne en intériorité. Elle est la médiatrice de l’une à l’autre, celle en qui et par qui la dispersion et la multiplicité est préparée en vue de recevoir la grâce de la convergence et de l’unité, de même que Marie offre au Verbe divin l’unique chair terrestre de son incarnation et devient ainsi « le premier tabernacle de sa présence réelle, la première Eglise de Jésus-Christ (4 bis). C’est pourquoi saint Paul ajoute, au texte que nous venons de citer : « A cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère et il s’attachera à sa femme et ils seront deux en une seule chair. Ce mystère est grand, je le dis quant au Christ et à l’Eglise ». Oui, ce mystère est grand puisqu’il est celui par lequel se réalise l’opération d’une conversion réciproque des contraires. Nature et personne, monde et homme, extériorité et intériorité, altérité et identité, et enfin, comme le dit saint Paul lui-même, citant l’Ecriture : dualité et unité. Que le passage de la dualité à l’unité soit un mystère quand il s’agit de l’union d’une cellule mâle et d’une cellule femelle engendrant un seul être, cela est assez évident. Mais ici, il ne s’agit pas d’engendrement, lequel n’est mentionné qu’après la chute. L’unité réalisée est celle de deux êtres, qui dans cette « chair une » ne sont plus distincts : ils sont fondus mais non confondus. La dualité se transforme en une indissociable « duellité », celle-là même que réalise le Christ-Principe et l’Eglise dans la chair une du Corps mystique. Et c’est pourquoi ce mystère est qualifié de « grand ». D’une certaine manière, dans l’ordre de l’existence chrétienne, il n’en est pas de plus grand. Et « mystère » ici ne signifie pas seulement « vérité supra-rationnelle », mais « opération secrète », « transformation invisible », « alchimie divine », car, comme le dit le Christ, « c’est Dieu qui unit ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">II. Union conjugale ou androgynie ?</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Pourtant, la relation qui unit l’homme et la femme n’est pas entièrement accomplie par la reconnaissance de l’identité personnelle dans l’altérité de l’être féminin. Nous avons dit que la création d’Eve équivalait à la révélation de la nature humaine du cosmos paradisiaque, à la révélation que l’homme est ici chez lui, et qu’en entrant en relation avec cette extension cosmique, en emplissant la terre, grâce à la présence d’Eve il ne se disperse pas et ne perd pas son unité intérieure. Encore faut-il maintenant qu’il s’unisse réellement à son épouse, puisque c’est seulement ainsi qu’il pourra s’unir au monde paradisiaque et prouver par là qu’effectivement l’extériorité n’est pas pour lui dépourvue d’intériorité, et qu’il sait reconnaître et actualiser l’unité dans la multiplicité. Nous verrons, dans la méditation suivante, qu’une autre condition est nécessaire qui, cette fois, concerne Eve et son orientation vers Adam. C’est précisément lorsque cette seconde condition ne sera plus remplie que s’accomplira le péché originel, c’est-à-dire la perte de l’unité paradisiaque et la dispersion dans la multiplicité cosmique, ce qui prouve que la femme est le principe « passif », ou encore la condition de l’unification du cosmos, le « lieu » médiateur sans la conformité duquel l’homme, principe actif, ne peut la réaliser. On entrevoit par là que, dans cette admirable doctrine, tout se tient : chaque élément éclaire tous les autres et entre en résonance symphonique avec eux.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> L’homme doit donc s’unir à la femme. Dans cette union, source d’unité, l’homme, par la médiation de la femme, s’unit au cosmos paradisiaque tout entier qui se présentifie en elle sous sa forme humaine. De quelle union s’agit-il ? Il nous paraît impossible de ne pas l’envisager aussi comme union sexuelle. La raison scripturaire majeure est tellement claire que nous la croyons peu réfutable, quoiqu’elle n’ait pas souvent été révélée : l’être humain est le seul vivant pour la création duquel le texte mentionne la distinction des sexes (I, 27). Pour tous les autres vivants, l’Ecriture ne mentionne comme caractéristique que l’espèce, parce que de fait, c’est bien l’espèce qui fait l’unité véritable des végétaux et des animaux : l’espèce chat tout entière constitue plus réellement un seul et même individu que tel chat, mâle ou femelle. Et, du reste, la division sexuelle, même chez les mammifères supérieurs, n’a pas de valeur permanente : elle n’est « vécue » comme telle que durant la période du rut ; en dehors de cette période la distinction sexuelle garde sa signification permanente, si bien que l’unité de l’espèce, d’une certaine manière est toujours « à réaliser ». C’est pourquoi le texte enjoint à Adam de s’unir à Eve et de devenir « une seule chair ». </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Cette thèse, on le voit, commande les réponses aux multiples questions qu’a soulevées la situation sexuelle de nos premiers parents. Un livre entier ne suffirait pas à les aborder toutes et à faire mention des autorités ecclésiastiques, patristiques, théologiques qui se sont exprimées à ce sujet. On nous pardonnera de n’en presque rien dire. Nous ne pourrons cependant éviter de nous exprimer sur la question de l’androgyne. Peut-on admettre que le premier homme ait été créé tel qu’il possédait en lui les deux sexes ?</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"><br /> Si on entend par là qu’Adam primordial était biologiquement bisexué, hermaphrodite, à la manière des êtres fabuleux dont parle Aristophane dans le Banquet de Platon, alors il faut répondre : non. Au reste, contrairement à ce que l’on croit trop souvent, Platon ne présente les Androgynes ni comme les ancêtres des êtres humains (à l’origine il existe des hommes, des femmes, et des androgynes (5)), ni comme des êtres plus parfaits et plus proches du divin, puisqu’au contraire « ils s’attaquent aux Dieux par orgueil (6) » et tentent d’escalader le Ciel. Il faudrait les ranger dans la catégorie des « titans ». Mais d’autre part, même là où les diverses mythologies religieuses nous parlent d’une androgynie divine principielle ou d’une androgynie humaine primordiale et antérieure à la séparation des sexes, on ne doit pas en interpréter nécessairement les expressions iconographiques et scripturaires en un sens littéral. La plupart des historiens des religions en sont d’accord : il faut plutôt y voir un symbole, soit de l’unité divine qui intègre et dépasse les contraires, soit de l’unité du genre humain (7). Pour répondre à la question posée, nous allons devoir retourner au chap. I de la Genèse, qui doit être lu attentivement, si l’on veut en suivre l’enseignement. Nous avons déjà cité ces versets, mais il nous faut les reprendre.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">III. La distinction des sexes est-elle une conséquence anticipée du péché ?</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Nous rappellerons d’abord qu’au verset 26 (« Faisons l’homme à notre Image, comme notre ressemblance… »), si le mot homme (Adam) est au singulier, le verbe qui suit est au pluriel (« et qu’ils commandent aux poissons de la mer… » (8), ce qui, notons-le en passant, est comme l’inverse du pluriel Elohim presque toujours suivi du verbe au singulier. Adam désigne donc l’espèce humaine considérée dans son essence principielle, en tant que cette essence contient en elle la totalité des êtres humains. On doit remarquer, en outre, que les expressions « notre Image » et « notre ressemblance », ne sont pas introduites par les mêmes prépositions et n’ont donc pas la même signification, bien que la Vulgate se contente d’un seul et même ad pour les deux termes : ad imaginem et similitudinem nostram (9). L’hébreu, en effet, emploie les prépositions be pour « image » et ki pour « ressemblance ». Or, be signifie proprement « dans » (cf. be-reshit = In Principio) : Adam est fait dans l’Image, ce qui, au sens le plus fort, ne peut désigner que le Verbe divin, image du Père, lieu des possibles et synthèse principielle de tous les archétypes de la création, comme l’ont vu beaucoup de Pères et de Docteurs médiévaux. Cette interprétation confirme d’ailleurs ce que nous avons dit du rapport hiérarchique qui unit le chap. I au chap. II, lesquels ne se situent pas au même niveau ontologique, l’Adam du chap. I ressortissant à la création principielle in divinis, ou, à tout le moins, à la création angélique, ce que s. Maxime le confesseur appelle « l’éternité éonique créée » (10). Cet Adam n’est pas une abstraction, un être de raison. Ce n’est pas non plus un être individuel posé dans son propre monde. Mais cette essence, cet « universel », est réel en tant qu’il est conçu par Dieu ou connu par les anges (11). Et c’est pourquoi saint Augustin peut déclarer : « les choses qui sont inférieures aux anges ont été créées de telle sorte qu’elles adviennent d’abord dans la connaissance de ces créatures spirituelles avant que d’advenir dans leur propre genre d’être » (12).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Cette interprétation du chap. I est également celle de saint Grégoire de Nysse : « La parole disant que Dieu a fait l’homme désigne, par l’intermédiaire de ce mot, toute la nature humaine. Car le nom d’Adam n’est pas donné maintenant à l’objet créé, comme dans les récits qui suivent (13). Mais l’homme créé n’a pas un nom particulier, il est l’homme universel. Donc, par cette désignation universelle de la nature, nous sommes invités à comprendre que la Providence et la Puissance divines embrassent tout le genre humain dans la première création » (14). Le premier Adam, l’Homme universel ainsi créé, n’est ni masculin ni féminin. De ce point de vue, on peut bien dire qu’il est androgyne, non au sens où il combinerait les deux sexes, mais au sens où il réalise un état d’indifférenciation antérieur à la polarisation sexuelle. La limite et l’erreur du symbole androgynique, c’est qu’il semble vouloir reconstituer un état antérieur à partir d’un état postérieur et par simple combinaison des différences propres à cet état. Une telle entreprise revêt alors un caractère luciférien dans la mesure où elle singe l’unité sur le plan même de la dualité (15). Il doit être clair, au contraire, que le masculin n’est tel que par rapport au féminin et réciproquement, et donc que là où cette polarisation n’existe pas, les caractères distinctifs de la différenciation sexuelle n’existent pas non plus, fussent-ils réunis dans un seul individu. Ainsi les anges ignorent la distinction des sexes et toute question de ce genre est, à leur égard, dépourvue de sens. De même en est-il de cet « Homme » universel créé principiellement et qui n’existe encore, cosmologiquement, que dans la connaissance angélique. « Donc, l’homme fait à l’image de Dieu, dit saint Grégoire de Nysse, c’est la nature comprise comme un tout. C’est cela qui porte la ressemblance divine. Et l’homme fut fait de telle sorte par la sagesse toute-puissance de Dieu, que ce n’est pas une partie du Tout, mais la nature totale qui exista en une fois (littéralement : « tout entier, en une seule fois, le plérôme de la nature »). Ce plérôme de la nature humaine, cette « réalité divine », n’est donc pas sexuée : « Car il ne faut pas penser que dans cette divine et bienheureuse Nature il existe une division des sexes » (16).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> D’où vient donc cette division ? pour saint Grégoire de Nysse elle est une conséquence anticipée du péché originel. Sachant que l’homme perdra son rang premier, la Providence divine prend les devants en opérant la distinction sexuelle, de telle sorte que, le moment venu, les êtres humains pourront se reproduire selon le mode bestial auquel les condamnera leur nature déchue : « ayant transféré à l’homme ce qui est le propre de la nature animale, Dieu attribuera à notre espèce un mode de propagation qui n’était nullement conforme à l’excellence de sa création première. En effet, cette faculté de croître et de se reproduire, Dieu ne l’a pas donnée au genre humain lorsqu’il l’a créé à son image, mais c’est lorsqu’il eut fait la division des sexes, qu’il dit : « Croissez et multipliez-vous, et remplissez la terre ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Cette explication on le voit, est commandée par trois idées connexes :</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">1° la propagation primitive du genre humain devait s’accomplir non sexuelle-<br /> ement ;<br /> 2° distinction des sexes, antérieure au péché, est ordonnée à la propagation de<br /> l’espèce ;<br /> 3° la propagation par conjonction des sexes, fruit du péché, ravale l’homme au<br /> rang des animaux.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Ces thèmes se retrouvent assez souvent chez les Pères. Nous ne croyons pourtant pas que le texte nous les impose, et nous pensons même qu’il les rend difficilement acceptables.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Deux choses nous paraissent enseignées par le texte : l’unité de la nature humaine d’une part la polarité sexuelle des êtres en qui elle est réalisée d’autre part ; la seconde est aussi constitutive (quoique à un autre point de vue) de la nature humaine que la première, et affirmée d’une manière aussi forte. Il ne s’agit donc pas d’une conséquence anticipée du péché originel, d’une précaution providentielle, une telle explication nous paraissant un peu trop « pour les besoins de la cause ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">IV. Les deux visages de l’essence humaine en Dieu</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Si nous comparons les versets 26 et 27 (« Dieu dit : Faisons l’homme… » et « Dieu créa l’homme… », on observe d’abord la différence des verbes : « faire » et « créer ». le premier (qui a en hébreu le même sens que le « faire » français) évoque l’idée d’un projet (17). Il s’agit donc bien de la nature humaine telle que Dieu la conçoit, nature totale qui sera reçue également dans le masculin et dans le féminin. C’est à cet homme, que nous appellerions volontiers l’homme principiel, qu’est accordée la domination sur les êtres des trois mondes (aquatique, aérien, terrestre). Cette domination liée à la nature humaine comme telle sera donc aussi bien l’apanage du sexe féminin que du sexe masculin. Le second verbe, évoque l’idée du passage à l’acte : « Et dieu crée l’homme ». Le projet est donc saisi dans son accomplissement. Mais, comme il n’y a pas de succession en Dieu, il faut voir, dans la distinction de ces deux opérations, la même réalité envisagée de deux points de vue différents. L’homme principiel que Dieu conçoit éternellement dans l’Image de son Verbe, celui qui porte Sa ressemblance, est envisagé en quelque sorte en Dieu même et par Dieu ; tout ici se déroule à l’intérieur de la sphère divine, et c’est pourquoi le texte rapporte les paroles que Dieu S’adresse à Lui-même, à la 1er personne, si l’on ose dire (le pluriel devant très légitimement être référé aux Hypostases trinitaires). Et c’est pourquoi aussi Dieu dit : « faisons », et non : « créons », puisque nous sommes au sein de l’Incréé. Mais ensuite, on passe à la 3e personne, c’est-à-dire au point de vue de la cosmogenèse, celui où les Idées principielles que Dieu contemple éternellement Lui-même, sont envisagées dans leur relation au monde créé comme les déterminations causales de ce monde. Car c’est seulement de ce point de vue que Dieu est saisi comme un Lui-créateur.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> La conception de l’homme principiel devient alors celle de l’homme prototypique, détermination opérée en vue de son existenciation dans un monde spécifique. Cet homme prototypique, qui lui aussi, est « dans l’image », n’est autre que l’homme principiel, mais vu dans sa relation à l’ensemble du créé, comme modèle de toutes les créatures humaines. Autrement dit, et pour employer le langage même de saint Thomas d’Aquin, les Idées que Dieu se forme de toutes les choses créables peuvent être considérées, soit du point de vue principiel comme des modes de contemplation de Dieu par Lui-même dans son Verbe, soit du point de vue prototypique et causal comme les modèles ordonnateurs et recteurs de toute chose existante (18). Le verset 26 envisage les choses du premier point de vue, le verset 27, du second. Et ceci se marque non seulement par la différence des verbes « faisons » et « il créa », mais par la différence de traitement du complément d’objet direct de ces deux verbes, « Adam », lequel est construit directement au verset 26 : « Faisons Adam », tandis qu’il est précédé de l’article défini « le » au verset 27 : « Et Dieu créé l’Adam » (19), ce qui nous paraît marquer très clairement le passage d’une réalité purement principielle, considérée en soi dans son nom propre unique et éternel, à cette même réalité mais posée dans sa détermination objective et distincte comme le nom spécifique d’une communauté d’êtres, c’est-à-dire dans leur essence déterminative.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Relisons maintenant ce verset 27 relatif à la création prototypique de l’être humain :<br /> <br /> « Et Dieu créa l’Adam en son image, en image de Dieu Il le créa, mâle et femelle Il les créa ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Peut-on séparer les uns des autres ces trois vers ? C’est impossible. On ne peut donc considérer le troisième vers : « mâle et femelle Il les créa », ni comme signifiant un être androgynique (20), puisque nous avons un pluriel : Il-créa-eux, ni comme signifiant une seconde création distincte de la première, comme semble le dire saint Grégoire de Nysse. Tout au contraire ces trois vers sont comme le développement d’un seul et même mouvement continu, un acte unique qui déploie tous les effets qu’il contenait en lui-même. De ce point de vue chaque vers subséquent révèle la vérité impliquée dans le vers précédent, de même que la conséquence révèle ce qui était caché dans la cause. Et voici ce qu’on peut en dire : le fait que Dieu créa l’homme « en son Image » entraîne que l’homme ainsi créé sera évidemment l’image de Dieu dans la création. Et en effet, du premier vers au deuxième, on passe de « son image » à « l’image de Dieu », donc du « subjectif » divin à « l’objectif » cosmique : toutes les créatures terrestres sont contenues, à titre de possibles, dans le Verbe, Image du Père, mais l’homme seul, défini d’abord comme image « personnelle » de Dieu, aura pour fonction cosmique d’être son image objective. L’homme est donc l’image de l’Image. Mais d’autre part, parce qu’il est image, alors il s’ensuit que l’être humain sera mâle et femelle : « mâle et femelle il les créa ». Pourquoi ? Tout simplement parce que toute image est double : par sa forme elle n’est autre que son modèle, par sa matière, par le support en lequel elle s’inscrit, le plan de réflexion où elle se projette, elle s’en distingue.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Telle est donc la raison de la dualité des sexes : elle nous paraît impliquée dans la création de l’homme « en image de Dieu », et découler nécessairement de la nature icônique de l’être humain. Qu’on y réfléchisse attentivement et l’on verra qu’il n’est pas facile de faire intervenir d’autres causes. En particulier la nécessité invoquée de la propagation du genre humain nous paraît insuffisante : ne pouvait-elle être assurée aussi bien par une créature hermaphrodite, comme c’est précisément le cas pour de nombreux groupes zoologiques ? Tous les Vertébrés, dont l’homme, ne connaissent-ils pas d’ailleurs une phase androgynique embryonnaire avant la phase de différenciation sexuelle ? et si ce mode de reproduction par conjonction des sexes nous apparente aux animaux, pourquoi la distinction des sexes qu’elle présuppose n’est-elle pas justement mentionnée que pour l’homme et pour aucun autre vivant ? Il faut bien que la mention expresse de cette distinction ait un sens propre au seul être humain, distingué de tous les animaux, et soit autre chose qu’une conséquence anticipée du péché originel. Loin d’être un accident extrinsèque à notre nature primordiale, la distinction de l’être humain en masculin et en féminin est inhérente à cette nature, non point considérée comme Idée connue par Dieu seul, mais considérée comme essence déterminative de toute existence créée.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">V. Reçue dans une personne, l’essence humaine est nécessairement possédée selon deux modes sexuels irréductibles</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Cet enseignement nous paraît indiqué par le fait que la « ressemblance », mentionnée au v. 26, disparaît au v. 27, où l’on parle seulement de « l’image ». Comme nous l’avons dit ailleurs, l’image concerne le statut ontologique de l’homme, la ressemblance concerne son devenir spirituel. De ce point de vue, l’image réfère au Verbe, synthèse principielle des natures, et la ressemblance au Saint-Esprit, Energie principielle de toute sanctification. Tout être humain, homme ou femme, doit réaliser la « ressemblance », doit devenir ce qu’il est, s’identifier, par grâce et selon son mode personnel, au Dieu-Un dont l’image est imprimé en lui. C’est en ce sens que saint Paul affirme que dans le Christ il n’y a ni homme ni femme : dans le Christ, c’est-à-dire dans le Verbe incarné par l’opération de l’Esprit et rempli de cet Esprit. La vie spirituelle concerne l’essence humaine en tant qu’elle se tourne vers Dieu et que Dieu consent à la regarder. Le Christ est Celui en qui et par qui peut passer, de nouveau, ce mystérieux et ravissant échange des regards. Celui en qui et par qui Dieu peut retrouver dans l’essence humaine rachetée la pureté et l’unité de son état principiel. Mais la dualité des sexes concerne l’essence humaine en tant qu’elle est tournée vers la création, vers ce monde où le statut de l’être humain sera d’exister comme image de Dieu. Or, comme nous l’avons dit, être image implique la dualité de la forme icônique et de son plan de manifestation. Dieu ne peut pas plus faire une image parfaitement et absolument une qu’Il ne peut faire un cercle carré. Dieu seul est Un. Dès qu’il y a une image, il y a dualité, au moins virtuellement : celle de la forme et de son réceptacle. Il faut donc que cette virtualité soit préfigurée, d’une certaine manière, dans l’essence elle-même « avant » d’être réalisée dans l’existence et c’est pourquoi le visage de l’essence qui est tourné vers l’existence, est cause d’une dualité d’êtres sexuellement distingués.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Cela implique, évidemment, qu’il y a en Dieu un archétype du féminin comme du masculin, ce qu’un certain « masculinisme » s’est toujours empressé de combattre, comme si la femme n’avait pas tout à fait droit à porter l’image divine. Bien entendu, il n’y a pas en Dieu quelque chose qui ressemble à la femme (ou à l’homme !) : ce n’est pas Dieu qui ressemble à la créature adamique, mais la créature à Dieu. Ce qu’on doit dire, en revanche, c’est que le féminin dans la création exprime un aspect divin, une fonction divine que l’on peut approprier plus particulièrement, nous l’avons dit à plusieurs reprises, au Saint-Esprit (22), et à sa fonction « maternelle », alors que le masculin se rapporte plutôt au Logos dans sa fonction déterminative. N’oublions pas, d’ailleurs, que le mot « image » est répété trois fois, ce qui n’est pas sans rapport avec la Trinité. L’Esprit, en effet, la Ruâh, c’est un principe d’expansion, de dilatation, et donc éventuellement de soulagement (23). Comme tel, il se distingue du principe de détermination et de compaction, éventuellement de rigueur, qu’est le Logos : d’où son nom de Paraclet, de Consolateur. Cet esprit est lui-même l’espace dans l’unité duquel le Père peut engendrer son Fils, où le « souffle expansé » dans lequel Il peut prononcer son Verbe. Tout développement horizontal d’un état d’existence, peut ainsi être référé au divin Pneuma, toute extension d’un cosmos, toute ambiance, tout milieu ou tout réceptacle. On saisit par là la relation ontologique qui rattache l’Eglise au Saint-Esprit, ainsi que Marie son épouse, prototype de l’Eglise et de la femme par sa conception immaculée, autrement dit par sa parfaite conformité à son Modèle divin.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> L’Ecriture nous enseigne donc que l’unique essence humaine se réalise existentiellement en une double incarnation. Identique et plénière en chaque membre du couple, cette essence n’est cependant pas actualisée mêmement par l’un et par l’autre. C’est que chacun d’eux joue son propre rôle dans la fonction icônique générale assignée à l’être humain parmi tous les êtres. Un homme unique, image unique de Dieu, s’identifierait à son Modèle et serait Dieu lui-même, et tel est précisément le cas du Nouvel Adam. Car l’homme est un être personnel, c’est-à-dire conscient et libre, qui doit procéder à une assomption active de sa propre nature, qui doit la réaliser et s’identifier activement avec elle. L’animal subit sa nature, c’est elle qui agit en lui. L’homme la reçoit et la met en œuvre. Assumant totalement une nature totale, puisqu’image de Celui qui est tout, comment pourrait-il échapper à l’illusion d’égaler son Principe ? Mais précisément la distinction sexuelle impose une limite à la réalisation de son essence théomorphe, celle d’une modalité : il est image de Dieu en tant qu’il actualise l’aspect « forme » de son statut icônique, ou l’aspect « réceptacle », mais pas les deux à la fois.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> C’est donc encore une fois, l’existence de la personne qui rend compte de la nécessité de la distinction des sexes. On aurait pu en effet nous objecter que s’il est vrai que toute image implique dualité, rien n’oblige à que cette dualité se réalise en deux êtres sexuellement différents. C’est pourquoi, si l’on veut répondre véritablement à cette question, il faut pousser jusqu’à la personne, actualité ultime de l’être humain. Créer l’homme, c’est conférer la nature humaine à un centre conscient et volontaire, c’est conjoindre la totalité (relative) d’une nature à l’unité d’un centre spirituel, donc à une unité qui a quelque chose d’absolu et de transcendant, capable par là d’absolutiser la nature qu’il reçoit (et ce sera le péché originel, comme nous le verrons). Il faut donc que la conjonction de cette totalité à cette unité s’opère selon un certain mode, d’une certaine manière, qui marque une polarité par rapport à l’actualisation intégrale de l’essence théomorphique. Et ce mode ne saurait découler que de la structure même de toute image. Chacun possède l’image, mais à sa façon. S’il y a « façon », c’est parce qu’il y a possession et prise en charge par une personne ; mais chacune de ces façons est elle-même, dans son mode particulier, quelque chose de l’image. Ainsi cette possession de la nature icônique s’accompagne de la reconnaissance de son incomplétude. Chacun des sexes apprend par l’autre non seulement qu’il n’est pas seul à posséder l’image unique, mais encore que l’autre la possède d’une manière qui lui est interdite, et donc qu’elle ne sera complète que dans leur union, c’est-à-dire, d’une certaine manière, dans leur dépossession d’eux-mêmes. Nous avons atteint cette fois au fondement de l’irréductibilité des sexes.</span></p> <p align="justify"><br /> NOTES (6ème partie)</p> <p align="justify">(1) Envisagée dans toute sa profondeur, la personne, en effet, ne doit point être regardée comme un point ontologique fermé sur lui-même (ce n’en est là que la modalité la plus inférieure), mais la relation active dans laquelle « entre » la créature humaine lorsqu’elle se tourne vers le Soi divin. Si bien que cette relation n’a jamais « fini » de s’approfondir : plus elle s’approche de Dieu et s’unit à lui, plus la personne se réalise, devient elle-même et entre dans sa propre identité. Dans cette conception, l’être n’est pas séparé de l’acte : la personne n’existe que si elle se réalise, -- avec cette réserve, toutefois, qu’au départ il faut bien que la créature humaine jouisse spontanément de son propre exister naturel. Ce don de l’existence passivement reçue définit précisément la nature de l’être en tant qu’être et le distingue radicalement de l’être incréé qui est son propre acte d’être (actus purus essendi, dit saint Thomas). Mais, parce qu’il est doué d’intelligence consciente et de volonté libre (et non seulement, comme les animaux, d’intelligence inconsciente et de pulsions naturelles), l’homme ne peut que sauver ou perdre cet état d’existence ; c’est-à-dire : il doit l’assumer activement, le transformer en un acte personnel d’existence, « porter sa croix », comme dit le Christ, ou bien souffrir éternellement de ne pouvoir le rejoindre : deux réalisations de la personne, par haut et par en bas. Passer de l’exister naturel à l’acte personnel d’existence n’est possible que par la grâce du baptême, qui transforme la simple relation ontologique constitutive de la créature en relation de filiation divine. Inversement, la damnation est une personnalisation à rebours : l’être humain n’envisage de prendre en charge sa propre existence qu’en en refusant l’origine divine. Voulant devenir la source de sa propre existence (c’est la mauvaise conception de l’exister personnel), il s’en distancie irrémédiablement et s’inflige à lui-même une inguérissable blessure.<br /> (2) A proprement parler la figure ici dessinée n’est pas une croix, mais une perpendiculaire abaissée sur une droite horizontale (ou un plan). Comme nous le verrons, la branche inférieure de la croix sera « tracée » seulement par le péché originel (d’où la « convenance » de la croix rédemptrice.<br /> (3) Cf. l’exposé de cette question dans la 3e méditation. Notons qu’au chap. I, v. 28, l’ordre est donné au premier couple « d’emplir la Terre », ce qui désigne bien cette extension en mode horizontal dans le plan de l’existence terrestre. Cette extension est liée à l’acte de la génération : « Croissez et multipliez ». Mais on peut aussi la considérer comme formant couple avec le terme suivant : « Emplissez la terre et soumettez la ».<br /> (4) On songera à l’enseignement de Jésus à Nicodème, dans lequel le baptême, qui nous rétablit intérieurement dans le Paradis, est défini comme une rentrée dans le sein de la mère en vue d’une seconde naissance.<br /> (4b)Marie accomplit aussi cette fonction de retour à l’unité lorsque, selon saint Luc (II, 19<br /> 51), Elle « rassemble dans son cœur » tout ce qu’a vécu l’Enfant Jésus, composant ainsi le premier évangile.<br /> (5) Banquet, 189 e « Premièrement, l’espèce humaine comportait en effet trois genres ;<br /> non pas deux comme à présent ».<br /> (6) Ibidem, 190 b.<br /> (7) Cf., par exemple, Mircea Eliade, Traité d’histoire des Religions, p. 359-363.<br /> (8) La plupart des versions laissent le verbe au singulier.<br /> (9) Les LXX disent : Kata (selon) et, comme la Vulgate, intercalent un « et » entre « image nôtre » et « semblance nôtre » qui n’est pas dans l’hébreu.<br /> (10)Cité par P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, Casterman, 1958, p. 64. Le<br /> concept d’éon correspond, en grec, au concept de saeculum en latin. Désignant primitivement un âge, un cycle, une ère, une période, une durée envisagée dans sa totalité, il en vient aussi à désigner un « monde », un « ordre » de la création. Enfin sous l’influence de Jean de Scythopolis (évêque du VIe s., adversaire du monophysisme) il désigne un attribut même de Dieu, comme « idée », dans l’entendement divin, d’un cycle ou d’un monde. C’est le principe synthétique d’un déploiement cosmique et temporel, son commencement et sa fin éternels (cf. Urs von Balthasar, Liturgie cosmique – Maxime le confesseur, Aubier, 1957, p. 93). Unité de tous les éons et de toutes les essences, le Logos divin, modèle transcendant des créatures, est ainsi Natura naturans, comme l’énonce saint Thomas d’Aquin : « La nature universelle est la vertu active qui réside dans quelque principe universel de la nature, soit dans quelque principe des corps célestes, ou de quelque substance supérieure, selon quoi Dieu même, par certains, est dit : nature naturante » (S. Th., I, II, q. a. 6).<br /> (11)Cette thèse se trouve chez saint Thomas : « Les substances séparées ( les anges)<br /> connaissent non seulement les « universels », mais aussi les singuliers, en tant que les émanations intelligibles que, par un art divin, ces substances reçoivent en elles, portent ressemblance des choses et selon la forme et selon la manière. » Quaest. De anima, a. 20 c.<br /> (12)Sup. Gen. Ad lit., II, 8; cité comme autorité par saint Thomas, S. Th., I, q. 55, a. 2.<br /> (13)En réalité, l’hébreu porte bien le nom Adam, mais la version grecque (que lit saint<br /> Grégoire de Nysse) le rend par anthrôpos, « homme », comme la Vulgate par Homo.<br /> (14)La création de l’homme, ch. 16 ; nous suivons la traduction du Cardinal de Lubac<br /> dans Catholicisme, ed. du Cerf, 1952, p. 329, plutôt que celle de J-Y. Guillaumin (D.D.E., Les Pères dans la foi, 1982, p.99-100) moins précise.<br /> (15)De fait certaines représentations du démon ont un caractère androgynique. Il serait<br /> alors préférable de leur réserver le qualificatif d’hermaphrodite.<br /> (16)La création de l’homme, ch. 22. Comme l’écrit le ardinal Daniélou (Platonisme et<br /> théologie mystique, aubier, 1944, p. 53) : « Cette création ne doit pas s’entendre d’une<br /> humanité abstraite. Le mot phusis (nature) désigne toujours chez Grégoire une réalité concrète existante. Mais elle ne doit pas non plus s’entendre d’une réalité historique (…). Cette création est d’ordre intentionnel. » On lira, dans cette étude du Cardinal Daniélou, p. 48-45, un exposé plus détaillé et nuancé que le bref résumé que nous en avons donné. On peut lire aussi le texte même de Grégoire de Nysse dans l’édition courante que DDB a publiée de La création de l’homme.<br /> (17)A noter, comme l’ont observé les Pères et les Docteurs, que l’être humain est le seul<br /> dont la création est « précédée » d’une « délibération ».<br /> (18)Cette distinction correspond à celle que fait saint Thomas à l’intérieur de la science<br /> divine. Ou bien on considère que la science que Dieu a des purs possibles en tant qu’Il les contemple dans son essence indépendamment de toute volonté créatrice : c’est la science de « simple intelligence » ; ou bien on considère la science qu’Il a, dans son essence, de ces mêmes objets, mais en tant qu’il veut les créer (les choses sont en tant que Dieu les connaît) : c’est la « science d’approbation » (S. Th. I, q. 14, a. 8 et 9).<br /> (19)Que le lecteur nous pardonne ces précisions. Nous les réduisons au minimun indispen-<br /> sable. On comprendra au moins par là que l’Ecriture ne renferme pour ainsi dire, que<br /> des singularités significatives (dont l’immense majorité des exégètes « scientifiques » ne dit strictement rien), et donc que ce texte prétendument naïf ou rudimentaire, est en réalité construit sciemment selon des relations d’une inépuisable complexité.<br /> (20)L’interprétation androgyniste se rencontre chez beaucoup d’exégètes juifs affirmant,<br /> sous l’influence de l’Aristophane du Banquet, que le pluriel désigne les deux parties, masculine et féminine, d’un même être humain conçu comme véritablement hermaphrodite (cf. La Genèse, commentaire du rabbin Elie Munk, la voix de la Thora, p. 28-29). D’autres, éventuellement chrétiens, soutiennent une interprétation analogue, mais en un sens intérieur et dépourvu de connotation sexuelle. Pourtant, si tel est le sens, nous ne parvenons pas à comprendre pourquoi l’Ecriture n’a pas dit : Mâle et femelle, Il le crée. Si l’on ose dire, c’était le moment ou jamais. On pourrait enfin comprendre le pluriel comme désignant une pluralité d’êtres hermaphrodites. Mais on serait alors en contradiction avec le monogénisme du chap. II.<br /> (21)On se rappellera qu’au verset 2 du chap. I, le mot Ruâh (Esprit) est au féminin, ce qui<br /> est d’autant plus remarquable qu’en hébreu il connaît les deux genres.<br /> (22)La racine hébraïque RWH a d’ailleurs tous ces sens ainsi que celui d’espace. </p> <p align="justify"><br /> <span style="font-size:130%;">VIIe MEDITATION<br /> L’UNION DE L’HOMME ET DE LA FEMME</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"><br /> Les conclusions de la précédente méditation sont donc les suivantes : 1) l’androgynie dont parlent certains commentateurs ne concerne que l’«homme universel », celui que nous avons appelé principiel, c’est-à-dire l’homme dans (et selon) le Principe, androgynie qui d’ailleurs ne désigne nullement une bi-sexualité, mais uniquement un état d’indifférenciation à l’égard de cette dualité ; 2) la polarité sexuelle n’apparaît qu’avec l’homme prototypique, c’est-à-dire avec l’essence adamique en tant qu’on l’envisage dans sa fonction déterminatrice des existences créées (1) ; 3) ces existences créées, parce qu’elles sont constituées d’une nature reçue et appropriée par une personne, sont masculines ou féminines. Le seul moment proprement androgynique, c’est donc le deuxième. Les considérations que nous exposons étant assez inhabituelles, il ne sera peut-être pas inutile d’y revenir un instant.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">I. L’image, l’ange et l’homme</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Le fondement scripturaire de notre thèse, c’est le verset 27 du chap. I : « Et dieu créa l’homme en Son image de Dieu Il le créa, mâle et femelle. Il les créa. » Nous y voyons trois phases liées causalement : parce que l’homme est créé par Dieu « en Son image », il doit exister « en tant qu’image de Dieu », et parce qu’il doit exister « en tant qu’image de Dieu », alors il existera selon la modalité mâle ou femelle (2).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Comment donc peut-on comprendre que le passage de « Son image » à « image de Dieu » entraîne l’apparition d’une polarisation sexuelle prototypique ? N’est-il pas paradoxal de voir dans la nature théomorphique de l’essence adamique la raison de cette polarisation, alors que la plupart des Pères grecs y voient au contraire la raison majeure pour refuser cette polarisation : Dieu étant Un, son image l’est aussi ; or, nous ne nions nullement le bien fondé de cet argument. Il nous paraît cependant métaphysiquement unilatéral. L’image n’est une que dans l’Un. Cette image, c’est d’abord le Verbe divin, image éternelle du Père, et c’est aussi toutes les possibilités de création contenues en Lui, toutes les Idées divines que Dieu connaît en Lui-même comme autant d’images de Lui. L’essence adamique est l’une de ces images ; mais, comparée à toutes les autres, elle est image d’une manière essentielle : en effet, elle ne reflète pas telle qualité divine (comme le lion reflète la force ou la majesté), mais elle reflète l’Essence Divine en tant que telle, la « forme » même de Dieu. C’est pourquoi, dans le Christ, il n’y a plus ni homme ni femme, dit saint Paul, cette forme humaine du Christ réalisant la perfection de la nature théomorphique de l’essence adamique (3).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Cependant cette essence est une possibilité de création. Elle est destinée à devenir le prototype d’une pluralité de créatures humaines, appartenant au même monde défini par le même ensemble de conditions d’existence. Parmi toutes ces créatures peuplant ce monde, en vertu de sa nature principalement théomorphe, elle est destinée à représenter l’«image de Dieu ». Elle n’est pas seulement image de Dieu en elle-même et pour Dieu, elle l’est aussi et conséquemment, pour tous les êtres non-humains appartenant au même monde humain. Comme nous l’avons dit, cette essence a deux visages : un visage principiel, tourné vers Dieu, un visage prototypique tourné vers la création. Or, il faut de toute nécessité que cette fonction icônique de l’essence adamique soit préfigurée dans l’essence elle-même ; ce qui n’est pas le cas de toutes les essences, car toutes les essences ne sont pas images de Dieu comme tel, mais images de « tel Dieu », si nous osons dire : en d’autres termes, elles sont images de telle ou telle qualité ou aspect divin (qui est Dieu puisqu’en Dieu, tout est Dieu, mais « vu » sous un certain angle), et ces qualités divines sont innombrables (infiniment plus que la somme toutes les créatures possibles). Tels sont les anges, qui sont en quelque sorte des êtres-natures, images de Dieu « qualifié », mais aucun n’est l’image de Dieu (comme tel, ou comme telle) pour les autres anges. Il n’y a pas un roi de la création angélique. Le monde angélique possède bien une organisation hiérarchique, mais la place centrale ou le sommet de cette hiérarchie n’est pas occupé par un ange. Loin donc que l’ange soit à l’image de Dieu, il faut dire plutôt qu’il est la « non-image » de Dieu. C’est pourquoi le nom du chef des anges, donc de celui qui manifeste la forme angélique par excellence est Mikhaël (Michel), ce qui en hébreu signifie littéralement « qui = Mi-(est) comme = Kha-Dieu = El ? (Quis ut Deus ?). Tous les anges étant de forme « mikhaëlite » (4), ils dénoncent par là même toute prétention théomorphique. D’où la gravité du péché luciférien puisque, voulant se faire « comme Dieu » (« je serai semblable au Très-Haut », (Isaïe, XIV, 14) Lucifer, le « Fils de l’Aurore », attente à sa propre nature qui se trouve alors inversée. Toute cette doctrine est résumée dans cette idée que les anges ne sont pas des êtres « centraux », mais des êtres périphériques, si élevés et si proches du Centre soient-ils. Ils sont disposés autour du Trône divin, nous dit l’Ecriture ; c’est ce trône qui occupe donc le centre des mondes angéliques. Il s’identifie à Marie, Trône de la Sagesse divine incarnée, et qui est ainsi la Reine des anges. Quant à Lucifer, incapable d’occuper cette place centrale dont le « vide » ne peut être rempli que par l’immanence du Trône divin, en pénétrant indûment dans cette « région du centre », il est nécessairement « aspiré » par l’abîme vertical et tombe indéfiniment vers le bas, dans ces « ténèbres extérieures », c’est-à-dire les ténèbres d’une périphérie dont le centre n’est nulle part et partout la circonférence.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Au contraire, si l’on peut dire, le théomorphisme principal de l’essence adamique l’institue comme être central, être du Centre : le péché adamique ne consistera pas à vouloir usurper le centre, mais à sortir de la région centrale, à convoiter la périphérie, et l’on comprend pourquoi Satan veut l’y entraîner : n’ayant pu, lui, créature périphérique mais originellement « centrée », envahir le centre, il veut maintenant attirer ce centre relatif qu’est l’homme dans le domaine de la pure extériorité afin de bénéficier de cette centralité dont il a perpétuellement soif.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">II. L’image comme racine du masculin et du féminin</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Ces remarques nous font mieux comprendre ce que signifie le théomorphisme de l’essence adamique, dont la conséquence majeure est, relativement au monde qui est le sien, d’exercer la fonction de lieutenance divine, de « tenant lieu » de Dieu. Cela implique un « lieu », un « plan d’existence », un « monde », un « espace », et un « tenant », un « centreur », un « ponctualisateur ». Ces deux conditions, passive l’une, active l’autre, sont préfigurées dans l’essence adamique en tant que féminin et masculin prototypiques ; ou, plutôt, sont désignées analogiquement à partir de leurs manifestations existentielles, la femme et l’homme créés au Paradis. Car le masculin et le féminin prototypiques ne constituent évidemment pas une polarité sexuelle au sens biologique du terme : il s’agit des déterminations prototypiques qui se traduiront, en mode créé, par une telle polarité. Toute notre exégète n’est compréhensible que si l’on accepte cette idée que l’homme et la femme sont autre qu’un sexe, c’est-à-dire autre chose que le produit d’une différenciation sexuelle purement accidentelle s’ajoutant de l’extérieur à une essence en elle-même sexuellement indifférenciée. Cette conception d’une différenciation sexuelle purement adventice et ordonnée seulement en vue de la propagation de l’espèce pourrait se recommander, à quelques égards, d’une certaine tradition patristique. Nous la croyons cependant difficile à soutenir. Le masculin et le féminin ni ne partagent en deux toute l’essence adamique, ce qui équivaudrait à nier son unité et donc son existence, ni ne correspondent à des caractéristiques exclusivement corporelles. Nous allons le voir dans un instant, ce sont des modalités de manifestation de cette essence qui en reflètent les déterminations prototypiques. Il y a un archétype du masculin et un archétype du féminin, non comme un homme et une femme éternels numériquement distincts, mais comme des déterminations implicites de l’unique essence adamique. Ce qui le prouve, nous semble-t-il, c’est que la différence des « sexes », de l’avis de saint Thomas (5), et de beaucoup d’autres, est maintenue dans l’état de gloire, bien qu’elle ne corresponde plus à une fonction de reproduction. De même l’Assomption de la Très Sainte Vierge et ses apparitions témoignent en faveur de la pérennisation de la Femme essentielle. Le Christ a dit, non qu’il n’y avait plus ni homme ni femme, à la résurrection, mais seulement qu’on n’épousait plus : non qu’on devenait des anges, mais qu’on était comme des anges (6). Il faut donc que cette différenciation sexuelle soit-elle même ou la traduction, en mode corporel, d’une différence plus essentielle et véritablement prototypique. Cette polarisation, que nous qualifions de « sexuelle » de façon analogique, ne saurait être ordonnée à la propagation de l’espèce ; question qui, au niveau méta-cosmique ou macrocosmique du 1er chapitre, ne se pose pas ou se pose d’une tout autre manière (7). Sa signification est donc à rechercher ailleurs, là où se trouve la double racine de ce qui se manifestera corporellement comme l’homme et la femme que nous connaissons. Nous avons cru pouvoir saisir cette double racine dans la fonction icônique que sa nature théomorphe assigne à l’essence adamique, laquelle implique qu’il y ait en cette essence et le principe de ce qui sera le support de l’image, sa surface reflétante, son « lieu » de manifestation, sa propre réceptivité, d’une part, et le contenu de l’image, sa forme même, sa vérité, d’autre part ; on pourrait dire aussi : son altérité et son identité, car l’image est autre et la même que son modèle.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Nous faisons ainsi remonter la racine de la différenciation en masculin et féminin à un niveau ontologique très élevé (8). Il est plus difficile d’expliquer pourquoi cette essence prototypique polarisée s’exprime, au niveau de la création paradisiaque, par une dualité d’êtres sexués, et non par un seul, hermaphrodite. Il plus facile de remonter de l’effet à la cause que de descendre de la cause à l’effet, et même c’est là le secret de Dieu seul, secret identique à son pouvoir créateur, lequel nous échappe radicalement. La logique la plus métaphysique est toujours rétrospective.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Nous avons cru pouvoir cependant référer cette explication à la relation qui unit la personne à sa nature, tout en ayant bien conscience de son caractère imparfait. Néanmoins notre méditation ne nous a rien fourni de plus topique. Métaphysiquement, il serait équivalent de dire simplement que le « un » ne peut se manifester que par le « deux ». Et, en effet, la raison saisit clairement que dès lors que « un » se manifeste, lui et sa manifestation font « deux » ; si bien que si la manifestation veut être fidèle et conforme à la loi manifestante, elle se doit de refléter sur son propre plan horizontal cette dualité verticale. La véritable image de « un » n’est donc pas « un », mais « deux ». Si l’image de « un » était « un », elle se réduirait à « un » et disparaîtrait comme image. La véritable image (initial) n’est pas un autre point, mais deux points, qui sont alors image l’un de l’autre. Cette loi logico-symboliste permet de rendre compte, relativement, de la nécessité du couple primordial.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Toutefois, avec cette loi, on comprend seulement que l’image d’un point se traduit par deux points semblables ; on ne comprend pas qu’ils doivent être qualitativement distincts. Il faut donc quitter le plan de la seule quantité ; ce que nous faisons précisément quand nous considérons le plan de la manifestation paradisiaque, où tout est éminemment qualitatif, puisqu’il est celui où les natures se manifestent existentiellement dans toute leur pureté. Dès lors, si d’une part l’image paradisiaque de l’unité adamique théomorphe ne peut être que double, d’autre part nous comprenons aussi qu’elle comporte nécessairement une différenciation qualitative explicite, à savoir celle des déterminations polaires implicites de l’essence prototypique.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Et cependant nous ne sommes pas encore au bout de nos peines, car une telle explication, si elle nous permet de rejeter l’hypothèse d’une dualité de créatures purement identiques, tels que seraient deux androgynes, ne nous permet pas d’écarter l’hypothèse d’une dualité de simples « natures » qualitativement distinctes, c’est-à-dire l’hypothèse de la simple coexistence du « masculin » et du « féminin », du « mâle » et de la « femelle » dont parle le texte biblique, au verset 27, et qui ne sont encore ni un homme ni une femme (9). Car, comme nous l’avons dit, et c’est là l’un des principes majeurs de notre exégèse, tout ce qui est exposé au chapitre I concerne la « création » prototypique ou sa réfraction macrocosmique dans les intellects angéliques. Nous verrons dans les méditations suivantes que le péché originel, d’une certaine manière, nous fait « retomber » sous la loi macrocosmique, auquel la grâce du régime paradisiaque nous permettait d’échapper. Remarque importante qui signifie que l’homme du « septième Jour » retombe, mais selon un mode infra-angélique, dans l’homme du « sixième jour ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">III. Comment sa réception dans une personne entraîne la différenciation de la<br /> Nature humaine</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> L’existence paradisiaque d’Adam et d’Eve n’est pas le résultat de la simple existenciation de deux qualités ou déterminations protypiques, mais celle de deux êtres personnels. Qu’est-ce à dire, sinon qu’ils sont constitués, comme nous n’avons cessé de le souligner, par une certaine relation entre une nature et un centre conscient et libre. Cette relation n’est pas seulement une relation statique de possession qui fait que la nature humaine appartient au sujet ontologique ultime qui la « porte » dans l’existence, c’est aussi une relation dynamique d’actualisation : l’homme doit devenir ce qu’il est, il doit réaliser sa nature. Or ; les sujets humains se différencient qualitativement non par leur réalité d’être personnel (puisque chaque personne étant unique, mystérieusement incomparable et connue de Dieu seul, fonde une distinction supra-qualitative), ni par leur nature d’être humain (puisque cette nature est identique en chacun). Ils ne peuvent se différencier que par la façon dont chacun actualise sa propre nature. C’est donc seulement dans la relation d’appropriation de la nature humaine par la personne que peut s’inscrire cette différenciation qualitative, chacune de ces personnes ayant sa façon propre d’«existencier » la nature humaine. En fait, il faudrait parler de plusieurs façons, donc d’une pluralité de modes d’existenciation selon lesquels se module la relation d’appropriation. En effet le masculin n’existencie pas sa nature humaine de la même façon que le féminin, le sanguin que l’atrabilaire, etc. On pourra donc distinguer le mode sexuel, le mode humoral ou tempéramental, le mode caractériel, le mode singulier (idiosyncrasique), qui, de la pure nature humaine à la personne pure, régissent l’existenciation de la nature par la personne. Encore faudrait-il prendre également en considération des facteurs relativement « externes » de modulation, tels que la race, l’ethnie, la caste, l’éducation, la religion. Chacun de ces modes, relevant à la fois de la nature et de la personne, est déterminé quant à sa racine naturelle et libre dans sa racine personnelle ; il n’est ni un pur donné s’imposant tel quel à la personne, ni purement réductible à un choix personnel, à l’influence de la culture, comme le prétendent les existentialistes (Simone de Beauvoir) et les culturalistes. Le mode dont l’enracinement naturel est le plus important est assurément le mode sexuel. Le mode masculin ou le mode féminin d’existenciation de l’unique nature humaine sont une nécessité de nature, ou plutôt, comme nous croyons que l’enseigne la révélation biblique, ils sont une nécessité dérivant de l’actuation de l’essence adamique dans l’ordre effectif de l’existence paradisiaque. Cela signifie que le masculin et le féminin ne sont pas des qualités substantielles préformées et descendues telles quelles du ciel, mais, répétons-le, des modes d’existenciation qualitativement différenciée, différenciation qui ne peut être engendrée que par les deux pôles de toute réalité icônique : l’identité et la distinction.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Il en résulte que ce n’est pas une moitié d’essence humaine qui est donnée à Adam et une autre moitié à Eve, mais la totalité de l’essence est donnée à chacun d’eux. De plus, comme c’est l’être humain comme tel qui est image de Dieu, il faut en conclure qu’Adam et Eve le sont à un titre égal. Ainsi, dans la mesure où ce théomorphisme originel implique la dualité potentielle d’une identité et d’une différence, qui se manifestera extérieurement, sur le plan de l’existence paradisiaque, par la dualité effective de l’homme et de la femme, alors, d’une certaine manière, tout être humain est potentiellement androgynique. Cette potentialité se reflète d’ailleurs dans le développement sexuel de l’embryon qui est indifférencié jusqu’à la six semaines, et n’acquiert un appareil génital différencié qu’à la 7e (10). Mais, de même qu’en réalité le sexe est déterminé chromosomiquement dès la conception, de même l’essence humaine, en tant que destinée à être reçue dans une personne, est déterminée à l’être selon le mode masculin ou le mode féminin, puisque toute manifestation implique différenciation et que la première différenciation ne peut être que celle du masculin et du féminin.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> On voit alors que cette différenciation est dialectique. Le mode masculin n’est pas simplement « autre » que le mode féminin. Répétons-le, il ne réalise pas une partition de l’essence humaine, mais il répond à une prédominance : l’homme n’est pas seulement homme et la femme seulement femme, il est aussi féminin surmonté, elle aussi masculin surmonté. Ou encore ; le masculin est l’autre du féminin et réciproquement. Il s’agit donc d’une polarisation par déséquilibre, par accentuation d’un élément sur l’autre. Ce qui ne signifie nullement que, dans l’état prototypique, masculin et féminin sont en équilibre à la manière des plateaux d’une balance, mais qu’ils sont indifférenciés ou ne se manifestent comme tels, dans leur relative pureté, que par déséquilibre différenciant. Chacun de nos premiers parents est également image de Dieu, mais nécessairement à sa manière, puisque chacun d’eux doit faire sienne cette essence théomorphe dès lors qu’elle est reçue dans une personne. Inévitablement la seule différenciation possible des modes d’appropriation consistera à faire prédominer l’un des deux pôles de la réalité icônique sur l’autre, à l’intérieur de chaque être personnel. Ce qui entraîne qu’il y a le masculin dans l’homme et le féminin dans la femme, mais aussi le féminin surmonté et intégré dans l’homme et le masculin surmonté et intégré dans la femme (11). Ces conclusions sont importantes car elles commandent l’union d’Adam et d’Eve qu’évoquent les derniers versets de la Genèse édénique.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">IV. De l’essence et de l’identité du corps adamique</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Nous ne croyons pas qu’il soit utile de pousser plus loin l’analyse concernant le passage de l’unité de l’essence humaine à la dualité du premier couple, dont la nécessité doit maintenant apparaître clairement. Mais nous n’avons encore presque rien dit de la signification du masculin et du féminin envisagés non plus dans leur différenciation constituante, mais bien dans leur différence constituée. Nous avons beaucoup parlé du processus, mais nous n’avons pas encore pris en compte son résultat, qui est l’apparition du premier homme et de la première femme. Ou, si nous l’avons fait (dans les méditations IV et V), c’était du point de vue de sa signification relativement à l’être humain en général, et relativement à la sexualité proprement dite (12). C’est d’ailleurs pourquoi au fond, et même dans la méditation précédente, nos analyses étaient réglées par la réciprocité. Ce que nous disions de l’homme valait pour la femme et réciproquement, avec cette réserve seulement que l’un était homme et l’autre femme. C’est maintenant la masculinité et la féminité que nous voudrions scruter en elles-mêmes, du moins brièvement.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Ces analyses seront placées cette fois sous le signe de l’inégalité relative, les conditions masculine et féminine étant en effet inégales relativement, c’est-à-dire en fonction du point de vue considéré (13). Une question préalable cependant : notre méditation du texte biblique concerne-t-elle Adam et Eve, ou les hommes et femmes de toujours ? Nous répondrons qu’elle concerne évidemment tout homme et toute femme, bien que nous soyons porté à attribuer à l’homme paradisiaque un type d’existence d’une autre nature que la nôtre. Nous interprétons en effet les « tuniques de peau » dont Dieu revêt nos premiers parents après la chute, comme désignant le corps charnel, ce qui implique que le corps antélapsaire est de nature psychique ou subtile. Que le corps paradisiaque soit de nature psychique, c’est ce qu’enseigne saint Paul lui-même : « Le corps est semé corps psychique (1 Cor., XV, 44-47). Quant aux « tuniques de peaux » désignant la « carnalisation » du corps subtil, elle est classique chez saint Grégoire de Nysse (14). Encore faut-il l’entendre correctement et attentivement, c’est-à-dire philosophiquement, ce que nous avons tenté de faire dans La charité profanée (15). L’idée essentielle est que le corps charnel actuel n’est pas une réalité purement matérielle, d’une part, et que d’autre part, il n’est pas non plus une réalité ajoutée au corps psychique ; l’expression de « corps ajouté » que l’en rencontre chez certains Pères nous paraît malencontreuse. Il s’agit toujours du même corps, mais soumis à de nouvelles conditions de manifestations subtile. Le fait que nous abandonnions ce corps de mort ne signifie pas que nous l’avons « revêtu » à la conception : les processus de la naissance et de la mort ne sont pas symétriques.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Au demeurant, psychique ou charnel, Adam et Eve possèdent un corps propre, c’est-à-dire un organisme ou structure organisée vivante et constituant le milieu interne de l’être. Car il ne peut pas y avoir manifestation réelle d’une créature sans la rencontre et la conjonction de ces deux éléments : un être et un milieu, ainsi que nous l’avons exposé dans les méditations antérieures. Le corps propre, c’est l’être en tant qu’il entre dans le milieu d’existence, et, inversement, c’est le milieu, le monde, en tant qu’il se soumet à l’être et se laisse envahir par lui. A tous les degrés de la création, le corps propre, c’est le mode grâce auquel l’être est présent au monde et le monde présent à l’être, et l’on pourrait même dire, d’une façon universelle, qu’il désigne la présence de ce qui est un à ce qui est multiple, et réciproquement. En tant qu’il est le mode propre de présence d’un être, le corps, comme organisme essentiel, est toujours le même : corps spirituel, subtil ou charnel, il possède son identité par sa conjonction avec l’être dont il est le mode de présence. Nous ressusciterons avec notre corps propre. C’est pourquoi ce que l’on dit du corps paradisiaque pourra s’entendre du corps charnel.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">V. Roi du monde et Reine de l’humanité</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> La remarque essentielle qu’impose le chapitre II, c’est qu’Adam est créé le premier. Cela signifie que le masculin est, par lui-même, image de Dieu dans le monde et donc pour le monde ; le féminin, au contraire, ne l’est que médiatement, c’est-à-dire n’est image de Dieu, qu’en tant qu’il est image de l’homme. Nous disons bien le masculin et le féminin, et non la personne de l’homme ou de la femme ; et nous disons du féminin qu’il est, et donc qu’il doit être, image de l’homme, et non image du masculin ! Cette distinction est capitale. Si le féminin était image du masculin, il serait masculin et perdrait sa qualité distinctive. C’est d’ailleurs là l’erreur du féminisme qui est bien l’une des plus terribles menaces pesant sur l’humanité. Au demeurant cette erreur implique une incompréhension radicale de la nature du masculin comme du féminin. Etre masculin, en effet, ou être féminin, ce n’est pas actualiser les prérogatives appartenant à une essence, c’est se tenir dans un certain rapport à l’égard d’un certain objet ; bref, c’est une fonction. Est masculin celui qui accomplit la fonction que lui confère sa nature théomorphe à l’égard du monde. L’être humain, image de Dieu ; est masculin en tant qu’il exerce sur le monde extérieur la royauté active. Il s’agit donc d’un véritable ministère cosmique. Le masculin a pouvoir sur les choses. S’il est infidèle à ce ministère, s’il trahit sa fonction, il entraîne avec lui la déchéance de toute l’humanité, raison pourquoi le péché originel est celui d’Adam et non celui d’Eve. L’infidélité au ministère, c’est d’abord, et précisément, la transformation du service en prérogative : le féminisme n’est que la rançon du masculinisme. Réciproquement, si le masculin réside dans le pouvoir de l’homme sur les choses, le féminin, lui, a pouvoir sur l’homme. Le masculin est maître du Monde, le féminin est maître de la réalité humaine, dans la mesure où il a pour fonction de la représenter à elle-même. Et c’est pourquoi le péché originel est accompli par Adam, mais à la sollicitation d’Eve. La femme est chargée de représenter l’homme dans le monde, de même que l’homme y est chargé de représenter Dieu. Fonction féminine qui est en rapport direct avec la maternité : c’est la femme qui fait naître l’être humain dans le monde, l’homme ne le fait naître que dans la femme. Et de même que l’être masculin, en sa fonction royale, doit non seulement agir sur le monde et le transformer, mais aussi le garder et veiller sur lui, de même l’être féminin doit non seulement transformer l’homme, mais aussi le garder et veiller sur lui. Gardienne de toute l’humanité, elle ne cesse d’enfanter les êtres humains à eux-mêmes, à leur propre noblesse et dignité. C’est elle qui en possède le secret, c’est en elle qu’il est caché. Voilà ce que comprend Adam en apercevant son épouse paradisiaque. Par les paroles qu’il prononce (« voici l’os de mes os et la chair de ma chair ») il l’institue Reine de l’humanité, il lui confie, au matin primordial, la garde de l’icône humaine, de même que Dieu lui a confié la garde du paradis.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Tels sont les principes qui président, selon l’Ecriture aux rapports du masculin et féminin. Ils entraînent deux conséquences majeures : c’est que le féminin soit soumis au masculin et que le masculin respecte et honore le féminin. Soumission, oui, parce que l’être féminin est un être du cosmos et comme tel soumis à la royauté adamique. Respect, oui, parce que ce qu’il aperçoit en elle, au-delà de l’apparence objective, c’est le visage de sa propre humanité : non le visage de sa masculinité, mais celui de sa divine noblesse. Tourné vers le monde extérieur, pour Adam, tout est monde. Comment ne s’oublierait-il pas lui-même, puisque rien ne lui parle de l’homme et que lui-même, absorbé dans sa tâche objective, est tout entier comme en dehors de soi ? Regard absolu sur les choses, il perd de vue sa propre « situation » mondaine. C’est ici le lieu de rappeler une remarque que nous avions faite en commençant nos méditations et que nous avons toujours maintenu implicitement à l’horizon de notre réflexion. Le premier regard qu’Adam jette sur le monde est d’abord empli par la vision d’un cosmos non-humain, où tout est « objet » pour un sujet connaissant, alors que la première vision qui emplit le regard d’Eve et celle d’Adam qui la regarde : le monde, l’objectif, l’extérieur, prend pour elle d’abord la forme humaine. Or, cette première « information » du regard est ineffaçable et marquera indélébilement les regards masculin et féminin (16). Même l’humain est pour le masculin d’abord mondain et objectif, même le monde est d’abord pour le féminin humain et subjectif. C’est à travers le masculin que le féminin fera l’apprentissage de l’objectif, et de même avons-nous montré que le féminin était pour Adam médiateur du subjectif. Or, apprendre l’objectif, c’est, d’une certaine manière, mourir à soi-même, c’est renoncer à sa propre loi, c’est véritablement se soumettre à ce qui est. La première forme de cette soumission, grâce à laquelle le féminin sort de sa propre homogénéité existentielle, est constituée par la reconnaissance de l’existence et du vouloir masculin. Inversement, apprendre le subjectif, c’est d’une certaine manière, renoncer à connaître, c’est découvrir que les « objets » ont un « dedans », un mystère, une dimension, par où ils échappent au regard transperceur, à la pénétration cognitive, c’est respecter ce qui est la reconnaissance du féminin, comme mystère virginal et scellé, est la première forme de ce respect, par où le masculin, dispersé dans les choses, se recueille et s’éveille au secret de sa propre intériorité.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> On voit comment se sont traduits, au niveau paradisiaque, la double polarisation prototypique où nous voyons la double racine du masculin et du féminin : pôle « formel » et pôle « matériel » de l’essence adamique comme théophanie, déterminant les modes respectivement masculin et féminin d’appropriation de cette essence. L’homme actualise « formellement » son théomorphisme, la femme l’actualise « matériellement ». Ou encore l’homme l’actualise par son agir, la femme par son être ou son état. Mais si l’homme est « forme théophanique », il n’est pas forme pure. Invisible sous la lumière de la forme, la matière n’en est pas moins présente, sinon il serait un ange ou Dieu même. C’est cette « matière » qui sort de lui, durant l’instant d’un sommeil profond, durant une interruption de ce regard obstinément ouvert sur les choses, et que Dieu « bâtit en forme de femme », alors qu’il a les yeux fermés. Ainsi la femme est « matière théophanique », réceptacle, lieu de la théophanie, elle est la terre paradisiaque elle-même, la demeure primordiale de l’humanité. Mais elle n’est pas pure « matière », sinon elle serait moins qu’humaine. Cette demeure est habitée par la forme divine, mais, cette fois, intériorisée et comme invisible.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">VI. « Ils seront deux selon l’unité de la chair »</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Parvenus ainsi à l’extrême différence, le masculin et le féminin peuvent réaliser, sur le plan même de l’existence créée, l’unité prototypique d’où ils tirent leur origine. Ils le peuvent parce que cette unité sera celle d’une fusion sans confusion : union active et non point indifférenciation statique. L’homme et la femme étant constitués non seulement en masculin et en féminin, mais d’abord en êtres personnels, intelligents et libres, l’union qu’ils réalisent en mode naturel (c’est-à-dire en fonction de leurs natures masculine et féminine) demeure sous la dépendance de leur être spirituel. Sinon une telle union équivaudrait à un mensonge : on ne peut réaliser une unité ontologique sur le plan même de la dualité. C’est pourquoi la citation que le Christ fait du texte de l’Ecriture nous paraît métaphysiquement plus exacte que la version hébreu telle qu’elle nous est parvenue. L’hébreu dit en effet : « et ils seront selon la chair une », tandis que les septante, le targum, la Vulgate, et tout le Nouveau Testament portent : « et ils seront deux selon la chair une ». D’autres particularités de l’hébreu demanderaient à être soulignées : ainsi le verbe « être » est à l’«inaccompli », indiquant une action qui dure ; et le mot « chair » est précédée d’une préposition, non nécessaire s’il fallait seulement dire : ils seront une seule chair, et qui indique, croyons-nous, une idée de modalité : « ils existeront » (le verbe « être » peut avoir ce sens fort), non de leur existence plénière, mais « selon la modalité de la chair une ». Si l’on se souvient de l’interprétation que, dans la Ve méditation, nous avons donnée de la chair comme désignant la « nature », on voit en effet que c’est selon la modalité de la nature, et non selon celle de l’existence personnelle, que se réalise cette unité. L’unité des personnes, en effet, n’est pas d’ordre naturel. Elle réfère à l’unité de l’Esprit divin qui la fonde et la constitue. C’est en Dieu que la personne d’Adam est unie à la personne d’Eve, union préexistentielle, à laquelle l’un et l’autre accèdent, mais qu’ils ne produisent pas. Dans la relation paradisiaque de personne à personne, l’union d’Adam et d’Eve n’implique aucune fusion, aucune conjonction ; c’est une union « à distance », union de confiance et de reconnaissance : chacun, en soi-même, est uni à l’autre. L’union de nature est différente : elle implique, au moment de son accomplissement, la suspension relative de l’appropriation personnelle de la nature, pour laisser en quelque sorte la nature suivre sa propre loi. Il y a ainsi, dans la conjonction sexuelle, quelque chose d’impersonnel ou qui déborde momentanément la personne. Nous sommes renvoyés ici, d’une certaine manière, à l’essence prototypique non encore « hypostasiée » (c’est-à-dire reçue dans une hypostase ou personne), et la joie qu’en éprouve l’être est celle d’une sorte de retour à l’originel et d’immersion en lui. Sans doute, nous l’avons noté, cette fusion demeure-t-elle sous la dépendance de la personne. Mais ce n’est pas la personne qui l’engendre elle consent seulement à son propre effacement, à sa « mort » ou à son « sommeil » momentané. Elle « laisse exister » l’unité originelle de la nature, dans sa vérité et sa nudité. Et c’est là, pensons-nous, au moins l’une des significations possibles de la nudité que mentionne le texte aussitôt après : la personne cesse d’envelopper la nature. Mais ils n’en avaient point honte. Comment cela est-il possible ?<br /> <br /> La honte est la conscience de notre indignité dévoilée. La nudité est le dévoilement total. Il n’y a donc en Adam rien qui soit indigne d’être vu d’Eve, et réciproquement. Que pourrait-il y avoir de non digne, sinon ce qui, en eux, serait inférieur à leur plus haute noblesse, laquelle est celle de la personne ? Il faut donc que chaque homme honore et respecte en lui-même sa propre nature sexuée voulue par Dieu. Il en est le serviteur et non le propriétaire ; le serviteur parce que le maître, et non le jouisseur ou le profiteur. C’est à lui que Dieu a confié cette nature, comme Il lui a confié la nature paradisiaque, pour qu’il la garde et la cultive, qu’il la porte dans l’être et la développe. En s’unissant, Adam et Eve honorent et accomplissent la loi de cette nature. Mais pourquoi cette loi est-elle celle d’une union ?</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il n’y a pas d’autre réponse possible que la pro-création, nous l’avons dit, l’union naturelle du masculin et du féminin n’est pas une véritable unité. Comment d’ailleurs le pourrait-elle, alors qu’elle implique la présence des personnes dont elle demeure ontologiquement solidaire ? De plus, aucune nature n’est « une » par elle-même ; elle l’est par l’être qui la fait exister et qui, d’une certaine manière, la transcende. Ainsi l’unité naturelle du masculin et du féminin, ou bien est imparfaite ou mensongère, ou bien se réalise véritablement dans l’unité d’un être distinct. L’amour est fécond. De même que la création d’Eve, être personnel, est le réveil d’Adam et lui donne d’accéder à sa propre personne, de même la création (par Dieu) de l’être nouveau est le réveil des époux de leur sommeil momentané dans la nature originelle et les restitue à leur distinction personnelle. C’est elle qui donne son sens à cette union, à défaut de quoi elle demeure inintelligible. En vue de quoi devrait-elle être nécessaire ? En vue de la reconstitution de l’androgyne primordial, comme le prétendent certains ? Mais cette réponse est contradictoire, car la fin pour laquelle une chose est accomplie ne saurait être cet accomplissement lui-même, ce qui équivaudrait à dire que la raison de la reconstitution de l’androgyne primordial c’est la reconstitution de cet androgyne, reconstitution au demeurant toujours manquée, qui au mieux ne saurait être que figurative et donc qui ferait mentir la parole de Dieu. L’union charnelle des époux est évidemment une expression de leur amour, mais elle n’en est ni la fin ni la condition, puisque les époux peuvent s’aimer en son absence et même le doivent. Sa fin est donc en dehors d’eux, dans la mesure où elle produit un fruit extérieur (parce que doué d’intériorité) dans lequel les deux sont « un » à jamais.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">On voit alors pourquoi cette union doit être consacrée. Elle doit l’être parce elle est sacrée, en elle-même et par elle-même. Sacrée, oui, et au sens premier du terme qui signifie : séparation, mise à part. Dans l’union « selon la chair », la nature est séparée de la personne qui cesse momentanément de se l’approprier ; elle est donc rendue à la mouvance céleste dont elle relève et émane, comme si, d’une certaine manière, elle remontait au ciel pour s’identifier à son essence prototypique. Le mystère de cette union charnelle s’accomplit les yeux fermés, alors que l’acte de la conscience, par lequel l’être adamique est précisément dans cet état paradisiaque et non dans un autre (angélique par exemple), s’interrompt pour laisser un instant jouer la force cosmique de la nature primordiale. Mais, précisément, cette « libération » de la force cosmique de l’éros peut emporter l’être et le submerger si n’est pas institué par grâce un lien sacrementel qui rattache à son modèle cette émanation de l’essence prototypique et qui pose sa marque et son sceau sur ce dépôt que l’Ordre divin a confié à l’être humain et dont il ne peut sans risque disposer qu’à la condition qu’en soit signifiée l’appartenance véritable. C’est ce qu’indique la bénédiction que Dieu fait descendre sur la création du masculin et du féminin (I, 28) et le commandement donné à l’homme de s’unir à sa femme. Ici se conjoignent le naturel et le surnaturel, et c’est pourquoi ce mystère est grand. Bien évidemment, la rançon de cette conjonction possible de la nature et de la grâce, c’est la profanation possible de la nature lorsque l’être humain veut jouir pour lui-même de la force et de la joie qui sont en elle.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Conclusion : Notre explication du chapitre II de la Genèse est maintenant terminée. Nous avons cru que ce texte avait un sens et qu’il nous disait la vérité sur l’homme. C’est elle que nous avons cherchée, en nous appuyant assurément sur bien des particularités du texte, sur bien des exégèses patristiques ou médiévales, mais d’abord sur la foi de l’Eglise catholique et sur ce qu’à sa lumière, l’intelligence philosophique pouvait en comprendre. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> Tout est donc vrai, en cette parole fondatrice, d’une vérité parfaite et immuable et qui réduit en cendres les blasphèmes psychanalytiques et évolutionnistes des anthropologies modernes. Contemplons un instant encore notre noble origine, telle que Dieu l’a voulue et créée, en ce Paradis qu’illuminent la gloire et la beauté de nos premiers parents. Bientôt elles ne seront plus qu’un secret perdu au fond du cœur humain.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Textes publiés dans La Pensée Catholique de janvier 1986 à avril 1987.</span></p> <p align="justify"> </p> <p align="justify"><br /> NOTES (7ème partie)</p> <p align="justify"><br /> 1) Répétons-le, il s’agit de la même essence, mais considérée à deux points de vue différents, que nous appelons l’un le point de vue principiel, l’autre le point de vue prototypique, la Volonté créatrice divine faisant la différence entre les deux. Une image fera peut-être comprendre ce que nous voulons dire, quoiqu’elle soit imparfaite. Figurons-nous un cristal taillé d’une certaine manière plongé au sein d’une sphère obscure : il en est indiscernable, voilà l’Homme principiel. Figurons-nous maintenant le même cristal traversé par un rayon lumineux émané du centre et jaillissant hors de la sphère. Ce rayon sera polarisé et déterminé par la structure du cristal qu’il traverse et en communiquera l’«empreinte » (en grec = typos) à toutes ses projections extérieures ; voilà l’homme prototypique. La sphère obscure représente la « Ténèbre plus que lumineuse » du Principe divin. Le rayon lumineux représente la Connaissance créatrice, c’est-à-dire l’information des créatures selon leur forme ou exemplaire ou prototype divin. Dans ce schéma, la Volonté créatrice n’est pas représentée ni représentable : Elle est « collation de l’être » et échappe à notre entendement. Nous ne pouvons la comprendre que par notre soumission volontaire : fiat voluntas tua.<br /> 2) Le texte grec (version juive dite la « Septante ») ne comporte pas « en son Image » qui, selon les exégètes modernes, rompt le rythme de ces trois « vers », et doit être supprimé. Mais il se trouve dans le texte hébreu tel que nous l’avons, ainsi que dans la Vulgate, laquelle a été faite sur des manuscrits hébreux et araméens antérieurs à tous ceux que nous possédons aujourd’hui (qui ne sont pas antérieurs à Charlemagne – sauf pour les fragments découverts à Qumrân).<br /> 3) Cette réduction à l’unité est figurée en Orient chrétien par l’icône de la déisis (de la supplication) où l’on voit Marie et Jean-Baptiste de part et d’autre du Christ inclinés vers Lui en une imploration. Ils représentent les archétypes du féminin et du masculin suppliant le Christ de restaurer l’unité de l’Adam principiel.<br /> 4) Il y a d’ailleurs, en hébreu, identité de lettres (M.L.K. et M.K.L.) entre les mots « ange » et « Michel », mais avec interversion des deux dernières<br /> 5) Somme de théologie, Supplément, q.88, a.3 et a.4.<br /> 6) Matth. XXII, 29-30.<br /> 7) On pourrait peut-être parler d’une propagation par démultiplication cognitive, la multiplicité innombrable des miroirs angéliques se renvoyant l’un à l’autre, comme une lumière reflétée, l’essence adamique.<br /> 8) La racine la plus profonde devant être cherchée au niveau trinitaire lui-même, comme nous l’avons rappelé dans la méditation précédente.<br /> 9) Les termes hébreux qui, dans le texte biblique, désignent le mâle et la femelle conviendraient d’ailleurs aussi pour les animaux.<br /> 10) Ce qui n’est peut-être pas sans rapport avec le passage de l’homme du 6e jour à l’homme du 7e, c’est-à-dire de l’essence prototypique potentiellement androgyne à l’existence effective et différenciée d’Adam et d’Eve.<br /> 11) Ces considérations, qu’il serait aisé d’assortir de remarques biologiques, anatomiques en particulier, rendent compte non seulement du fait qu’être homme ou femme réclame beaucoup plus qu’une simple conformité à ses déterminations naturelles, mais elles montrent aussi la possibilité des inversions pseudo-équilibrantes qui résulteront du péché originel, en particulier de l’homosexualité. Si dans l’homme, le féminin est mal surmonté ou mal intégré, ce qui peut résulter de causes internes ou externes, et que la personne en tire justification pour sa révolte contre l’ordre de son état, on a affaire dans le premier cas, à l’homosexualité passif, par excès de féminité, dans le second cas à l’homosexualité actif, par défaut de féminité. Il y a donc des facteurs éventuellement prédisposant à l’une ou l’autre déviation, la satisfaction (illusoire) des désirs contre-nature demeurant toujours par définition sous la dépendance de la volonté. On voit par là que consentir à l’ordre et aux obligations de son sexe, c’est, d’un certain point de vue, renoncer à une illusoire totalisation de la nature humaine, c’est accepter de n’en manifester que l’un des pôles, bref, c’est reconnaître existentiellement l’autre par excellence qu’est le sexe opposé.<br /> 12) Redisons que, sauf précision, par sexualité nous entendons – faute d’un autre terme – la totalité des relations homme-femme et non la seule relation charnelle.<br /> 13) « Il y a deux manières de situer les sexes, soit en sens horizontal, soit en sens vertical : selon la première perspective, l’homme sera à droite et la femme à gauche ; selon la seconde l’homme sera en haut et la femme en bas (…mais la seconde conception n’est relativement vraie qu’à condition qu’on accepte aussi la première ; or, celle-ci prime la seconde, car le fait que la femme est humaine prime de toute évidence le fait qu’elle n’est pas un mâle »). Frithjof Schuon, Du divin à l’humain, Courrier du Livre, p. 94).<br /> 14) Le cardinal Daniélou a rassemblé le dossier de cette question dans Platonisme et théologie mystique, Aubier, pp. 55-60.<br /> 15) pp. 109-111, 117-119, 142-147, 157-160, etc.<br /> 16) Ce point, que nous ne pouvons développer, est en relation directe avec les thèses que développe Karl Popper au chap. X de La quête inachevée, Calmann-Lévy, 1981, pp.67-78.<br /></p>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-68491397073783660932008-11-15T06:19:00.000-08:002008-11-15T06:20:58.421-08:00Logique du non-dualisme<p align="justify"><span style="font-size:130%;">I – JUSTIFICATION ET NECESSITE</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">1° - De quelques thèses prétendument « non-dualistes »</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Les questions que nous voulons aborder dans les pages qui suivent ne ressortissent pas directement à l’ordre métaphysique, mais elle concernent le métaphysicien et l’homme spirituel en tant qu’il appartient à une culture, une civilisation, une société et une histoire, bref à ce que nous pouvons appeler, au sens large, l’ordre politique ou temporel. C’est en effet dans cet ordre que se manifestent les formes traditionnelles et sacrées et que s’accomplit l’existence de l’homme de prière et de connaissance. Il ne s’agit donc pas de nous intéresser à cet ordre en lui-même, mais seulement dans son rapport à l’ordre métaphysique, rapport qu’implique nécessairement l’appartenance de fait de l’homme aux deux « cités » (pour employer l’expression de saint Augustin), celle du Ciel et de la Terre. La relation entre ces deux ordres ne peut pas ne pas comporter, pour l’homme spirituel, des tensions et des conflits, et imposer des choix. En d’autres termes, non seulement nous devons subir cette dualité et en souffrir, mais encore nous devons agir au sein de l’ordre politique et donc nous situer relativement aux possibilités qu’il nous offre. Si radical que soit notre retrait hors du monde moderne, il ne va pas jusqu’à nous libérer effectivement de toute nécessité de choix, et, parfois, dans des domaines qui touchent directement au Sacré : pour un catholique par exemple, assister à la nouvelle messe, n’est-ce pas cautionner le rejet de l’ancienne ? Dans un monde où tout change à tout instant, indéfinis sont les choix que nous impose l’existence, alors même que nous sommes hors d’état la plupart du temps, de peser avec compétence le pour et le contre. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Au regard de la Vérité, Guénon nous l’a appris, l’opposition majeure qui structure le champ moderne du politique, est celle de la Tradition et de l’anti-Tradition. A un point de vue plus « technique » ou plus spécifique, on pourra parler de l’Initiation et de la Contre-Initiation, c’est-à-dire en fin de compte de ce qui relève de l’Esprit et du Contre-Esprit, dont il est dit qu’il ne sera pas pardonné. Tout homme de bon sens, informé de cette opposition majeure, qui n’est autre que l’un des aspects du combat du bien et du mal, des Anges de lumière contre les Anges des ténèbres, ne peut que souhaiter la victoire des premiers sur les seconds et s’efforcer d’y contribuer dans la mesure du possible.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Cependant, depuis quelques années, une autre thèse se fait jour. Sans nier l’opposition que nous avons en vue, cette thèse dénonce, au nom du Non-dualisme radical de la perspective métaphysique, tous ceux qui acceptent cette opposition comme telle et qui tombent ainsi dans le péché anti-gnostique par excellence : le dualisme. Les formes qu’a revêtues cette thèse sont nombreuses. L’une des plus illustres est celle que nous présente Julius Evola dans Chevaucher le Tigre. Elle consiste à prétendre que le vrai gnostique, parfaitement conscient du jeu cosmique et des forces antagonistes qui font mouvoir la roue cyclique doit prendre lui-même la direction des énergies négatives et anti-traditionnelles afin de hâter la fin du cycle, et par-là même, de précipiter la destruction de ces forces Une telle proposition ne peut manquer d’impressionner certains esprits que séduit sa nature de paradoxe. Mais on rencontre aussi une forme différente de notre thèse chez des penseurs authentiques, sensibles au fait que selon eux le combat en faveur de la Tradition peut conduire, ou conduit même inévitablement, à un traditionnalisme proprement « réactionnaire et réactif (pour reprendre une expression nietschéenne) ». Il s’agit alors, affirme-t-on , « d’un attachement intempestif et déraisonnable à des formes culturelles passées et proprement dépassées au nom de la Tradition ». A l’encontre de cette « crispation passionnelle contre la modernité », il convient de comprendre que la dissolution des formes traditionnelles comporte un « dimension de nécessité qui nous contraint à en saisir la secrète justification ». Cette dissolution, en effet, en épuisant les ultimes possibilités cycliques, conditionne « l’avènement d’un cycle nouveau ». C’est pourquoi, conscient des « implications essentielles du Non-dualisme », le métaphysicien « comprend… la nécessité de ce qu’on appelle aujourd’hui révolution », ce qui inclut, évidemment, la révolution marxiste. Toutes les formes étant « un reflet du Principe », « loin de condamner ou de rejeter les « aberrations » de la modernité, il les intègre dans l’horizon illimité qui est le sien », et va jusqu’à admettre « la disparition » de toute Tradition.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Une troisième forme de la thèse « anti-dualiste » se rencontre chez un auteur récent qui après avoir présenté toutes les apparences de l’ultra-guénonisme le plus accusé, s’efforce, aujourd’hui, de prouver aux guénoniens qu’ils se sont mépris sur la pensée secrète de leur Maître, lequel n’aurait été nullement l’adversaire de la Contre-Initiation, comme on le croit naïvement, mais au contraire , aurait laissé entendre, à ceux qui ont des oreilles, que les « mystères typhoniens » ne sont pas ce qu’on croit. Ici aussi le péché mortel, c’est le dualisme de la morale qui oppose le bien et le mal, alors que le Non-Dualisme nous enseigne l’identité des contraires, vérité que « Lénine professait… redécouvrant ainsi la course aux contraires, l’énantiose de l’école de Pythagore », alors que saint Jean « avec sa personnalité schizoïde » ignorait « cette possibilité », d’où ses erreurs dans l’Apocalypse. Nous laisserons de côté ces considérations qui visent en somme à la réhabilitation du « Prince de ce Monde », véritable « Eglise invisible », contre saint Jean qui en aurait usurpé le titre. Ces affirmations se passent de commentaires.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il n’en va pas de même des deux thèses précédentes que nous pourrions nommer, l’une « anti-dualisme de droite », et l’autre : « anti-dualisme de gauche », le second n’étant d’ailleurs pas moins répandu que le premier, et pouvant même connaître une prochaine extension… Cet anti-dualisme se présente, nous l’avons vu, comme la conséquence du Non-dualisme métaphysique combiné avec l’idée de la nécessité cyclique, le Non-dualisme nous amenant à comprendre que les possibilités les plus inférieures devant inévitablement se manifester, puisqu’elles font partie du déroulement du cycle, elles sont par là même justifiées. Il serait donc vain de les combattre , et même elles offrent des aspects tout à fait positifs. Nous nous proposons de démontrer l’illusion anti-métaphysique dont sont victimes les partisans de cette thèse, illusion qui prouve, ou bien que la compréhension de la doctrine de l’advaïta est beaucoup plus difficile que ne laisse supposer la brièveté de son énoncé, ou bien, et les deux hypothèses peuvent se conjuguer, qu’une parfaite compréhension théorique exige des qualités qui ne sont pas de nature purement intellectuelle.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">2° - Egalité existentielle et différence qualitative</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Du principe du Non-dualisme les thèses que nous venons d’évoquer déduisent essentiellement deux conséquences qu’elles conjuguent le plus souvent. La première de ces conséquences, sans nier la réalité des oppositions, affirme que, dès lorsqu’il ne peut y avoir de manifestations cycliques sans dualité de forces antagonistes, l’existence des forces négatives et dissolvantes est par là-même justifiée. La seconde va plus loin, puisque, au nom du Non-dualisme, elle nie toute opposition irréductible entre le bien et le mal, le traditionnel et l’antitraditionnel, et prétend en tirer la conclusion pratique. Nous commencerons par la première qui transforme la nécessité en justification. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Loin que nécessité vaille justification, nous voudrions au contraire montrer qu’elles n’ont de sens que si on les distingue. Nous poserons d’abord que la nécessité s’applique à l’être alors que la justification relève de la valeur. Or, la valeur ne s’identifie à l’être qu’au niveau du Principe : parce que Dieu est l’Etre, Il est aussi Bonté, Vérité, Beauté, Justice. A rigoureusement parler le terme de « Valeurs » ne saurait d’ailleurs plus convenir : Beauté, Bonté, vérité, Justice, sont des Essences, des Qualités divines identiques à l’Etre pur, alors qu’une valeur se définit comme une tension dialectique entre une existence et une essence et donc implique leur distinction. Ainsi une œuvre d’art ou une créature sont belles ou bonnes ou vraies ou justes dans la mesure où leur existence manifestée est plus ou moins conforme à l’essence incréée du Beau ou du Bon ou du Vrai ou du Juste. La « valeur » d’une chose ou d’un être consiste donc très exactement dans la relation que leur existence soutient avec telle qualité de l’Etre pur et se mesure ou s’apprécie en fonction de cette relation qui peut être plus ou moins étroite selon le degré de participation de l’une à l’autre. Ces considérations sont claires et assurées, et ne doivent jamais être perdues de vue.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Métaphysiquement parlant, cette non-coïncidence de l’essence et de l’existence qu’est la valeur est la marque même de l’être manifesté. La créature est une distance, dit saint Maxime le Confesseur. Etre créé, c’est ne pas être son essence, et c’est pourquoi nous devons précisément devenir ce que nous sommes. C’est pourquoi, aussi, il y a une multiplicité hiérarchique d’êtres, car l’existence des uns se trouve dans une plus grande proximité participative, sous le rapport de telle qualité divine que l’existence des autres, étant entendu qu’une moindre valeur sous un certain rapport, peut se combiner avec une valeur plus grande sous un autre. Cet entrecroisement des relations axiologiques constitue l’inépuisable variété du cosmos en vertu de laquelle aucune réalité créée n’est absolument égale à une autre, et c’est là le fondement et la raison d’être de la multiplicité des créatures.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il y a cependant un point de vue sous lequel les créatures, quelles qu’elles soient, sont rigoureusement égales, c’est sous le rapport de leur existence. L’existence, ou encore, comme dit Frithjof Schuon, la non inexistence, constitue une différentielle radicale d’avec le néant. De ce point de vue, il n’y a pas de plus ou de moins. On existe ou on n’existe pas : tertium non datur. C’est pourquoi, en tant seulement qu’ils existent, tous les êtres sont équivalents. Et puisque cette existence est l’effet de la cause créatrice et que, d’une certaine manière la cause est présente partout, il faut dire avec saint Thomas d’Aquin que Dieu est présent partout, même en enfer, et, précise le saint Docteur, d’« une présence immédiate »(1), affirmation qui surprendra peut-être quelques penseurs hâtifs.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">L’égalité existentielle ainsi définie est une égalité existentielle minimale ou limite, ce pourquoi nous avons parlé de «différentielle ». Elle n’exclut pas des degrés d’être ou de réalité : une créature peut participer à plus de réalité qu’une autre dans la mesure où elle est soumise à des conditions d’existence moins limitatives ; les degrés de perfection, correspondent à des degrés de réalité : l’homme est plus « réel » que l’animal qui est lui-même plus « réel » que la plante, et ainsi de suite. Mais ces distinctions présupposent une condition minimale sine qua non : leur existence, ou encore, en langage métaphysique, leur appartenance à la manifestation Universelle. Cette existence n’est autre que l’ultime reflet de l’Etre pur, ultime puisqu’au-delà, c’est le néant, si l’on peut dire, mais par rapport à ce néant, l’existence ou « esse minimal » est aussi un véritable miracle, par lequel la création toute entière se tient ex nihilo. Et puisqu’il s’agit de l’ultime hypostase de L’Etre pur, il faut dire que, en tant qu’elles existent, toutes les créatures sont bonnes, belles et vraies. Cette beauté, cette bonté, cette vérité sont celles même de l’Etre, mais précisément, ne correspondent, comme telles, à aucune manifestation explicites de la Beauté, de la Bonté ou de la Vérité. En d’autres termes, au niveau de l’Etre pur, les Qualités divines ou Aspects principiels sont identiques à l’Etre et indiscernables les unes des autres. Cette indifférenciation se reflète dans l’existence comme telle qui conditionne toute créature et lui confère, ipso facto, la beauté, la bonté, la vérité intrinsèques de l’être même en tant qu’elle ramène ces qualités à leur racine ontologique. Mais, d’autre part, ces Qualités divines ou Aspects principiels se distinguent les uns des autres du point de vue de la manifestation, c’est-à-dire selon la multiplicité innombrable des modes de participation des êtres à l’Etre-Principe. Les visages que l’Etre-Principe tourne vers les êtres manifestés sont autant de modes selon lesquels ces êtres manifestés participent de l’Etre-Principe, et ces modes s’appellent Beauté, Bonté, Vérité et aussi Force, Grandeur, Justice, etc. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il y a donc, dans la manifestation, à la fois identité et différence. Identité en tant qu’à tout le créé, des Anges aux atomes, est communiqué le même esse minimal, « ex nihilo », et différence selon les modes (et, au sein de chaque mode, selon les degrés) de participation à l’Etre-Principe. Dieu se donne à la fois identiquement à chaque créature (l’existence est unique) et selon des modes indéfiniment divers, car qui dit manifestation dit mode, et donc multiplicité.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Ces deux sortes de participation, participation ontologique et participation modale ou qualitative, ne jouent pas la même fonction au sein du créé. La participation ontologique, ou communication de l’esse à un autre que l’Etre-Principe, explique pourquoi il existe un « autre-que-Dieu » ; cette communication est précisément le privilège de l’acte créateur : Dieu est Dieu dans la mesure même où l’Unicité de son Etre n’est pas exclusive de son irradiation ontologique, mystère ontophanique dont rend compte la doctrine de Mâyâ ou encore de l’Infinitude intrinsèque de l’Absolu. Ainsi le miracle de l’existence présuppose la distance, à certains égards infinie, qui sépare l’esse créé de l’Esse incréé. L’esse créé est l’ultime hypostase de l’Esse incréé en tant qu’il en est distinct : exerçant pour lui-même l’acte d’exister, sinon il n’existerait pas vraiment (telle est la libéralité ontologique de Dieu !), il jouit d’une sorte d’autonomie et manifeste une sorte de discontinuité par rapport au Principe. Géométriquement parlant, il faudra le représenter par un cercle (le Cercle de l’Exister universel) distant du centre ponctuel dont il est la manifestation. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Au contraire la participation modale ou qualitative ne jouit d’aucune autonomie ; elle est même ce qui, au sein de l’éloignement existentiel, rattache et rapproche l’être créé de l’Etre incréé. Une rose n’est pas belle comme elle est. Son existence est la sienne (Dieu donne l’être), sa beauté appartient à la Beauté divine, elle est un certain rapport à l’unique Beauté, une tension dialectique, ou encore une certaine façon de rapporter son existence à Dieu, de s’approcher de Lui. C’est pourquoi la beauté de la rose, plus qu’un être, est une valeur. La qualité d’un être n’existe pas comme telle dans cet être, c’est-à-dire comme une chose. Elle existe seulement de l’existence de l’être créé, sinon elle ne serait aucunement manifestée ; mais en elle-même elle n’est rien d’autre qu’un certain degré de proximité de la qualité divine considérée. Géométriquement, la participation qualitative devra être représentée par un rayon émanant du centre et y ramenant toute chose, selon un enseignement que Schuon a maintes fois exposé. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">3° - La nécessité de son conditionnement existentiel ne justifie pas la créature</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Après ces considérations nous sommes en mesure de mieux comprendre ce que sont la justification et la nécessité. Nous avons, en commençant, esquissé une première différenciation de ces deux notions. Nous pouvons maintenant y revenir d’une manière plus approfondie.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Dire que l’existence d’un être est justifiée ne peut avoir qu’un sens : cela signifie que cet être, par ses qualités, justifie le fait qu’il existe. D’un certain point de vue, il est vrai, toute existence est justifiée du fait même qu’elle se distingue radicalement du néant. A cet égard, l’exister réalise une sorte d’équivalence minimale de l’être et de la valeur, analogue inverse de celle qu’accomplit éternellement l’Etre-Principe. Mais il serait plus exact de dire qu’à ce niveau la notion de justification n’a plus véritablement de sens, puisque tout étant justifié, rien non plus ne l’est. En effet, si l’exister était à soi-même sa propre justification, l’idée même de justification n’aurait aucun sens. Justifier une existence, c’est toujours la « racheter » du « péché d’existence », c’est-à-dire du droit qu’elle semble s’arroger d’être autre que Dieu. Si donc on se pose la question de savoir ce qui justifie telle existence, c’est que, précisément, elle ne se justifie pas par elle-même. Ainsi, c’est bien l’existence qui requiert la justification, c’est elle qui doit être justifiée (parce que ce qui est « miracle » d’un certain point de vue, peut, d’un autre, être « scandale » ou « péché »), ce n’est pas elle qui justifie. Ayant donc écarté la justification par le pur exister, nous pouvons maintenant envisager la justification par la nécessité.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Nous rappellerons tout d’abord les définitions scolastiques de quelques notions fondamentales souvent mal distinguées. Est possible ce qui peut être, c’est-à-dire ce qui n’implique pas contradiction ; le possible s’oppose à l’impossible (ce qui implique contradiction, un cercle-carré par exemple) : il concerne donc le domaine du concevable, de l’intelligible, de l’essence. Est nécessaire ce qui ne peut pas ne pas être ; le nécessaire s’oppose au contingent (ce qui peut être ou ne pas être) : il concerne donc le domaine de l’être en général, et, par conséquent, aussi celui de l’existence créée. Au sens le plus élevé, Dieu seul est l’Etre nécessaire puisque son essence implique son existence. Il possède en Lui-même sa raison d’être. Aucun être crée n’est dans ce cas : pour tout être créé, son existence dépend d’un autre que lui, il n’est pas en lui-même sa raison d’être. Appliquée au créé, la nécessité ne saurait donc concerner son exister comme tel. Que peut-elle donc concerner ? Serait-ce sa nature, l’ensemble de ses déterminations qualitatives ? Mais cela n’a aucun sens. La nécessité, en effet, ne se dit pas de l’essence : une essence, une nature est ce qu’elle est, possible ou impossible, si, comme le cercle-carré, elle implique contradiction. Puisque la nécessité ne peut porter sur l’exister créé comme tel, ni sur sa nature, il reste qu’elle ne peut porter que sur le conditionnement de cet exister, c’est-à-dire sur les conditions qui s’imposent à son existence. La nécessité qui concerne l’Etre incréé est donc une nécessité positive et intrinsèque, c’est la nécessité libre de son Auto-affirmation. La nécessité qui concerne le créé, est une nécessité conditionnante et déterminante qui définit l’enchaînement inéluctable des causes et des effets, et le développement inévitable des conséquences dès lors que sont posées les prémisses.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Doit-on l’identifier à la perfection d’ordre ? Oui et non. Disons plutôt qu’elle est un aspect, ou qu’elle découle de l’ordre-structure d’un monde donné qui est en effet toujours défini par un ensemble de conditions. Cet ordre-structure, cependant, n’est pas lui-même négatif et contraignant puisqu’au contraire, par là-même qu’il est non-désordre, non-chaos, il permet aux possibilités d’existence de se réaliser. Mais cet ordre devient loi nécessitante lorsque l’être à qui il permet d’exister se révolte contre lui et veut le nier. Alors l’aspect miséricordieux de l’ordre s’efface sous son aspect de rigueur, la structure devient enchaînement et les conséquences se développent inexorablement. Ainsi, par exemple, nous ignorons la contrainte de la pesanteur tant que nous demeurons à la surface de la terre, et même cette pesanteur nous structure corporellement et nous construit, mais nous la ressentons comme une contrainte mortelle si nous sommes séparés du sol qui nous porte. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">La question de la nécessité est donc liée à l’existence du péché originel qui, transgressant la loi ordonnatrice du Paradis, la transforme en sanction mortifère. C’est la révolte adamique qui « actue », c’est-à-dire qui rend actifs les aspects limitatifs inhérents à la perfection finie du créé paradisiaque (car la finitude n’exclut pas la perfection relative), et transforme ces aspects limitatifs en conditionnement activement et indéfiniment négatif. C’est alors que la surface paradisiaque se « creuse » d’une verticale inférieure, d’une hiérarchie inversée de « lieux » existentiels de moins en moins nobles, d’«alvéoles » ou de « situations » d’être de plus en plus limitées, obscures et éloignées du Principe. Cette « dégringolade » des localisations est nécessaire, c’est-à-dire inéluctable dès lors qu’est accomplie la transgression adamique. Et comme il faut bien que toutes les places soient occupées, que toutes les « cases » soient remplies, il y aura des êtres pour les occuper. Alors surgit à leur propos la question de leur justification.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Nous avons rencontré, dans l’analyse de l’être créé, trois éléments principaux : l’exister pur, la nature propre et la situation cosmique. D’une part un être existe, d’autre part il est tel ou tel, enfin il occupe telle ou telle place dans l’échelle des êtres et dans l’ensemble de la création. Dans la théologie catholique, ces trois éléments sont d’ailleurs rapportés respectivement au Père, au Fils et à l’Esprit (1). D’une certaine manière, l’exister est identique en chacun. La nature, ou essence, ou forme d’un être est toujours un mode de participation au Verbe divin, synthèse première des Noms et Qualités prototypiques. Il n’y a donc pas de nature par elle-même négative. Comme le rappelle Platon dans le Parménide, « il y a une essence de la boue, de la crasse et du cheveu) (130 c-e), bien que le jeune métaphysicien hésité à attribuer si noble réalité à si basses manifestations. Cette participation au Verbe relève de la Miséricorde divine et de son immanence dans toute créature. Sur cette ligne verticale qui fait de chaque nature un reflet de la Nature divine, on ne trouve rien de négatif ; la moindre lumière, en elle-même, est déjà toute la lumière. Mais il n’en est plus de même pour ce qui est de l’ordre cosmique et des localisations limitatives et obscuratives qu’il impose aux contenus qualitatifs. Assurément, il y a un certain accord entre la nature d’un être et la situation cosmique qu’il occupe. Cependant c’est le conditionnement cosmique qui « évertue » la puissance de négation inhérente à toute nature finie. Et n’oublions pas le principe : corruptio optimi pessima. Les créatures à certains égards les plus inférieures sont donc porteuses des plus nobles natures (2). C’est ce rôle de la situation cosmique qui permet à Maître Eckhart de dire : le plus infime des moucherons est plus noble en Dieu que le plus noble des Anges en lui-même. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Ces considérations nous conduisent à la conclusion suivante : si la justification par la nécessité à un sens, ce ne saurait être le même que celui de la justification par la participation qualitative, autrement dit par la valeur. Et là est la clef du sophisme que nous dénonçons, car les tenants de l’antidualisme, de droite ou de gauche, concluent de la justification par la nécessité à la justification axiologique, la raison de leur paralogisme résidant dans le fait que la justification, au sens direct est évidemment qualitative et que la justification par la nécessité (ou justification logique) « bénéficie » de ce sens direct. Autrement dit : parce que justifier signifie « prouver la qualité » de quelque chose, on s’imagine avoir démontré » la qualité de ce qui paraît inéluctable.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">La justification, au sens direct et immédiat, qui rachète un être de sa séparativité existentielle, résulte en effet de sa nature propre. L’existence de la rose nous paraît justifiée parce que la rose est belle ; « elle est sans pourquoi » (ohne warum) dit Angelus Silesius, parce que sa beauté répond à toutes les questions et occulte la contingence de son exister. Mais les êtres laids et répugnants, monstrueux, destructeurs, les rats, les cloportes, les virus mortifères exhibent le scandale de leur exister et nous contraignent à nous interroger. Pourquoi Dieu a-t-il permis leur existence ? Qu’est-ce qui la justifie ? Question simple qui masque une double réponse : s’agit-il de justifier l’existence de tel être laid ou nuisible, ou de justifier Dieu de l’avoir créé ? Est-ce la créature ou le Créateur qu’il s’agit de justifier ?<br /> <br /> Justifier la créature est toujours possible, si on l’envisage en elle-même, dans sa nature propre, et abstraction faite du réseau ordonné de relations dans lequel elle est insérée : il n’y a pas de laideur ou de nuisance absolues, la qualité n’est jamais nulle. Mais si l’on envisage de justifier cet ordre lui-même, c’est-à-dire celui dont les potentialités négatives et conditionnantes ont été évertuées par le péché, alors, certes, il faut recourir à la nécessité, comprendre que les choses, comme on dit, « ne peuvent être autrement » ; mais cela n’entraîne nullement de justification qualitative des créatures soumises à cette nécessité. Elles ne deviennent pas « bonnes » pour autant et ne cessent pas d’exercer les effets destructeurs qui résultent de leur conditionnement corrupteur. Ce n’est pas parce que nous saisissons la nécessité de telle manifestation négative qu’elle se change en manifestation positive. Malheur à ceux qui ne comprendraient pas cette constatation de bon sens !</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il en va de même pour ces grandes catastrophes culturelles que sont les corruptions ou les destructions des formes sacrées. Qu’elles répondent à une certaine nécessité cyclique – et non seulement à une volonté humaine – de toute manière cela concerne l’enchaînement horizontal des causes et des effets sur la circonférence du conditionnement temporel, mais cela ne saurait leur conférer la qualité et la vertu d’une restauration spirituelle. On peut bien considérer l’effondrement des principes moraux les plus fondamentaux (ainsi la législation de l’avortement, la banalisation de la sexualité et sa profanation, etc.) comme cycliquement inévitable : ils n’en sont pas devenus justes ( = justifiés) pour autant.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">En résumé, ou bien on justifie telle créature en elle-même, fût-ce la plus apparemment monstrueuse, en la rattachant verticalement à son prototype, et l’on comprend alors que l’ineffable bonté de sa nature n’est pas la sienne, ou bien on saisit la nécessité de l’ordre tel qu’il est, et Dieu est « justifié » d’avoir permis le mal. Mais, dans l’un et l’autre cas, la créature soumise à cette nécessité ne se laisse pas de développer les effets négatifs que lui impose l’ «actuation » des virtualités limitatives de son encadrement cosmique.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"><br /> 4° - Logique de la justification spirituelle</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Nous avons jusqu’ici considéré les choses d’un point de vue universel et nos conclusions s’appliquent à tous les êtres que nous connaissons, inanimés ou animés, végétaux, animaux ou humains. Il conviendrait cependant, pour être complet, d’envisager plus spécialement le cas de l’être humain. Si en effet, comme créature, l’homme, ainsi que tous les autres êtres, est soumis à la même nécessité, néanmoins la présence en lui d’une intelligence consciente et d’une volonté libre change son rapport à cette nécessité et le sens de la justification. La justification dont nous avons parlé jusqu’à maintenant, c’est la justification que l’on pourrait dire « passive ». Celle dont la créature ou le créateur sont justifiés par le théologien ou le métaphysicien. Or la liberté et la conscience font que l’homme ne peut jamais laisser seulement « exister » sa nature, mais qu’il doit la réaliser activement. C’est pourquoi la justification chez lui ne peut non plus être seulement « passive », « imputée », mais qu’elle doit être active, ce qui, aux termes de notre analyse, signifie qu’elle ne peut consister qu’en une actuation effective des qualités qu’il a reçues en partage, donc une actuation de la participation qualitative qui constitue sa nature, et qui seule, comme nous l’avons dit, peut contribuer, avec le secours de la grâce divine, à racheter le « péché » de son existence. Par définition, selon la logique de la justification active, les contraintes qui pèsent sur l’exister humain et qui définissent sa nécessité, ne sauraient valoir comme excuse absolutoire. En d’autres termes, elle ne saurait prévaloir absolument sur la conscience et la liberté. Ce principe découle du caractère central de l’état humain. Etre au centre d’un monde, c’est pouvoir en sortir, c’est se situer sous la verticale qui relie ce monde aux mondes supérieurs et divins ; c’est donc aussi pouvoir échapper aux contraintes de la situation cosmique. Ce pouvoir – et donc ce devoir (car noblesse oblige) – est inhérent à l’être humain et le définit. L’homme est voué au dépassement de la nécessité.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Méditons un instant encore, sur cette nécessité. Nous pourrions la définir comme la pression de l’état global du système cosmique considéré s’exerçant en point déterminé de ce système, c’est-à-dire sur un être singulier. Cet état se définit lui-même comme la résultante de tous les rapports que la multiplicité des êtres d’un monde donné soutiennent entre eux. Sans ces rapports qui les distinguent, les êtres seraient mêlés les uns aux autres : c’est le chaos. L’Intellect cosmique, en ordonnant chaque chose par rapport à toutes les autres, donne à chacune la possibilité d’être elle-même, et transforme le chaos en cosmos. En cette opération démiurgique (3), le réseau des rapports réciproques dont l’ensemble constitue l’ordre du monde, est la simple résultante de la nature propre de chaque être : il exprime leur unité commune. Ce qui signifie que chaque être se différencie de tous les autres, non en s’y opposant, mais en étant lui-même : différenciation purement qualitative et intrinsèque. Ce cosmos correspond aux Cieux angéliques. La révolte des anges a pour effet d’ouvrir la possibilité inverse. En obscurcissant la nature propre, ou participation qualitative des êtres au Verbe divin, elle ne laisse subsister que l’ordre pour lui-même. C’est lui qui devient le principe déterminant et contraignant, soumettant tous les êtres à sa loi : les êtres sont ainsi réduits à leur situation et conditionnement existentiels, à leur alvéole cosmique. C’est pourquoi, il n’y a pas d’espérance en enfer. Tout au moins est-ce là une limite indépassable, celle de la nécessité pure. Le péché originel ne fait pas tomber le monde humain en enfer, mais il situe la nature de chaque être terrestre dans la proximité de la nécessité pure. Dans ce monde déchu, la nécessité n’est pas souveraine, les êtres ne sont pas réduits purement et simplement à leur situation existentielle, à la place qu’ils doivent occuper. Mais chaque être entre en conflit avec sa matrice cosmique, et par conséquent avec tous les autres êtres, puisque cette matrice n’était que l’expression de l’unité et de l’harmonie du tout à l’égard de tel être individuel. L’ordre cosmique, ou beauté du monde, ou unité expressive de la compossibilité de tous les êtres, demeure, mais sous la forme de la nécessité contraignante. En celle-ci continue donc de se totaliser et de s’unifier l’ensemble des relations réciproques de tous les êtres d’un monde, mais il s’agit alors d’une unité extrinsèque, extérieure à chaque être et qui, comme nous l’avons dit, exprime, non la dilatation extenciante, mais la compression contraignante du tout en chaque point de l’univers : la pesanteur est une conséquence et un symbole physiques de cette compression, et l’Ascension du Christ marque son abolition.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Mais, ce qui est conflit entre chaque être et la configuration matricielle de sa situation cosmique, est aussi pour l’homme, être central, et non périphérique, donc être vertical, et non horizontal, la possibilité d’un dépassement et d’une libération de la nécessité. L’homme doit « renaître » de l’eau et de l’Esprit, il doit retrouver sa matrice originelle, celle qui, comme Marie, est la fille de son Fils, c’est-à-dire comme matrice cosmique, découle de la nature du Verbe. C’est alors que l’homme peut entreprendre la tâche de sa justification, c’est-à-dire de l’actuation de la participation qualitative par laquelle il pourra contribuer au rachat de son existence.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Pour illustrer l’exigence de la justification qualitative par laquelle la nature va coopérer à la grâce, selon une logique tout à fait ésotérique, nous proposons de méditer la célèbre parabole des talents que saint Matthieu nous rapporte en son Evangile (XXV, 15-28). Les talents (au sens propre, les « mines d’argent ») qui composent le bien du Maître, et qui sont confiés aux serviteurs, figurent ces qualités divines dont Dieu accorde la participation, selon des proportions diverses, à ses créatures. Et c’est précisément parce que l’homme est homme, c’est-à-dire parce que son être personnel ne s’identifie pas à sa nature, qu’il y a « une distance » entre lui et sa nature, distance qui, positivement, se nomme conscience et liberté, ou encore esprit, pour cette raison la vie humaine ne peut pas être seulement le développement spontané et organique des virtualités naturelles, mais elle doit être une fructification volontaire, conformément à l’injonction : croissez et multipliez. Autrement dit : l’homme n’est pas seulement un être naturel. L’homme ne réalise pas son existence humaine comme le soufre exerce sa nature, le feu sa nature de feu, le tigre sa nature de tigre. Cette « distance » en lui de l’esprit est, positivement, la marque de sa « surnature », de sa transcendance intérieure, et, négativement, la possibilité de sa chute. Ce qui apparaît comme manque ou vide eu égard à la plénitude de la nature, est en réalité le signe d’une plus grande noblesse et d’un dépassement intrinsèque de l’ordre des déterminations qualitatives. Ce qui signifie, en même temps, que l’homme a pouvoir sur ces déterminations. C’est pourquoi le Maître dit au serviteur qui s’est contenté de garder intact le talent confié, ces paroles extraordinaires « Tu savais que je moissonne où je n’ai point semé, et que je recueille où je n’ai rien mis ». « Tu savais », c’est-à-dire « tu avais connaissance de ce qui fait la vraie richesse de l’être humain, savoir non telle ou telle qualité « semée » en lui, mais cette transcendance spirituelle, cette liberté, cette puissance, cette générosité, ce fonds de l’âme en lui-même inépuisable parce qu’il ne consiste pas en une quantité déterminée de qualités, en un capital fini et délimitable, mais qu’il s’identifie, d’une certaine manière, à l’Infinitude divine, et à l’Au-delà de toutes déterminations et de toutes qualités. L’erreur est de croire que nous ne sommes riches que de ce que nous possédons et que nous désirons garder, puisque, si nous le donnons, nous n’aurons plus rien. Misérable richesse qui s‘épuise dans ce qu’elle donne ! La vraie richesse est un être, non un avoir. L’homme est « riche » très exactement dans le sens où le cercle est circulaire. Il est riche par essence et non par ces accidents que serait la possession de telle ou telle qualité. Et c’est cela qu’il doit prouver, c’est pour cela qu’il est créé et mis au monde, pour faire la preuve qu’il croit vraiment à sa richesse ontologique et cette preuve, c’est le don. Il y a là une logique à la fois simple et transcendante ; qui donne est riche. Et qui donne même ce qu’il n’a pas est vraiment riche, a vraiment accès à ce fonds divin de l’âme où « bouillonne » l’Infini. Tel est le cas de la veuve de Sarepta, si pauvre qu’elle n’avait plus rien, et à qui le prophète Elie demande à manger. Vraiment riche, elle donne l’extrême peu qui lui reste pour elle et pour son fils, comme si elle possédait d’abondantes réserves, et voilà qu’au fond de son pot la farine ne diminue plus et qu’au fond de sa cruche coule une huile inépuisable (I Rois, XVII, 16). Oui, le Maître demande ce qu’Il n’a pas donné, et si, en pure foi, nous répondons à cette demande, alors s’ouvre en nous la porte de la finitude et jaillit le flot surabondant de la force divine. C’est pourquoi le Maître, après les paroles extraordinaires qu’il a prononcées, en prononce de plus extraordinaires encore : « Car on donnera à tous ceux qui ont déjà, et ils seront comblés de biens : mais pour celui qui n’a point, on lui ôtera même ce qu’il semble avoir ». Ce qui signifie qu’à celui à qui il a été donné le moins, celui qui a été accordé le plus faible degré de participation qualitative et qui s’est cru trop pauvre pour risquer ce rien dans la fructification spirituelle, même ce rien, qui paraissait son bien, mais qui en réalité appartenait au Maître, lui sera retiré. Et voici ce qui advient de lui : « qu’on jette ce serviteur inutile dans les ténèbres extérieures. C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Avec la mention des « ténèbres extérieures » nous retrouvons le cercle de la nécessité, de l’aveugle nécessité faite de l’extériorité limitative et négatrice, de l’extériorité de toutes les relations structurelles les unes par rapport aux autres, de toutes les exclusions réciproques, de toutes les divisions et antinomies réduites à leurs pures oppositions structurales ; car c’est cela l’ordre dans toute sa rigueur, l’ordre désubstantialisé, développé et étalé dans l’extériorité de tous ses éléments. Que cette nécessité puisse être interprétée aussi du déroulement cyclique et des limitations qu’il impose à tout homme, c’est ce qu’on nous accordera si l’on accepte de voir dans le nombre des talents confiés (cinq, puis deux, puis un) une image de ces dépôts sacrés que sont les révélations confiées aux différents âges de l’humanité comme autant de possibilités spirituelles. A l’humanité de la fin du cycle peu a été donné et les conditions qu’impose cette fin de cycle sont telles qu’elles semblent interdire toute croissance et toute fructification : c’est l’hiver de l’humanité et, comme le dit S. Marc (XI, 13) « ce n’est pas la saison des figues ». Pourtant, Jésus ayant faim, il s’approche du figuier et lui demande un fruit à manger, comme Elie à la veuve de Sarepta. Et le figuier ne donne point de fruits et Jésus le maudit et le dessèche « jusqu’à sa racine », parce qu’il n’y a pas de saison pour l’esprit et qu’aucune nécessité n’est telle qu’elle justifie la stérilité quand Dieu appelle et qu’Il a faim du fruit de l’homme. En maudissant le figuier, à la saison d’hiver, le Christ enseigne que la foi peut tout ; c’est ce qu’il dit à Pierre, l’interrogeant sur ce dessèchement « Ayez foi en Dieu » (Marc, XI, 22). Car comme le dit S. Paul « c’est la foi qui justifie ». C’est donc au cœur de l’hiver cyclique, au cœur de notre pauvreté spirituelle, de l’obscuration de toute forme traditionnelle, que le Maître demande la justification du fruit. N’ayant point égard à la difficulté des temps, Il maudit celui qui s’en justifie de sa stérilité.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il est ainsi clair que la véritable justification, c’est l’œuvre spirituelle. Et c’est la seule que Dieu nous demande. Par cette œuvre spirituelle nous rachetons notre existence, nous transcendons la séparativité cosmique : métaphysiquement nous justifions Dieu de nous avoir donné l’être. L’homme qui ne porte pas de fruit usurpe ce don de l’être auquel Dieu a consenti. Les nécessités des conditions auxquelles l’homme est soumis ne justifient aucune stérilité. Bien au contraire, elles sont le seul moyen de nous faire accéder au fonds trascendant et « non-dualiste » de notre âme, car Dieu ne peut nous sauver malgré nous.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">De toute façon, les conditions cycliques ne sont elles-mêmes que la conséquence des conditions existentielles qui définissent la manifestation universelle. Pour tout homme, l’obligation de produire un fruit spirituel paraît quelque chose de tout à fait impossible, qui dépasse tout capacité humaine. Mais deux trésors nous sont offerts : le dépôt sacré qu’est la révélation et ses moyens de grâce qu’il faut faire « travailler », d’une part, et d’autre part l’acte de foi, la foi en ce Dieu invisible qui est en nous, qui est plus nous-mêmes que nous, et qui notre richesse et notre justice.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"><br /> IIe partie : Pratique de la non-dualité.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">1. – La racine subjective du bien et du mal. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">1) Le métaphysicien ivre</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Dans la première partie de cette étude, nous avons réfuté la thèse de l’indifférentisme pratique qui, pour certains, découle logiquement du non-dualisme, en nous plaçant sur un plan purement spéculatif, celui des catégories les plus universelles, et en montrant les erreurs et les incohérences inaperçues qu’implique une telle déduction. Nous y avons vu essentiellement la confusion entre l’ordre de la nécessité cyclique, ou plus généralement existentielle, et celui de la justification métaphysique, et nous avons même évoquer pour terminer, la signification véritable que revêt spirituellement la dialectique nécessité-justification dans l’enseignement du Christ. En somme, les tenants de la thèse indifférentiste ignorent tout simplement que la nécessité relève de l’enchaînement horizontal ou samsârique des causes et des effets, alors que la justification relève de la relation verticale ou « exemplariste » de participation au Principe divin, relation de participation par laquelle une forme créée reflète, plus ou moins adéquatement, la beauté et la dignité de l’Etre. La nécessité cyclique est relative à la circonférence, la justification d’une forme relève du rayon qui la rattache au centre. C’est pourquoi elle concerne la vie spirituelle, laquelle n’est rien d’autre que le parcours effectif de ce rayon, le cheminement de chaque centre relatif vers le Centre absolu et incréé. Ce qui veut dire au fond que la vie spirituelle (la prière et les actes de religions) est la justification principale de l’existence humaine, quelles que soient par ailleurs les conditions de la nécessité cyclique.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il est cependant une autre donnée, non moins irrécusable, qu’oublient les indifférentistes ; cette donnée, c’est eux-mêmes, nous voulons dire leur propre situation existentielle, le fait qu’ils sont ici-bas, au sein des oppositions et des contradictions, durant le temps qu’ils parlent, et non là-haut dans la bienheureuse « vacuité » du Sur-Etre. Or, avec cet oubli, nous avons affaire, non plus à une erreur dont on pourrait être délivré par une démonstration logique, mais à une illusion dont il est bien difficile de se déprendre, ne serait-ce qu’en vertu de sa connexité avec l’orgueil humain. C’est un fait aujourd’hui des milliers de personnes peuvent avoir accès aux doctrines les plus transcendantes d’Orient et d’Occident, à celles dont on dit qu’elles sont les plus réservées, les plus difficiles, qu’elles requièrent un intellect particulièrement « sain », selon l’expression de Dante, et cependant, chose étonnante, non seulement pour en prendre connaissance, il suffit d’un peu d’argent et de savoir lire, mais encore leur compréhension semble ne présenter aucun obstacle insurmontable, beaucoup moins en tout cas que n’en offre la lecture d’un traité de mathématiques ou de philosophie. Nous parlons évidemment de leur compréhension théorique.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Mais précisément une compréhension simplement théorique implique que le sujet connaissant fasse abstraction de lui-même, « s’oublie » momentanément et s’absorbe entièrement dans l’objet connu. Dans un tel mode de compréhension – qui caractérise l’acquisition ordinaire de tout savoir profane ou sacré – se réalise une sorte d’effacement naturel du sujet qui se réduit à un pur regard cognitif, et qui, en tant que connaissant, cesse d’exister comme un être de chair et de sang. Ce moment spéculatif est légitime et nécessaire : c’est le privilège de l’intelligence mentale d’y avoir droit, et c’est le seul moyen pour elle d’accéder à la connaissance de la vérité. L’intellect post-édénique, selon son état naturel et dans l’acte qui lui est propre, est condamné à ce double processus d’abstraction : abstraction de l’objet connu comme du sujet connaissant hors de leur réalité propre. Toutefois, la pure doctrine non-dualiste confère à cet « oubli » une légitimité métaphysique, en sorte qu’il n’est plus seulement la marque de notre imperfection. Cet état « abstractif » de la connaissance humaine s’accorde en effet à la transcendance de la Connaissance suprême qui dépasse toutes les dualités, donc celle du sujet et de l’objet, et en apparaît comme un reflet. C’est pourquoi Guénon peut dire que les individualités ne comptent pas au regard de la doctrine. Epée à double tranchant toutefois puisqu’elle confère aux sujets qui s’en emparent une transcendance illusoire. Ivres d’un vin aussi fort, ils s’imaginent eux-mêmes au-delà des contradictions ; la tête dans les nuages, ils ne voient plus leurs pieds ni la terre qui les porte.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">On rougirait de rappeler de telles banalités si, hélas, on ne rencontrait trop d’esprits malades de cette hybris, comme le prouvent les citations que nous avons données en commençant. Au demeurant, bien des distinctions seraient nécessaires, si l’on voulait analyser avec précision les effets de l’ivresse non-dualiste. Sur les tempéraments de type plutôt brahmanique, elle se traduit par une sorte d’auto-suffisance mentaliste à l’égard de la doctrine, et de passivité enthousiaste et naïve à l’égard des nouveautés socio-politiques de droite ou de gauche. Sur les tempéraments de type « kshatyra », peu satisfaits de spéculation pure, elle favorise l'activisme réel et imaginaire, en les persuadant qu’ils ont accédé peu ou prou, à l’invariable milieu, au moyeu de la roue cosmique qui meut toute chose, et d’autre part, qu’étant « initiés » au grand jeu du monde, ils ont le pouvoir – flatteuse persuasion ! – d’en tirer toutes les ficelles. En outre, la nature transcendante de la doctrine métaphysique les incline à mimer l’action froide et détachée de ses fruits, ce que prisent beaucoup les amateurs d’entreprises ésotériques. Les uns comme les autres sont dans une égale inconscience à l’égard de leur situation existentielle respective, les premiers par défaut, parce qu’ils croient n’exister « nulle part », les seconds par excès, parce qu’ils croient exister « partout » ; les premiers ne savent pas (réellement) qu’il ne suffit pas de penser pour ne pas être, et les seconds ne savent pas (réellement) qu’il ne suffit pas de jouer pour être véritablement détaché. Tous deux ignorent pratiquement que l’homme est au monde pour faire son salut, et que le paradis ou l’enfer sont les échéances inéluctables de notre vie. L’homme n’est ni un ectoplasme pensant, ni un lutin à tout faire.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">2) La sobriété de l’âme vigilante</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">C’est pourquoi il nous faut maintenant descendre à des considérations plus pratiques et plus particulières. Nous serons brefs, eu égard à la complexité des situations humaines et à celles des commentaires qu’elles exigeraient. Mais il n’est pas possible non plus de n’en rien dire, tant certains délires pseudo-métaphysiques dépassent toute mesure.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Cette question, au fond, est celle de la réception de la vérité. En elle-même, une vérité est universelle et informelle. Mais l’intelligence qui la reçoit est toujours celle d’un être individuel et singulier, qui ne se l’assimile que selon sa forme propre de réceptivité, c’est-à-dire selon ce que cette vérité trouve en lui de retentissement. Or, la forme psycho-mentale de chaque individu résulte elle-même d’une interaction entre l’être et son milieu. C’est dans ce milieu, finalement que l’être puise ses critères d’interprétation et ses normes d’appréciation. Aujourd’hui ce milieu c’est le monde moderne, et un monde de plus en plus moderne, c’est-à-dire de plus en plus bruyant et désordonné. Il est tout simplement impossible qu’au sein de ces tonitruances cacophoniques l’esprit garde les bons critères d’appréciation et puisse entendre le chant de la vérité, non plus qu’un palais gâté par l’abus des épices et des nourritures faisandées n’est en mesure de goûter la saveur d’un vin précieux. Il est trop clair que la réception de la vérité exige une purification de l’âme et du mental. Adhérer à la doctrine métaphysique ce n’est pas seulement changer d’idées, en mettre de vraies à la place des fausses, c’est aussi changer d’ambiance, de milieu de vie, de monde, afin que l’âme réceptacle des idées et « milieu » interne de notre vie, soit changée, ou plutôt puisse redevenir elle-même : on ne met pas le vin nouveau dans de vieilles outres, dit le Christ.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Or, les normes véritables, celles qui façonnent l’âme humaine selon ses exigences profondes et immémoriales se trouvent essentiellement dans la nature cosmique et dans la culture sacrée d’une religion. C’est seulement en elles ou dans ce qui s’en rapproche, que l’âme peut puiser les formes et les rythmes vitaux dont elle se nourrit et se construit. L’acquisition de la connaissance véritable devrait donc s’accompagner, non d’une négation absolue du monde moderne – ce qui est impossible puisque c’est le nôtre, et illégitime car il comporte aussi des aspects positifs – mais au moins de sa neutralisation relative, de sa mise à distance afin que l’âme puisse retrouver ses instincts les plus naturels. A ces « métaphysiciens » qui ne rêvent que de transformer le monde, d’agir sur les hommes et les événements, de prendre du service dans les armées secrètes des « Supérieurs Inconnus » qui, en coulisse, dirigent l’histoire, qui n’aspirent qu’à restaurer le « Grand Monarque » ou à opérer la synthèse de Marx et de Guénon, à tous ceux-là il suffirait d’entrer véritablement et pour un temps dans le silence et la solitude pour qu’ils cessent bientôt de percevoir l’urgence des mille entreprises qui les sollicitent. Sobrii estote et vigilate dit S. Paul : la sobriété conditionne la vigilance. Aujourd’hui, ce qui s’impose, ce n’est plus seulement la modération du boire et du manger, mais aussi et d’abord ce que nous aimerions nommer le « jeûne médiatique ». Qui ne fait jamais retraite, qui, d’une manière ou d’une autre, n’entre jamais au monastère de son cœur, ne peut connaître réellement la saveur de la vérité.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Au fond, nous disposons d’un pouvoir merveilleux. Il suffit que nous le voulions, que nous entrions dans une forêt ou un sanctuaire, pour qu’aussitôt, là où nous sommes, le monde moderne ait objectivement cessé d’exister. Pourtant, de cette victoire, l’homme ne veut pas : elle lui paraît trop insignifiante. Les uns rêvent d’effacer le monde moderne et de reconstruire à la place un univers entièrement traditionnel, les autres de le transformer en lui ajoutant un « complément ésotérique », les troisièmes prétendent hâter sa disparition en en suractivant les tendances les plus destructrices, mais rares sont ceux qui se contentent de ce qui est réellement en leur pouvoir, et qui, ici et maintenant, balayant le doute et les objections, « commencent par eux-mêmes », selon le bon ordre de la charité, et font exister, dans le vacarme général, une plage de pur silence, cette « meilleure part » dont nul au monde ne saurait nous priver parce qu‘elle ne fait qu’un avec la profondeur de notre être. Ceux-là seuls sont les véritables vainqueurs, ils ont compris la parole du Christ en saint Jean (XVI, 33) : « Garde courage ! J’ai vaincu le monde ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Mais ces illusions qu’engendre la réception de la doctrine non-dualiste en des âmes mal préparées ne résultent pas seulement du prestige ou même de la fascination qu’exerce sur eux le monde présent. Il n’y a pas que la passivité d’une âme impressionnable, il peu y avoir aussi une certaine fausseté, voire une perversité de l’esprit. On ne s’expliquerait guère, sinon, comment il est possible d’aller d’un même pas de Guénon à Marx, à Hitler ou à MaoZedong. Alors qu’il fut donné à notre temps d’observer à découvert quelques uns des plus effroyables visages de Satan déchaîné, alors que, sous la forme du communisme occidental ou oriental, il tient encore en esclavage un milliard et demi d’êtres humains, comment peut-il se rencontrer des esprits assez « tordus » pour souhaiter, froidement ou ardemment, le règne du fascisme ou du socialisme, étant du reste constant que le premier ne fut que la forme non marxiste du second ? Que Victor Hugo veuille marcher aux côtés de Michelet dans cette « tranchée ouverte » par la Bible de l’humanité « depuis Brahma jusqu’à Robespierre » (2) témoigne déjà de l’inexcusable légèreté avec laquelle le romantisme français s’abandonnait à sa manie syncrétiste. Depuis, les révolutions prolétariennes ou nationalistes ont beaucoup progressé dans l’art de la destruction et de l’« assassinat » ; force est de constater que ces millions de morts demeurent sans effet sur des « gnostiques » impavides qui ne se reconnaissent que dans une « gauche éternelle de l’esprit ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">C’est pourquoi il nous paraît nécessaire maintenant de rappeler quelques vérités de bon sens concernant les principes qui régissent l’ordre pratique, c’est-à-dire celui de l’action humaine (praxis).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">3) De l’Infini à l’indéfini : « signification métaphysique de la connaissance du bien et du mal</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Dans l’ordre pratique, la dualité que le non-dualisme entend dépasser se définit comme celle du bien et du mal. La sainte Ecriture nous enseigne, à ce sujet, que l’acquisition de la connaissance du bien et du mal constitue la substance même du péché originel, sa forme s’identifiant plutôt à l’acte de désobéissance. La raison en est la suivante. La connaissance véritable – celle d’Adam – étant aussi et nécessairement expérience existentielle (elle n’est pas réduite à l’abstraction), connaître le bien et le mal, c’est, pour lui, en faire aussi l’expérience. En elle-même la création et les créatures sont bonnes et parfaites, bien que finies et même parce que finies (une créature infinie serait une contradiction in terminis, donc un mal). Or, l'être fini ne peut connaître la finitude directement et en elle-même, c’est-à-dire aller au bout de la limitation inhérente au créé, puisque connaître, c’est connaître « ce qui est » (qualité, nature, positivité, etc.) et que la limite, c’est précisément « ce qui n’est pas » (4). Etre au Paradis, c’est demeurer à l’intérieur des plénitudes qualitatives qui le constituent et rester en-deçà des limites de leur finitude. Ce qui signifie qu’Adam ne voit alors dans les choses et les êtres que les archétypes divins dont ils sont l’image et qui font toute leur « bonté ». Vouloir connaître le bien et le mal, c’est donc vouloir connaître l’intérieur et l’extérieur, ce par quoi les créatures ne sont pas bonnes, c’est-à-dire ne sont que reflet ou miroir, ce par quoi elles ne sont pas l’Infini – et c’est là leur finitude. Mais cette connaissance appartient à Dieu seul, puisqu’elle est au fond la science même de la création, la science même par laquelle un autre que Dieu peut effectivement exister. Comme nous l’avons déjà énoncé en d’autres occasions, seul le Plus « peut » le moins, seul le Sur-Etre infini peut « connaître » ce moindre être cet « en-deçà de l’Etre », qu’est la finitude de la créature ; « connaître », c’est-à-dire rendre raison de sa possibilité. L’Etre, quant à lui, « connaît » plutôt la créature sous l’aspect de sa plénitude qualitative, en même temps qu’il rend raison de sa possibilité existentielle. Puisque donc le fini ne peut connaître, en tant que telle, sa propre finitude, le désir qu’il a de cette connaissance ne peut le conduire qu’à en expérimenter les effets, c’est-à-dire à subir existentiellement cette limitation, en d’autres termes à faire l’expérience du mal, sous la forme de la souffrance, de la haine, de la maladie et de la mort. Et c’est pourquoi aussi, la finitude n’étant pas connaissable en tant que telle, l’expérience du mal, seul mode sous lequel cette connaissance nous est donnée, recèle en elle quelque chose de radicalement inintelligible. Ainsi la transgression « horizontale » de la limite (le dépassement illusoire de la finitude) conduit-elle l’être humain non à l’Infini, mais à l’indéfini, à la multiplicité inépuisable et fragmentaire ; non à l’intégration assomptive du créé dans l’Incréé, mais à sa négation indéfiniment poursuivie.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Ces considérations élémentaires expliquent également pourquoi l’impossibilité de la connaissance de la finitude par le fini ne peut revêtir pour lui que la forme d’un commandement (l’interdiction du fruit défendu), donc d’un ordre donné à sa volonté libre, non la forme d’une évidence intellectuelle (5). Réciproquement, il en résulte que le domaine de l’action, c’est-à-dire le domaine constitué par l’exercice de la volonté (c’est la volonté qui fait l’acte) se présente nécessairement comme celui du choix entre le bien et le mal, et que rien ne peut faire qu’il n’en soit ainsi. En d’autres termes, qui dit acte dit volonté ; qui dit volonté dit liberté ; qui dit liberté dit possibilité de choisir entre le bien et le mal.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Telles sont, pensons-nous, les données fondamentales qui structurent l’ordre pratique.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Métaphysiquement parlant, on voit qu’il faut d’abord distinguer verticalement entre le Bien suprême et le bien relatif : puis, au sein de celui-ci, et en fonction de la transgression actualisante du péché originel, entre le bien et le mal. L’opposition horizontale n’est donc pas absolue, ce qui signifie que le mal est lui-même relatif et comporte une part de positivité, ? sans quoi il n’existerait même pas –, de même que le bien relatif comporte une part de négativité que seule la matrice paradisiaque maintient à l’état virtuel. Or, demeurer dans cette matrice n’est possible qu’à une double condition dont la première est l’expression positive de la seconde ; cultiver et garder le jardin édénique. « Cultiver » le jardin, c’est unir, dans l’acte de la connaissance contemplative, le bien relatif au Bien suprême dont il n’est que la projection créée (6) ; le « garder », c’est s’abstenir du fruit défendu, c’est donc, obéissant à Dieu, « garder le commandement ». Transgresser le commandement, c’est vouloir connaître le bien relatif dans sa séparativité existentielle, c’est donc descendre soi-même sur le plan où cette séparativité est effective et naître à sa conscience (« leurs yeux s’ouvrirent »). </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">4) La séparation individuelle et l’activation des dualités</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">La réalité relative de la distinction du bien et du mal, l’activation de cette dualité (ce que l’Ecriture appelle le « fruit », le résultat) est donc fonction de l’être humain et inséparable de l’acte par lequel ce sujet humain se situe sur le plan de cette dualité. D’une certaine manière, c’est l’homme qui « fait » le monde déchu ; c’est par sa « faute » originelle que la mort entre dans le monde. D’une certaine manière seulement, car il n’en est pas le créateur, pas plus qu’il n’est le créateur du paradis. C’est là la marque de sa finitude, et c’est pourquoi, à l’égard de la dimension séparative du bien relatif, Adam doit se contenter d’une abstention, c’est-à-dire d’une obéissance au commandement divin. L’ordre divin s’adresse en effet à lui-même, c’est-à-dire à son être, et non à une faculté particulière de sa nature ; c’est même la première fois que Dieu s’adresse à la personne d’Adam : « de tout arbre, tu mangeras ». Ce qui signifie que l’être comme tel est lié au commandement, s’actualise sous le commandement. La contingence cosmique de l’être humain comme « être-là » est donc « permise » ou « innocente » dans l’exacte mesure où elle s’exprime sous la forme d’une obéissance à l’ordre divin : être, commandement, obéissance, sont ontologiquement liés. L’être adamique a le droit de se poser comme tel, de s’affirmer ponctuellement comme créature, en tant que cette affirmation est celle que requiert nécessairement le « oui » à l’ordre divin.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Inversement cette contingence est activée, évertuée, par la désobéissance ; elle est posée dans sa ponctualité, sa solitude, son extériorité existentielles par l’acte de la désobéissance. Qu’on ne se pose qu’en s’en opposant implique qu’on ne s’oppose qu’en se posant. La première chose qu’Adam affirme, avant même son désir d’une connaissance interdite, c’est lui-même. Autrement dit, dans le schéma que nous avons tracé tout à l’heure, entre la verticale qui va du Bien suprême au bien relatif, et l’horizontale du bien-et-mal, intervient un terme médian, un point crucial, par le ministère diviseur duquel les limitations inhérentes à la finitude du créé se dégradent en dualités contradictoires. En se rebellant contre l’ordre divin, l’homme se pose en dehors de sa juridiction ; et, s’affirmant en lui-même, sur son propre plan, il actualise en quelque sorte ce plan comme tel, c’est-à-dire selon sa face inférieure et obscure, celle par laquelle il ne reçoit pas la lumière incréée.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">5) Crucifié entre le bien et le mal</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Comme on le voit , si, par l’acte créateur s’est effectué le passage du Bien suprême au bien relatif, par le ministère diviseur de l’homme se posant dans sa propre contingence s’effectue le passage du bien relatif à la dualité du bien-et-mal. Retourner du bien-et-mal à la non-dualité du Bien suprême implique donc deux choses ; objectivement et positivement que l’on revienne du bien-et-mal au bien relatif, subjectivement et négativement, que l’être humain renonce à l’affirmation de son autonomie séparative. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Le premier point concerne l’action extérieure, le second l’action intérieure et la conversion spirituelle. Il se situe donc à un niveau beaucoup plus profond, beaucoup plus radical. D’une certaine manière, il dépasse même de loin le niveau où se situent les thèses indifférentistes, et l’on pourrait nous reprocher de manquer au sens des proportions en le mentionnant ici, la plupart de ceux que nous critiquons n’ayant aucune conscience de ce dont il s’agit. Nous en reparlerons néanmoins puisque la logique de notre propos nous l’impose, après quoi nous pourrons aborder enfin, pour terminer, la question de l’action extérieure.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Car l’illusion propre à la pseudo-gnose, la gnose « au faux nom » dont parle saint Paul (I Tim., VI, 21), est double. Partant d’une considération métaphysique, la coïncidence des opposés, elle prétend en tirer deux conséquences : 1° l’individualité gnostique n’est pas concernée par cette opposition du bien et du mal inexistante au regard de la non-dualité ; 2° et, pour cette raison même, elle peut choisir « librement » le mal contre le bien, autrement dit elle ne se met pas nécessairement au service de ce qui, traditionnellement, passe pour le bien. Cette deuxième conséquence, paradoxale et révolutionnaire, nous l’examinerons à loisir dans la dernière partie de notre étude. Quant à la première, nous croyons avoir montré quelle incroyable ignorance elle impliquait ; telle du moins fut notre intention. Mais cette ignorance et cette inconséquence apparaissent encore mieux maintenant que nous avons recueilli l’enseignement de l’Ecriture, puisqu’Il nous a permis de saisir la racine de l’activation cosmique des contraires dans l’acte par lequel Adam se pose en lui-même et s’enferme dans sa forme individuelle. Or, le gnostique, en tant qu’être humain, est lui aussi soumis à la forme individuelle. Sinon, il n’y aurait précisément personne à qui se poserait la question de savoir s’il doit, ou non, s’estimer concerné par la dualité du bien et du mal, et la thèse indifférentiste n’existerait pas non plus. Mais puisqu’elle existe, c’est qu’elle s’adresse à quelqu’un, et à quelqu’un d’ici-bas.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">La logique du non-dualisme ne conduit donc nullement à libérer l’individu comme tel des contradictions qui s’imposent à lui, à le mettre « hors jeu », hors du jeu cosmique. Disons le crûment : lire un livre de Guénon ou Shankara ne suffit pas pour transformer son lecteur en un délivré-vivant et à le situé au-delà du bien et du mal. Loin de le doter d’une sorte de privilège d’extra-territorialité éthique, elle l’amène au contraire à s’interroger sur la racine ontologique de l’activation oppositive des dualités cosmiques. Ce qui signifie que ces dualités ne sont pas oppositives de leur simple nature, et, qu’à l’origine, elles correspondent seulement à des distinctions qualitatives. Leur transformation en contradictions actives au sein du monde humain est donc le résultat d’un « événement » (le péché originel), d’une « histoire » que nous racontent les grands récits sacrés, et qui elle-même la répercussion sur le plan adamique d’un événement mystérieux et supra-humain que l’on désigne souvent sous le nom de « révolte des Anges ». Nous verrons dans la dernière partie de cette étude comment la révolte des Anges concerne l’ordre de l’action extérieure et le monde objectif sur lequel celle-ci s’exerce. En attendant, nous soulignerons seulement que cette révolte ne pouvait par elle-même soumettre le monde humain à la loi de la guerre universelle : il y fallait l’acquiescement du centre vicaire de ce monde, Adam. Le péché originel noue ainsi l’histoire et la nature, la liberté et la nécessité : l’événement prototypique de la faute imprime sa marque dans l’ordre des substances naturelles, humaines ou non, et c’est pourquoi l’ordre des choses, lui aussi, connaîtra la gloire d’un événement restaurateur et, comme le dit saint Paul (Rom, VIII, 22), « gémit » dans l’attente de ce jour.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> En ouvrant l’intelligence (transindividuelle par essence) sur la perspective de la non-dualité, la doctrine métaphysique offre au gnostique la lumière de l’objectivité parfaite. Sous cette lumière sa propre subjectivité individuelle (7) lui apparaît pour ce qu’elle est, et dans son exacte situation. Il voit qu’elle est, comme toutes les réalités post-édéniques, soumise aux dualités oppositives dont elle ne peut pas subir les effets, et qui la conduiront à la mort. Prétendre que sa propre individualité – support actuel de l’intellection métaphysique – échappe au domaine des contradictions lui paraît aussi absurde que de prétendre dessiner un cercle carré : c’est une impossibilité pure et simple. Psychologiquement, c’est une imposture : on entend profiter du non-dualisme pour « tirer l’épingle de son ego hors du jeu cosmique », imposture qui prouve précisément que l’on n’a pas compris la doctrine de la non-dualité. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">La subjectivité individuelle est donc inévitablement crucifiée par les dualités oppositives de son plan d’existence. Elle ne peut s’en libérer qu’en renonçant à elle-même, et en se réintégrant dans l’intériorité de la subjectivité transcendante de la personne spirituelle : il faut mourir et renaître de l’eau et de l’Esprit. Cette mort et cette renaissance peuvent revêtir diverses formes selon la diversité des sagesses et des tempéraments spirituels. Mais elles sont enseignées unanimement par tous les maîtres. C’est aussi cette gnose de la non-dualité que réalise sacrificiellement, « pour la gloire de Dieu et le salut du monde » le Christ crucifié entre le bon et le mauvais larron. Parce qu’il est Dieu, il peut, lui, aller jusqu’au bout de la finitude, il peut la « connaître » et l’épuiser activement, dans sa Passion, par la libre « consomption » de son existence humaine. En vérité, l’infinitude divine est, par elle-même, l’épuisement et le dépassement éternellement réalisés de la finitude du créé et donc de toute dualité. Mais la réverbération ou la conséquence de cet épuisement-dépassement sur le plan du créé ne saurait consister, ainsi que le croient les pseudo-gnostiques, en un effacement et une disparition des dualités crucifiantes. Comme l’enseigne le symbolisme de la croix, si la branche horizontale coupe en deux la branche verticale, distinguant ainsi entre un haut et un bas, réciproquement la branche verticale, symbole de la transcendance et de la non-dualité, ne peut inscrire sa marque sur la branche horizontale qu’en la divisant selon la droite et la gauche. Loin de s’opposer à l’Un transcendant, la dualité horizontale en est au contraire la conséquence rigoureuse. Nier la seconde, c’est refuser la première, de même que nier le relatif, sur le plan où il existe, c’est nier l’Absolu. Il n’y a donc pas d’autre solution que celle de l’accomplissement du relatif dans sa relativité même et sa finitude. En bref, il faut aller jusqu’au bout du péché originel, jusqu’au terme de l’intention qui l’a fait naître et qui n’est autre que le désir de la connaissance du multiple et du périphérique en tant que tels. Or, nous l’avons dit, l’homme, par ses propres forces, ne peut y parvenir, et c’est pourquoi, manquant perpétuellement à épuiser le fini, il entre dans l’infini. Il a donc besoin, pour sortir de cet interminable « analyse » qu’est devenue sa connaissance, d’une grâce divine, selon laquelle la finitude est dépassée synthétiquement parce qu’elle est accomplie et achevée. A l’Adam déchu incapable d’atteindre le terme d’un péché toujours fuyant, s’oppose le nouvel Adam, dont saint Paul nous dit mystérieusement : « Celui qui n’avait pas connu le péché, Dieu l’a fait péché pour nous, afin que nous devenions nous-mêmes, justice de Dieu en Lui (2 Co., V, 21). L’homme ne peut être que « pécheur ». Seul le Christ est « péché », parce que seul il a le pouvoir comme homme-Dieu d’identifier en lui l’être et l’acte, et plus encore d’épuiser son être relatif dans l’acte sacrificiel de sa crucifixion, par où devient victorieusement réelle la vérité de sa finitude humaine (8).<br /> (à suivre)</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"><br /> Texte publié dans Connaissance des Religions en mars 1988-mars 1989.</span></p> <p align="justify">NOTES</p> <p align="justify"><br /> (1) Nous avons rassemblé les textes essentiels dans La Charité profanée, pp. 339-340.<br /> (2) Cf. La charité profanée, Editions Dominique Martin Morin, pp. 355-361.<br /> (3) Ce peut être le cas, par exemple, d’une pierre ou d’un simple galet.<br /> (4) Frithjof schuon, Résumé de métaphysique intégrale, p. 28.<br /> (5) Dans une lettre du poète à l’historien pour la parution de La bible de l’Humanité, datée du 27 nov. 1864 (Œuvres complètes, ed. J. Massin, t. XII, p. 1279).<br /> (6) Cette formule de R. Schwab (La Renaissance orientale) est reprise par Roland Clément, La frontière invisible, Publisud, 1988, p. 292.<br /> (7) Nous avons bien une connaissance indirecte et indicative de la finitude, puisque nous pouvons en parler : c’est une notion, une idée. Mais nous n’en avons pas de connaissance directe et effective. Par exemple, nous ne pouvons pas saisir le commencement ni le terme d’aucune réalité créée, bien qu’il s’agisse des marques de sa finitude temporelle. De même pour l’espace : où est la limite d’un corps ? Surface sans épaisseur séparant l’intérieur de l’extérieur, elle ne peut être « localisée » en elle-même ; elle n’est « nulle part ». Tous ces paradoxes ressortissent à la philosophie du calcul infinitésimal. <br /> (8) Nous sommes ici à la racine métaphysique de la liberté humaine, laquelle apparaît comme l’ombre de l’infinité du Non-Etre se réverbérant dans le miroir de la création et introduisant par là du « jeu » dans l’agencement des déterminations et des natures créées. Dans la mesure où un être humain n’est pas rigoureusement identifié à sa nature, dans la mesure où il n’est pas que ce qu’il est, comme un triangle ou un diamant, il est imparfait et faillible ; mais cette imperfection est aussi la face négative de la liberté qu’elle implique. Toutes ces notions relèvent du mystère de la Mâyâ divine et de sa projection cosmique « en direction du néant » (selon la formule de F. Schuon). – Notre interprétation, que nous avons déjà esquissée en d’autres occasions, s’oppose sur ce point à la thèse augustinienne qui soutient (De Genesi ad litteram, VIII, vi, 12 ; D.D.B., II, p. 29) que l’arbre du bien et du mal « n’était pas mauvais » en lui-même et que Dieu n’avait interdit d’en manger que pour éprouver la pure obéissance d’Adam. Qu’un décret divin soit sans rapport à la nature des choses est, croyons-nous, une impossibilité métaphysique, ce qui ne diminue en rien la pureté de l’obéissance adamique, puisqu’Adam, selon notre interprétation, n’a aucun moyen autre que l’obéissance de connaître (négativement) le bien fondé de l’interdiction divine.<br /> (9) C’est la fonction médiatrice de l’homme, vicaire de Dieu pour la création.<br /> (10) Cette précision s’impose car on peut aussi parler d’une subjectivité transcendante et purement spirituelle, celle du Soi ou détermination ontologique première d’un être (Atma « par rapport » à une créature).<br /> (11) L’hébreu asâm qui signifie « péché » désigne aussi le « sacrifice pour le péché ». Métaphysiquement, il faut comprendre que le sacrifice est la face positive de cette réalité négative qu’est le péché.<br /></p>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-37482324236928882192008-11-15T06:17:00.000-08:002008-11-15T06:19:28.022-08:00La gnose au vrai nom<div style="text-align: justify;"><span style="font-size:130%;">Les études que nous avons consacrées à la gnose et au gnosticisme (1) ont suscité dans certains milieux une véritable tempête. Habitué à lire ce terme chez les Pères grecs, nous ne soupçonnions pas la violence des réactions que pouvait soulever son emploi et, le rencontrant si souvent sous la plume des écrivains ecclésiastiques, nous avions oublié l’infamie dont il est noté pour beaucoup. A vrai dire, nous pensions avoir prévenu ces critiques, d’une part pour avoir montré, à l’aide d’arguments historiques que le mot de gnose était d’origine scripturaire et donc foncièrement chrétien, d’autre part pour voir soutenu que la gnose véritable n’était pas essentiellement différent du contenu de la foi chrétienne. Malgré tout, certains ont estimé que nous faisions bon marché des déviations hérétiques du gnosticisme et que, si la gnose n’était rien d’autre que la foi, il fallait cesser d’user d’un terme ambigu, fauteur de confusion et d’incompréhension, dès lors qu’il existait un terme clair et sans équivoque.</span></div> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Bien qu’elles ne soient pas dénuées de pertinence, ces objections ne nous paraissent pas entraîner une remise en cause de la thèse générale que nous soutenons, savoir, l’existence légitime, au sein du christianisme, d’une voie de gnose au sens propre du terme. Il faut cependant les prendre en compte si nous voulons éviter les malentendus, du moins autant que possible, car il est des malveillances rebelles à toute raison. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Nous devons nous employer non seulement à rappeler le caractère traditionnel du terme de gnose, mais aussi à établir l’erreur historique qu’il y a à le traiter comme une catégorie hérésiologique ; ce qui nous conduira, puisque certains hérétiques revendiquent l’appellation de « gnostiques », à en rechercher la véritable signification. Cette première partie nous ayant permis de passer du mot à la chose, nous serons en mesure de comprendre, dans un deuxième moment, ce qu’est l’épreuve décisive de la gnose, entre ses formes droites et ses formes déviées et diaboliques. Après quoi, une fois rétablie l’exactitude des perspectives historiques et déterminée la nature spécifique de la « subversion gnostique », nous pourrons aborder la dernière partie de notre étude : nous préciserons en premier lieu la spécificité de la gnose doctrinale et sa nécessaire distinction d’avec la foi ; nous exposerons ensuite les principales étapes de la voie gnostique, jusqu’à sa consommation finale, ici-bas.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">I. HISTOIRE</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">1) La gnose est premièrement juive et principalement chrétienne</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Le point d’où il faut partir est celui que nous avons rappelé et développé dans nos études antérieures : le gnosticisme est une hérésie spécifiquement chrétienne – et la première de toutes –, parce que c’est au sein du christianisme, et surtout chez saint Paul, que le mot gnôsis a été employé pour désigner spécialement la connaissance intérieure des mystères divins (2). Sans doute, le christianisme est-il ici l’héritier de la tradition juive de langue grecque (scripturaire et liturgique), puisque c’est elle qui inaugure l’usage religieux de gnôsis pour traduire l’hébreu yd (3) – encore qu’on puisse repérer quelques emplois « nettement métaphysiques » du terme déjà chez Platon qui, dans le Politique (258e), «oppose à l’intérieur du domaine de la connaissance scientifique (épistèmè) ce qui relève de la « pratique » (hè praktikè), c’est-à-dire de l’art ou de l’action, et ce qui relève de la « gnostique » (hè gnostikè), c’est-à-dire de la connaissance pure et spéculative (4). Néanmoins, comme le montrent les textes, ce sont les écrits chrétiens néo-testamentaires et apostoliques qui élaborent une doctrine complète de la gnôsis, conférant au terme sa signification la plus élevée, puisque ce sont eux qui nous offrent les plus nombreuses et les plus significatives occurrences de ce terme (5).<br /> <br /> On peut même aller plus loin et soutenir que la dénomination de « gnostique » appliquée par les hérésiologues aux doctrines qu’ils combattent n’a bien souvent qu’une valeur polémique et ne correspond pas à une appellation reconnue par les hérétiques eux-mêmes. C’est du moins avéré pour les deux ou trois premiers siècles, à quelques exceptions près, car par la suite, les sectes peuvent se réclamer plus volontiers d’un titre auquel le combat de la Grande Eglise a conféré quelque prestige. Reste que maintes doctrines qualifiées de « gnostiques » n’ont aucun rapport précis avec un gnosticisme au demeurant bien difficile à définir.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Cette remarque ne vaut pas seulement pour les adversaires anciens des hérésies gnostiques ; elle pourrait s’appliquer également à leurs partisans modernes. Lorsqu’on voit ces derniers se jeter avec passion sur le célèbre « Evangile selon Thomas » découvert à Nag Hammadi, comme si nous nous trouvions en présence d’un état de l’enseignement du Christ antérieur à la supposée falsification que lui aurait fait subir saint Paul et l’Eglise officielle, on se dit qu’ils devraient d’abord se demander non seulement s’il est possible d’en établir l’antiquité, mais même si nous avons affaire à un évangile gnostique. Voici, à ce sujet, la conclusion d’un récent ouvrage consacré au plus connu des manuscrits découverts : « Cette collection de « paroles de Jésus », sous la forme où elle s’offre à nous, est impudemment apocryphe par sa composition artificielle et par son attribution factice à ce Thomas qui n’y joue en réalité qu’un rôle épisodique (…) Il faut également reconnaître (…) que l’écrit est discret sur la Gnose telle que les grandes sectes la codifièrent » (6). </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Est-ce à dire que l’appellation de gnostique est purement extrinsèque ? Les hérésiologues nomment-ils ainsi, sans souci de précision, toutes les hérésies qui, ne portant pas sur un point déterminé du dogme catholique, ne peuvent être désignées ou que par le nom de leurs fondateurs, ou que par un terme plus général permettant de caractériser une corruption également générale de la foi ? </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">2) Des hérétiques ont revendiqué le terme de « gnostique »</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">En réalité, les catégories hérésiologiques des premiers écrivains ecclésiastiques, si contestables qu’elles paraissent aux yeux des historiens modernes, ne sont pas uniformément dénuées de précision. Quelques auteurs, parmi les plus grands, distinguent parfois entre auto- et hétéro-dénomination. Au début de son grand ouvrage, Contre les hérésies, saint Irénée de Lyon nous avertit que ceux qu’il va combattre, et qu’il appellent souvent « gnostiques », se nomment eux-mêmes « disciples » de Valentin (7). Et bien qu’il voie dans ces Valentiniens des victimes (consentantes) de ce que nous appelons « gnosticisme », nulle part il ne les identifie formellement (8). Inversement, certains écrivains ecclésiatiques prennent le soin d’indiquer que telle appellation de gnostique est revendiquée par ceux auxquels elle est appliquée ; ce qui prouve au moins qu’il y eut des gnostiques déclarés, mais ne nous dit pas encore ce qu’il faut mettre sous ce terme.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Ainsi, saint Clément d’Alexandrie, qui n’est pas un hérésiologue au sens propre du terme (9), signale à plusieurs reprises qu’il connaît tel groupe ou telle individualité revendiquant pour lui-même le titre de gnostique. C’est le cas, nous apprend-t-il, des disciples d’un certain Prodicos (que nous ne connaissons que par lui) qui, d’eux-mêmes, « se nomment gnostiques » (10). Même indication à propos des Carpocratiens – ce qui confirme les déclarations de saint Irénée (11). Même remarque, enfin, concernant un autre groupe (également disciple de Prodicos ?) dont Clément déclare : « Je sais avoir rencontré une hérésie dont le promoteur disait qu’il fallait combattre la volupté : il fallait passer dans le camp de la volupté pour y mener un combat simulé, selon ce noble gnostique (car il prétendait lui aussi être gnostique !) » (12). Une génération après Clément, Origène reconnaît également que « certains (hérétiques) se proclament gnostiques à la façon dont les Epicuriens se targuent d’être philosophes » (13).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Nous citerons encore le cas de saint Epiphane. Mort au début du Vème siècle, cet évêque de Salamine, doué d’une vaste érudition (il savait cinq langues, dont le syriaque, le copte et l’hébreu), n’est réputé ni pour sa largeur d’esprit ni pour son acribie : c’est essentiellement un combattant. Hérésiologue, il est en partie tributaire du Contre les hérésies de saint Irénée, dont il transcrit le premier livre. Mais il a aussi une connaissance directe de certains groupes hérétiques et de leur littérature. C’est pourquoi il est d’autant plus significatif de le voir récuser, à l’occasion, l’appellation de « gnostiques » : « Les Valésiens, dit-il, ne sont pas des gnostiques » (14).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Nous retrouverons Epiphane dans un instant. Pour le moment, nous devons tirer la conclusion de cette brève enquête. Les textes que nous avons cités (15) suffisent-ils à prouver qu’il a bien existé une ou plusieurs sectes qui se qualifiaient elles-mêmes de gnostiques ? La réponse ne nous paraît pas évidente et la question est peut-être mal posée.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Autrement dit, c’est une certaine « attitude » hérésiologique qui serait à revoir. Attitude qui, d’ailleurs est beaucoup plus le fait des modernes que des anciens. Laissons de côté les historiens (les Harnarck, Bousset, Leisegang, Puech, Pétrement, Quispel, etc.), dont les intérêts sont en principe, purement scientifiques. Considérons plutôt les théologiens, les écrivains ecclésiastiques, les polémistes, bref, tous ceux pour qui la notion d’hérésie a précisément plus de sens. Qu’on le veuille ou non, ce sont eux qui imposent aux historiens leurs propres catégories, parce que ce sont eux qui, en caractérisant le mouvement religieux comme une hérésie définie, l’ont constitué en objet d’étude pour les historiens. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Or, que cette hérésie se nomme gnosticisme, c’est là non une donnée historique, mais un artefact, un sous-produit de l’étude par les modernes des anciens hérésiologues. En français, « gnosticisme » fait son apparition en 1842 ! Même si l’idée qu’il désigne est antérieure, elle ne remonte guère au-delà du XVIIème siècle. Qu’il ait existé un mouvement, éventuellement multiforme, possédant cependant suffisamment d’unité pour qu’on puisse le subsumer sous un seul concept et le ranger sous une seule étiquette (« gnosticisme », en sorte qu’il soit légitime (et plus commode) de substituer chaque fois l’étiquette à la chose pour faire savoir de quoi il s’agit, c’est là ce qu’ont ignoré la totalité des docteurs et des théologiens médiévaux ; plus encore, c’est ce qu’ignore en fait l’antiquité chrétienne, malgré les apparences : « il n’y a aucune trace, dans le christianisme primitif, de « gnosticisme » au sens d’une vaste catégorie historique, et l’usage moderne de « gnostique » et de « gnosticisme » pour désigner un mouvement religieux à la fois ample et mal défini, est totalement inconnu dans la première période chrétienne » (16). A quoi nous ajouterons, à l’intention des plus acharnés adversaires de la gnose, qu’il n’y a non plus aucune trace écrite, dans les textes officiels du magistère ecclésiastique, de la condamnation d’une hérésie nommée « gnose » ou « gnosticisme ». </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Pourtant, de l’extrême droite à l’extrême gauche théologiques (pour une fois réunies), tout le monde est d’accord pour dénoncer ce qui apparaît aux uns et aux autres comme la pire corruption de la foi et le plus grand danger qu’elle ait couru ou puisse courir : « la gnose éternelle » (17). Car la gnose est éternelle. Elle renaît toujours de ses cendres et doit donc être partout et toujours suspectée. Quel inquisiteur ne se féliciterait de la subtilité de son flair hérésiologique à la deviner sous les déguisements les plus trompeurs ? Dans cette chasse aux gnostiques, les plus farouches et les plus sourcilleux des hypertraditionalistes donnent la main sans difficulté, sans répulsion, aux plus radicaux et aux plus extatiques des surrévolutionnaires, les uns et les autres ne s’étonnant nullement d’un semblable accouplement.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">3) Ce que désigne véritablement le terme de gnostique</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Pourtant, nous dira-t-on, n’avez-vous pas reconnu vous-même que l’étiquette en question était revendiquée au moins par quelques uns des hérétiques ? Sans doute, mais, précisément, toute la question est là ; car nous ne sommes nullement persuadé que cette revendication puisse avoir le sens et la valeur d’une catégorie hérésiologique – au moins à l’origine – ni dans la bouche des hérésiarques ou de leurs disciples, ni sous la plume des hérésiologues. La littérature sur ce sujet est immense, et nous ne sommes aucunement un érudit. Nous croyons cependant pouvoir affirmer qu’aucune des citations alléguées ne peut démontrer la valeur hérésiologiquement identificatoire du terme « gnostique ».<br /> <br /> Comment d’ailleurs, pourrait-il en être autrement dès lors que le terme de gnose est pris en bonne part dans la tradition primitive du christianisme ? Pourquoi les hérésiologues auraient-ils toujours souci de dénoncer l’abus du mot « gnose » que font les hérétiques et consentiraient-ils sans autre précaution à ce que des ennemis de l’Eglise se qualifient eux-mêmes de « gnostiques » ? C’est saint Paul, qui le premier, dévoile la supercherie de la « pseudo-gnose », invitant Timothée à fuir « les contradictions de la gnose au faux nom », anthitheseis tès pseudonymou gnôseôs (1 Tim., VI, 20). On peut bien traduire, comme la Bible de Jérusalem : « les objections d’une pseudo-science », mais le lecteur moderne ne comprendra plus alors pourquoi saint Irénée a cru devoir reprendre cette expression dans le titre de son plus grand ouvrage et lui faire porter le poids d’un long développement car rien n’est plus banal, dans le langage d’aujourd’hui, que le terme de « science ». Et pourquoi saint Paul éprouverait-il le besoin de défendre le mot même de gnôsis ? Pourquoi parle-t-il d’un « faux nom » et pas seulement d’une fausse ou d’une vraie science ? Sa formule ne peut avoir qu’un sens : c’est que la vraie connaissance est aussi la connaissance par excellence, l’unique connaissance à laquelle seule, pour cette raison, il faut réserver le terme de gnôsis ; et c’est aussi pourquoi, malgré le bien fondé de certaines objections, nous croyons nécessaire de maintenir en français le terme de gnose.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">On voit ainsi que la gnose est une réalité immense et sacro-sainte, une réalité profonde et mystérieuse, dont parlent les chrétiens entre eux sans éprouver le besoin de l’expliciter davantage, et parce que chacun s’accorde pour y voir une désignation de la « science intérieure et intime de Dieu, de la conscience effective et cordiale de l’Esprit s’infusant dans l’âme du croyant par la grâce de Jésus-Christ (bref, la réalisation de la foi), et parce que précisément, une telle science, au moins dans son essence, est indicible, transcende toute parole et toute conscience distinctive et formelle que l’on peut en prendre. Et c’est pourquoi saint Paul précise à la fois que « tous n’ont pas la gnose » (1 Cor., VIII, 7), mais aussi qu’une gnose mal comprise rend orgueilleux : « la gnose enfle, la charité édifie. Si quelqu’un pense connaître quelque chose, il ne connaît pas encore comment il convient de connaître » (ibid., 2-3). Ce qui signifie que la vraie gnose ne se pose pas elle-même comme un savoir dont on pourrait parler et s’éblouir, mais qu’elle « s’ignore » en quelque sorte elle-même.<br /> Saint Clément d’Alexandrie, qui est, par excellence, le docteur de la gnose chrétienne et qui nous dévoile le mystère autant qu’il lui est possible, c’est-à-dire sans en fournir le contenu explicite, ne nous présente pas une doctrine différente. Fénelon a pu, au XVIIIème siècle, tirer de son œuvre multiforme un recueil de textes et l’intituler Le gnostique (18) ; à juste titre, puisque cette appellation désigne pour Clément le chrétien parfait, celui qui est parvenu au terme de la connaissance parfaite du Christ. De Clément et d’Origène, la tradition de cette appellation sera léguée à la théologie spirituelle du christianisme grec, de saint Evagre le Pontique à saint Siméon le Nouveau Théologien.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il nous semble que la doctrine de saint Clément nous met sur la voie d’une découverte importante et dont il est étrange qu’on ne se soit pour ainsi dire pas avisé. Elle tient en peu de mots : le terme de « gnostique » ne désigne pas l’appartenance à une secte où à une école religieuse : il désigne un état spirituel, et très précisément l’état spirituel de celui qui est parvenu au terme de la voie chrétienne, donc de la « connaissance » du Christ, autant qu’il est possible ici-bas de l’atteindre. C’est l’état le plus élevé : « Le gnostique est donc déjà divin et saint, portant Dieu et étant porté de Dieu » (19). Et encore : « Le Verbe scelle dans le gnostique une parfaite contemplation selon sa propre image, en sorte que le gnostique est une troisième image divine » (20), et que son corps même devient spirituel (21). </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">On le voit, la solution qui nous paraît s’imposer correspond au fond à celle que René Guénon a donnée pour les Rose-Croix, terme qui, selon lui, s’applique non à une organisation initiatique, mais à ceux qui ont réintégré l’état primordial, état symbolisé par la rose au centre de la croix (22). Et, bien qu’elle se soit formée dans notre esprit de façon indépendante, cette conclusion ne peut être que confirmée par un tel rapprochement. On pourrait d’ailleurs trouver d’autres correspondances plus justifiées encore avec les termes de yogi et de soufi, puisqu’en effet le gnostique de Clément a dépassé l’état de l’homme primordial pour atteindre l’état christique ou « monadique », l’état d’homme déifié (23). Peut-on davantage marquer la transcendance de l’état gnostique que ne le fait saint Clément quand il déclare que « le gnostique se créé lui-même » (24) ? Nous retrouvons ici l’aphorisme islamique selon lequel « le Cûfi n’est pas créé » (Eç-Cûfi lam yukhlaq) (25). Mais du même coup, il est clair que nul ne peut se décerner à lui-même le titre de gnostique, pas plus qu’il n’est possible de « se dire cûfi, si ce n’est par pure ignorance » (26).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Telle est la raison pour laquelle les hérésiologues chrétiens s’élèvent avec ironie et mépris contre la prétention sacrilège de ceux qui se parent du titre de « gnostiques ». Qu’on relise les textes cités d’Irénée ou de Clément, et l’on verra qu’ils n’impliquent nullement sous leur plume une catégorisation déterminée. Mais ils ne l’impliquent pas non plus dans la bouche de ceux qui s’en désignent : ce faisant, ils n’indiquent aucunenement leur appartenance à un groupe ainsi nommé et dont il n’existe nulle trace historique, mais ils s’attribuent un état spirituel.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Maintenant que la revendication aussi prétentieuse que ridicule de cet état ait fini par prendre le sens d’une étiquette désignant des groupes hérétiques d’une manière commode et expéditive, quoique extrêmement vague, c’est ce qui nous paraît hautement probable, parce que cela correspond à une évolution commune des choses, dont on rencontre des exemples dans toutes les cultures. Ainsi, a dit un spirituel musulman, « à l’origine le soufisme était une réalité sans nom, aujourd’hui c’est un nom sans réalité ».</span></p> <p align="justify"> <span style="font-size:130%;"><br /> III. CRITERIOLOGIE</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"><br /> 4) L’épreuve décisive de la vraie gnose</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">La thèse que nous présentons permet de résoudre bien des difficultés ; elle répond en particulier aux objections soulevées contre l’authenticité des épîtres pastorales (I et II Tim. et Tite) qui, dit-on, combattent un gnosticisme très postérieur au temps de saint Paul (27). Mais ni avant ni après saint Paul, durant les trois premiers siècles, il n’a existé un « gnosticisme » proprement dit. Ce que combat saint Paul, et ce qui a existé dans les milieux juifs préchrétiens et judéo-chrétiens, ce sont des déviations multiples et hétérogènes de l’ésotérisme juif – de l’existence duquel nous ne saurions douter – ou d’autres courants ésotériques, issus en particulier du zoroastrisme et d’une tradition égyptienne en voie de dégénérescence. D’une manière générale, les historiens, dans leurs analyses des faits, ignorent purement et simplement que toute religion comporte presque toujours, au sein de la forme exotérique, une dimension ésotérique plus ou moins discrète d’une part, et d’autre part des déviations plus ou moins aberrantes et syncrétistes de cet ésotérisme orthodoxe. A cette loi constante le judaïsme n’échappe pas, ni le christianisme en voie d’organisation qui est celui de saint Paul. Un enseignement secret ou discret n’est pas un jeu de « cache-cache » dans une stratégie futilement élitiste. Mais d’une part on ne doit pas jeter les perles aux pourceaux (Mt., VII, 6) ; d’autre part, il y a des degrés divers de compréhension : le secret des secrets est par nature indicible, et en grec « ésotérique » ne signifie rien d’autre que « plus intérieur ». L’existence d’un ésotérisme dévié prouve la nécessité d’une réserve et le danger de son oubli. Aller vers l’intérieur, c’est aller vers l’Esprit ; c’est donc traverser les formes et, au moins à certains égards, les abandonner intérieurement. Ce qui veut dire : savoir qu’il y a un au-delà de la forme, « en esprit et en vérité » (Joa., IV, 23), et donc savoir aussi que la forme, en tant que telle, ne peut pas tout donner. L’utilité de la forme sacrée et rituelle, c’est sa visibilité : elle est donnée à tous et fixe le regard de la foi salvatrice, le détournant ainsi de la multiplicité dispersante. Par là-même, elle définit un pur et un impur, et pose à la liberté humaine l’inévitable alternative du bien et du mal. C’est pourquoi le dépassement ésotérique ne peut pas ne pas apparaître extérieurement comme un dépassement de cette dualité crucifiante et donc comme le droit d’échapper à sa juridiction : tout est pur aux purs.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Qu’on ne s’y trompe pas, c’est très exactement là que se situe l’épreuve initiatique, la pierre de touche du gnostique véritable. A qui juge selon les apparences, la gnose semble fournir un moyen légitime et métaphysiquement fondé de s’affranchir de la dualité du bien et du mal. Et par un renversement classique, c’est cet affranchissement lui-même qui devient le critère de la gnose ! Comme s’il pouvait y avoir un signe extérieur de gnose ! Par là même qu’elle est pure et intérieure, la gnose échappe à toute marque et donc expose celui qui y prétend indûment au plus redoutable des dangers spirituels, à l’illusion la plus diabolique : croire que l’on a réalisé l’unité sur le plan même de la dualité. Le vrai gnostique sait au contraire qu’il n’est pas d’autre dépassement de la dualité crucifiante que le chemin de la crucifixion : telle est la gnose du Christ. Mais on ne saurait empêcher qu’il y ait des hommes, extérieurement habiles, intérieurement inintelligents, pour qui la rencontre avec la gnose est source de prétention, d’orgueil et d’immoralité.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">C’est pourquoi il n’est pas étonnant que les plus importants débats sur la gnose chez saint Paul soient précisément relatifs à une question de pureté ou d’impureté rituelle : un chrétien peut-il manger les idolothytes, c’est-à-dire la chair des animaux sacrifiés aux dieux païens ? « Pour ce qui est des viandes immolées aux idoles, nous savons tous que nous avons la gnose », déclare-t-il (I Cor., VIII, 1) ; en d’autres termes : nous avons tous reçu cette doctrine spirituelle qui nous permet d’échapper aux conséquences qu’engendre la transgression des interdits, parce qu’en nous établissant sur le plan spirituel (pneumatique), elle nous élève au-dessus du plan psycho-corporel où se déploient ces conséquences. Ainsi, comme il l’a déclaré plus haut (VI, 12) : « tout m’est permis », car « l’homme pneumatique juge de toutes choses et n’est jugé par personne » (II, 15) ; « et ne savez-vous pas que nous jugerons les anges ? » (VI, 3). Mais la « liberté du gnostique », l’exousia dont parle saint Paul, et par laquelle il a pouvoir sur toute chose (28), ne saurait consister, pour se prouver, à se soumettre à une sorte d’obligation universelle de transgression : « tout m’est permis », ou, plus exactement, « tout est en mon pouvoir, mais moi je ne suis sous le pouvoir de rien » (VI, 12), et c’est pourquoi, « étant libre à l’égard de tous », le gnostique Paul, au nom de la charité, s’est « fait l’esclave de tous » : juif avec les juifs, sous la Loi avec ceux qui s’y soumettent, hors la loi avec les hors la loi, faibles avec les faibles, « tout à tous » (IX, 19-23).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">5) La subversion de la gnose et le mystère d’iniquité</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Ces remarques suffisent à faire comprendre pourquoi, a contrario, beaucoup de ceux qui « se savent gnostiques », c’est-à-dire qui prétendent avoir accès à la gnose « par delà le bien et le mal », sont aussi ceux qui parfois s’adonnent aux pratiques les plus ignobles et les plus bestiales. On retrouve alors ici un courant moderne bien connu qui, dans la lignée de l’ennuyeux Sade, conduit à l’exaltation de la violence destructrice de toute nature – c’est en réalité une révolte contre le don de la création – et à cette « part maudite » dont Georges Bataille s’est voulu le « prophète ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">C’est précisément au chapitre XVIII de son Panarion intitulé « Les gnostiques », que saint Epiphane nous rapporte quelques unes de ces pratiques, au cours desquelles sont accomplies de véritables parodies de l’eucharistie. Hommes et femmes, après s’être accouplés, recueillent le sperme produit et le consomment en disant : « Corps du Christ » ; de même, à l’occasion, le sang menstruel est recueilli et consommé par tous : « et, disent-ils, ceci est le sang du Christ ». Mais il y a pis. Si au cours des accouplements collectifs, une femme était fécondée, alors, dès que le fœtus est visiblement formé, on l’arrache de l’utérus et on le jette dans un mortier où il est broyé au pilon. A ce hachis, « pour éviter les nausées », on ajoute du miel, du poivre et d’autres aromates. Chacun en prélève un peu et, au moyen de cette chair humaine, célèbre communautairement le culte divin (29).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Nous atteignons ici au comble de l’horreur. Doit-on croire ce qu’Epiphane nous en dit ? Nous n’en savons rien (30). Quoi qu’il en soit, et même si nous nous en tenons au cas d’une licence « ordinaire » ? son existence est incontestée ?, nous nous trouvons en présence d’une gnose pervertie par incompréhension radicale, telle déjà que la dénonçait saint Paul. Car il ne s’agit nullement, répétons-le, d’une faute morale, résultant d’un abandon coupable aux instincts déviés de la nature, mais d’une faute spirituelle et métaphysique, par laquelle on entend se prouver à soi-même et aux autres qu’on est vraiment libéré de toute dualité et de toute distinction, fût-ce celle du sacré et du sacrilège. Nous allons voir maintenant que nous sommes aussi à la source de ce qu’on doit appeler, en langage guénonien, la contre-intitiation chrétienne. Et cela ne doit pas nous étonner : corruptio optimi pessima, si la gnose est la perfection (téléiôsis) de la voie spirituelle chrétienne, sa corruption en est la pire des contre-façons.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Quelques pages après avoir rapporté cet exemple de « cannibalisme eucharistique » (Michel Tardieu), saint Epiphane fait état d’un ouvrage « gnostique » intitulé en grec Genna Marias, c’est-à-dire La descendance de Marie. Il s’agit d’un apocryphe qui, «entre autres détestables discours », prétend que Zacharie fut tué dans le Temple et veut explique pourquoi. « Selon cet écrit, nous dit Epiphane, Zacharie, étant venu au Temple pour procéder à un encensement, aperçut dans le Saint des Saints un homme debout à la face d’âne ; et comme il voulait sortir pour prévenir les juifs en leur criant : « Malheur à vous ! Qu’êtes-vous en train d’adorer ? », celui qui lui était apparu à l’intérieur du Temple le priva de l’usage de la parole. Quelques jours plus tard, ayant recouvré la parole, il révéla aux juifs ce secret ; ce pourquoi ils le tuèrent (…) Ils ajoutent que c’est la raison pour laquelle le législateur ordonna que le pontife agitât des clochettes chaque fois qu’il aurait à se remplir ses fonctions afin que le tintement avertît celui qu’on adorait là de se voiler lui-même et qu’on ne pût être surpris par la face immonde de ce spectre » (31).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">On voit donc apparaître ici le « dieu à tête d’âne » dans un traité ressortissant à la littérature « gnostique ». Ce n’est pas la première fois que la chose se produit. Cette étrange calomnie, nous apprend flavius Josèphe, se rencontrait sous la plume d’Apion, grammairien d’Alexandrie, au I siècle de notre ère : « Apion a osé dire que les juifs avaient dans leur trésor sacré une tête d’âne qui était d’or et de grand prix, laquelle ils adoraient » (32). Tacite, dans ses Histoires (I. V, III, IV), fait état du même racontar et, comme Apion, attribue l’onolâtrie aux juifs. Environ à la même époque, les chrétiens à leur tour sont victimes de cette accusation, parfois de la part des juifs eux-mêmes. Dans sa Défense des chrétiens contre les Gentils, Tertullien, après avoir mentionné les calomnies de Tacite, rapporte qu’à Rome « un de ces hommes qui se louent pour combattre les bêtes, a exposé un tableau avec cette inscription : Dieu des chrétiens, engendré d’un âne (onochoetes) (33). Il y était représenté avec des oreilles d’âne, un pied de corne, un livre à la main, et vêtu de la toge » (34). Dans un autre traité (Aux nations), Tertullien rapporte le même fait et commente : « La foule en a cru sur parole l’infâme juif ? Pourquoi pas ? C’est une occasion de répandre des infamies contre nous. Ainsi dans toute la ville on ne parle plus que du Dieu onochoïtès » (35).<br /> <br /> Pour saisir la véritable signification du dieu onocéphale, il faut d’abord rappeler que cette figure est d’origine égyptienne : c’est en effet une des formes animales dont est revêtu le dieu Seth, « frère et meutrier d’Osiris, auquel les Grecs donnèrent le nom de Typhon » (36). Sous cette forme de l’âne, Seth représente l’ « une des entités les plus redoutables que devait rencontrer le mort au cours de son voyage d’outre-tombe ». En outre, précise René Guénon, « un des aspects les plus ténébreux des mystères « typhoniens » était le culte du « dieu à tête d’âne » auquel on sait que les premiers chrétiens furent parfois accusés faussement de se rattacher » (37).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il s’agit en effet, explique Guénon, de l’origine « historique » du satanisme et de la contre-initiation, c’est-à-dire de tous ceux qui, en révolte contre l’ordre divin, entreprennent d’utiliser le pouvoir inhérent aux formes sacrées à rebours de leur sens véritable et selon une inversion parodique qui prend l’infra-naturel pour du surnaturel. Une telle utilisation « à l’envers » suppose la perte du sens du surnaturel (38), et donc une certaine dégénérescence des formes sacrées où se produit originellement une telle inversion ; car il va de soi qu’une fois actualisée, une telle possibilité inférieure et proprement infernale tentera de s’emparer de toutes les formes religieuses, même dans toute la force de leur orthodoxie. En l’occurrence, Guénon rattache cette origine à la disparition de l’Atlandide – dont la tradition égyptienne fut en partie l’héritière – et aux données symboliques fournies par le chapitre VI de la Genèse (39). Ce chapitre, on le sait, raconte comment certains anges convoitèrent les « filles des hommes » et s’unirent à elles. Or, il existe en effet, parmi d’autres, un texte de la tradition hermétique qui met en rapport Seth-Typhon et cet événements mystérieux. On y entend Isis la Prophétesse révéler à son fils Horus qu’ « au moment où (il) allait partir pour la lutte contre Typhon (…) l’un des anges qui résident dans le premier firmament, l’ayant vue, voulu s’unir à elle dans un commerce d’amour » (40). Il s’agit évidemment de la désintégration symbolique d’une descente d’énergie du niveau spirituel au niveau psychique, d’une chute du céleste dans le terrestre et de sa commixtion profanatrice avec lui (41). Et la Bible met directement cet événement en rapport avec le déluge qui, selon Guénon, correspond à la disparition de l’Atlandide.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il résulte clairement de toutes ces données que certaines écoles dites gnostiques relèvent d’un courant nettement satanique et contre-initiatique. Ce que confirment d’ailleurs les invectives que l’on rencontre dans le Corpus Hermeticum contre les sectes dualistes qualifiées de « fils de Typhon » (43). Nous rejoignons par là les mises en garde de saint Paul contre la pseudo-gnose, origine véritable du « gnosticisme », « ce qui ne fut jamais de l’ésotérisme pur, mais au contraire le produit d’une certaine confusion entre l’ésotérisme et l’exotérisme, d’où son caractère hérétique » (44).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Ainsi se trouvent justifiées, à quelques égards, les attaques dont la gnose est l’objet de la part de certains milieux parmi les plus « intransigeants » du catholicisme actuel ; à condition toutefois qu’on observe deux règles – qui, faute de compétence et d’objectivité, ne sont presque jamais respectées ? : d’une part qu’on ne range pas sous le nom de gnosticisme des doctrines qui n’ont souvent aucun rapport avec les déviations religieuses dont nous venons de parler ; qu’on souligne d’autre part clairement, en accord avec les données de la science, que cette perversion pseudo-gnostique est foncièrement anti-gnostique. Le premier point pose la question de la gnose doctrinale en général. Le second point nous conduira à lui donner une réponse.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">6) La gnose doctrinale ou la dimension gnostique de l’acte de foi</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Les ennemis de la gnose, nous l’avons dit, se recrutent aussi bien chez les chrétiens « de tradition » que chez les chrétiens « de progrès ». Les uns et les autres, dans leur réprobation, ont tendance à en voir partout et à ranger ainsi sous une même dénomination des systèmes de pensée extrêmement divers. Dans un récent ouvrage consacré aux rapports de la gnose avec l’œcuménisme, on amalgame Valentin, Basilide, Descartes, Hegel, etc. Dans leur Introduction (scientifique) à la littérature gnostique, Tardieu et Dubois, parmi les divers sens de « gnostique », identifient un sens « ésotérique » où se retrouvent Massignon, Corbin, Scholem, Ruyer, etc. et bien sûr, toutes les figures et les courants de la « philosophie occulte », ce qu’Antoine Faivre appelle l’ « Hermétisme » : alchimistes, rosicruciens, théosophes, etc.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Nous ne saurions avoir la prétention, en quelques lignes, de régler une question aussi complexe et qui met en jeu tant d’auteurs divers dont les œuvres ont parfois une étendue considérable. Une remarque cependant nous paraît capable de jeter quelque clarté en ce domaine, en ce qu’elle touche à l’essence de la gnose chrétienne. Simone Pétrement fait observer que la gnose, chez les gnostiques, « n’est pas la connaissance en général », mais qu’elle est « une connaissance religieuse, fondée sur une révélation » (45). Et cela est incontestablement vrai, si l’on considère la littérature du « gnosticisme ». Qu’on se réclame de ce gnosticisme, comme Gillabert et ses disciples, ou qu’on y voie la pire des hérésie chrétiennes, peu importe : les uns et les autres y reconnaissent quelque chose de sacré et de « religieux », lié à la révélation du Christ. Les textes en font foi. Si on laisse de côté la contre-gnose orgiaque et « typhonienne », qui, du reste, représente documentairement peu de choses, l’ensemble des écrits ne parle que des plus hautes questions métaphysiques, mystiques et symboliques, dans le langage de la religion. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Comment dans ces conditions, rapprocher ce gnosticisme de la doctrine d’un Ruyer, qui dans son célèbre ouvrage La gnose de Princeton, récuse explicitement la référence à Jésus-Christ, toute révélation religieuse et toute croyance à l’immortalité de l’âme (46) ? Des remarques analogues pourraient être faites à propos de Hegel, dont la doctrine est souvent qualifiée de gnose alors que, sans récuser la religion, elle prétend cependant la dépasser, mettant la philosophie au-dessus de la révélation et soulignant explicitement l’impuissance de la gnose böhmienne à s’élever de la pleine possession de soi à la pure transcendance du concept (47).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Faut-il alors, au nom de la rigueur historique, rejeter ces dénominations ; et doit-on considérer que Ruyer et d’autres comme Abellio se sont trompés en les reconnaissant pour leurs ? Chacun sent bien que ce n’est pas tout à fait possible, et qu’il y a en elles au contraire quelque chose de juste.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">C’est qu’en effet la vision spéculative du cosmologisme ruyérien, de l’idéalisme hégélien ou de la dynamique abellienne, n’est pas non plus de nature simplement « scientifique » ou simplement philosophique, au sens Kantien du terme, c’est-à-dire réflexive et abstraite. Sans doute récuse-t-elle l’idée d’une révélation, ou du moins procède-t-elle méthodologiquement à sa mise entre parenthèses, mais ce pas à la manière dont un Descartes ou un Pasteur laissent de côté les questions qui relèvent de la foi. Loin de séparer science et religion, raison et révélation, intelligence et foi, les démarches hégéliennes et ruyérienne, dans des styles très différents – Ruyer n’aimait pas beaucoup Hegel –, entendent ouvrir le champ d’une connaissance « scientifique » qui est aussi, et par elle-même, participation quasi mystique à l’être des choses. Qu’on relise les commentaires enthousiastes que Hegel consacre à la Bhagavad-Gîta ou aux poèmes de Djalâl-Ud Dîn Rumî, encore qu’il ne s’agisse, précise-t-il, que d’un « exposé exotérique » (48), et l’on comprendra pourquoi la réalisation parfaite de la visée philosophique peut, comme le dit Hegel, apparaître aux ignorants comme panthéistique. Mais en réalité, « la considération ésotérique de Dieu et de l’identité, comme celle du connaître et des concepts, est la philosophie elle-même » (49). Semblablement, chez Ruyer (qui a écrit au moins deux livres sur Dieu) (50), l’ambition d’être le « théologien » de la science moderne est incontestable et le thème de la participation ontologique (être c’est participer à Dieu-Univers) est sous-jacent à toute sa pensée (51).<br /> <br /> On peut, et même on doit, pensons-nous, refuser la « gnose » hégélienne, comme la « gnose » ruyérienne ; la première parce qu’elle n’est qu’un panlogisme immanentiste, c’est-à-dire une pseudo-gnose (52), la seconde parce qu’elle est une gnose amputée de sa dimension surnaturelle et proprement spirituelle. Mais il ne nous paraît pas possible pour autant de refuser l’exigence gnostique en tant que telle, dès lors qu’on y a reconnu la racine de toute visée intellective. Car c’est bien là ce qui est en jeu. Le hégélianisme, comme le ruyérisme ou le spinozisme, dans leurs excès, leurs limitations ou leurs déviations mêmes, trahissent une requête constitutive de l’intelligence humaine qui est en nous sens et attente de l’être véritable, de l’absolument réel. C’est là un fait qu’aucune considération ne saurait réduire. L’homme est, par essence, un être premièrement intellectuel, un être premièrement de connaissance, fût-ce de la plus humble connaissance sensible ; si haut et si fort que parle en lui le désir, il parle à quelqu’un qui l’écoute et le reconnaît et pour qui il fait sens ou qui le répudie. L’homme n’est jamais une machine désirante. Mais il n’est pas non plus une machine croyante, un « automate religieux » qui recevrait dans sa pure extériorité une révélation et un salut radicalement hétérogènes à sa nature. Il faut bien aussi qu’il reconnaisse la Parole divine, c’est-à-dire qu’elle fasse sens en lui et qu’en retour, il se reconnaisse en elle. Autrement dit, selon la remarquable formule de Frithjof Schuon, il faut bien admettre que « l’intellect est naturellement surnaturel ou surnaturellement naturel ». Pour que la révélation, surnaturelle par définition, puisse être accueillie dans l’intelligence de l’homme croyant, il est nécessaire que cette intelligence dispose de formes «naturelles » (53) d’intelligibilité capables de la recevoir et en fonction desquelles elle sera interprétée. En comprenant la révélation, c’est aussi elle-même que l’intelligence comprend, et ce ne peut pas ne pas être aussi elle-même. Et si cette compréhension de soi n’est pas réduction idéaliste du révélé aux conditions a priori de connaissance du sujet humain, c’est que ces formes intelligibles sont naturellement ordonnées aux réalités métaphysiques et surnaturelles.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">C’est ici que nous saisissons le nécessaire « moment gnostique » de l’acte de foi. Considérées en effet comme un tout ordonné et cohérent, les formes intelligibles prérequises à la réception de la Parole divine constituent par elles-mêmes une doctrine métaphysique. Mode de réceptivité intellective approprié à la révélation, cette doctrine, en tant qu’enseignée et communiquée à l’aide du langage, ne peut faire l’objet que d’un acte de connaissance quasiment naturel, ce que désignera le terme de gnose en son sens littéral. Ce moment gnostique est donc nécessairement spéculatif. Et c’est pourquoi il n’est pas possible, même avec une bonne intention, de faire du mot gnose un simple substitut du mot foi. Il correspond plutôt à ce moment préalable, de nature spéculative et donc à certains égards autonome, au cours duquel l’intelligence est informée des catégories métaphysiques appropriées à la réception de la foi et formée et purifiée par elles. Cette doctrine peut s’apprendre et donc s’énoncer avec des mots, mais évidemment à des niveaux très inégaux : du catéchisme élémentaire à Maître Eckhart en passant par saint Augustin et saint Thomas d’Aquin ; les métaphysiques d’accueil sont diverses et diversement soulignées. Pour y reconnaître le moment gnostique qu’elles sont en réalité, il faut cesser de les considérer comme un simple exercice de la raison naturelle, et y voir l’actualisation de ces possibilités théomorphiques qu’implique la création de l’homme « à l’image de Dieu », et que le péché originel n’a pu effacer de notre intelligence. Il s’agit donc d’une intellectualité intrinsèquement sacrée, ou naturellement surnaturelle ; il s’agit de ces logoï spermatikoî de ces Formes du verbe divin inséminées en toute intelligence (« la lumière du Verbe éclaire tout homme venant en ce monde », Joa., I , 9), et donc d’une sorte de « révélation » intérieure et congénitale, par immanence dans l’âme de ces icônes intellectives que sont les Idées métaphysiques. La gnose doctrinale sous la lumière de laquelle s’éclairent et s’actualisent les possibilités théomorphiques de l’intellect, c’est la « science adamique » qui est aussi ce que Schuon a appelé la Religio perennis. C’est la Tradition métaphysique transmise d’âge en âge, diversifiée et altérée à Babel, restaurée et modulée selon les différentes humanités, par intervention divine ou angélique (tradition qu’enseignait oralement le platonisme ésotérique) (54). C’est donc aussi la doctrine non écrite que le Nouvel Adam enseignait à ses apôtres et aux disciples capables de la recevoir ; capables, c’est-à-dire, premièrement doués de noblesse et de vertu, et préservés ainsi de la « gnose licencieuse », deuxièmement doués d’humilité et de sens du sacré, et préservés ainsi de cette inconscience spéculative qui nous fait oublier l’urgence du salut pour la suffisance illusoire des jeux de l’esprit (55). Telle est la tradition gnostique (gnôstikè paradosis), comme nous l’apprend saint Clément : « Si nous appelons sagesse le Christ lui-même et son opération par les prophètes, par laquelle il est possible de s’instruire de la tradition gnostique, comme lui-même à son achèvement en a instruit les saints apôtres, la gnose serait donc une sagesse, science et compréhension de ce qui est, de ce qui sera, de ce qui a été, solide et sûre, en tant que transmise et révélée par le Fils de Dieu. Si par ailleurs la contemplation est le but du sage, celui qui cherche encore la sagesse (= qui s’adonne à la philo-sophia) poursuit la science divine, mais ne la trouve pas, s’il ne se fait pas expliquer par l’instruction la parole prophétique (= la gnose doctrinale permet de comprendre la parole de Dieu) par laquelle il apprend ce qui est, ce qui sera, ce qui a été, comment c’est, ce sera et ça été. Or, c’est cette gnose qui, transmise à quelques uns par succession depuis les apôtres par une tradition non écrite, est parvenue jusqu’à nos jours » (56). Ces premiers dépositaires de la tradition gnostique, ce sont Pierre, Jacques, Jean et Paul (57) ; c’est à eux, précise un texte clémentin qu’Eusèbe nous a conservé, que « le Seigneur, après la résurrection, transmis la gnose ; ceux-ci la donnèrent aux autres apôtres ; les autres apôtres la donnèrent aux soixante-dix, dont l’un était Barnabé » (58).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Quel a été le contenu de cette tradition gnostique. Clément ne le dit pas. La thèse du cardinal Danièlou, qui l’identifie à l’apocalyptique juive et à la connaissance des états posthumes (59), nous paraît trop historiquement précisée : elle est cela dans la mesure où cette apocalyptique, liée à une méditation des trois premiers chapitres de la Genèse, met en jeu une cosmologie, voire une métaphysique, que la gnose a précisément pour objet de formuler. Mais elle n’est pas que cela. Nous avons proposé d’y voir aussi le schéma spéculatif sous-jacent à la dogmatique du christianisme, dogmatique que résume le Symbole des apôtres, document dont l’origine apostolique est incontestable, même si sous sa forme transmise il est plus tardif, et dont on sait qu’il fut enseigné en secret et oralement jusqu’au IVème siècle (60). En somme, nous dirons qu’il s’agissait d’une part des principes doctrinaux les plus universels à l’aide desquels la révélation pouvait être entendue, et d’autre part, des formes thématiques plus particulières auxquelles pouvaient être confiées la mémoire et l’intelligence orthodoxes des mystères christiques (essentiellement la Trinité et l’Incarnation) et sans lesquelles même le nouveau Testament est inintelligible (61).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">On le voit, nous n’hésitons pas à formuler une théorie a priori de la gnose doctrinale, et à en montrer la nécessité intrinsèque, méthode honnie par les historiens. C’est qu’il devrait être évident qu’aucune enquête historique ne pourra jamais permettre de dégager des seuls documents écrits un concept satisfaisant de la gnose, laquelle est insaisissable de l’extérieur. En fait, dans leurs explications, les historiens fonctionnent avec leurs propres conceptions (qu’ils empruntent à l’idéologie ambiante), s’imaginant naïvement qu’elles suffiront pour comprendre des réalités dont le monde moderne n’a plus la moindre idée. Répétons-le, la gnose doctrinale repose sur la conscience du caractère intrinsèquement sacré de l’intellectualité métaphysique et théologique : en tant qu’intellectualité, elle n’est rien d’autre que l’acte naturel d’une intelligence oeuvrant selon ses propres exigences ; en tant que sacrée, elle saisit ses propres contenus comme une grâce du Verbe rayonnant en elle. La gnose doctrinale est donc fonction d’une « conscience gnostique » de l’acte intellectif, d’une esthétique sacrée de l’intelligence, pour laquelle les Idées métaphysiques sont œuvres d’art divin, icônes du Verbe que l’Esprit Saint a peintes dans nos âmes. Assurément, de l’extérieur, cette conscience gnostique de l’acte doctrinal peut apparaître comme une rationalisation de la révélation ou, inversement, comme une mythification religieuse de la philosophie ; d’où les deux lignes divergentes d’interprétations entre lesquelles se partagent les historiens de la gnose et du gnosticisme : hellénisation du christianisme, christianisation de l’hellénisme. Non moins certainement le risque est grand pour le gnosticisme chrétien, soit, par orgueil, de réduire la révélation à quelques formes mentales, tombant ainsi dans l’intellectualisme stérile ; soit, par inintelligence et passion dogmatique, à idolâtrer la forme aux dépens de son contenu, tombant ainsi dans le littéralisme aveugle.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">C’est d’ailleurs pourquoi la gnose doctrinale ne saurait être le tout de la gnose. Telle que nous l’avons décrite, elle est ordonnée à la réception de la révélation ; c’est, avons-nous dit, une métaphysique d’accueil. Cela fait entendre qu’elle ne s’accomplit que dans la réception du Verbe incarné : les prémisses gnostiques de l’acte de foi ne prennent tout leur sens que dans la foi elle-même (62). Nous voudrions, pour terminer, en dire un mot.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">7) La gnose consommée<br /> <br /> Il nous semble que la doctrine que nous venons d’exposer trouve un fondement scripturaire dans le Prologue de l’Evangile de saint Jean. De même que, selon nous, la réception de foi requiert une initiation (dont la nature gnostique n’est évidemment pas perçue par tous), c’est-à-dire l’enseignement d’une science métaphysique sans laquelle la révélation reçue ne saurait avoir tout son sens pour l’intelligence (63), de même Jean commence par énoncer la métaphysique du Verbe divin, Gnose éternelle du Père, prenant bien soin de préciser que c’est ce Verbe qui communique à chaque intelligence humaine (et pas seulement au croyant) sa capacité d’illumination cognitive, et ce n’est qu’après qu’il révèle que le verbe « vint chez lui », qu’Il s’est fait chair », qu’Il « a habité parmi nous », que « nous avons vu sa gloire », et enfin qu’il se nomme Jésus-Christ, l’« exégète du Père » (I, 18). Ainsi est enseigné l’ordre requis pour la réalisation de l’acte de foi, en même temps que la nécessité de l’initiation gnostique et la nature véritable de cette gnose préparatoire qui est lumière émanée du Verbe ; et en effet, c’est « dans ta lumière (que) nous verrons la lumière » (Ps., XXXV, 10), et c’est seulement par elle que nous pourrons voir « la gloire de Jésus-Christ ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Toutefois, lorsque grâce à la lumière de la gnose, nous voyons la Lumière-faite chair, devant la gloire rayonnante du Verbe incarné, devant « Celui que nos yeux ont vu, que nos mains ont touché » (1er Epi. de Jean, 1), la lumière initiale et initiatrice s’efface dans sa transparence même, la présence de l’Objet divin aveugle tout autre connaissance, et la conscience gnostique doit, en quelque sorte, renoncer à elle-même ; « être objectif, a dit F. Schuon, c’est mourir un peu ». Ainsi de la reconnaissance du Dieu fait Objet, Image visible du Dieu invisible, Gnose faite homme, « plénitude de grâce et de vérité ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">On a parfois soutenu que le christianisme ne comportait pas de voie de pure gnose, comme d’autres cultures religieuses nous en offrent l’exemple, telles l’hindouisme, le taoïsme ou l’islam. A certains égards, cela est tout à fait exact, mais correspond à une vue superficielle des choses, à un double titre : d’abord on ignore qu’en réalité l’élaboration d’une gnose orthodoxe fut spécifiquement l’œuvre du christianisme (de saint Paul à saint Clément d’Alexandrie) ; ensuite on ne comprend pas que le christianisme, étant la religion du Christ, est par là-même la religion de la Gnose incarnée, puisque le Verbe est la Gnose du Père. Or, cette Gnose incarnée est aussi la Voie spirituelle par excellence : « Je suis la voie, la Vérité et la Vie ». Cette affirmation étant absolue, elle comporte nécessairement une garantie inconditionnelle et, en particulier, elle garantit que le christianisme offre les plus hautes possibilités spirituelles, mais évidemment selon la nature de son économie : le Verbe incarné concentrant en lui toute Vérité et toute Grâce, on ne peut trouver en dehors de Lui ce qu’en Lui-même il faut rechercher.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Et en outre, qu’entend-on alors par gnose pure ? sa pureté serait-elle par hasard exclusive de l’amour ? quelle ignorances des réalités spirituelles ! Le soleil de la gnose qui illumine le regard du Maharshi n’est-il pas rayonnant d’amour ? Quel étrange gnostique que celui que redoute de perdre sa gnose dans l’Océan de l’Amour divin ! Et plus encore, tous les maîtres ont enseigné ce que nous enseigne le Prologue de saint Jean. Voici ce que déclare Shankara dans son célèbre poème Atmâbodha (« Connaissance du Soi) ; « Grâce à des exercices répétés, la gnose (jnäna) purifie de ses dualités l’âme vivante souillée par l’ignorance : l’ayant fait, la gnose elle-même doit disparaître, comme la poudre de noix, une fois l’eau purifiée » (64). </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> En renonçant à elle-même, la gnose, d’une certaine manière, entre dans l’obscurité de la foi, dans ces ténèbres où, nous dit saint Jean, brille la lumière. Et c’est seulement par ce renoncement et cette « passion » qu’elle pourra se transformer dans sa nature même, devenir ce qu’elle est en se convertissant en son Objet, et s’unir à Lui. Cette épreuve gnostique, cette « leçon des Ténèbres » où l’esprit comme Moïse, fait l’ascension de la sainte montagne du Sinaï, la « montagne de la théognosie » (65), c’est celle-là même que refuse le philosophisme, de Hegel à Heidegger, à savoir, l’absorption de la connaissance en son propre contenu transcendant. C’est faute d’avoir perçu la nécessité de cette transmutation intellective que la philosophie moderne s’est vouée, au mieux à la stérilité d’une analyse indéfinie, au pis à la décomposition de son cadavre pourrissant. Hélas ! Combien peu sont en mesure de le comprendre.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Si maintenant nous revenons à l’Evangile, nous constatons qu’il nous enseigne la même vérité sous la figure de saint Jean Baptiste. Pourquoi, en effet, dans ce Prologue qui est la charte de la métaphysique chrétienne, saint Jean éprouve-t-il le besoin de mentionner le Précurseur, celui qui « n’est pas la vraie lumière », introduisant ainsi la rupture d’une contingence historique dans un développement intemporel (66). Fuit homo, Egeneto anthrôpos, littéralement : « Advint (un) homme ». Comme si l’on disait : l’être humain (anthrôpos), et non seulement le masculin (aner), quand il paraît, témoigne de la lumière. Et, en effet, comment parler de la « vraie lumière » avant sa manifestation directe, sinon à partir de son reflet précurseur dans l’homme théomorphe ? Jean Baptiste symbolise l’homme comme tel et donc la gnose doctrinale et préparatrice, celle qui déjà par son existence même, témoigne de l’existence de la lumière et qui, d’autre part, actuée ou reveillée par la grâce divine (cet anthrôpos est apestalmenos, il est « envoyé » de Dieu), purifie l’œil de l’âme et le prépare à la réception de la vraie lumière.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Mais, nous l’avons dit, la fonction de la gnose doctrinale n’est pas seulement de purification, elle est aussi de reconnaissance, car on ne connaît que ce que l’on reconnaît, ce qui fait sens en nous, cela dont, sous l’action de sa rencontre réelle, s’éveille en nous le savoir inconnu. Et c’est en effet le Baptiste, le Dispensateur de l’eau lustrale de la connaissance, qui reconnaît le Christ, le nomme et le désigne publiquement pour la première fois dans l’histoire de l’humanité : « Voici l’agneau de Dieu ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"><br /> Or, la fonction gnostique du baptiste ne résulte pas seulement d’une analogie que l’on pourrait estimer accommodatrice. Elle est suggérée de la manière la plus expresse par l’Evangile de saint Luc, et cela jette peut-être une certaine lumière sur l’épisode du livre « gnostique » La descendance de Marie, que nous avons traduit plus haut. Pourquoi, en effet, attacher au nom de Zacharie et aux circonstances miraculeuses qui entourent l’annonce de la naissance de Jean, son fils, la calomnie satanique relative au « dieu onocéphale » et au prétendu meurtre de Zacharie par les juifs ? Pour répondre à cette question, il suffit de lire, en saint Luc, le célèbre « Cantique » que le père du Baptiste chante prophétiquement à sa naissance : « Et toi, petit enfant, tu seras appelé prophète du Très-Haut. Car tu marcheras devant la face du Seigneur pour préparer ses chemins, donner la gnose du salut à son peuple, en rémission de leurs péchés » (I, 76-77). Avec la mention de la « clef de la gnose » (XI, 52), ce sont les seules occurrences évangéliques du terme. C’est donc le « petit enfant » qui donne la gnose du salut, c’est ce qu’il y a dans l’homme de plus originel et apparemment de plus petit, à l’instar du « Petit Poucet », c’est-à-dire l’intellect, qui, à travers la forêt obscure du monde, marchera « devant la face du Seigneur », apportera la connaissance salvatrice, la gnose prophétique du « Très-Haut », en d’autres termes la métaphysique de la transcendance.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Mais lorsque le « Très-Haut » descend « très-bas », lorsque El-Elyon devient Emmanu-El, « Dieu-avec-nous », Dieu immanent, il se produit aussi un renversement « horizontal » : ce qui était « devant » passe « derrière », ce qui était « avant » se change en « après », ce qui était lumière (de la connaissance) devient l’obscurité (de la foi), parce que la lumière réfléchie est ténèbre au regard de la lumière véritable. C’est ce que déclare le Baptiste en saint Jean : « Celui qui vient après moi a passé devant moi parce qu’il était avant moi » (I, 15). L’intellect gnostique n’est pas l’époux de l’âme humaine, mais seulement l’ami de l’Epoux divin : « Il se tient près de lui, il L’écoute, il est ravi de joie à la voix de l’Epoux. Cette joie qui est la sienne est à son comble » ; mais « il faut que l’Epoux croisse et que lui diminue » (III, 29-30). Le Christ lui-même, en saint Matthieu, donne la clef de ce renversement analogique, qui est comme la « signature » du Précuseur : « Parmi les enfants des femmes, il ne s’est pas levé de plus grand que Jean Baptiste ; toutefois le plus petit dans le Royaume des Cieux est plus grand que lui » (XI, 11). Ce qui signifie, entre autres, que la moindre élévation de l’être dans la réalité du Royaume est plus grande que la plus grande élévation dans l’ordre de la conscience humaine.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">La geste johannique scelle ainsi le destin de la gnose chrétienne. Il faut qu’elle aille jusqu’à son terme, qu’en elle la gnose parvienne au sacrifice capital. Si évidente que soit sa nature prophétique, l’intellect métaphysique demeure cependant, en tant que simplement humain, prisonnier de la pensée hérodienne, c’est-à-dire la pensée adultère du monde, celle qui soumet la puissance de l’autorité et de la volonté aux désirs du monde, à l’attraction de la danse cosmique, à Salomé la samsârique. Le chef tranché du Précuseur « réalise » la vérité de la « gnose partielle », celle dont saint Paul nous dit qu’elle est la nôtre maintenant (1 Cor., XIII, 12), car, « à celui qui n’a pas on lui ôtera même ce qu’il a » (Mat., XXV, 29). En perdant sa tête, la gnose johannique entre dans le mystère de l’ignorance infinie. L’être créé, celui qui-n’est-pas-Dieu, s’identifie à sa propre ignorance ontologique (67), de même que ce pur gnostique qu’est saint Denys l’aréopagyte subit en son martyre la décollation sacrificielle où se réalise la parfaite consommation de la connaissance.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Cette consommation de la gnose partielle qui se fait inconnaissance conditionne la réalisation de la gnose intégrale. Celle-ci, comme l’enseigne saint Paul (1 Cor., XIII, 13), consiste à connaître comme nous serons connus, ce qui signifie que la connaissance que Dieu a de la créature humaine est la règle et le modèle de la connaissance que la créature a de Dieu. Cette formule, l’une des plus profondes que nous ait donné la littérature gnostique universelle, ne postule pas seulement la réciprocité analogique des gnoses divine et humaine ; elle implique aussi, fondamentalement, leur identité essentielle. Quand l’intellect est dépouillé de toute connaissance particulière, plongé dans une ignorance infinie, il atteint un état de nudité parfaite et pure transparence. Devenu ainsi ce qu’il est en son fond, plus rien en lui ne peut s’opposer à son entier investissement par la Gnose divine. Dieu se connaît Lui-même en cet intellect et comme cet intellect, qui ainsi ne fait plus qu’un avec la Conception Immaculée que Dieu a de Lui-même. C’est pourquoi de ce mystère de la gnose suprême, seule Marie est la clef.<br /> </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Texte publié dans la revue Krisis.</span></p> <p align="justify">NOTES</p> <p align="justify">1) La charité profanée. Dominique Martin Morin pp. 239-241, 369-396, 379-386, 387-407 ; « Gnose chrétienne et gnose anti-chrétienne », dans La Pensée Catholique, n° 193, 1981 ; « Gnose et gnosticisme chez René Guénon », dans le Dossier H consacré à René Guénon, avril 1984.<br /> 2) On lira la célèbre étude de Dom Jacques Dupont : Gnôsis – La connaissance religieuse et les Epîtres de saint Paul, Louvain, 1949, 604 p.<br /> 3) La Bible est le seul texte sacré de l’antiquité pré-chrétienne à employer gnôsis sans complément, pour désigner la connaissance par excellence, celle de Dieu ; il n’existe aucun parallèle dans la littérature égyptienne. C’est le livre des Proverbes, qui use le plus fréquemment de gnôsis pris absolument (15 fois). Selon cette tradition des Proverbes, le livre de la sagesse parle de « la gnose de Dieu ». Nous avons fourni quelques références pour le Nouveau Testament dans le Dossier H sur René Guénon, op. cit., pp. 96-97. Depuis ont paru divers ouvrages sur la gnose. Le plus commode, pour ceux qui veulent s’initier scientifiquement à cette question, est celui qu’ont publié Michel Tardieu et Jean-Daniel Dubois : Introduction à la littérature gnostique, t I : Collections retrouvées avant 1945, Cerf, 1986, 152 p. Cet ouvrage renferme : une histoire du mot, une revue des instruments de travail (textes, traductions, langues, etc) et des notices érudites sur toutes les collections connues avant la découverte des codices de Nag-Hammadi. On y trouve aussi, à l’égard de l’ésotérisme, l’hostilité des universitaires.<br /> 4) Tardieu et Dubois, op. cit., p. 23.<br /> 5) On trouvera les références majeures dans le dernier ouvrage du Père Bouyer : Gnôsis – La connaissance de Dieu dans l’Ecriture, cerf, 1988, pp. 155-168. Quelques inadvertances se sont glissées dans ce livre un peu rapide : contrairement à ce qui est dit p. 158, gnôsis se rencontre dans l’Evangile (en saint Luc, deux fois : en I, 77, à propos de saint jean Baptiste qui donnera à son peuple « la gnose du salut », et en XI, 52, où le Christ reproche aux scribes d’avoir confisqué inutilement la « clef de la gnose »). Même erreur (p. 159) concernant l’absence d’un sens métaphysique de gnôsis dans la Grèce classique ;<br /> 6) Jean Doresse, L’Evangile de saint Thomas, Rocher, 1988, 222 p., p 71. Précisons, cependant, comme le montre Jean Doresse, que ce faux évangile est composé à partir d’éléments dont certains peuvent remonter à des traditions antérieures à la constitution des évangiles canoniques (pp. 69-70). Quant aux paroles du Christ inconnues des canoniques ou de la littérature parallèle (apocryphe et ecclésiastique) que nous révèle le pseudo-Thomas, elles sont au nombre d’une quarantaine (selon Henri Puech, En quête de la gnose, Gallimard, 1978, t. II, pp. 51-52) sur 114 logia. D’autre part, sa qualité de « faux » ne préjuge en rien de la valeur théologique et spirituelle d’un texte qui présente au contraire une interprétation du christianisme certainement très ancienne, « excessivement subtile dans ses conceptions, très exigeante (…) dans son idéal et annonçant étrangement certains des plus beaux élans de la mystique latine du moyen-âge » (J. Doresse, op. cit., p. 73).<br /> 7) Op. cit., Préambule 2, Cerf, 1984, 749 p., p. 28.<br /> 8) Op. cit., I, 29, I, et la note 1 du P. Adelin Rousseau p. 121. Ailleurs, Irénée signale expressément que les hérétiques dont il est en train de parler « se décernent le titre de gnostiques » : ainsi de Carpocrate et des Carpocratiens (I, 25, 6).<br /> 9) L’œuvre contient beaucoup de notices sur les hérésies et les hérésiaques, connus directement ou non, mais ces notices ne constituent pas son objet principal. Au reste, cet aspect des écrits clémentins a été peu étudié.<br /> 10) Stromates, III, 30, 1 ; également : I, 69, VII, 41.<br /> 11) Strom., III, 5, 1 ; cf. A. Méhat, Etudes sur les Stromates, Seuil, pp. 402-403. Pour Irénée, cf. Supra, note 8. Irénée et Clément sont d’accord pour voir dans les Carpocratiens des « gnostiques licencieux », mais le premier nous les présente comme des juifs christianisés, le second comme des platoniciens. Irénée naît aux environs de 125 et meurt probablement au début du IIIème siècle. C’est un Oriental qui, à Smyrne, a été le disciple de saint polycarpe, lui-même disciple de saint Jean. Clément naît vers 150 (à Athènes) et meurt vers 215. Son patronyme est d’origine latine. Il fut certainement, avant son baptême, initié aux mystères d’Eleusis sur lesquels, seul, il livre « de rares et précieuses indications » (A. Méhat, op. cit., p. 43).<br /> 12) Strom, II, 117, 5-6 ; Méhat, p. 403, note 41.<br /> 13) Contre Celse, V, 61. Le passage en italique est de Celse.<br /> 14) Panarion, LVIII, 1, 3. Le Panarion (= « la boîte à remèdes » en grec) est habituellement cité sous le nom de Haereses (hérésies). Les Valésiens constituaient une secte d’eunuques.<br /> 15) Cf. le dossier dans : Tardieu et Dubois, op. cit., pp. 26-29.<br /> 16) R.P. Casey, « The study of Gnosticism », dans The Journal of Theological Studies, 36, 1935, p. 55.<br /> 17) C’est le titre d’un ouvrage que H. Cornélis et A. Léonard ont publié chez Arthème Fayard en 1959 dans la collection « Je sais – Je crois », n° 146. Cet ouvrage, bien documenté et d’un ton mesuré, n’illustre d’ailleurs nullement l’attitude de dénigrement systématique ici visée. Mais ce titre est aussi celui du n° 53 (juillet-septembre 1983) que la revue Questions de a consacré à la gnose, et qui fut réalisé sous la direction d’Emile Gillabert, chef d’une école « gnostique » violemment anti-catholique et dont les thèses « scientifiques » peuvent paraître assez problématiques.<br /> 18) Ce manuscrit, découvert en 1927 dans la bibliothèque de Saint-Sulpice, fut édité par le P. Dudon chez Beauchesne en 1930. Une réédition serait souhaitable.<br /> 19) Strom., VII, 13, 82.<br /> 20) Strom, VII, 3, 16 ; les deux premières images sont sans doute celles du Verbe et de son humanité.<br /> 21) Strom., VII, 14 ; nous suivrons Fénelon, op. cit., pp. 216-218.<br /> 22) Aperçus sur l’initiation, éd. Traditionnelles, 1953, pp. 241-247.<br /> 23) La charité profanée, op. cit., pp. 392-395.<br /> 24) Strom., VII, 13, 3. Pour l’intelligence non-panthéistique de cette « auto-création », cf. notre livre : Le sens du surnaturel, Place Royale, 1986, ch. VIII.<br /> 25) R. Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le taoïsme, Gallimard, 1973, p. 101.<br /> 26) Ibid., p. 16.<br /> 27) Nous regrettons que Simone Pétrement, dans la somme qu’elle a consacrée au gnosticisme, présente comme des certitudes scientifiques – ce qu’elles ne sont pas, même aux yeux d’exégètes très « modernes » ? les hypothèses les plus anti-traditionnelles concernant l’authenticité des écrits pauliniens. Pour nous, nous nous en tenons aux données de la Tradition.<br /> 28) Ce thème majeur de la 1ère aux Corinthiens, que saint Paul développe en formules d’une surprenante audace, a suscité maint commentaire ; nous ne pouvons que renvoyer à J. Dupont, Gnôsis, pp. 265-377.<br /> 29) Saint Epiphane, Adversus Haereses, lib. I., tome II. Haereses XXVI, c. IV et V ; P. G., t. XLI, col. 338-339. Notre traduction résume le texte diffus et compliqué d’Epiphane.<br /> 30) De récents érudits et chercheurs, tel Michel Tardieu, semblent considérer la chose comme possible.<br /> 31) Adversus Haereses, lib. I, tome II, XXVI, XII ; P. G., t. XLI, col. 349-351.<br /> 32) Réponse à Apion, 1, II, c. IV ; Œuvres complètes de Flavius Joseph, trad. d’Arnaud d’Andilly, Société du Panthéon littéraire, 1843, p. 840.<br /> 33) La forme exacte du mot grec est onokoîtès ; le terme est discuté, mais le sens ne fait pas de doute : il s’agit du produit de l’accouplement d’une femme avec un âne.<br /> 34) Apologétique, XVI ; trad. Nisard, Œuvres choisies de Tertullien et saint Augustin, Dubochet, 1845, p. 24.<br /> 35) I, 14 ; P.L, t 1, col 651. Selon Dom Henri Leclercq, il faut rapprocher ce texte d’un certain passage des Métamorphoses, I 14) où Apulée parle d’une femme amoureuse d’un âne qui est certainement une chrétienne : « elle était initiée à une religion sacrilège, elle croyait à un Dieu unique, etc. » Dictionnaire d’archéologie et de liturgie, t. I, col 2042.<br /> 36) René Guénon, Symboles fondamentaux de la science sacrée, Gallimard, 1962, p. 157. L’identification Seth-Typhon est tardive (Plutarque, De Iside et Osiride). Il faut noter, en outre, que le Dieu Seth porte en réalité un nom d’origine sémitique et donc manifeste la pénétration en Egypte d’éléments asiatiques : les textes égyptiens de la XVIIIème dynastie (XVIème-Xvème siècles av. JC.) présentent ces envahisseurs venus d’Asie comme « les adorateurs du Seth) (André Caquot, « Les sémites occidentaux », Histoire des Religions, Pléiade, t. 1, p. 317). Seth correspond à Baal. Ainsi, 1500 ans avant notre ère, les Egyptiens accusaient déjà les Sémites d’adorer le « diable ».<br /> 37) René Guénon, Symboles fondamentaux…, p. 160. Celse, l’intellectuel grec qu’Origène réfute dans Contra Celsum, évoque les « mystères de Typhon, Horus et Orisis, en Egypte » (Contre Celse, VI, 42 ; Sources Chrétiennes, 147, p. 281), comme l’origine du Satan judéo-chrétien. A ce sujet nous ne pouvons passer sous silence le livre de Jean Robin, Seth, le Dieu maudit, Trédaniel, 1986, qui se propose, en se réclamant de la doctrine guénonienne (!), de réhabiliter cette entité infernale. Entre autres mensonges, l’auteur cite à l’appui de sa thèse, les noms de Flavius Josèphe et de Tertullien, « qui qualifie le Dieu des chrétiens d’onokoîtès (couchant avec l’âne) » (p. 69). Les citations que nous avons données permettront d’apprécier à sa juste valeur un procédé qui fait dire à un auteur exactement le contraire de ce qu’il dit. Rappelons que la plus ancienne figuration anti-chrétienne du dieu à tête d’âne est un graffito du IIIème siècle, le « crucifix du Palatin », découvert à Rome en 1859 dans la chambre des pages du palais impérial : cette caricature représente un homme onocéphale sur une croix qu’adore un personnage debout.<br /> 38) Cf. notre livre Le sens du surnaturel, op. cit..<br /> 39) Le règne de la quantité et les signes des temps, Gallimard, pp. 257-258.<br /> 40) Opuscule d’Isis à Horus, 1 ; trad. de AJ. Festugière, La révélation d’Hermès Trismégiste, Gabalda, 1944, t. I. pp. 256-257.<br /> 41) Dans le Livre d’Henoch (apocryphe de l’Ancien Testament reçu dans l’église éthiopienne), qui relate le même épisode (VI-VIII), il est dit que l’événement se produisit « au temps de Yéred » (VI, 6), terme qui, étymologiquement, se rattache au verbe yarâd. « descendre ». Cf. La Bible. Ecrits intertestamentaires, Pléiade, 1987, p. 476, note 6.<br /> 42) Formes traditionnelles et cycles cosmiques, Gallimard, p. 49.<br /> 43) J. Doresse, « L’hermétisme égyptianisant », Histoire des religions, Pléiade, t. II, p. 474.<br /> 44) René Guénon, Comptes rendus, éd. Traditionnelles, p. 205.<br /> 45) Le Dieu séparé, Cerf, p. 21.<br /> 46) Arthème Fayard, 1974, p. 17, en particulier la n. 1, et le ch. 23, pp. 264-292. C’est ici le lieu de préciser qu’il n’y a jamais eu de « gnose de Princeton », sinon en vertu d’un effet induit par le livre lui-même. En réalité, les idées développées dans le livre sont l’œuvre de Ruyer qui les avait déjà exposées dans plusieurs ouvrages antérieurs, par exemple son essai sur le Néo-finalisme (PUF, 1952). Déçu par le peu de succès de ses thèses – qui représentent cependant la cosmologie de la science moderne –, il décida de les attribuer fictivement à un groupe mystérieux de néo-gnostiques américains.<br /> 47) Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, Gallimard, trad. Gandillac, 1970, pp-62-63.<br /> 48) Ibid., p. 492, et pp. 494-495 pour les textes orientaux.<br /> 49) Ibid., p. 499.<br /> 50) Dieu des religions – Dieu de la science, Flammarion, 1970 ; L’embryogenèse du monde et le Dieu inconnu (inédit). Néo-finalisme et la genèse des formes vivantes (Flammarion, 1958) sont également, à certains égards, des livres sur Dieu. Qu’attendent les éditeurs pour reprendre en « poche » ces ouvrages épuisés depuis longtemps ?<br /> 51) Cf. pp. 70-71, 73, et surtout p. 130 : « la gnose consiste à vouloir faire entrer les participables dans la science comme dans la philosophie religieuse, par la grande porte (…) Elle consiste à montrer que la science révèle la participation, mais en la voyant seulement par son envers. »<br /> 52) Nous l’avons montré dans notre thèse, Fondements métaphysiques du symbolisme religieux, pp. 472-512. (exemplaire dactylographié).<br /> 53) Nous mettons « naturelles » entre guillemets, parce que ces formes ne sont telles qu’au regard de la révélation ; en fait, elles sont véhiculées par la culture (et d’abord par le langage) et donc apprises à quelques égards. Néanmoins, il faut bien présupposer, en dernière analyse, quelques formes intelligibles innées, puisque l’homme ne saurait être non plus une machine culturelle : ce qu’enseigne la culture doit aussi être reçu et donc compris à partir des possibilités natives de l’esprit humain, ce qu’on pourrait appeler une compétence culturelle première. On ne peut tout apprendre, il faut bien déjà « savoir » quelque chose.<br /> 54) Cf. L’ouvrage très important de Marie-Dominique richard, L’enseignement oral de Platon. Une nouvelle interprétation de Platon, Cerf, 1986, 413 p.<br /> 55) Saint Clément explique que les mystères de la gnose ne peuvent être donnés à tous, « afin qu’ils ne subissent pas de dommages en recevant autrement (que pour le salut) ce qui a été dit pour le salut par le Saint Esprit » (Strom., VI, 126, 1).<br /> 56) Strom., VI, 61, 1-2 ; d’après la traduction (modifiée) du cardinal Daniélou, « Les traditions secrètes des apôtres », in Eranos Jahrbuch, 1962, p. 201.<br /> 57) Strom., I, 11, 3.<br /> 58) Hypotyposes, frgt. 13 ; Eusèbe, Histoire ecclésiastique, II, 1, 4. Le frgt. 13 ne mentionne évidemment pas saint Paul, qui n’était pas encore disciple à la résurrection et qui donc a reçu la gnose plus tard.<br /> 59) « Les traditions secrètes des apôtres », art. cit., pp. 199-215 ; Message évangélique et culture héllénistique, Desclée, 1961, pp. 409-425.<br /> 60) C’est ce que déclare saint Ambroise, Explanation, n. 9 ; S.C., 25 bis, pp. 57-59.<br /> 61) La gnose ainsi comprise n’est rien d’autre que cette identification (et non identité au sens strict) que saint Augustin établit entre philosophie et religion : il faut « écarter ceux qui ne sont ni philosophes en religion, ni religieux en philosophie » (De Vera religione, VII, 12) ; cf. A. Mandouze, saint Augustin – l’aventure de la raison et de la grâce. Etudes augustiennes, 1968, pp. 499-508. Ce que Jean Scot radicalise en déclarant : « La vraie philosophie est la vraie religion, et la vraie religion est la vraie philosophie » (De praedestinations, I, 1).<br /> 62) On voit pourquoi la vraie gnose ne saurait consister principalement en spéculations complexes relatives aux sciences sacrées : science des cycles, numérologie, astrologie, guématrie, angélosophie, etc. Cette gnose inférieure, mais proliférante, saint Paul en a toute sa vie combattu l’hégémonie : gnose cosmologique, liée à la connaissance ésotérique des « éléments du monde » (Col., II, 8) et même à la manipulation des principes démoniques, de nature psychique, qui les régissent : principautés, puissances, seigneuries, noms, etc. (Eph., I, 21). Non qu’il ignore, mais parce que l’essentiel est ailleurs, en « Jésus-Christ crucifié » (1 Cor. II, 2). Cependant, on ne doit pas en conclure au rejet de toute gnose, mais au contraire à l’unique primauté de la gnose christique. A notre époque, plus encore que Guénon, c’est F. Schuon qui a débarrassé la gnose essentielle de sa dispersion dans les sciences occultes.<br /> 63) Si naturel (et même si banal) que soit ce principe, il est cependant ignoré ou récusé par la prédication moderne (catholique ou protestante) qui prétend s’en tenir à la nudité kérigmatique du fait christique. On oublie alors que l’incarnation a requis le réceptacle immaculé de la Vierge Marie, laquelle est ainsi le prototype de l’intellect purifié et informé par la gnose : « Marie retenait toutes ces paroles dans son cœur » (Luc, II, 51). Les modalités de l’enseignement métaphysique sont diverses : transmission humaine, mais aussi communication directe – explicite ou implicite – du Saint Esprit.<br /> 64) Strophe V : nous citons dans la belle traduction (inédite) que François Chenique a faite pour l’Ecole française de yoga (en remplaçant « connaissance » par « gnose »). L’Atmâbodha est encore aujourd’hui l’un des traités de base utilisé pour la formation des étudiants dans les écoles de Védânta. La poudre de noix (Kataka) est employée pour débarrasser l’eau de ses impuretés.<br /> 65) Selon un symbolisme que développe saint Grégoire de Nysse, par exemple dans la vie de Moïse, II, 152, 8 ; S.C., 1 bis, p. 203. L’ascension, dans les ténèbres, de la montagne de la théognosie est également enseignée par Platon dans le Symbole de la Caverne, selon une interprétation que nous ne pouvons ici qu’esquisser. Le « théâtre d’ombres » situé à l’intérieur de la Caverne représente la gnose spéculative, la connaissance, ici-bas, de la doctrine métaphysique des Idées et du Bien sur-ontologique. La remontée le long de la pente et l’accès à la lumière du jour symbolisent la gnose « pratique », la réalisation effective. Mais celle-ci est d’abord un aveuglement, car la « vraie lumière » éblouit l’œil de l’esprit habitué à la lumière réfléchie du miroir mental (République, VII, 514a –517a). La ténèbre théognosique ne nous semble pas sans rapport avec la « nuit » de saint Jean de la Croix. L’opposition d’une spiritualité latine, centrée sur la nuit de Gethsémani, à une spiritualité grecque, centrée sur la lumière du Thabor, ne nous paraît pas fondamentalement vraie. Au reste, la nuit gnostique n’exclut pas la sérénité.<br /> 66) La rupture est telle (de sens et de style) que bien des exégètes voient dans ce verset une addition tardive (Boismard, Le prologue de Jean, Cerf, pp. 39-40), selon un procédé bien connu et meurtrier pour toute profondeur dans l’Ecriture.<br /> 67) Cf., sur l’ignorance infinie, La charité profanée, op cit., pp. 406-408.<br /></p>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-90617711798775703832008-11-15T06:13:00.000-08:002008-12-17T08:54:55.020-08:00L'Esprit Saint, la Trinité et l'Immaculée Conception<p align="justify"><span style="font-size:130%;">I. Les réflexions que nous avons exposées, à plusieurs reprises, dans La Charité profanée (1), concernant la fonction « matérielle » du Saint-Esprit, ce que nous avons appelé, reprenant un terme du Père Boulgakoff, sa « maternité hypostatique » (analogue à la « paternité hypostatique » de la première Personne), ces réflexions ont soulevé des objections de la part de certains théologiens, en France et en Italie. On s’est demandé, en particulier, si cette perspective ne conduisait pas à attribuer au Saint-Esprit une fonction de génération à l’égard du Fils. Ce serait là, en effet, une conséquence extrêmement grave, et qui irait à l’encontre aussi bien de la doctrine catholique que de la doctrine orthodoxe : que le divin Pneuma procède du Père et du Fils, ou du Père seulement. Il constitue la troisième Personne de la Trinité. Il vient « après » le Fils, et donc n’intervient pas dans Sa génération.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">En vérité, nous croyons pas que notre texte autorise une pareille interprétation, qui, d’ailleurs, serait en contradiction non tant avec le point de vue des processions, que nous venons de rappeler, qu’avec celui des relations subsistentes que nous avons surtout pris en compte dans notre étude. De ce point de vue, et puisque les personnes divines sont définies et constituées par les relations subsistentes (2) qui « structurent » la divine Essence, il est clair que le Saint-Esprit n’engendre pas et n’est pas engendré. Engendrer, en effet, c’est être père, et le Père divin est tout entier engendrement ; être engendré, c’est être fils, et le Fils divin est tout entier filiation. Cependant, le point de vue des processions, comme celui des relations, pose un problème en ce qui concerne le Saint-Esprit. Du point de vue des processions, nous disons que l’Esprit procède du Père et du Fils comme leur lien d’amour réciproque : ainsi le Saint-Esprit est « au milieu » du Père et du Fils (3). C’est d’ailleurs de cette façon qu’Il est figuré dans la quasi-totalité des représentations de l’iconographie latine (4), alors que selon la perspective grecque le Fils est le « lien » et l’Esprit « terme » de l’épanouissement trinitaire. Il s’ensuit que, d’une certaine manière, si le Saint-Esprit est lien, on va du Père au Fils en passant par l’Esprit, si bien que l’«ordre » des processions peut sembler ici n’être pas respecté. D’autre part, du point de vue des relations, puisque le Père est tout entier « défini » par la relation qu’Il soutient avec le Fils, pourquoi ne le serait-il pas également par la relation qu’Il soutient avec le Saint-Esprit ? Ce qui « fait » le Père, c’est la relation de paternité. Le Père n’est pas quelque chose qui se distingue de la relation d’engendrement qu’Il soutient avec la deuxième Personne. Sinon Il serait quelque chose d’autre que le Fils, nous aurions affaire à deux ou trois « choses » divines et non à une Seule (la Res divina de Cajetan), et la doctrine des relations subsistentes n’exprimerait plus adéquatement le mystère trinitaire. Puis donc qu’il en est ainsi, devons-nous en conclure que la relation de spiration fait du Père un Spirateur, si bien que la première Personne soutenant deux relations, et les relations constituant la personne, la personne du Père se dédoublerait en Père et en Spirateur ? Mais la Révélation n’enseigne que le Père, le Fils et le Saint-Esprit : il n’y a point de quatrième personne. Ou bien faut-il admettre qu’à raison de l’unicité du principe dont elles émanent, les relations de filiation et de spiration ne sont qu’une seule et même relation ? Mais la révélation enseigne que l’Esprit-Saint est une personne distincte du Fils (5). En quoi donc la procession de l’Esprit se distingue-t-elle de l’engendrement du Fils ? </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Cette question, saint Thomas lui-même se la pose (6). La réponse est d’ailleurs liée à la question du Filioque. Est-il besoin de préciser que nous entrons pleinement dans les vues de cette réponse ? Nous pensons même – et nous allons essayer de le montrer – que le Filioque est une clef métaphysique qui nous ouvre plus profondément sur le mystère de l’Essence divine que ne le fait la doctrine grecque, dont cependant nous entendons garder aussi la nécessaire vérité. En effet, et c’est peut-être ce que les Grecs n’ont pas toujours bien compris, le Saint-Esprit ne procède pas du Fils comme d’un deuxième principe, à côté du premier principe qu’est le Père ; mais Il procède des deux comme d’un principe commun. Ce point est si important que plusieurs Conciles ont estimé nécessaire d’en faire l’objet d’une déclaration solennelle : « le Saint-Esprit procède éternellement du Père et du Fils, non pas comme de deux principes, mais comme d’un principe, non par deux spirations, mais par une unique spiration » Cette déclaration du IIe Concile de Lyon (7) est confirmée par une déclaration identique du Concile de Florence (1438-1445) « le Saint-Esprit procède éternellement des deux (le Père et le Fils) comme d’un seul principe et d’une unique spiration » (8). Et c’est parce qu’Il procède « des deux » que le Saint-Esprit se distingue du Fils, qui procède du Père seul. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">II. Saint Thomas meurt quelques mois avant que le IIe Concile de Lyon, auquel l’avait appelé le pape Grégoire X, ait terminé ses travaux et promulgué ses décrets. Il n’en est que plus remarquable de constater que les conclusions du Concile reprennent en fait les siennes propres, telles que nous pouvons les lire dans la Somme Théologique (I, q. 36, a. 3 et a. 4). Or, l’essentiel de la méditation du Maître en théologie nous semble tourner autour de la distinction du « suppôt » qui agit et de la « puissance » ou vertu par laquelle il agit. Cette distinction nous a paru fondamentale en la matière, nous l’avons dit dans notre livre, et nous avons voulu la prolonger et en tirer un certain nombres de conséquences (9). Il ne sera peut-être pas inutile que nous nous étendions quelque peu sur le sujet.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">« En toute action, dit saint Thomas, il y a deux choses à considérer : savoir, le suppôt qui agit, et la vertu par laquelle il agit ; ainsi le feu échauffe par sa chaleur. Si donc, dans le Père et le Fils, on considère la vertu par laquelle Ils spirent le Saint-Esprit, il n’y a alors aucun intermédiaire : car cette vertu est une et identique » (10). La vertu spirative n’est donc pas la vertu du Père spécialement, ou la vertu du Fils. Mais cette vertu, qui est hypostasiée dans le Père et dans le Fils, c’est la vertu ou puissance spirative de l’Essence divine elle-même : « si l’on considère la vertu spirative, l’Esprit-Saint procède du Père et du Fils en tant qu’Ils sont un dans la vertu spirative, laquelle signifie la nature avec la propriété » (11). Et saint Thomas précise cet « ultime effort spéculatif » en se demandant (I. q. 41, a. 5) si la puissance d’engendrer ou de spirer désigne l’Essence ou la relation. Il répond en déclarant que la puissance (ou vertu) « signifie principalement l’Essence divine et non pas la relation seulement. Et elle ne signifie pas même la relation en tant qu’identique à l’Essence. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Or, c’est un fait que la distinction du suppôt (la Personne ou Hypostase) et de la puissance, in divinis, est d’abord exigée par la spiration du Saint-Esprit, avant d’être étendue à la procession du Fils. La procession n’exige pas de soi une telle distinction explicitement posée, puisque le Père hypostatique est l’unique principe de l’unique puissance générative. Tandis que le Père et le Fils sont les deux « suppôts » de l’unique puissance spirative ; par conséquent cette unique puissance spirative doit être rapportée à l’unique Essence divine hypostasiée dans le Père et le Fils ; et donc cette unique spiration exige de soi qu’on pose explicitement la distinction du suppôt agissant et de la puissance agissante. Dès lors, on peut voir dans le Saint-Esprit l’Hypostase qui révèle la vertu spirative de l’Essence divine, et même plus encore, l’Hypostase qui révèle la « vertu processive » de toute l’Essence divine, vertu qui, sans Elle, demeurait en quelque sorte cachée « dans » la relation de filiation. Tout se passe comme si, dans la génération du Fils, le point de vue de la relation l’emportait sur celui de la procession, comme si la relation hypostatique de filiation occultait la puissance processive de l’Essence divine qui est « à l’œuvre » dans cet engendrement. Au contraire, dans la spiration du Pneuma, la procession l’emporte sur la relation et se manifeste au premier plan, de telle sorte que la procession de l’Esprit signifie la dynamique processive en tant que telle. C’est ce qu’exprime le fait que, selon l’Ecriture elle-même, cette procession n’a de pas de nom propre ; d’une certaine manière, elle est la procession par excellence.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Si maintenant nous tentons de tirer les conséquences qui résultent de nos précédentes considérations, nous nous risquerons à dire ceci : la procession de filiation présupposant, à titre de condition, la procession comme telle (il ne peut pas y avoir de procession de filiation s’il n’y a pas de procession), et le Saint-Esprit exprimant, au sein de la Trinité, la procession comme telle, il s’ensuit que le Saint-Esprit constitue, in divinis, comme la condition de possibilité dans laquelle peut avoir lieu la filiation. Certes, le Saint-Esprit n’engendre pas. Nous l’avons souligné, en propres termes (p. 297). Mais, reprenant une suggestion du P. Boulgakoff, nous avons parlé de maternité hypostatique et dit que le Saint-Esprit accouche. Cette métaphore est sans doute inadéquate (12). Elle veut seulement exprimer – et ce n’est évidemment pas facile – que l’Esprit est comme la matrice, l’«espace unitaire » dans lequel le Père engendre le Fils. Hypostase de la vertu spirative, Il est la vertu processive, la puissance processive faite hypostase. C’est pourquoi il peut être défini comme procession d’Amour ou de Volonté, parce que les notions d’amour et de volonté renferment l’idée d’effusion, de puissance rayonnante, d’expansion : le Pneuma est « dynamique », le Verbe est une perfection « statique » (cela dit avec toutes les réserves qui s’imposent). Le Père est le Concepteur, le Fils est le Conçu (ou Concept), l’Esprit est la Conception, c’est-à-dire, selon notre perspective, la capacité processive de l’Essence divine ; en Lui s’exprime le fait que l’Essence divine est capable de la génération du Fils par le Père, que dans cette Essence le Père « peut » engendrer le Fils. « Peut », c’est-à-dire que la génération du fils ne rompt pas l’unité de la substance. Si Dieu le Père peut engendrer Dieu le Fils sans rompre l’unité absolue de l’Essence de la Déité, c’est grâce au Saint-Esprit, parce qu’Il est l’Essence divine en tant qu’Elle s’effuse trinitairement, en tant même qu’Elle se conçoit comme une trinité d’hypostases. Et cette conception est « immaculée », c’est-à-dire sans tache, c’est-à-dire sans détermination qui diviserait l’unique Réalité.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Pour autant, le Fils n’est pas Fils du Saint-Esprit. Comme Hypostase, le Saint-Esprit procède du Père par le Fils. Comme Dieu, Il ne procède de personne, car Dieu, l’Essence divine, ne procède pas. Il procède du Père par le Fils parce que, « avant » que le Père n’ait engendré le Fils, on ne saurait parler d’une condition de possibilité d’un tel engendrement (c’est-à-dire d’un engendrement qui soit tel que par cet engendrement l’unité de la divine substance ne soit pas rompue). Prenons une image (à vrai dire très imparfaite). Avant que le mot ne soit écrit sur la feuille de papier, cette feuille (immaculée) ne saurait être considérée comme une condition de possibilité de ce mot écrit. Sa qualité de condition de possibilité procède (ou résulte) du mot qui est écrit, qui lui-même résulte de l’acte scripteur. Avant l’inscription, il y a seulement une feuille blanche en général, mais dont la capacité à recevoir l’inscription n’est pas actualisée comme telle. « Avant » la génération du Fils par le Père, il n’y a que l’Essence divine et sa fécondité immanente qui ne fait qu’un avec Elle et qui est comme « cachée » en Elle, du moins de notre point de vue. Mais à l’instant (éternel) où le Père engendre le Fils, en même temps il révèle l’unité dans laquelle et grâce à laquelle cette génération peut avoir lieu et qui donc procède d’eux comme unité hypostatique. Qui procède d’eux comme unité hypostatique (du Père et du Fils), oui, car alors Elle se distingue des deux qu’elle unifie. Ainsi le fond de la feuille soutient une relation avec le mot qui est inscrit en elle, relation de distinction qui procède du mot lui-même. Ainsi la fécondité immanente de l’Essence divine dont la notion n’exprime rien d’autre que le mystère d’une unité capable de se déployer trinitairement, « devient » l’Hypostase du Saint-esprit en tant qu’Elle se distingue de la relation d’engendrement, comme le fond unitaire en qui celle-ci peut se déployer. Sans la relation d’engendrement du Fils, Image parfaite du Père, il n’y a pas d’Hypostase du Saint-Esprit, qui est comme le miroir en qui apparaît cette image. Ainsi l’esprit procède immédiatement du Père, c’est-à-dire de la relation d’engendrement, et médiatement du Fils, c’est-à-dire de la relation de filiation. Or, comment peut-il procéder immédiatement du Père, sans être un autre engendré, puisque le Père n’est rien d’autre qu’engendrement du Fils ? Ou bien le Père serait-il aussi autre chose que Père, Spirateur par exemple ? Puisque les personnes sont constituées par les relations, pourquoi la relation de procession qui part du Père vers le Saint-Esprit ne constituerait-elle pas la personne du Père, qui alors ne serait plus Père, mais « Processeur » ou « Spirateur » ? Il faut bien, semble-t-il, que le Saint-Esprit procède du Père, en tant même qu’Il est Père sans s’identifier pour autant à l’Engendré (le Fils). Il en procède en tant que, par cette relation d’engendrement d’une manière immédiate, et par la relation de filiation d’une manière médiate, Il est constitué comme condition de possibilité de cette relation de paternité (et donc de la relation de filiation) ; condition de possibilité parce qu’Il est l’Essence divine en tant qu’Elle demeure une malgré la distinction relative Père-Fils, parce qu’Il est l’immanence unitaire du Père au Fils et du Fils au Père. Il n’est pas, à Lui seul, si l’on ose dire, l’Un de la Trinité – car cet Un c’est la Déité Elle-même ; mais Il en est, en quelque sorte, l’unité, ou plutôt la « non dualité », l’unité devant être préférablement rapportée au Père, Principe de la Trinité. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">III. A s’en tenir strictement à l’Ecriture, une constatation s’impose : les noms de Père, de Fils, d’Esprit, sont révélés, d’une part ; d’autre part, seuls les deux premiers disent explicitement une relation, ce qui fonde scripturairement la doctrine des relations subsistentes. Mais le nom d’Esprit ne dit pas, par lui-même, une relation. Que dit-il ? Il nous semble que ce nom dit essentiellement : présence totale, immanence infinie, « l’Esprit souffle où Il veut », et l’Esprit est omnipénétrant ; pour l’Esprit, il n’y a ni intérieur, ni extérieur, donc aucune séparation, aucune division. Précisons bien. L’Esprit n’unifie pas au sens où deux êtres d’abord distincts seraient par Lui réduits à un seul et donc absolument confondus. Tel n’est pas le rôle de l’esprit, comme nous le constatons ici-bas. Par exemple, un même esprit anime tout notre être en ses différentes parties et ses divers membres. Cependant, chaque partie demeure elle-même et distincte des autres. Et cette distinction n’est précisément possible, c’est-à-dire peut exister comme distinction sans se transformer en séparation ou en indépendance et en isolement, que parce que les parties sont précisément unies, de l’intérieur, par un même et unique esprit.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">L’esprit, dans un être organisé tel que l’homme, n’est pas un trait d’union adjacent aux éléments qu’il rattacherait ainsi les uns aux autres, car encore faudrait-il supposer un autre trait d’union qui expliquerait comment le premier trait d’union peut s’accrocher à chacun des éléments. L’esprit, dans un tel être, est, non pas adjacent, mais sous-jacent. Et il le peut en vertu de sa nature propre qui est, de soi, indifférente aux distinctions et aux séparations ; en vertu de sa nature propre qui est de constituer le « lieu » de l’immanence réciproque de toutes les parties ensemble. Il y a dans chaque partie d’un tout organisé, une dimension, un « niveau d’être », un cœur, où chaque partie est présente à toutes les autres. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">D’une manière générale, si nous envisageons un être quelconque, nous pourrons distinguer en lui trois sortes d’unité (13). L’étude des relations que soutiennent entre elles ces trois sortes d’unité est particulièrement éclairante. Nous devons poser d’abord ce que nous appellerons une unité d’être, puisque, comme le dit Leibniz, un être qui n’est pas un être n’est pas non plus un être ; c’est le fait qu’un être qui est vraiment un être, un individu (et non pas une « foule », comme le nuage ou le tas de sable) exerce un seul acte d’exister. Ensuite nous distinguerons une unité logique, ou unité d’ordre, ou unité d’articulation, ou de cohérence, ou de structure, ou de relations des parties les unes avec les autres : ainsi de l’homme, du chat, de l’arbre et même de l’atome, qui existent tous comme unité d’une pluralité comme ensemble ordonné d’éléments interdépendants. Enfin nous parlerons d’une unité d’immanence, ou unité intérieure, ou unité de vie, ou unité de présence réciproque, unité dans laquelle les parties multiples sont réellement unes, et qui donc rend précisément possible leur déploiement articulé. C’est précisément parce que les parties d’un tout restent, d’une certaine manière, présentes les unes aux autres, qu’elles peuvent, d’une autre manière, se distinguer les unes des autres et s’articuler entre elles (14). Cependant, il serait tout à fait erroné de considérer l’unité de structure comme le développement de l’unité d’immanence. L’unité de structure ou de cohérence procède exclusivement de l’unité d’être, elle est le déploiement de cette unité dans le plan défini par les conditions d’existence qui s’imposent à elle ; ce qui signifie que, pour exister dans tel ou tel domaine d’existence, un être doit s’organiser structurellement de telle ou telle manière. Quant à l’unité d’immanence, elle procède également de l’unité d’être, dont elle est comme le « souvenir » ou la « trace » dans le déploiement structurel lui-même. Par conséquent elle procède aussi de ce déploiement structurel, puisque sans lui, elle ne serait pas posée d’une façon distincte, et demeurerait indiscernable de l’unité d’être. Mais quand l’unité d’être se déploie en unité de structure, alors, au cœur même de ce déploiement, il faut poser l’unité d’immanence, qui « retient » en quelque sorte l’épanouissement structurel de l’intérieur, et qui agit donc comme un prolongement de l’unité d’être. Donc, en tant que cette unité d’immanence peut être considérée en elle-même, distinctement de l’unité de cohérence et de l’unité d’être, il est clair qu’elle en procède.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">On peut transposer les réflexions précédentes au niveau trinitaire, dont le mystère sera alors envisagé comme celui d’une Tri-Unité. Le Père sera l’unité d’être comme Source unique de son déploiement hypostatique, car cette unité n’est pas uniformité, et Dieu est surabondamment riche, dans ce sens qu’aucun don, fût-ce le don de Lui-même, ne peut en épuiser ou même en diminuer l’insondable richesse. Le fils est l’unité de cohérence, de structure, de compossibilité, de ce déploiement, de cette connaissance que l’Un, en tant que Père, prend de Lui-même. Il est la perfection, la beauté de l’Un, son absolue harmonie. Le Saint-Esprit est l’unité d’immanence de ce déploiement, unité dans laquelle les termes hypostatiques de ce déploiement demeurent immanents les uns aux autres. Et , en tant même que l’unité d’être projette son propre déploiement en elle-même, elle distingue cet « en elle-même » à la fois du déploiement comme tel (ou plutôt du déployé) et d’elle comme unité d’être, source de déploiement. Cet « en elle-même », c’est précisément le Saint-Esprit, unité d’immanence, espace unitaire, matrice et Hypostase maternelle, vie unique da la Tri-unité.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">On voit qu’il y a comme deux aspects du Saint-Esprit, deux aspects pour nous, étant donné la nature imparfaite de notre compréhension intellectuelle : l’Esprit, avons-nous dit, c’est ce qui est présent partout – l’Esprit souffle où Il veut ? ; mais aussi, et c’est ce que nous avons souligné en second lieu, Il est ce en quoi le «partout » est présent à lui-même, l’unique intériorité de toutes choses. Le premier aspect se réfère à la dynamique effusive ou processive, le second aspect à l’union sous-jacente et intérieure. Dans l’un et l’autre cas, précisons-le bien, il s’agit toujours d’une réalité relative. Le saint-Esprit n’est pas l’effusion en soi de l’Essence divine, laquelle effusion est indiscernable de l’Essence (Deitas) quand on fait abstraction de la Trinité ; Il n’est pas non plus l’unité en soi de l’Essence, unité qui n’aurait aucune raison d’être posée abstraction faite de la Tri-unité ou de la multiplicité du crée. C’est d’ailleurs ce que montre bien la critique platonicienne de l’Etre parménidien qui est tellement un qu’il y aurait contradiction à dire seulement que cet Etre est un, puisque ce serait dire de Lui autre chose que Lui-même. Le Saint-Esprit est donc dynamique processive relativement à la procession du Verbe, et Il est l’unité immanente des termes de la procession (le Père et le Fils) relativement à leur distinction. Ces deux aspects du Saint-Esprit (d’effusion relative et d’unité relative) sont figurés dans l’un des symboles traditionnels les plus expressifs du divin Pneuma : la double spirale, qu’on retrouve d’ailleurs dans l’S initial de Spiritus. Cette double spirale entoure très souvent les Christ romans, ou même semble animer le mouvement de la robe du Christ, comme s’il en émanait. Cette spirale symbolise aussi le mouvement de l’air ou du souffle qui se polarise en deux symboles complémentaires : l’eau et le feu, qui sont tous deux figures scripturaires de l’Esprit, l’eau devant être référée à l’aspect d’effusion, le feu à celui d’union, et qui peuvent être également représenté l’une et l’autre par des spirales ou des ondulations. Nous disons que l’air se polarise en eau et feu, d’une part parce que, dans l’ordre de production des éléments, il est intermédiaire entre l’un et l’autre, et d’autre part parce que, du ciel aérien viennent à la fois l’eau de la pluie et le feu de la foudre, Baptême et Pentecôte. On pourrait enfin mettre ces deux aspects en rapport avec le serpent et la colombe, animaux « spiralaires » que le Christ Lui-même rapproche pour nous les donner en exemple : « Soyez habiles comme des serpents et simples comme des colombes » (Mt. X, 16), l’habileté se rapportant à l’omniprésence, la simplicité à l’unité.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Ces deux aspects sont admirablement exprimés et réunis dans le nom d’Amour, attribué à la troisième Hypostase ; car l’amour est diffusif de soi, il aspire à se communiquer, mais aussi, et du même mouvement, il aspire à se réunir : effusion et « infusion » sont vraiment les deux opérations d’une même Energéia, et l’une est la raison de l’autre. L’effusion n’est possible que parce qu’elle demeure infusion. Bien que la comparaison soit quelque peu saugrenue, on pourrait figurer le Saint-Esprit par un élastique : on ne peut le tendre, l’étirer (effusivité) que parce qu’il ne casse pas, ne se rompt pas (infusivité). Mais ce n’est qu’une comparaison. Plus noblement on dira que le Père engendre le Fils par Amour. Qu’est-ce à dire, sinon que l’Amour offre au Père la possibilité d’engendrer sa propre image dans un Fils, de Se concevoir dans un Verbe ? Et Il Lui offre cette possibilité (aspect effusif) précisément parce que dans l’Amour l’Hypostase du Fils demeure présente à celle du Père et réciproquement (aspect infusif). Ainsi la simple dénomination, la plus traditionnelle, du Saint-Esprit, suffit à rendre compte de sa maternité hypostatique in divinis. De même que la parole est portée par le souffle, et que sans lui elle n’est que pure structure d’articulation, mais non parole audible, de même le Pneuma « porte » le Verbe proféré par le Père, et Le Lui fait entendre. C’est là ce qu’on peut appeler une conception immaculée. Dans l’Unidéité, il ne peut y avoir d’Autre que si l’Autre ne cesse pas pour autant d’être le Même. Cette condition de la « non-dualité » du Même et de l’Autre est « réalisée » par l’Esprit-Saint. Le Verbe conçu par le Père demeure immanent à sa conception : cette conception immanente, c’est le Saint-Esprit.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">IV. Une dernière question se pose, relative aux conséquences qui découlent de cette doctrine concernant la Vierge Marie. Nous en avons déjà traité dans notre ouvrage de façon assez systématique. Il ne sera pas inutile d’y revenir quelque peu. Quand on désigne l’Esprit-Saint comme Conception « immaculée » in divinis, quel sens peut-on donner précisément à ce terme, étant donné qu’il est exclu a priori qu’il puisse avoir en Dieu la moindre tache (macula) et donc qu’une telle expression, à ce degré suprême, paraît pléonastique ? Nous savons que le privilège de la conception immaculée de Marie désigne le fait qu’Elle a été préservée du péché originel, c’est-à-dire d’une origine pécheresse. Notre origine à tous est pécheresse puisque nous héritons le péché d’Adam par « origine » : si nous étions sans origine, nous échapperions au péché originel. Mais nous sommes engendrés – c’est là notre origine humaine – et c’est dans cet engendrement que le péché d’origine nous est communiqué. Cela ne signifie d’ailleurs pas du tout que ce soit l’engendrement comme tel qui constitue le péché ; mais il en est en quelque sorte l’«agent de transmission ». Ce qui le prouve précisément, c’est que Marie a bien une origine. Elle est engendrée par sainte Anne et saint Joachim, mais sans que cet engendrement communique à son être la tache adamique. Ce privilège dont Elle est gratifiée en vue de sa maternité divine provient nécessairement d’une grâce purement céleste et vraiment surnaturelle. Au Paradis, l’origine des enfants d’Adam et Eve eût pu être non pécheresse si Adam n’avait désobéi : Dieu leur avait donné l’ordre de se multiplier et Dieu ne commande pas le péché. Mais cette conception non pécheresse n’eût point été de la même nature que celle dont Marie reçut le privilège, car Marie n’est point Eve moins le péché, Elle est beaucoup plus, ainsi que l’affirme la Bulle « Ineffabilis Deus ». Qu’y-a-t-il donc de plus que la conception paradisiaque qu’aurait dû connaître l’humanité sans le péché ? Il y a seulement la Conception divine telle que la réalise éternellement l’Essence divine s’épanouissant en une Trinité d’Hypostases. Cette conception est bien, elle aussi relative à une question d’origine puisque le Fils n’est Hypostase qu’en tant qu’Il a son origine dans le Père. Elle rend compte, autant que nous pouvons le saisir, de la non-division de l’unique substance. Elle signifie qu’en Dieu, il peut y avoir « origine » d’une Hypostase relativement à une Autre sans que cette origine « marque » l’unité de l’Essence ou qu’elle constitue un moindre être pour l’Hypostase originée, alors qu’ici-bas, être originé, avoir une origine, c’est aussi avoir une fin, un terme. Mon origine est nécessairement en moi ce qui de moi-même m’échappe. Ma naissance, c’est ma mort. Ainsi, l’Immaculée Conception de Marie n’est possible que grâce à une participation à la Conception immaculée que l’Essence divine prend d’Elle-même dans l’épanouissement trinitaire. Le privilège qui investit Marie, et plus encore qui constitue son essence (« Je suis l’Immaculée Conception »), est le reflet, et la projection, dans l’ordre humain, du mystère insondable de la fécondité immanente de l’Essence divine. Cette participation fait de Marie, sous le rapport de la Conception immaculée, une image de la Trinité tout entière, ou du moins, de la « capacité trinitaire » de l’Essence théarchique, ou encore de sa fécondité immanente. C’est pourquoi saint Grégoire de Nazianze a pu dire que « la Trinité est la première Vierge, Marie est la seconde » (15). Précisons toutefois que ce qui est la nature donnée, in divinis, c’est-à-dire le don de l’Essence divine à la Personne du Fils et à celle du Saint-Esprit, est en Marie nature reçue : Marie est conçue immaculée. Et c’est seulement dans son prototype divin qu’Elle peut être dite : Immaculée Conception, car il n’y a qu’en Dieu que l’attribut peut être identifié au Sujet comme substantif (16). Par là, aux propres termes de saint Thomas, Marie est dotée d’une dignité infinie : « La Bienheureuse Vierge, en vertu de sa divine maternité, possède comme une dignité infinie qui découle du Bien infini qu’est Dieu » (17). Formule d’ailleurs traditionnelle que nous retrouvons un siècle après chez Denys le Chartreux chantant les gloires de Marie, et louant celle qui est « comparentale au Père éternel, comparentale et très semblable (comparentalis et simillima) : « Vous êtes l’amie très familière de la suressentielle et plus que bienheureuse Trinité, la suprême dépositaire de ses secrets les plus intimes ; si haute qu’Elle vous admet au partage de son empire et de sa gloire. (…) En vérité, ô Dame plus que très aimable et très vénérable, par cela même que, participant à la paternité de Dieu le Père, vous êtes devenue la Mère de Dieu le Fils, votre dignité est en quelque sorte infinie » (18).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Mais, nous l’avons dit, cette Conception immanente de l’Essence divine, cette fécondité ou « puissance processive » demeurerait à tout jamais indiscernable de l’Essence Elle-même, si elle n’était hypostasiée dans le Saint-Esprit par l’engendrement du Fils, en sorte qu’il est tout à fait certain qu’en tant qu’Hypostase, l’Esprit-Saint procède du Père par le Fils : du Père parce que tout procède de Lui, et par le Fils parce que c’est relativement au Fils que la spiration se distingue de la relation d’engendrement comme sa « condition passive », car, rappelons-le, la Personne du Saint-Esprit n’est pas constituée par l’Essence aimante, mais par l’Essence aimée par le Père dans le Fils et par le Fils dans le Père (19). Autrement dit cette « puissance processive » de toute l’Essence, ou encore sa « dynamique extatique », c’est-à-dire en somme, l’Amour essentiel, est « révélée » dans la Personne de l’Esprit qui est ainsi la vertu processive faite Hypostase. Et c’est pourquoi on peut également Lui approprier l’Immaculée Conception. Le Père c’est l’Essence divine en tant que Principe concevant, le Fils, c’est l’Essence divine en tant que Concept (le Fils est Forme des formes, Perfection absolue), le Saint-Esprit c’est l’Essence divine en tant que Conception. Que l’Esprit-Saint soit puissance ou vertu, c’est ce qui ressort des paroles que l’Ange de l’Annonciation adresse à Marie : « L’Esprit-Saint surviendra en vous, et la Vertu du Très-Haut vous couvrira de Son ombre » (Luc, I, 35). Il s’agit bien de la Toute-Puissance (ou Dynamis de l’Essence divine) hypostasiée dans le Saint-Esprit (20). Cette interprétation s’autorise du parallélisme qu’affectionnent les sentences hébraïques : ce qui est dit dans une première sentence est repris dans une sentence parallèle (21). Elle s’appuie aussi sur d’autres passages où le terme vertu (dynamis en grec) désigne l’Esprit : « Jésus revint en Galilée avec la puissance de l’Esprit » (Luc, IV, 14) ; « la puissance du Seigneur lui faisait opérer des guérisons » (Luc, V, 17) ; « Restez dans la ville, jusqu’à ce que vous soyez revêtus de la force d’En-Haut » (Luc, XXIV, 49) ; « Vous allez recevoir une force, celle de l’Esprit » (Actes, I, 8). Quant à l’«ombre » ou la « nuée », elle désigne symboliquement le « lieu » de la présence divine, le mode de son inhabitation. Elle doit mise en rapport avec la « Ténèbre plus que lumineuse » de saint Denys l’Aéropagite ou de saint Grégoire de Nysse, laquelle désigne la Dynamis infinie de l’Essence divine dont l’ombre ou la nuée est le mode de manifestation externe.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">En ce deuxième sens, Marie est l’Immaculée Conception comme Epouse du Saint-Esprit. Epouse non évidemment en un sens charnel, mais en un sens métaphysique et spirituel, c’est-à-dire en tant qu’Elle épouse totalement la Puissance du divin Pneuma qui l’investit entièrement : le Seigneur est avec Elle (Dominus tecum) et c’est pourquoi Elle est remplie de Sa grâce (gratia plena). Ces paroles justifient la dénomination de l’Immaculée Conception, car seul l’être dont l’essence est pure de toute tache peut être empli de grâce (qui est l’opération même du Pneuma), tandis qu’en tout autre être la tache originelle s’oppose à sa « plénification charismatique). Elles expliquent aussi le rapport qui unit Marie à l’Esprit : Dominus Tecum. Marie n’est pas une incarnation de l’Esprit-Saint, non seulement parce que la doctrine chrétienne écarte une telle affirmation, mais aussi parce que l’Esprit ne « peut » pas s’incarner. S’incarner, en effet, c’est revêtir une forme, et cela convient à la deuxième Personne, qui est Forme ou Image du Père, de même que l’homme est image de Dieu. Ainsi, déjà in divinis, le Verbe est comme le prototype « engendré et non pas fait » de l’homme : il est Homme divin et archétypique et c’est pourquoi Il pourra devenir Dieu humain et mortel. Mais l’Esprit n’est pas « forme ». Il est plutôt « informel » ou transformel, étant omnipénétrant. Il est Don, c’est-à-dire qu’Il est à l’intérieur de toute intériorité. Il ne s’incarne pas dans une forme séparée et distincte, mais Il se donne et S’unit : Il investit, d’une manière fulgurante, la personne de chaque être humain, la pénètre et l’ouvre à l’Amour divin. C’est en ce sens qu’il ne sera peut-être pas impossible de voir en Marie la « personnification » du Saint-Esprit en tant qu’Elle Lui est plus unie plus que tout autre créature humaine, qu’Elle se laisse entièrement habiter par la Conception divine, qu’Elle épouse parfaitement la Volonté infinie et qu’Elle se soumet entièrement à Son effusion d’Amour. Soumission et épousailles qui requièrent la plénitude d’une liberté humaine, le consentement d’une personne humaine. En Jésus-Christ, l’Hypostase divine « assume » une nature humaine dépourvue de personne propre. En Marie, une personne humaine « épouse » la Puissance, l’Energeïa du Très-Haut et s’en fait donc le dépositaire et la manifestation du vide.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Mais enfin Marie est aussi Immaculée Conception en un sens propre et personnel, puisqu’Elle est celle qui a été conçue personnellement immaculée. Or qu’est-ce donc que cette conception, dans son essence, sinon la conception même dont Dieu l’a conçue. Car assurément la conception dont Dieu nous conçoit est immaculée ; l’Idée que Dieu a de tout homme est dépourvue de tache originelle. Mais il est non moins vrai qu’aucun homme, dans son existence, ne correspond à cette Idée. Aucun, sauf Marie : Marie est celle dont l’existence est parfaitement conforme à l’essence. En tant qu’Elle ne fait plus qu’un avec la Conception immaculée que Dieu Se Forme d’Elle, Marie devient le modèle par excellence, l’Immaculée Conception comme telle. Etant la créature conçue dans sa perfection prototypique. Elle s’identifie à la matrice divine et immaculée de toute créature humaine, Elle devient réellement la véritable Mère du genre humain. Et c’est pourquoi le Christ peut dire à saint Jean : « Voilà ta Mère ». Mère des hommes d’abord et essentiellement parce qu’Elle a donné vie à la Source de toute vie, Jésus-Christ ; mais aussi en ce que tout homme qui s’engage sur la voie spirituelle doit, à un moment donné, être de nouveau conçu en conformité à ce moule immaculé et naître à la vie de l’Esprit. La Nouvelle Eve est véritablement Mère des vivants, parce que c’est en Elle que se réalise la vérité prophétique du nom qu’Adam donna à la première Eve. Ce thème est constant dans la littérature patristique (22). On voit cependant comment la méditation du mystère de l’Immaculée Conception l’éclaire d’une lumière éclatante et admirable, et comment ce même mystère nous permet d’entrevoir la signification la plus profonde des paroles du Christ à Nicodème. Paroles énigmatiques qui délivrent un enseignement réellement initiatique, enseignement nocturne auquel conviennent le silence et le secret : « Or il y avait, parmi les pharisiens, un nommé Nicodème, un des principaux d’entre les Juifs. Il vint trouver Jésus de nuit … » (Jean, III, 1-2). Et Jésus lui révèle : « Amen, Amen, je te le dis, nul, s’il ne naît de l’eau et de l’Esprit, ne peut entrer dans le Royaume des cieux ». Il est remarquable qu’en grec anôthen signifie à la fois « d’En-Haut » et « de nouveau », car la nouvelle naissance, c’est la naissance divine. Et Nicodème a raison de demander s’«il faut entrer une seconde fois dans le ventre de sa mère », car, en vérité, nous devons devenir semblable à un tout petit enfant, et nous devons entrer véritablement dans le sein marial, dans la matrice immaculée afin d’être conçu de nouveau et célestement et naître de l’eau virginale et de l’Esprit-Saint. Assurément l’eau dont parle le christ est celle du baptême, mais elle est inséparablement, et par identité essentielle, le sein immaculé de Marie. Ainsi Marie – et maria ne signifie-t-il pas « les eaux » ? – est-elle à la source du don de la Vie éternelle. Et, dans la mesure où la grâce baptismale doit informer toute l’existence de l’homme chrétien, de celui qui prend le Christ pour Maître, c’est tout au long de sa vie et jusqu’à sa mort qu’il doit s’abriter et se reformer dans le sein marial, afin que notre Mère divine nous enfante véritablement et qu’Elle nous communique, selon la capacité de notre nature déchue, un peu de la grâce ineffable de son Immaculée Conception. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"><br /> Texte publié dans La Pensée catholique en janvier-février 1982.</span></p> <p align="justify"> </p> <p align="justify"><br /> <br /> NOTES</p> <p align="justify">(1) Cf. La charité profanée, Editions du Cèdre, 1979, pp. 267-274, 289-298, 315-326. Signalons à ce sujet que, au moment où nous avons rédigé notre travail, nous n’avions pas encore eu connaissance de l’étude du R. P. René Spitz, O. P., La révélation progressive de l’Esprit-Saint, parue aux Editions du Cèdre, en 1976, 210 pages. Nous avons pu mesurer depuis combien cette connaissance avait manqué à notre réflexion (bien que nous ayons constaté d’heureuses rencontres entre le savant dominicain et nous-mêmes). Il s’agit en effet d’une enquête exégétique exhaustive relative à l’Esprit dans l’Ancien et le Nouveau Testament. L’Ecriture étant fondement de la foi, c’est donc un livre d’une importance fondamentale et qui constitue un instrument de travail indispensable et unique.<br /> (2) On peut écrire également : « subsistantes », comme le français semblerait l’exiger. Toutefois, le mot vient du latin subsistens. D’autre part, « subsistance » a pris dans notre langue le sens de « nourriture et entretien », et « subsistant » le sens de « ce qui demeure de quelque chose », ce qui reste et se distingue des éléments caducs », tandis que la « subsistence » désigne la permanence dans l’être d’une réalité, ce qu’il y a en elle de plus foncièrement existant.<br /> (3) La charité profané, p. 323.<br /> (4) Cf. M. Didron, Histoire de Dieu, Imprimerie royale, Paris, 1843, pp. 523-607.<br /> (5) Par exemple, Actes, XIX, 2 : « Paul arriva à Ephèse et y trouva quelques disciples et il leur dit : Avez-vous reçu l’Esprit-Saint quand vous avez cru ? Et ceux-ci lui répondirent : Mais nous n’avons même pas entendu dire qu’il y ait un Esprit-Saint (Sed neque si spiritus sanctus est, audivimus). Ce verset qui a fait couler beaucoup d’encre, nous paraît au contraire d’une parfaite clarté. Le fait même que l’enseignement doctrinal pût être incomplet, et que cette incomplétude consistât dans l’ignorance du Saint-Esprit, prouve en toute rigueur que le silence sur l’Esprit était considéré précisément comme une ignorance, que la mention explicite du saint-Esprit était requise dans la profession à côté de celle des deux autres Personnes, et donc qu’Il était regardé comme constituant une Personne distincte et non seulement comme « esprit » du Père ou du Fils. La plupart des commentateurs affirment que cette ignorance concernait l’«effusion » de l’Esprit, et non son existence qu’énonce tout l’Ancien Testament. Mais c’est faux, car si l’Ancien Testament parle bien de l’Esprit, il ignore la Trinité et donc l’Esprit-Saint comme Personne divine. C’est seulement à partir de la révélation du Christ qu’on peut interpréter la mention de l’Esprit dans l’Ecriture comme désignant la troisième Personne de la Trinité – à condition évidemment, d’en avoir reçu l’enseignement, lequel si l’on veut bien y réfléchir un instant, devait constituer une nouveauté prodigieuse et d’une transcendance proprement inouïe. Le Père Renié, dans son commentaire (La Sainte Bible, Pirot-Clamer, t. XI, p. 261) fait justice de cette interprétation minimisante. Nous ajouterons qu’il n’y a pas lieu de s’étonner que des disciples ignorent l’Esprit-Saint. Une doctrine aussi « ésotérique » que celle de la Trinité ne pouvait manquer d’être déformée ou tronquée dans les différents cercles chrétiens de la primitive Eglise (cf. également R. Spitz, op. cit., pp. 92-93).<br /> (6) En particulier, de potentia, q. 10 ; cf. Dondaine, La Trinité, t II, p. 388 (Somme théologique, I, q. 33-43, éd. du Cerf).<br /> (7) Dumeige, La foi catholique, n°226 (Denzinger, n° 850).<br /> (8) Denzinger, N° 691 (Decret pour les Grecs, de la Bulle « Laetentur Caeli », 6 juillet 1439).<br /> (9) La charité profané, pp. 271, 297, 316.<br /> (10) I. q. 36, a. 3, ad. 1°. Saint Thomas entend montrer ici en quel sens on peut dire que le Saint-Esprit procède immédiatement des deux, et en quel sens Il procède immédiatement des deux, et en quel sens Il procède immédiatement du Père et médiatement du Fils, qui tient sa vertu spirative du Père.<br /> (11) I, q. 36, a. 4, ad 1°.<br /> (12) Cette expression peut sembler d’autant plus malencontreuse que, pour saint Thomas, le Père est à la fois « père et mère » du Verbe : «Tout ce qui dans la génération charnelle convient distinctement au père et à la mère, les Saintes Ecritures, dans le cas de la génération du Verbe, l’attribuent au Père ; il est dit en effet et que le Père donne la vie, et qu’Il conçoit, et qu’Il enfante » (Contra Gentiles, IV, c. 15, in fine). Autrement dit, et cet axiome est hors de doute, le Père est le seul Principe du Fils. Cependant nous considérons deux choses : 1) en hébreu, « Esprit » est féminin (la Ruâh), et l’Evangile selon les Hébreux rapporte une parole du christ nommant le Saint-Esprit « ma Mère » – ce qui ne soulève aucune objection de la part de saint Jérôme traduisant cette apocryphe ; 2) certes, il n’y a en Dieu rien de féminin, à condition qu’on admette qu’il n’y a non plus rien de masculin, au sens propre de chacun de ces termes, ce qui ne saurait exclure la nécessité de poser en Lui un archétype du féminin, car il est dit : « Et Dieu créa l’homme à Son image ; à l’image de Dieu Il le créa » (Genèse, I, 28). Enfin les relations ne vont pas seulement du Principe à Ce qui en émane, mais aussi de Ce qui émane au Principe ; c’est seulement en ce sens qu’on peut envisager une fonction « révélatrice » du Saint-Esprit relativement aux deux autres Hypostases : dire que sans le Fils il n’y aurait pas de Père, ce n’est pas faire du Fils le Principe du Père, et de même pour l’Esprit. Or, on ne peut laisser l’Esprit sans fonction trinitaire. Et d’ailleurs on dit bien qu’Il unit le Père et le Fils, fonction d’unité qui co-existe éternellement à toutes les autres fonctions trinitaires. Nous ne voulons rien dire d’autre.<br /> (13) Ces trois sortes d’unité ne sont que trois modes distincts d’une seule et même unité que nous appellerons unité d’essence et qui n’est réelle qu’en Dieu, comme Idée divine de la chose considérée. A vrai dire, il faudrait même parler d’une cinquième unité, intermédiaire entre l’unité d’essence et la triades des unités d’existence : c’est l’unité d’essence comme participation et unifiante (et non en soi).<br /> (14) Cette unité d’immanence, qui est un axiome philosophique traditionnel, n’est pas sans rapport avec le principe de non-séparabilité dont parle la physique contemporaine. Voir, en particulier, Bernard d’Espagnat, A la recherche du réel, Gauthier, Villars, 1979, pp. 26-46. Cet ouvrage a soulevé de nombreuses discussions, ce qui prouve au moins qu’il a touché un point fondamental de la gnoséologie.<br /> (15) In laudem Virginitatis, cité par Armand Plessis, s.m.m., Manuel de Mariologie dogmatique, Séminaire des Missions, Montfort-sur-Meu, 1947, p. 244.<br /> (16) De Dieu seul on peut dire non seulement qu’Il est beau, mais qu’Il est la Beauté, tandis qu’aucun homme n’est une essence.<br /> (17) I, q. 25, a. 6, ad 4°.<br /> (18) De laude vitae solit. A 29 ; cité par le Père J. B. Terrien, saint Jean, La Mère de Dieu, Lethielleux, 1900, t. 1, pp. 207-208.<br /> (19) Nous ne pouvons ici que renvoyer aux pages de La charité profanée où se trouve exposée cette question : pp. 315-322. Reproduisons cependant la formule clef : « Le Saint-Esprit c’est l’Essence divine en tant qu’Elle est aimée par le Père dans le Fils et par le Fils dans le Père », et non par l’Amour actif commun de l’Un pour l’Autre.<br /> (20) « Quand l’Ange lui parle de la Puissance du Très-Haut, il entend par là parler d’un attribut divin de Dieu (Père), mis sur le même rang que l’Esprit-Saint », R. P. Spitz, La révélation progressive de l’Esprit-Saint, pp. 71-72.<br /> (21) Pour saint thomas, la « vertu du Très-Haut » désigne plutôt le Fils (III, q. 32, a. 1).<br /> (22) R. P. J. B. Terrien, La Mère des hommes, t. I, pp. 4-25.<br /></p>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-23483584096966555372008-11-15T06:11:00.000-08:002008-11-15T06:13:21.177-08:00Exégèse et herméneutique<span style="font-size:130%;">I – L’état de la question</span> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Au regard de la foi catholique, cent cinquante ans d’exégèse historico-critique ont transformé l’Ecriture sainte en un champ de ruines. Tel est le constat auquel nul ne peut se soustraire. Les conséquences en sont d’ailleurs irrécusables. Sans doute verra-t-on, dans un tel jugement, une inacceptable généralisation qui fait bon marché de milliers de travaux hautement scientifiques, dont l’acquis ne saurait être négatif, et nous comprenons fort bien que ceux qui ont accompli un si prodigieux labeur ne puissent y acquiescer. Au demeurant, il hors de doute qu’en effet, beaucoup de difficultés scripturaires de détail ont été résolues par l’exégèse moderne, satisfaisant ainsi aux légitimes requêtes d’une raison de plus en plus exigeante. Et cependant, si l’on pose la question majeure : de cette « redécouverte » de l’Ecriture, en est-il résulté un plus grand bien pour l’Eglise ? Le niveau général de la foi s’est-il élevé au-dessus du niveau des siècles passés, qui tous ont ignoré une telle exégèse ? Comment répondre autrement que par la négative ?</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">On objectera évidemment, qu’il est abusif d’en rendre responsable, la seule exégèse, que les savants font seulement leur travail et que du reste, l’Eglise elle-même leur a confié cette tâche, grâce, en particulier à l’encyclique de Pie XII, Divino afflante Spiritu, qui a, dit-on « libéré » définitivement les études exégétiques. On ajoutera qu’il est vain de vouloir s’opposer au mouvement général de la culture, particulièrement dans le domaine des sciences historiques et textologiques, lesquelles ont accompli, depuis la fin du XVIIème siècle, des progrès si importants et si continus que le Magistère romain lui-même a bien été contraint d’en prendre acte et de les entériner. C’est, en fin de compte, un regard entièrement nouveau sur l’Ecriture qui apparaît ainsi, et qui ne peut pas ne pas bouleverser, de proche en proche, le rapport que le peuple chrétien tout entier soutient avec elle.<br /> <br /> 1) Le témoignage de « Pierres vivantes »</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Ouvrons maintenant Pierres vivantes, « recueil catholique de document privilégiés de la foi » (comme l’explique le sous-titre) à partir duquel doivent s’élaborer les diverses catéchèses appliquées aux besoins de chaque auditoire. L’importance de cet ouvrage tient essentiellement à ce qu’il est lui-même un « document sociologique » ? et c’est ainsi que le l’histoire le retiendra : en lui s’exprime la consécration officielle des résultats généraux de l’exégèse historico-critique et leur prise en compte au niveau le plus élémentaire de la « pastorale catéchétique » ? ce qui à notre connaissance, ne s’était encore jamais produit. Les « évêques de France », se comportant d’ailleurs comme de nouveaux évangélistes (1) ; ils ne se contentent pas d’accorder leur approbation à des travaux érudits ; mais, considérant les conclusions de ces travaux comme définitivement acquises, ils estiment venu le moment de procéder aux bouleversements radicaux qui s’imposent dans l’enseignement commun de la foi catholique. Ces bouleversements concernent la présentation et le contenu. De même que l’exégète a « montré » que nos Evangiles avaient été construits, en fonction d’intentions « théologiques » particulières (celle de la communauté primitive), à parti d’éléments de multiple provenance, et dont certains remontent peut-être à Jésus-Christ, « éléments de tradition » diversement arrangés, de même nos évêques déconstruisent entièrement l’Ancien et le Nouveau Testament, et ordonnent les pierres ainsi obtenues selon un nouveau arrangement conforme aux conclusions de l’Histoire rédactionnelle, afin de rendre perceptible cette histoire rédactionnelle elle-même. Ainsi on ne commencera pas par le commencement : la création du monde, la naissance de Jésus, mais par l’évocation des communautés (juives et chrétiennes) qui, « se souvenant », ont procédé à la rédaction (plus ou moins mythique), de leurs origines. On introduit une distance historique à l’intérieur même du donné scripturaire, qui, évidemment, s’en éloigne d’autant et devient même tout à fait inaccessible. Comme si un poète ou romancier rompait l’ordre propre de son œuvre, que seul lui confère son intelligibilité, pour nous la présenter selon l’ordre de la rédaction, afin que nous n’ignorions rien des circonstances de celle-ci (ce que les exégètes appellent : Formgeschichte, histoire de la formation des évangiles) (2). Ce serait évidemment absurde ! En l’occurrence, c’est également criminel. Car non seulement on sépare irrémédiablement le lecteur ou l’auditeur de la parole vivante qu’on prétend lui annoncer – et nous pourrions à cet égard montrer qu’il s’agit d’une véritable destruction du sens de la Tradition (3) – mais encore on rend par là son contenu inévitablement douteux. Ainsi les évêques déclarent à propos de l’Ascension : « Il est écrit, dans le livre des Actes : les Apôtres ont vu Jésus monter au ciel. Monter au ciel est une image pour dire qu’Il est seigneur de l’Univers, au-dessus de tout » (pp. 32-33). Cette déclaration constitue une hérésie formelle, car, s’il est vrai que l’Ascension comporte un enseignement symbolique sur la transcendance du Christ glorieux , elle est d’abord un fait réel, qui a été vu et attesté par les Apôtres et les disciples, et sans lequel le symbole lui-même n’existerait pas (4). Cela est de foi, cru par toute l’Eglise, depuis toujours et partout. Mais les évêques français, hérétiques et scandaleux fauteurs d’hérésies, ne le croient pas. Qu’un épiscopat tout entier ait pu renier sa foi et sa fonction, au risque de sa damnation, sur un point dogmatique aussi fondamental, a quelque chose d’inconcevable, et fait toucher du doigt l’extraordinaire puissance de l’exégèse régnante, elle-même soumise au scientisme athée : tout plutôt que de passer pour un imbécile ou un niais au regard du terrorisme (pseudo-) scientifique des modes exégétiques. Sociologiquement, le modernisme implicite du catholicisme libéral actuel ne pouvait rêver d’un plus éclatant témoignage. Il prouve que des ministres d’autorité, toujours enclins à la prudence dans leurs prises de position – à cet égard l’épiscopat n’a pas changé – ne perçoivent plus ce qu’a de « révolutionnaire », de dogmatiquement inacceptable, la négation de l’Ascension. Cette banalisation de l’hérésie est sans doute le symptôme le plus grave et le moins contestable de la crise de l’Eglise.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">2) Le contre-témoignage de la foi catholique</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Pierres vivantes représente un point d’aboutissement : l’officialisation tacite des thèses modernistes. Il est douteux, cependant, que les usagers de ce recueil documentaire s’en aperçoivent, ou même qu’on puisse leur en montrer le caractère évident. La religion populaire n’a de contact réel avec l’Eglise que par le culte et la morale. Ni la théologie, ni l’exégèse ne peuvent l’intéresser. A cet égard, l’instrument majeur de l’auto-destruction du catholicisme, c’est la pastorale liturgique ; c’est par elle, par les rites de la messe et la pratique sacramentelle (baptême, mariage, pénitence, etc.) que le peuple fait son éducation religieuse. Mais il n’en va pas de même pour le clergé et le laïcat cultivé. Il est vrai que la théologie leur demeure en général tout aussi étrangère, à cause de sa difficulté intrinsèque ; elle ne les atteint qu’indirectement et à la faveur de quelque thèse scandaleuse grossièrement exposée, en sorte que les subtilités des théologiens post-kantiens ou heideggeriens leur échappent et ne sauraient beaucoup les troubler (5). Le cas de l’exégèse est tout à fait différent. Sans doute est-ce également une affaire de spécialistes ; ici, toutefois, la difficulté n’est plus spéculative : elle est extrinsèque et relève seulement de l’érudition (connaissance des langues bibliques et des méthodes de l’histoire des textes). Il est donc beaucoup plus aisé d’en vulgariser assez fidèlement les résultats et de donner à comprendre le processus par lequel ils ont été obtenus. On ne saurait semblablement, en théologie, expliquer comment, par exemple, les Personnes divines sont regardées comme des relations subsistantes ; encore moins pourrait-on rendre compte en peu de mots des conditions que le kantisme ou le heideggerisme croient devoir imposer à la connaissance théologique. Par ailleurs, tout ce qui touche à l’Ecriture sainte revêt nécessairement une importance à laquelle ne peut prétendre l’interprétation spéculative du dogme : si le dogme comme objet de foi prime évidemment l’Ecriture, le texte scripturaire, lui, prime le texte théologique. L’autorité et l’inerrance appartiennent à l’Evangile, non à S. Augustin ou à S. Thomas. Enfin cette importance naturelle bénéficie en outre des encouragements pressés de retourner à la Bible, comme à la souche fondamentale, comme au lieu même où Dieu peut être rencontré. Mais cette consigne ne fait elle-même que répondre à l’expérience immémoriale des chrétiens.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Depuis vingt siècles, en effet, dans le silence de la retraite ou dans la gloire du Sacrifice liturgique, l’Eglise nous transmet cette Parole unique, avec l’attentive vénération et le recueillement dont l’ont accompagnée des centaines et des centaines de générations catholiques, cette Parole qui a déposé en nous sa forme et son ordre, cette Parole qui nous a informés et ordonnés, qui nous a fondés et redressés, approfondis et libérés, et constitués dans l’Esprit, cette parole que nous portons depuis deux mille ans et qui nous porte pour l’éternité, sur laquelle nous faisons fond et appuyons notre vie, cette Table ferme et immuable, plus inébranlable que les colonnes du monde et les Puissances des Cieux. Et, miracle plus étonnant encore – car après tout, on pourrait ne voir là que le fruit d’une habitude – voilà soudain que de cette Parole si souvent entendue surgit pourtant un visage, voilà que quelque chose arrive, les mots jamais usés se changent en voix et en présence actuelle. Allons ! Qui de nous, écoutant debout le prêtre proclamant liturgiquement l’Evangile, n’a point été surpris par l’irrécusable réalité d’une présence, d’une personne reconnaissable entre toutes, ô si vraiment reconnaissable et tant aimée, qui est là, et qui nous parle ? Comment douter un seul instant de l’unité vivante de ce discours, de son parfait accord à celui qui l’a prononcé pour toujours et qui est la Parole éternelle frappant aujourd’hui à la porte de notre cœur ?</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">C’est pourtant ce qu’on veut que nous fassions. Ce que l’exégèse historico-critique a ruiné, c’est la confiance absolue que nous pouvions avoir dans cette Parole. Cela, au moins, est un fait. Et cela est impardonnable, car il y va du péché contre l’Esprit : l’Esprit est souffle et vie, souffle qui soulève les lettres de la Parole et leur donne la vie, les transformant en voix et révélant en un éclair Celui même qui nous parle. L’Esprit est lien et liant des paroles les unes aux autres, et des paroles à la bouche divine qui les profère comme à l’oreille de ceux qui l’écoutent. Mais l’exégète historico-critique sépare, divise, tranche, analyse, pulvérise et nie. Elle isole chaque segment du texte sacré en lui-même, elle l’enferme dans le filet de ses catégories réductrices et le suspecte ; elle refuse de le croire sur parole et de le prendre pour ce qu’il se donne. Tel est l’acte instaurateur d’une telle critique, celui d’une ex-communication, c’est-à-dire d’une rupture de la communion préalable dans laquelle seule peut s’accomplir l’ouverture réciproque de la Parole et de l’écoute. C’est de là qu’il faut partir, si l’on veut apprécier l’entreprise, de cette expérience douloureuse où se déchire le tissu originel qui nous unissait au texte sacré. C’est elle qu’il faut méditer, expérience d’une perte, d’une amputation : on nous a dérobé le Christ. Nous devenions son visage derrière chacun de ses enseignements, nous croyions percevoir le son de sa voix et cette intonation simple et majestueuse, foudroyante même, mais aussi immémoriale et tendre, la voix d’un Dieu, enfin ! Et voilà qu’il n’y a plus rien, plus personne, une définitive absence, le grand désert de l’amour et de la grâce où moutonne l’entassement des livres et des livres, l’enchevêtrement des hypothèses et des proliférations déductives, indéfiniment, jusqu’à l’horizon fermé.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"><br /> Comment accueillir dans la foi une proclamation qui se présente comme la parole de Jésus-Christ, tout en sachant par ailleurs qu’aucun de ces « dires » n’est authentique, et qu’ils sont toujours, comme le déclare X. Léon-Dufour (6), le produit d’une construction interprétative de la communauté chrétienne ? Nous savons bien que toutes sortes de solutions ont été proposés (ou parfois imposées comme de prétendues évidences) pour répondre au divorce du « Jésus de l’histoire » et du « Jésus de la foi » : tantôt on a cherché à modifier la notion même de vérité historique sous prétexte que les Anciens n’en auraient pas eu la même conception (dite scientifique) que nous, et qu’il n’y aurait donc pas lieu de s’étonner si l’on rencontrait tant de productions imaginaires dans les évangiles ; tantôt on modifie la notion de la foi, laquelle devrait renoncer à tout contenu représentatif (historique ou doctrinal) pour accéder à sa propre essence : en soi, et selon Bultmann que nous résumons ici, la personne de Jésus, ses actes et ses paroles, n’auraient rien à voir avec la foi authentique qui serait seulement, pour l’homme, conscience d’être interpellé par une voix sans message et sans visage, et qui se réduit à sa propre manifestation ; tantôt, enfin, on entend montrer que le passage du premier «Jésus » au second s’est effectué sous le contrôle du Magistère apostolique, de telle sorte que, en interprétant les données de fait, il les a bien sûr complètement transformées, mais afin de mieux mettre en lumière le contenu véritable de l’enseignement du Christ, solution « moyenne », qui semble vouloir satisfaire tout le monde, et même les croyants traditionnels, mais qui, nous voudrions le montrer, et sans doute encore plus inacceptable. Toutes les autres théories se ramènent peu ou prou à l’une ou l’autre de ces solutions, à moins qu’elles ne les combinent – c’est le cas le plus fréquent – selon des schémas variés. Cependant, quel que soit le prestige de ceux qui les proposent, la vigueur et l’ingéniosité qu’ils déploient pour nous nous convaincre de leur justesse, ces théories se heurtent en nous à un sens invincible de ce qu’est le vrai, savoir : la conformité de la pensée à ce qui est. On peut bien nous raconter tout ce qu’on voudra, et se livrer aux plus habiles contorsions mentales, capables certes de nous ébranler un moment, ce « lavage de cerveau » ? auquel furent soumis bien des prêtres, au cours d’innombrables sessions de recyclage biblique – n’est pas durablement efficace. Irrésistiblement, et comme malgré nous, nous nous trouvons ramenés au point de départ : nous ne pouvons avoir confiance dans les Evangiles. Et c’est précisément pour cette raison là qu’une multitude de clercs et de laïcs, après avoir pris connaissance de cette exégèse, ont tout simplement perdu la foi, à moins qu’ils ne se soient réfugiés dans une sorte d’agnosticisme théologique, de « scotomisation » doctrinale : n’y pensons plus et faisons comme si.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">3) On peut juger l’arbre qu’à ses fruits</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Assurément, les maîtres de la critique, qu’ils soient protestants ou catholiques, et dans la mesure même où ils le sont, ont toujours refusé d’admettre leur responsabilité en ce domaine – à moins qu’il ne voient en tout cela que revendications sentimentales et fuite devant la rigueur de la science (alors qu’il s’agit des conditions objectives de toute herméneutique véritable). Ils écartent l’imputation, souvent avec dédain, comme venant d’ignorants ou de malveillants, et rétorquent qu’au contraire ils nous obligent à une purification approfondissante de notre foi. Aveuglés par leur orgueil de spécialistes, orgueil qui s’étale en chacune de leurs pages, il ne leur vient pas à l’esprit que peut-être les résistances ou les colères qu’ils rencontrent ici ou là trahissent une douleur et même un désespoir, le désespoir de l’homme qui ne parvient pas à-croire-et-à-ne-pas-croire qu’une parole est vraie. Car la situation de eux à nous est bien différente : nous nous pouvons seulement leur faire confiance, incapables que nous sommes de juger scientifiquement de la valeur de leurs travaux, et c’est pourquoi nous ne saurions en appeler qu’à la raison naturelle ; eux n’ont pas le temps d’y songer, étant tout occupés de leurs multiples recherches, ou encore de se lire les uns les autres afin de se réfuter. Et même, ils peuvent bien s’étonner en eux-mêmes et s’admirer un peu de ne pas avoir encore perdu la foi, eux les audacieux, les combattants de l’extrême front qui sépare la croyance de l’incroyance. Ainsi voit-on parfois des hommes côtoyer le vice impunément, l’observant avec une curiosité détachée : c’est pourquoi l’arbre sera jugé à ses fruits. Et c’est pourquoi les ignorants ont aussi le droit de parler, car ce sont eux qui mangent ces fruits. Faudrait-il donc être jardinier, botaniste, agronome, pour avoir le droit de dire : ce fruit est bon, celui-ci est mauvais ?</span></p> <p align="justify"><br /> NOTES (1er partie)</p> <p align="justify"><br /> (1) A moins qu’ils n’invitent eux-mêmes chaque catéchiste à devenir à son tour un évangéliste, c’est-à-dire à construire son propre évangile, selon sa propre « théologie », avec ces « pierres » documentaires. Ce que nous disons là et les réflexions qui suivent ne font qu’exprimer la signification objective de l’entreprise épiscopale.<br /> (2) La Formgeschichtliche Methode désigne une méthode de critique exégétique des textes évangéliques par le repérage et l’étude historique des formes littéraires typiques sous lesquelles se sont présentés les différents micro-éléments dont la réunion a constitué nos évangiles actuels : proverbes, récits populaires de miracles, apophtegmes, etc. ces petites unités sont apparues dans les communautés chrétiennes sous l’effet du « mythe du Christ » élaboré par S. Paul, et des pratiques culturelles de la primitive Eglise. Elles ont fabriqué un « Jésus de la foi » qui n’a à peu près aucun rapport avec le « Jésus de l’histoire ». Leur étude critique permet de situer chacune de ces unités dans son milieu d’origine (Sitz im Leben). Cette méthode, issue des travaux de Hermann Gunkel, fut mise au point par Martin Debelius, puis par Rudolf Bultmann, vers 1920. Trente ans plus tard, les disciples de Dibelius et de Bultmann s’efforcèrent de rétablir une certaine continuité entre le Jésus de l’histoire et celui des unités textuelles, en même temps qu’ils insistaient sur le rôle de quelques autorités théologiques dans la constitution progressive des évangiles : c’est l’école de la Redaktionsgeschichtliche Méthode, ou « méthode de l’histoire rédactionnelle » des évangiles, à laquelle se réfèrent X. Léon-Dufour ou P. Grelot.<br /> (3) L’activation de la conscience historisante creuse irrémédiablement l’écart temporel qui nous sépare du donné de la tradition, et donc la détruit en s’interposant toujours entre lui et sa réception présente. Cette activation qu’on nous présente comme un devoir intellectuel (=il faut avoir une conscience historique »), apparaît essentiellement au XIXème siècle : siècle de l’histoire, parce que siècle de la rupture révolutionnaire. Nous en recueillons les fruits.<br /> (4) Rappelons que dans ce recueil documentaire de la foi catholique, l’Incarnation, la Rédemption, la Trinité sont mentionnées une fois, en passant, mais jamais ni définies, ni expliquées. De même pour la divinité du Christ, fondement premier du christianisme, qui est d’ailleurs donnée comme une opinion des chrétiens : « Les premiers chrétiens voient en Jésus ressuscité le Seigneur », c’est-à-dire celui qui a la même autorité que Yavhé Dieu. Il règne sur tout l’univers. Il est Dieu » (p. 59). La négation de l’Ascension est assez générale. Dans La mission de l’Immaculée, bulletin consacré à S. Maximilien Kolbe, n° 64, mai 1984, on lit, sous la plume de Alex Pronzato : « l’élévation au ciel n’est autre que l’entrée dans le monde de Dieu : à ne pas prendre à la lettre » (soulignement de nous). En réalité, la situation actuelle de l’Eglise au regard de la foi dogmatique, est tout simplement terrifiant.<br /> (5) Ainsi l’œuvre d’un Karl Rahner, le théologien qui a le plus puissamment orienté le Concile, et voulu entraîner l’Eglise vers le protestantisme, demeure inconnue du grand public, et la mort récente (avril 1984) de son auteur est passée inaperçue.<br /> (6) Revue thomiste, décembre 1972, p. 624 (à propos de la Résurrection).<br /></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">EXEGESE ET HERMENEUTIQUE (2ème partie)</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"><br /> II – Histoire de Jésus ou théologie du Christ</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">1 – La thèse de P. Grelot</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Comme l’indiquait la conclusion de notre dernier article, ce n’est pas au nom d’une compétence quelconque que nous osons élever la voix dans le redoutable débat exégétique. Des lectures, même nombreuses, ne sauraient remplacer un savoir que nous n’avons pas. Au reste le philosophe n’est spécialiste de rien – du moins à notre avis –, ayant choisi, une fois pour toutes, non de tout ignorer, mais de se rendre toujours disponible pour accorder à la raison sa chance, ce qui n’est pas un mince travail (1). Or, la publication récente d’un ouvrage de Pierre Grelot, intitulé Evangile et tradition apostolique – Réflexions sur un certain «Christ hébreu » (Cerf, 1984, 197 pages) nous paraît appeler un certain nombres de remarques, illustrant, sur un exemple particulier, ce que nous avons exposé précédemment sur la nouvelle exégèse en général.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Ce livre est une critique, on pourrait même dire un réquisitoire en règle, et d’une rare violence, contre le dernier ouvrage de Claude Tresmontant, Le Christ hébreu – La langue et l’âge des Evangiles, (ŒIL, 1983, 320 pages) ainsi que contre le petit livre de synthèse de l’Abbé Jean Carmignac, La naissance des Evangiles synoptiques (ŒIL, 1984, 103 pages) dont d’ailleurs, il a été rendu compte dans la Pensée catholique. Notre propos n’est nullement de prendre parti sur la question de savoir si les évangiles ont d’abord été rédigés en hébreu ou en araméen, avant d’être transcrits en grec. Sur cette question, comme sur les questions de datation et d’attribution, nous nous en tenons fermement et simplement à ce que la Tradition nous enseigne, accueillant favorablement les hypothèses exégétiques qui s’accordent avec elle, réputant comme fausses toutes celles qui la contredisent. Aucun argument ne peut valoir là contre, parce que jamais on n’expliquera pourquoi les Anciens (principalement Papias, Justin, Irénée, Clément d’Alexandrie, Tertullien, Origène, Eusèbe de Césarée enfin qui les résume tous) auraient pu vouloir nous tromper, ou se seraient tous trompés (2). Nous ne disons pas qu’il n’y a ni difficulté ni divergence concernant le Canon des livres néo-testamentaires, mais qu’elles sont réglées à la fin du IVe siècle et que le Concile de Trente ne fera qu’entériner une pratique scripturaire douze fois centenaire. Cela devrait suffire pour quiconque reconnaît la vérité ecclésiale du Saint-Esprit, laquelle est aussi une donnée parfaitement objective (3). Par ailleurs, et d’un point de vue purement scientifique, n’y ayant aucune donnée positive nouvelle sur la question depuis mille huit cent ans (sinon, indirectement, Qumrâm), nous ne voyons pas comment quelques érudits modernes pourraient en savoir beaucoup plus, là-dessus, que cinq siècles de pensée chrétienne qu’illustrèrent des savants aussi considérable qu’Origène, ou des sémitisants aussi accomplis que S. Jerôme.<br /> <br /> Laissant de côté l’objet particulier du débat, nous voudrions souligner quelques points plus généraux qui nous paraissent difficilement acceptables. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">La Thèse centrale du livre de Pierre Grelot est que, s’il y a bien une histoire rédactionnelle des Evangiles, de telle sorte qu’est fort grande la distance du « Jésus de l’histoire » au « Jésus néo-testamentaire », cette transformation, néanmoins, s’est effectuée sous la direction du Magistère de l’Eglise, qu’il désigne globalement du terme de « Tradition apostolique » (5). Il adhère, somme toute, à la troisième solution que nous avons évoquée dans notre précédent article. Cette référence à la Tradition apostolique ne peut que recueillir l’approbation de tout esprit catholique, et nous ne pourrions que nous en réjouir, si l’usage auquel Grelot soumet cette notion n’en pervertissait profondément la signification. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">2 – Herméneutique et exégèse chez Bultmann</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Notons tout d’abord que l’Auteur procède à une insoutenable minimisation des ravages qu’ont engendrés les théories bultmaniennes, théories qu’il récuse d’ailleurs partiellement (6). Que Bultmann n’ait pas été le seul, rien de plus vrai ; et qui le prétend ? Mais qu’il ait été le plus célèbre, le plus génial, exégète du XXe siècle, fût-ce au prix d’une certaine déformation de sa pensée, c’est ce qu’on ne peut raisonnablement nier. Or cet exégète déclarait, vers 1960, que la démythologisation du Nouveau Testament « absorberait les tâches théologiques du XXe siècle » (7). Il avait donc quelque conscience de son importance. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">L’œuvre bultmanienne présente deux aspects qu’il convient de distinguer, bien qu’ils ne soient pas sans rapport l’un avec l’autre : l’aspect exégétique et l’aspect herméneutique. Ce qui nous donne occasion de préciser quelque peu le vocabulaire.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Chez les auteurs catholiques, l’herméneutique (8) désigne les règles générales qui président à l’interprétation de l’Ecriture sainte ; l’exégèse désigne l’application de ces règles à un texte particulier. Mais, sous l’influence du protestantisme, le premier de ces termes a pris une signification moins technique et plus philosophique. C’est Schleirmacher, pasteur et philosphe allemand de la fin du XVIIIe siècle, qui fit remarquer que le problème de l’interprétation de la Bible n’était qu’un cas particulier du problème général : qu’est-ce que comprendre un texte ? Ce qui conduisait à élaborer une théorie générale de l’herméneutique. Puis les Allemands Dilthey, vers 1900, et Gadamer, vers 1960, parallèlement au Français Paul Ricoeur – pour ne citer que les plus grands noms – posèrent le problème dans toute sa généralité : l’herméneutique désigne alors la relation de compréhension qui s’établit entre nous et toute œuvre culturelle, quelle qu’elle soit, dès lors qu’elle est en effet porteuse d’un sens, d’une parole que nous devons nous approprier, et donc « traduire » selon nos catégories. Certes, les messages parfaitement clairs, n’ont pas besoins d’être interprétés, ou plutôt, ils s’interprètent eux-mêmes parce que leur langage est univoque ; ainsi 2+2 = 4. Mais aussi ils ne nous « disent » rien, et ne concernent pas notre vie profonde. Au contraire, la culture, dans son ensemble, se propose de nous révéler le sens des choses et de nous-mêmes. Mais ce sens n’est jamais formulable en clair et de façon univoque. Il doit être déchiffré par chacun, à ses risques et périls ; et c’est seulement dans ce déchiffrement et par lui que ce sens prend vie pour lui, et pénètre sa propre existence (9). La question herméneutique est donc celle où l’intelligence du sens – car la compréhension humaine passe nécessairement par l’entendement (10) – doit devenir vie et existence. Et l’on doit reconnaître qu’il s’agit bien d’un problème essentiel.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Chez Bultmann, l’herméneutique relève de la philosophie. Elle a cessé de présider à l’exercice de l’exégèse, et se présente plutôt comme une conséquence de celle-ci. L’exégèse critique, en effet, se veut libre de toute préoccupation autre que scientifique. Or, elle conduit à une atomisation de l’Ecriture et à une connaissance de son histoire qui la transforme en une mosaïque d’unités formelles radicalement étrangères à nos propres catégories mentales, et qui donc, pour nous, ne signifient plus rien. Qu’en est-il alors de la foi du croyant ? Que peut-il croire encore de ce qui s’annonce comme la Parole de Dieu ? C’est à cette question qu’entend répondre l’herméneutique bultmanienne, laquelle, loin d’ignorer l’exigence de la foi, mais en un sens purement luthérien, naît précisément de la volonté de continuer à croire : comment sauver la foi lorsqu’il ne nous est plus possible, à cause du changement total de mentalité, de comprendre tel quel le langage dans lequel elle s’annonce ? – à moins d’une scission, interne au croyant, qui adhère, d’une part, à une conception scientifique du réel, et, d’autre part, à des représentations religieuses mythologiques (du type : « Dieu descend » ou « Dieu monte ») quelle est alors la sincérité d’une telle foi ?</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"><br /> Cette herméneutique, effort quasi désespéré pour sauver le « croyant », comportera deux aspects : l’un négatif, la démythisation ; l’autre positif, l’herméneutique existentiale (Heidegger). D’une part il faut dégager, dans l’Ecriture, le fondamental ou Kérygme, de son revêtement mythologique (mystères, miracles, Résurrection, etc.). D’autre part, on s’aidera de la description de l’existence humaine que nous donne Heidegger. Seule, elle nous permet d’entrer dans l’intelligence de la Parole, parce que cette Parole du Tout-Autre, qui retentit sous les mots attribués à Jésus, ne nous délivre aucun message conceptuellement formulable, mais nous renvoie simplement à la contingence et à la liberté de notre existence actuelle. Dieu étant l’Etranger par excellence, Celui qui déroute nos manières d’exister, sa manifestation en Jésus nous renvoie brutalement à nous-mêmes, nous apprenant que nous sommes responsables de notre être. Comme un cri inconnu poussé dans la nuit, qui nous réveille et nous fait prendre soudain conscience de l’immensité de l’espace, qui nous entoure et où devra se déployer notre vie. Comme on le voit, la conception bultmanienne met en œuvre une double compétence, celle du savant exégète et celle du profond philosophe, cautionnant l’une par l’autre et renforçant ainsi leur prestige. D’où son immense pouvoir. Elle conduit d’ailleurs non seulement à radicaliser l’opposition du Jésus de l’histoire à celui des évangiles, mais encore à dégager de celui-ci le Jésus kérygmatique qui seul peut avoir un sens pour l’homme moderne. Autrement dit, le Jésus de la foi se dédouble à son tour en un « Jésus des évangiles » (Fils de Dieu, Dieu lui-même, messie, faiseur de miracles, ressuscité, bref, un personnage légendaire, un mythe), et un « Jésus bultmanien », ou « Jésus de la pure foi existentielle », sans visage et sans doctrine.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">3 – Histoire rédactionnelle ou rédaction de l’histoire ?</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">La thèse qui nous est proposée dans Evangile et Tradition apostolique (11), sur un ton souvent comminatoire, s’articule autour de deux thèmes, l’un historique, l’autre théologico-philosophique : la notion de tradition et celle de vérité.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> A vrai dire, ce qu’on entend ici par Tradition apostolique n’est pas bien clair, et l’expression même est trompeuse, sans doute à dessein. Sa fonction, en tout cas, est simple : elle assure la continuité du Jésus de l’histoire au Jésus des « livrets » évangéliques, comme dit toujours Grelot. Cette tradition est pour lui l’un des éléments essentiels de notre connaissance du « vrai Jésus ». Elle est confiée à des « ministères responsables, mis en place par les apôtres ou les envoyés d’apôtres et chargés de transmettre un « dépôt » sur lequel ils devaient veiller » (p. 20). C’est pourquoi il rejette avec violence la thèse de Tresmontant ou de Carmignac, parce qu’elle rendrait inutile, à son avis, le ministère de la Tradition : si les paroles et la Geste du Christ ont été consignés immédiatement par écrit, fût-ce partiellement, à quoi bon des gardiens du dépôt ? Soulignons en passant le caractère sophistiqué de cette démonstration : ce qui était moyen pour une solution joue le rôle d’un critère décisif de jugement, et permet ainsi d’éliminer toute autre hypothèse. Ce qui est à prouver devient ce qui prouve (sophisme moliéresque : le malade n’a pas le droit de guérir sans l’aide de son médecin).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">A lire ces textes, et beaucoup d’autres, on pourrait croire que Grelot nous dit simplement ceci : il y a eu le Christ, ses paroles et ses actes ; puis les Apôtres qui l’ont vu, entendu, et qui ont formulé le dépôt de la foi, définitivement constitué à la mort du dernier d’entre eux ; puis les ministres de la Tradition apostolique qui ont transmis ce dépôt, et veillé en particulier à la rigoureuse conformité de sa mise par écrit. Ainsi nous pourrions avoir toute confiance dans l’identité de l’événement et de sa rédaction. Eh bien ! pas du tout.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Certes, P. Grelot multiplie les déclarations en faveur de la Tradition des Apôtres comme « règle de foi » et demeure, dit-il, un « irénéen impénitent » (p. 83). Qui songe à l’en blâmer ? Il peut ainsi se démarquer avantageusement d’un certain fondamentalisme « luthérien », celui de la Scriptura sola, et damer le pion, sur leur propre terrain, à ces conservateurs obtus qu’il ne cesse d’accabler de ses sarcasmes et de son mépris. Mais c’est pour nous présenter une construction mentale qui subvertit les lois les plus fondamentales de la raison et identifie tout simplement la vérité et le mensonge. Bref, c’est philosophiquement une imposture.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Le rôle de ce ministère de la Tradition (que Grelot qualifie constamment de « fidèle », sans doute par antiphrase) n’est pas, en effet, celui de gardien d’un dépôt immuable (s’il l’était, l’historicité des Evangiles cesserait d’être problématique et beaucoup d’exégètes perdraient leur emploi). C’est celui de garant formel de son authenticité, quelles que soient par ailleurs les transformations qu’on lui fait subir. Telle est la solution, génialement simple, que P. Grelot nous propose, solution qui résout toutes les difficultés et répond à toutes les objections : que l’autorité magistérielle baptise vérité le mensonge et continuité le changement, au nom du Saint-Esprit (promis par le Christ !), et le tour est joué ; qu’importe le contenu puisque nous avons l’étiquette ! L’enseignement que nous lisons dans les Evangiles est garanti par l’Eglise, foi de Grelot ; cela devrait suffire à faire taire tous les conservateurs. S’ils exigent en plus la fixité des énoncés et leur conformité à l’événement fondateur, c’est que, d’une part ils ont peur de ce qu’est une tradition réellement vivante, et que d’autre part, ils sont prisonniers d’une conception « éculée » de la vérité historique. Considérons le premier de ces points.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Et d’abord il convient de substituer à la conception d’une tradition purement « réceptrice » ou « répétitrice », celle d’une tradition « créatrice » (p. 76). Mais créatrice de quoi ? on nous dit bien, à propos du Christ, que « la compréhension de ses paroles, de sa vie, de sa personne, devait s’approfondir au sein de la tradition vivante » (p. 79), ce qui est incontestable, au moins du point de vue de sa formulation explicite (mais non du point de vue de sa réalité intrinsèque : quel exégète pourrait prétendre avoir du Christ une compréhension plus profonde que celle qu’en avait la Sainte Vierge, ou S. Jean, ou S. Pierre ?). Toutefois cette compréhension présuppose son objet, le donné révélé, qui est fixé à la mort du dernier Apôtre. Alors que, pour Grelot, cette compréhension est elle-même constituante de la révélation de Evangiles. « L’expérience faite « en église » (…) a passé dans la prédication de l’Evangile et dans les livrets qui fixent cet Evangile, non seulement comme une description de l’«Originaire » à l’état brut, mais comme une compréhension progressivement explicitée de sa « Vérité » profonde qui n’est pas seulement d’ordre « historique », au sens empirique et plat de ce terme » (p. 80).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Encore cette thèse serait-elle admissible à condition que l’on distingue bien ce qui, dans les textes, appartient à l’éclairage et au commentaire théologique (inspirés), de ce qui est relation d’événements et des paroles du Seigneur. Ce n’est pas le cas chez Grelot. « La répétition pure et simple des paroles de Jésus (…) et la description tout extérieure de ses faits et gestes » n’auraient pas suffi à communiquer la foi (p. 84). Il fallait une « interprétation qui projetait sur elles un éclairage rétrospectif » (ibidem), ce qui pourrait à l’extrême rigueur s’entendre de façon orthodoxe, si nous ne lisions pas un peu plus loin que cette Tradition, dans laquelle nous percevons « l’écho direct de la vie ecclésiale que la compréhension de Jésus, Messie et Fils de Dieu, a nourrie », n’était « dans son développement littéraire, créatrice de textes et d’expressions vraies de la foi » (p. 85). Autrement dit, ce n’est plus contenu qui est vrai ou faux et garanti par le Magistère, mais la forme, non la foi, mais l’expression de la foi.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Au demeurant, si nous avions encore quelques doutes sur la puissance créatrice dont Grelot dote la Tradition apostolique, il nous suffirait, pour les dissiper, de le suivre dans l’application qu’il fait de ses principes à différents passages de l’Evangile. Nous n’en retiendrons qu’un seul, mais dont la conclusion, à elle seule, vaut tout le reste de l’ouvrage.<br /> <br /> Il s’agit des prophéties du Christ concernant sa propre mort, la destruction du Temple, la ruine de Jérusalem et la fin des temps. Grelot commence par rejeter dédaigneusement la notion de « prophétie-prédiction », laquelle « relève de l’apologétique la plus éculée » (p. 93) (13). Il faut être le dernier des imbéciles ou des ignorants pour croire qu’une prophétie annonce un événement futur. C’est même là un critère herméneutique : dès lors qu’il y a prophétie, il n’y a pas annonce du futur. Ainsi le « troisième jour » du signe de Jonas (14) et de la Résurrection « n’est pas une donnée chronologique, mais une expression symbolique » (p. 93). Passons sur « l’école de Matthieu » qui, « pleinement fidèle à ses origines » (p. 114), rajoute cependant toutes sortes d’éléments aux paraboles du Christ, et arrivons à S. Luc. Dans cette analyse, le but de Grelot est de combattre l’argument de Robinson : constatant que les textes qui annoncent la destruction du Temple ne mentionnent jamais la réalisation de cet événement majeur, le célèbre exégète anglican en conclut logiquement qu’ils ont été rédigés avant celui-ci, donc avant 70. Conclusion irrecevable, décrète Grelot, qui étudie longuement les versets où S. Luc (XIX, 41-44) nous montre le Christ pleurant sur la ruine prochaine de la Ville sainte : discussion fort complexe, dont certains éléments paraissent d’ailleurs plausibles, mais dont il ressort qu’en somme tout serait exégétiquement plus simple si la « prophétie » ne s’était pas accomplie. Toutefois, puisque l’événement a eu lieu, quoique la prédiction, dans sa précision, demeure impossible, il faut bien supposer que les éléments prédictifs ont été introduits après coup « par petites touches », comme une « allusion discrète (…) à l’investissement de Jérusalem par les armées romaines » (p. 119). Ce qui nous conduit à l’effarante conclusion : « Luc a donc transformé tout le tableau en fonction de la ruine de Jérusalem, à laquelle il fait des allusions transparentes. Son idée est claire : loin de « trafiquer » les paroles de Jésus, il n’en modifie la littéralité plus ancienne que pour laisser entendre qu’elles sont « accomplies » au même titre que les Ecritures. Il ne se comporte pas en banal « enregistreur » des paroles textuelles de Jésus ; mais il les montre résonnant dans le temps de l’Eglise comme un vrai « théologien de l’histoire », etc., etc., » (p. 121).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Voilà ce que Grelot entend par la « fidélité » de la Tradition apostolique. Enregistrer les paroles du Christ (du Christ !) est banal et plat. Mais les modifier et les transformer, c’est faire œuvre d’authentique gardien du dépôt révélé. De qui se moque-t-on ? Et peut-on pousser plus loin l’impudence ? </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Qu’on nous comprenne bien. Nous ne nions pas que les Evangiles ne comportent un éclairage théologique sur les événements de la vie du Christ et sur ses paroles : c’est une évidence. Nous ne nions pas non plus, d’un point de vue strictement profane – mais ce point de vue est lui-même une erreur et présuppose impossiblement une séparation absolue entre les ordres naturel et surnaturel – qu’on puisse envisager une déformation inconsciente du donné originel. Enfin nous nous ne refusons pas le rôle de la Tradition et du Magistère dans la formation des textes évangéliques : c’est un truisme. Mais nous nions qu’on puisse admettre rationnellement que ce qui, dans les textes, se présente comme paroles ou gestes du Christ, soit le produit d’une élaboration herméneutique, même bien intentionnée. Cela est contraire à tout ce que nous savons par ailleurs du respect religieux de l’homme traditionnel en général et du Juif en particulier pour la Parole révélée. Les trois-quarts des hypothèses exégétiques modernes sont non seulement hérétiques mais encore et tout simplement absurdes et invraisemblables. Au demeurant c’est l’ensemble de la thèse proposée qui recèle un insoutenable paradoxe. Elle fait appel en effet à la fidélité d’une Tradition apostolique et à son « développement homogène) (Newman avec nous !) pour justifier, formellement, ce qu’on appelle histoire rédactionnelle, qui reçoit ainsi la bénédiction du Saint-Esprit. Mais on oublie de dire que cette même et hypothétique histoire nie explicitement ce que cette même et véridique Tradition nous enseigne sur le Nouveau Testament.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Rien ne fera mieux saisi la contradiction flagrante de cette construction exégétique, que le cas de la prophétie-prédiction. On nous apprend d’abord à ne pas confondre niaisement prophétie et prédiction (p. 104). Donc Jésus ne prédit rien, les annonces eschatologiques ressortissent à un genre littéraire bien connu et il n’y a pas lieu de chercher à savoir (« apologétique absurde ») si elles se sont réalisées. Après quoi on nous explique (pp. 116-121) que Matthieu et Luc ont introduit des « retouches discrètes » (p. 116) dans les paroles du Christ afin de les « actualiser », c’est-à-dire de montrer leur accomplissement (ibid.). Autrement dit, Matthieu et Luc partagent également la conception « éculée et étriquée » de la prophétie-prédiction ! Et avec eux la Tradition apostolique ! La vraie thèse de P. Grelot est la suivante : la Tradition apostolique confond prophétie et prédiction (au moins sous un certain rapport), mais il ne faut pas en tenir compte, parce qu’il s’agit d’un fait culturel contingent, relevant d’une mentalité dépassée ; bref cette Tradition ne sait pas ce qu’elle dit.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il est douteux que P. Grelot ait conscience pleinement de cette contradiction majeure qui, du simple point de vue philosophique où nous nous plaçons, vicie radicalement les solutions qu’il prétend nous apporter. De même ne semble-t-il pas se rendre compte exactement de la substitution qu’il opère d’une historicité à une autre. A plusieurs reprises, en effet, (p. 132, par ex), il reproche à ses adversaires d’avoir peur de l’histoire et du caractère historique des Evangiles. Or, ce qu’il veut dire, ou ce qu’il devrait dire, c’est que la thèse conservatrice, en affirmant l’historicité des récits néo-testamentaires (l’identité des deux « Jésus ») réduit au minimun l’histoire rédactionnelle du texte, tandis que lui-même, en accentuant au maximun l’historicité de cette rédaction, nie qu’il soit tout simplement possible que ces textes aient une quelconque valeur historique. Nous touchons ici au second point majeur de la thèse, celui qui concerne la notion même de vérité et d’histoire. Nous nous efforçerons d’être bref, suffisamment clair cependant pour montrer quelle est la véritable conception qui sous-tend tout cela.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">4 – Historicité et historialité</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">A vrai dire P. Grelot ne refuse pas absolument toute valeur historique aux textes. Nous sommes même heureux d’apprendre, à propos de Jean, qu’on ne saurait affirmer « qu’il n’y a dans le livret évangélique aucun souvenir historique réel ; mais le drame présent de l’Eglise, et notamment des judéo-chrétiens, est lu en filigrane à travers le drame passé vécu par Jésus, car l’Evangile « actualise » ce passé pour montrer le sillage du dessein de Dieu dans l’histoire humaine » (p. 123).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Cependant, c’est là plutôt une clause de style : l’essentiel de l’ouvrage vise au contraire à opérer une mutation de la notion de vérité, mutation qui seule nous permettra de ne pas « fausser » radicalement ce que l’Evangile se propose de nous dire. Car, pour Grelot, la chose est claire et maintes fois affirmée ; ceux qui s’en tiennent à la définition de la vérité historique comme conformité littérale à la matérialité des faits pervertissent complètement la signification des livrets évangéliques. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">On nous rappelle d’abord (p. 35) « un sain principe de philosophie scolastique » : la vérité d’un jugement dépend du point de vue sous lequel l’«objet matériel » de ce jugement est envisagé. Appliqué aux textes des Evangiles, ce principe signifie que leur contenu pourra être dit « vrai », même s’il énonce rien de réel, dans la mesure où des textes ne se proposent justement rien de tel. Ce principe est simple et incontestable : la vérité d’une parabole n’est pas du même ordre que la vérité d’un récit historique. Toutefois la difficulté commence quand il s’agit de savoir quelle est précisément l’intention du texte, c’est-à-dire quel est son « genre littéraire ». Car les textes sacrés ne portent généralement pas d’étiquette nous permettant de les identifier. Ainsi, nous dit-on, quand S. Marc raconte que le Seigneur « s’est assis à la droite de Dieu », c’est évidemment une expression symbolique ; pourquoi n’en irait-il pas de même pour les mots qui précèdent : « il fut élevé au ciel » (15) ?<br /> <br /> La question des « genres littéraires » (au pluriel) est en réalité un trompe l’œil. Si on lit les ouvrages des critiques, on s’aperçoit en effet qu’il n’y a véritablement que deux catégories : les textes historiques d’une part, et puis tous les autres, qu’ils soient poétiques, allégoriques, homilétiques, légendaires, proverbiaux, liturgiques, etc. que l’on distingue à peine entre eux mais dont on retient un seul caractère : leur non-historicité. Autrement dit, le concept de genre littéraire, dont on fait la condition sine qua non de l’interprétation correcte des textes, n’a ici d’autre intérêt – on pourra le vérifier – que de rendre non-pertinente leur signification historique (16). Et comme la détermination de ces genres ne repose le plus souvent sur aucun critère objectif – et pour cause – c’est l’idée que l’on se fait du « cosmologiquement possible » et du « psychologiquement probable » qui préside aux classifications. Au premier cas ressortit la négation de tous les faits surnaturels ; au second la négation du caractère historique d’un grand nombre de faits naturels qui ne sont rien d’autre que « présentation littéraire », et arrangement du récit. En fin de compte, c’est l’idéologie scientiste (fort vieillie) du rationalisme triomphant qui fait fonction de norme et de critère. Derrière l’immense travail destructeur de l’exégèse historico-critique, c’est le nanisme philosophique de M. Homais ou de Jacques Monod. Les exégètes devraient pourtant savoir que la question comoslogico-philosophique est absolument inéluctable : ils ne se la posent jamais(17) .</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Ce qu’ils nous proposent c’est de distinguer, selon le titre du dernier chapitre de Grelot : vérité de l’Evangile et vérité historique. La « vérité de l’Evangile » est tout entière dans l’intention théologique du rédacteur ; elle comporte une « historialité » (p. 156), l’écrivain voulant montrer la geste divine dans l’histoire humaine, mais qui doit être soigneusement distinguée de l’historicité : « La vérité des récits ainsi axés sur les « actes de Dieu » dans l’histoire humaine ne se confond donc absolument pas avec l’exactitude des détails englobés dans leur évocation concrète » (p. 143). C’est là tout la thèse de Grelot qu’il répète inlassablement. Et il continue par une affirmation bien étonnante et sur laquelle nous allons revenir dans un instant : « Elle y est même (cette vérité) passablement indifférente, dans la mesure où ces détails n’ont pas une fonction de « traces de Dieu » dans l’histoire humaine » (ibid).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Cette distinction de l’historialité et de l’historicité conduit évidemment à rejeter la notion d’inerrance, « trop négative et très ambiguë » (p. 145), au profit de celle de « vérité évangélique », c’est-à-dire au profit des interprétations divergentes et changeante des exégètes, qui seuls ont le pouvoir de nous la révéler. On voit le progrès (18) : à la positivité d’un sens littéral parfaitement constatable, on substitue un sens intentionnel généralement hypothétique et toujours construit selon des présupposés modernes, même si on les attribue aux Anciens. Ce n’est pas à dire que soit disqualifié tout sens autre que littéral. Bien au contraire, nous adhérons pleinement à la doctrine traditionnelle des sens multiples de l’Ecriture. Mais, avec S. Thomas d’Aquin et Dante, nous croyons que l’herméneutique symbolique et spirituelle n’est légitime que sur la base du sens littéral « comme étant celui en la sentence duquel les autres sont enclos, et sans lequel il serait impossible et irrationnel de s’élever vers les autres » (19).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il est vrai qu’on nous oppose l’élucidation théologique du message du Christ, l’élucidation qui est l’œuvre du ministère de la Tradition sous la mouvance du Saint-Esprit, et dont l’importance est évidemment très supérieure à celle de faits en eux-mêmes insignifiants. « Les artisans de ce développement doctrinal ne furent pas seulement les théologiens des épîtres, des Actes, de l’Apocalypse, mais aussi les évangélistes eux-mêmes. (…) ils ont repris les matériaux reçus d’une tradition fidèle pour leur conférer un ordre significatif et leur donner une forme littéraire finale. Négliger ce travail positif au nom de je ne sais quel attachement à l’«Originaire », c’est voiler l’action de l’Esprit-Saint lui-même dans le « service de la parole » qu’ont effectué ces détenteurs de ministères responsables. Etc. » (pp. 141-142).<br /> <br /> En somme, Grelot joue la troisième personne de la Trinité contre la deuxième : ce qu’a dit et fait, réellement, le Fils incarné, est beaucoup moins intéressant que les modifications ou les inventions que le divin Pneuma a suggérées aux « fidèles » ministres. Cet Esprit-Saint qu’on invoquait autrefois pour garantir le sens historique des Ecritures, et qui sert maintenant à justifier l’opération exactement contraire, ne conduit pas seulement, comme le dit benoîtement Grelot, à modifier significativement l’ordre des matériaux reçus, il conduit aussi à changer ces matériaux eux-mêmes : ainsi des évangiles de l’enfance dont l’historicité est presque entièrement niée (pp. 149-160), et qui constituent plutôt « une catéchèse en forme de récit » (p. 159) (20). Consolons nous cependant, car ces récits « nous fournissent des renseignements exceptionnels – et vrais – sur la christologie de Matthieu et de Luc » (p. 163). Nous voici bien avancés. Nous demandions notre route ; un indigène nous répond. Et l’on nous avertit que, si les indications fournies ne sont peut-être pas (platement) exactes, en tout cas l’accent du terroir, lui, est authentique ! Mais il est temps, maintenant, d’en venir enfin aux contradictions des thèses ici soutenues et aux conséquences hérétiques qu’elles entraînent.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Quant aux contradictions, elles nous paraissent bien visibles dans le texte cité plus haut, et selon lequel la vérité évangélique serait indifférente aux détails historiques dans la mesure où ils n’ont pas une fonction de « traces de Dieu » dans l’histoire humaine. Nous retrouvons d’ailleurs ici la même incohérence que nous avons déjà observée à propos de la Tradition. Admettons en effet que Grelot ait raison et que l’historialité des Evangiles, c’est-à-dire la présentation de la révélation du Christ sous la forme d’une « histoire », ne doive pas être confondue avec leur historicité. On tombe alors dans un inextricable entrelacs de questions conduisant à autant d’impossibilités.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il faudra tout d’abord distinguer : ou bien les détails historiques n’ont pas fonction de traces de Dieu pour le rédacteur, ou bien ils ne les ont pas en soi.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Considérons le premier cas. Si, pour les évangélistes, les faits historiques ayant effectivement constitué la vie du Christ sont indifférents à la « vérité » théologique que le temps a permis progressivement de découvrir et que les rédacteurs avaient pour mission d’exprimer, on comprend qu’ils n’en aient pas tenu compte. Mais on ne comprend plus qu’ils aient substitué d’autres faits, plus significatifs, ou même qu’ils en aient inventé tout simplement une bonne partie. Ils auraient dû se contenter de confectionner des recueils de paroles, comme il en existe d’ailleurs (« Evangile » de Thomas »). Si ces rédacteurs, et donc la Tradition apostolique les mandatant, ont au contraire inséré ces paroles dans des cadres événementiels très précis, c’est justement parce que, pour eux, il est inconcevable que la geste christique, c’est-à-dire la vie humaine de Dieu, ne soit pas porteuse, en tous ses détails, d’un enseignement et d’une vérité. Mais alors, s’ils ont dû procéder eux-mêmes à cette « mise en scène » (eux ou les « communautés primitives » ou la Tradition apostolique et post-apostolique), c’est que la vie historique du Christ ne pouvait, par elle-même, faire « fonction de traces de Dieu », et dans ce cas, en vertu des structures mentales de ces premiers chrétiens, cette vie ne pouvait non plus être celle d’un être surnaturel et divin, et donc le Christ, ne pouvait, à leurs yeux être Dieu, et donc ils n’avaient aucune raison d’en parler. En d’autres termes, on ne peut pas énoncer d’un seul souffle que les événements sont indifférents à la vérité religieuse, et, en même temps, les réduire dans les Evangiles au rôle d’une simple affabulation théologique. Voilà ce que nous enseigne la logique. Ou l’événement Jésus-Christ s’est présenté d’emblée comme prodigieux, et l’on comprend alors qu’on nous en ait transmis le souvenir (avec quelques divergences inévitables et vivifiantes), ou bien le christianisme et les Evangiles sont un effet sans cause.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">5 – Un docétisme foncier</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Mais cela nous conduit au second cas, et à la mise au jour d’une vérité rarement aperçue : le docétisme foncier qui préside inconsciemment à toute cette conception, et qui n’est qu’une autre manière de nier l’Incarnation et finalement Dieu Lui-même. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Ce docétisme, au demeurant, n’est pas le fait des seuls exégètes. Il est constitutif de toute la pensée moderne et les thèses de Grelot ne visent qu’à en tirer les conséquences relativement à l’historicité des Ecritures. Nous ne pouvons qu’effleurer un tel sujet (21). Remarquons d’abord que l’Auteur ne refuse pas toute historicité aux Evangiles (p. 160), bien qu’il ne nous dise pas quels sont les événements qu’on peut tenir pour effectifs, et que tous ceux dont il traite soient le produit d’une intention théologique (22). Mais il semble bien que sa pensée fonctionne selon un régime dichotomique : ou l’historicité non-signifiante, ou l’historialité théologique. Parlant de Luc et des « témoins oculaires » (autoptaï) dont il se réclame (I, 2-3), il explique : son œuvre « ne concerne pas seulement les faits et les gestes de Jésus vus de l’extérieur, au plan empirique, mais, à travers une certaine évocation de ce déroulement empirique, le dévoilement du sens des événements advenus (…) Tel est l’objet du témoignage. L’importance des détails empiriquement constatés se relativise, quand on se place à ce point de vue : tout dépend de leur relation plus ou moins étroite au mystère qu’il faut déceler sous leur trame » (p. 144). Ailleurs, (p. 149), il oppose « la surface narrative » du récit à sa « fonction théologique ». Nous retrouvons ainsi le texte dont nous étions parti : « la vérité des récits (…) axés sur les « actes de Dieu » dans l’histoire humaine ne se confond absolument pas avec l’exactitude des détails englobés dans leur évocation concrète ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">En résumé, dans la mesure où prédomine l’intention théologique, les Evangiles ne sauraient avoir de valeur historique. Et Grelot de se référer non seulement aux historiens anciens qui inventent les discours des grands acteurs de l’histoire, mais encore à Aron ou à Marrou qui l’ont libéré des « impasses de l’apologétiques » (p. 146). Or, en tout cela, il présuppose que l’histoire de Jésus-Christ fut une histoire ordinaire, parfaitement semblable à celle de tous les autres hommes, et non une histoire sainte. C’est même là un thème constant des néo-exégètes-et-théologiens. Croire à l’humanité du Christ, pour ces nouveaux chrétiens, c’est la réduire intégralement à ses modes de manifestation les plus communs – et mêmes les plus misérables, et rejeter avec mépris et irritation, comme des superstitions grossières, anti-chrétiennes, anti-scientifiques, anti-démocratiques, tous les signes miraculeux dont elle s’est accompagnée. Or tout chrétien est au moins tenu de croire que le Christ est né d’une Vierge et qu’Il est ressuscité des morts : ces deux événements appartiennent-ils à l’ordre naturel ou surnaturel ? Assurément, le Christ est vrai homme, quant à la nature (23). Mais Il n’est certainement pas un homme ordinaire, quant aux modes de manifestation, ce qui ne saurait évidemment contredire en rien la réalité parfaitement physique de son incarnation humaine, tout au contraire (24). </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Nous avons déjà plus d’une fois fait remarquer que, Marie ayant permis au Verbe d’habiter parmi nous en lui donnant un corps, c’est Elle qui définit normativement les conditions premières de sa manifestation terrestre. Maintenant, quelle est la qualité spécifiquement mariale de ce « conditionnement », sinon sa transparence, sa pureté, sa conformité parfaite au « contenu » qu’il est chargé de manifester ? Marie est celle en qui l’extérieur est entièrement soumis à l’intérieur, celle en qui l’apparence formelle est servante immaculée de l’essence foncière qu’elle doit rendre visible. C’est pourquoi Elle a été choisie comme réceptacle du don par Dieu du Christ au monde. Il s’ensuit que l’Incarnation de Jésus comporte aussi un caractère marial : son humanité est pure et immaculée et servante de la divinité qu’elle rend présente parmi nous. Tout en elle est signe, lumière, intelligence, enseignement. Sans doute la nature divine est-elle infiniment plus que la nature humaine, et celle-ci ne peut-elle pas ne pas voiler celle-là à certains égards. Mais enfin, contrairement à ce que proclamait naguère un « théologien » un peu oublié, Dieu n’est pas « mort en Jésus-Christ », mais Dieu s’est incarné en Jésus, Dieu s’est rendu visible et tangible en Jésus-Christ, et c’est ce que nous enseigne S. Jean. Ce ne sont point seulement ses paroles qui illuminent, mais aussi tous ses actes et tous les événements et circonstances de sa vie, à travers l’espace, le temps, les formes et les qualités : tout en Lui est plein de sens, de « gloire et de vérité », même et y compris sa terrible passion et sa mort sur la croix.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">On s’étonnera peut-être que nous parlions de docétisme pour une christologie qui prétend s’enfoncer au plus épais de la matière, alors que les docètes réduisaient l’humanité du Christ à une apparence, un « fantôme ». Et pourtant la raison qui joue dans l’un et l’autre cas est la même. Si le gnosticisme dotait le Christ d’un corps apparent, c’est bien parce que la matière, le terrestre, lui semblait, par ses limites et imperfections, incompatibles avec un être divin. Si maintenant on refuse à ce terrestre, à cette matière, la capacité effective d’être réellement signe du divin dans ses manifestations historiques les plus concrètes, n’est-ce pas, fondamentalement, au nom d’un mépris identique du corporel et de l’humain ? Mépris inavoué, peut-être ignoré, et qui se travestit en revendication agressive du réel concret et du simplement humain ; mais mépris tout de même, puisque l’ordre de la nature est destitué de sa dignité de signe du Transcendant et d’image de Dieu. Sinon, comment pourrait-on séparer si radicalement la vérité théologique et la vérité historique ? N’est-ce pas séparer le Verbe, premier et unique Théo-Logos, de Jésus, l’homme de chair et de sang ? Pourquoi l’homme, et l’homme par excellence, l’homme véritable, le nouvel Adam, n’aurait-il pas, dans son existence historique la capacité d’être, glorieusement et véritablement, la sainte icône de Dieu, Lui qui a dit « Qui m’a vu a vu le Père » ?</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il ne s’agit donc nullement de nier l’approfondissement par la Tradition apostolique, sous la guidée du Saint-Esprit de la révélation de Jésus-Christ, mais de se replacer en esprit dans l’éblouissement de la manifestation salvatrice du Verbe éternel, cet éblouissement même dont témoigne le Magnificat et que raconte la « Bonne Nouvelle ». On comprend alors qu’aucune création rédactionnelle n’avait pas besoin d’en modifier le cadre et les circonstances afin de les accorder dignement à leur signification théologique, hypothèse inutile et absurde, et qui trahit une effarante ignorance des réalités spirituelles. Toutefois, pour entrer dans cette intelligence, il faut avoir garder le « sens du surnaturel », autrement dit, la foi catholique.</span></p> <p align="justify">NOTES (2ème partie)</p> <p align="justify">(1) C’est en ce sens que Paul Toinet écrit excellemment, à propos de l’exégèse : « Pour tant il me faut déjouer le danger d’une certaine forme assez fréquente d’intimidation. Elle tend à refouler chacun dans le périmètre inviolable de sa « spécialité », alors que les questions les plus essentielles pour la foi commune supposent l’engagement d’une réflexion unifiée, synthétique, dont les approches interdisciplinaires n’offrent pas toujours l’équivalent » Et plus loin, il conclut : « Comment la foi des non-spécialistes ne serait-elle pas gravement mise à mal par l’action corrosive des sous-produits vendus comme probabilités ou certitudes scientifiques ? », Pour une théologie de l’exégèse, FAC, 1983, pp. 28-29. – Qu’on nous fasse l’honneur de croire, et qu’il soit bien entendu que, dans les remarques critiques qui suivent nous n’avons jamais songé à mettre en cause la légitime compétence de l’hébraïsant et de l’araméisant.<br /> (2) On trouvera tous les textes, avec leurs référence et les problèmes qu’ils posent, dans l’ouvrage de Mgr. Bruno de Solages, Critique des Evangiles et méthode historique. L’exégèse selon Bultmann, Privat, Toulouse, 1972, pp. 51-73. Ce travail, dont toutes les conclusions ne sont pas également convaincantes, montre, par une application rigoureuse du calcul des probabilités, l’extraordinaire fragilité scientifique des hypothèses de Bultmann, de Boismard, de Léon-Dufour, dans leur explication du « problème des synoptiques ».<br /> (3) Les dictionnaires (Dict de la Bible et Supplément, Dict de Théo. Cath., Dict. foi Cath., Encyclopédie Catholicisme Apo. de la, etc.) contiennent tous des dissertations érudites sur la question du Canon des Ecritures.<br /> (4) On oublie souvent de remarquer que la version de S. Jérôme fut faite sur le texte, en grande partie hébreu, de la synagogue de Béthléem, texte que S. Jérôme recopia de sa main, et qui avait été fixé, quant à l’essentiel, vers 445 av. J.C. à l’époque d’Esdras et de Néhémie. Les manuscrits hébreux que nous possédons ne remontent pas au-delà de Charlemagne. Au demeurant, les divergences entre les versions sont nombreuses mais insignifiantes. Selon l’Abbé Carmignac, les manuscrits qumrâniens donnent parfois raison à la version alexandrine sur le texte massorétique.<br /> (5) Comme nous le verrons, on ne nous dit pas clairement si, par « Tradition apostolique », il faut entendre la transmission de la foi par les Apôtres, laquelle se termine avec eux, ou bien son contenu objectif, lequel est évidemment « perpétuel ». Pour la même raison, le Magistère ecclésial ne s’identifie à la Tradition apostolique que durant la période où il fut exercé par les Apôtres. Sinon, il doit en être distingué en tant que le collège apostolique seul a reçu directement le dépôt de la foi et donc était en mesure de le constituer. Le Magistère ecclésial post-apostolique peut seulement le transmettre avec certitude, ou, éventuellement, préciser ce qui, en lui, s’y trouvait à l’état implicite.<br /> (6) Redressons une erreur (?) de Grelot qui semble dater de 1968 la première traduction française d’un livre de Bultman (son Jésus) : « En France on se préoccupait assez peu de tout cela ». (p. 18). Or, le public français avait déjà pu lire Le christianisme primitif, chez Payot, en 1955. L’interprétation du Nouveau Testament, recueil de divers articles fournissant un exposé très suffisant des doctrines bultmaniennes, dont la traduction nous dit (p. 5) qu’elles « soulèvent des discussions passionnées et sans fin » ! Enfin, en 1956, le P.R Marlé publiait, chez Aubier également, une grande étude sur Bultmann et l’interprétation du Nouveau Testament. Ce qui n’est pas mal pour un auteur dont on se préoccupait peu.<br /> (7) Citation de mémoire.<br /> (8) « Herméneutique » (cf. Hermès=Mercure) vient du grec herméneuein, qui signifie : interpréter, traduire. Il se trouve chez Platon (Politique, 260 d) sous la forme d’un adjectif<br /> substantivé : é herméneutiké, « l’(art) herméneutique. Les Septante l’emploient également. Les Actes (XIV, 11-12) désignent S. Paul comme « Hermès ». Cependant, au sens proprement technique de science de l’interprétation des Ecritures, son emploi est tardif et d’origine prostestante (1654) – « Exégèse » (exégèsis) dérive exègèsomai = expliquer, interpréter. En S. Jean, le « Fils unique » est l’«exégète » (exègèsato = a expliqué) du Père invisible (I, 18).<br /> (9) Ajoutons – mais nous y reviendrons – que nous ne sommes pas seuls devant les œuvres culturelles, bien que certains philosophes de l’herméneutique aient eu tendance à n’envisager que le rapport individuel à la culture : c’est en particulier le cas de Bultmann. Cette grave erreur ampute l’expérience herméneutique d’une dimension essentielle que Gadamer a cependant mise en évidence, et qui est que les œuvres culturelles sont toujours reçues dans une tradition. Dans le christianisme, il s’agit de l’Eglise elle-même.<br /> (10) Sinon le sens perdrait toute objectivité.<br /> (11) Dans les citations de cette ouvrage, les italiques sont toujours de l’Auteur.<br /> (12) Notons dès à présent – nous y reviendrons – combien ces propositions trahissent un idéalisme inconscient et un mépris agressif du réel. La matérialité des faits est toujours qualifiée de « platitude », alors qu’elle est, surtout quand il s’agit de faits sacrés, fondement inépuisable de beauté et de lumière.<br /> (13) De même, p. 116, « l’argument prophétique sous sa forme la plus éculée ».<br /> (14) Dont Tresmontant donne une interprétation, à notre avis, insoutenable ; cf. Le Christ hébreu, ŒIL, pp. 56 sq.<br /> (15) Pour notre part, nous voyons une différence essentielle entre ces deux « événements» : l’un était visible, l’autre non. Cela suffit.<br /> (16) Nous ne mettons nullement en cause la pertinence du concept de genre littéraire, lequel répond à une évidence, mais seulement l’usage qu’on en fait, et qui est non seulement destructeur de la foi, mais encore extraordinairement arbitraire. C’est pourquoi le Concile Vatican II, qui fait droit à cette notion, soumet cet usage à l’autorité de l’Eglise (Dei Verbum, 12).<br /> (17) Nous avons traité de cette question dans La crise du symbolisme religieux (l’Age d’homme).<br /> (18) L’auteur soutient (p. 145) que cette substitution a été entérinée par le Concile Vatican II (Constitution Dei Verbum). Cependant cette constitution rappelle (C. 1) la définition de Vatican I nous assurant que, par l'Ecriture, les choses surnaturelles « peuvent être connues de tous, avec une ferme certitude et sans aucun mélange d’erreur », et l’exprime pour son propre compte au C. 3.<br /> (19) Le Banquet, II, 1, 8. (Œuvres, Pléiade, p. 315 ; de même Somme théologique, I, q. 1 ; a. 10). Nous avons abordé cette question en particulier chez Jean Scot dans Le mystère du signe. Nous la reprendrons dans une autre étude qui constituera le 3ème volet de nos Fondements métaphysiques du symbolisme sacré.<br /> (20) Généalogies de Jésus « symboliques », pas de mages, pas de massacre des innocents, pas de fuite en Egypte, etc.<br /> (21) Que nous avons amplement traité dans le 2ème volet des Fondements : La crise du symbolisme religieux<br /> (22) Au reste, cette historicité concédée pourrait bien, dans la pensée de l’Auteur, ne concerner que la valeur documentaire des écrits néo-testamentaires.<br /> (23) Il est de bon ton, aujourd’hui de considérer la notion de nature dépourvue de sens et « dépassée ». Aussi se condamne-t-on à ne voir partout que des modes : un homme n’est rien d’autre que la série entière des ses manifestations, dit à peu près l’athée Sartre, professant ainsi un « docétisme philosophique ».<br /> (24) Commentant la formule de S. Thomas (III, q. XIX, a. 1) sur l’unité de l’être complet et personnel du Christ, Dom Diepen écrit (La théologie de l’Emmanuel, 1960, p. 154) : « exister comme le Fils naturel de Dieu parmi nous, exister selon sa mesure propre qui l’élève au-dessus de toute la création jusque dans les bornes étroites de l’existence humaine. Cet être unique du Christ est l’être éternel, (…) en tant qu’il se prolonge dans un effet créé, son reflet et sa projection dans le temps ».</p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">EXEGESE ET HERMENEUTIQUE (3ème partie)</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"><br /> III – La vérité de la foi</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"> I – Présentation catéchétique et vérité molle<br /> <br /> Le livre de P. Grelot que nous avons analysé dans notre précédent article fournit un exemple frappant de la stratégie actuelle des exégètes modernistes : d’une part, l’autorité scientifique dont ils jouissent leur permet de ruiner toute confiance (naïve) en la vérité historique des Evangiles ; d’autre part, ils récupèrent à leur profit les thèmes traditionnels des conservateurs, puisque, si création il y a d’un «Jésus » néotestamentaire, elle est l’œuvre d’une Tradition magistérielle, instituée à cet effet. En cette création, nous dit-on, s’exprime une autre « vérité » qui n’en requiert pas moins notre fidélité et notre assentiment. Bref les adversaires de la nouvelle exégèse sont définitivement anéantis : tant sur le plan scientifique où leur incompétence notoire les condamne au silence que sur celui de la foi où se révèle l’inconséquence de ces traditionnalistes oublieux de la Tradition. Leur défaite est totale. Elle le serait du moins si la stratégie adoptée ne se heurtait en nous au verdict du bon sens : comment est-il possible que des témoins nous affirment sur le Christ tant de choses qui n’ont jamais eu lieu – il ne s’agit que de « présentations catéchétiques » ? et que cependant ils soient prêts à mourir pour ces affirmations ? Il est facile d’invoquer la mentalité symboliste, mais, sauf démence caractérisée ou crédule sottise, aucun homme d’aucun temps n’a jamais confondu l’état de rêve et l’état de veille. La thèse moderniste ne laisse en effet d’autre choix que celui-là : ou les évangélistes – et la Tradition apostolique – étaient des hallucinés, où ils étaient des imbéciles (la thèse du mensonge étant abandonnée au dernier carré des presbytérophages). Et qu’on ne vienne pas ici nous opposer les prétendues découvertes de l’ethnologie contemporaine sur la « pensée sauvage » ou celles de la psychologie des profondeurs (alors que la seule profondeur est celle de l’Esprit et que la dite psychologie ne remue que la boue la plus superficielle et la plus vaine). En tout ces domaines les charlatans ne sont généralement pas ceux qu’on croit. C’est pourtant ce qu’il y a dans la tête de nos illustres docteurs ès sciences sacrées. Eux, les purs produits de la modernité scientifique la plus pointue, n’éprouvent aucune difficulté à pénétrer dans l’esprit d’un palestinien du Ier siècle, à le doter d’un « imaginaire » incompréhensiblement indifférent à la distinction du mythique et de l’histoire. Ces Apôtres « imaginaires », ces porteurs de la foi à qui Dieu lui-même a confié le dépôt de sa vérité, que Dieu a choisis entre tous, ne sauraient avoir le discernement d’un professeur d’exégèse, d’un expert du Concile, ou même celui des plus modestes crétins de ce XXe siècle finissant. Ainsi les écrivains inspirés, chargés par le Magistère de collationner les livrets évangéliques, inventent des histoires extraordinaires d’Anges, de Mages, d’innocents massacrés, de prédictions, de miracles, de résurrection, d’élévation dans le ciel, etc., à ce point absorbés dans leur tâche pédagogique (la catéchèse !) qu’ils oublient de nous en avertir. Le Christ, d’ordinaire, nous annonce qu’il va parler en paraboles. Les évangélistes, non. Pour eux, ces distinctions sont inessentielles. Que le Christ soit monté au ciel ou non, que Hérode ait fait ou non massacrer les nouveaux-nés, cela, à des yeux apostoliques, est sans importance. Et il faut bien être ignorant de la mentalité des Anciens pour leur poser des questions qui n’ont de sens que pour nous ; et non seulement ignorant, mais encore méprisant à l’égard d’une Tradition et d’une catéchèse dont il faut comprendre la « pointe » : hors de la pointe, pas d’exégèse.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">On nous objectera, nous le savons, que c’est nous qui attribuons à cette catéchèse une intention d’historicité, laquelle serait étrangère aux rédacteurs des Evangiles. Mais c’est évidemment insoutenable : les Evangiles racontent des événements. Au reste, il faut choisir : ou bien l’Evangile est une vaste parabole, et ses rédacteurs n’ont eu aucune intention historique – mais alors ils sont aussi tout à fait capables de discerner le mythique de l’historique ; ou bien non. Cette deuxième hypothèse étant la seule possible (les Evangiles ont manifestement l’intention de nous raconter une histoire, ce qu’admettent d’ailleurs les modernistes), de deux choses l’une : ou bien cette historicité est réelle (c’est la doctrine de toute l’Eglise depuis les origines) ; ou bien elle n’est qu’apparente (c’est la thèse, entre autres, de P. Grelot). Dès lors, si l’on ne veut pas accuser les Auteurs sacrés de supercherie, il faut supposer qu’ils n’ont pas eux-mêmes conscience de fabuler quand ils affabulent (souci réputé moderne !), la « vérité théologique » ou catéchétique de leurs affabulations légitimant à leurs yeux le mode mythique de présentation et lui communiquant en quelque sorte sa propre réalité. En fait, cette hypothèse exprime seulement l’idée « mythique » que se font les exégètes modernes de ce que doit être la mentalité d’un Palestinien du Ier ou du IIe siècle, et ne résiste pas à un examen critique un peu sérieux (allons-nous ressusciter la catégorie de la mentalité primitive et pré-logique, chère à Lévy-Bruhl, et l’appliquer à S. Luc et à S. Jean ?). A moins, bien sûr, de supposer une longue période de latence entre le « Jésus » de l’histoire et celui du Nouveau Testament, durant laquelle les traditions se sont estompées au point qu’il a bien fallu les « inventer » lorsqu’on a voulu mettre les choses par écrit et qu’est apparu ce vide. C’est psychologiquement et logiquement, la seule hypothèse présentant un faible degré de vraisemblance. Mais alors il faut renoncer à soutenir la fiction d’une Tradition apostolique : c’est au contraire d’une absence de Tradition qu’il faudrait parler et toute la construction, destinée à rassurer le public catholique, s’écroule.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">L’absurdité, l’impossibilité d’une telle explication est donc patente. Pourtant cela ne trouble pas nos exégètes. Ce qui les dérangerait, c’est que cette merveilleuse affabulation réponde à la réalité. Ils préfèrent s’engager dans la voie la plus tortueuse, forcer la rectitude naturelle de l’esprit, rompre avec l’évidence, plutôt que de renoncer à ce matérialisme ou à ce positivisme « en béton armé » qui, tient depuis 150 ans, lieu d’intelligence à l’homme moderne. Et le plus grave est qu’en s’y engageant, ils y ont aussi engagé une grande partie des clercs et des laïcs. Depuis trente ans et plus, ce sont eux qui font la loi aussi bien dans les sessions de recyclage biblique, que dans la quasi-totalité des séminaires, procédant à ce qu’il faut bien appeler un « lavage de cerveau ». Car il ne faut pas s’y méprendre : le terrible n’est pas seulement d’enseigner la non-historicité de l’Evangile, mais c’est aussi, grâce au concept magique de « présentation catéchétique », d’effacer la frontière qui sépare le vrai du faux, l’effectif de la mise en scène, le réel de l’imaginaire. On déforme ainsi les esprits en profondeur, les habituant à la pensée confuse et à la vérité molle. Qu’on y prenne garde : cette œuvre est satanique, bien qu’assurément exégètes et hiérarques n’en aient aucune conscience. Le Diable est le père du mensonge. La conception d’une vérité théologique réputée indépendante de « l’historialité » de sa présentation affabulatrice, laquelle se donne cependant pour historique, cette conception est en réalité…«inconcevable ». En forçant l’esprit à y adhérer, on brise les fondements mêmes de la pensée humaine, on corrompt l’intelligence à sa racine, on la rend peu à peu insensible à la conscience dirimante de la contradiction, à cette blessure inguérissable de l’être et du néant, d’où jaillit le sang même de la vérité. Les agents d’une telle corruption anesthésiante, qu’ils le veuillent ou non, se sont enrôlés dans la vaste armée de l’Ombre qui prépare la présente humanité à l’adoration du Prince de ce monde. Redisons-le : au-delà de toutes les dégradations morales, de toutes les déviations sociales et culturelles, le pire est d’aveugler en nous l’instinct fondamental du vrai, c’est-à-dire le sens de l’être, c’est-à-dire le discernement naturel du réel et de l’illusoire. Toute la civilisation humaine est suspendue à sa lumière. Par elle nous sommes ouverts à la transcendance de la Norme divine. Elle est le « mémorial » de l’Etre divin inscrit dans la substance de l’esprit. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">II – Les fondements subjectifs de la critique interne</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il faut donc rejeter tranquillement l’hypothèse d’une « traduction créatrice » qui substituerait l’historialité à l’historicité sous des prétextes catéchétiques. Cette hypothèse offense directement le bon sens et n’a pu être admise qu’au prix d’une profonde altération des exigences de la raison, pour ne rien dire de celles de la foi. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Mais pouvons-nous aussi tranquillement rejeter les conclusions scientifiques de l’exégèse ? Notre incompétence peut-aller contre tant de savoir ? C’est précisément la thèse que nous voudrions maintenir soutenir.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">On sait bien, et chacun va répétant, que l’argument d’autorité est le pire de tous, et que la droite intelligence ne doit son assentiment qu’aux faits établis ou à la nécessité rationnelle. Cela est certain. Encore faut-il cependant que nous puissions nous informer des faits et que nous puissions suivre le raisonnement. Or nous ne pouvons tout savoir ni tout comprendre. C’est pourquoi nous sommes bien obligés de faire confiance : de l’électronicien au médecin, du mathématicien au physicien ou à l’économiste, nous ne cessons de céder à l’argument d’autorité, dans l’incapacité de vérifier ou de discuter. Dans l’ordre de la connaissance, l’autorité sociale repose sur la réputation, laquelle est généralement signalée par une appellation plus ou moins contrôlée : un diplôme, ou un titre – étant entendu qu’il n’y a pas de garantie absolue. L’autorité la plus prestigieuse, depuis 150 ans, est celle de la science. Par un véritable dressage collectif, nous sommes tous conditionnés à voir dans la science (et donc dans les savants) le lieu définitif de la vérité : la vérité, c’est la science. Nous y avons quelque excuse, étant donné les réussites de la technique moderne : après tout, « ça marche », donc c’est vrai. En réalité, cette science se réduit essentiellement à la physique, à la chimie, et, dans une moindre mesure, à la biologie. Mais les autres disciplines bénéficient du même prestige dès lors qu’elles peuvent se parer du nom de sciences. Ainsi en va-t-il de l’exégèse. Nous sommes donc portés, tous ignorants que nous sommes, à supposer que les conclusions auxquelles les spécialistes sont parvenus, reposent sur des données solides, des découvertes scientifiquement fondées, auxquelles leurs vastes et profondes connaissances leur ont permis de parvenir.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">C’est dans cet esprit que, naguère, nous abordâmes la lecture de leurs ouvrages, anxieux d’entrer en possession des arguments et des faits qui étayaient leurs audacieuses affirmations. Nous croira-t-on si nous avouons qu’à cette attente succéda la plus intense stupéfaction : d’arguments et de faits, point ; mais des hypothèses elles-mêmes fonction d’un point de vue exclusivement agnostique sur l’Ecriture. La fréquentation des sciences physiques nous avait habitué à une tout autre rigueur.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">On aura de la peine à nous croire. Comment admettre que des gens qui écrivent de si gros livres, qui ont lu tant de textes, qui savent tant de langues (hébreu, araméen, grec, copte, syriaque, etc.) et qui, par ailleurs sont catholiques (et souvent prêtres), comment admettre que leur critique, leurs contestations, leurs négations ne reposent jamais que sur leur propre estimation ? On imagine qu’ils ont bien dû découvrir quelques papyrus qui remet tout en question, quelques données positives. Eh ! bien, non ! Mais c’est aussi qu’on se croit autorisé, dès lors qu’il s’agit de sciences humaines, à ériger en règles méthodologiques les critères subjectifs de la compréhension (tendance puissante dans la pensée allemande, comme le prouve déjà l’exemple du Kantisme, pour les sciences de la nature). C’est pourquoi il ne sera pas inutile de rappeler brièvement ce que sont les deux méthodes principales de la critique textuelle – on voudra bien excuser le caractère succint de ce rappel.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il y a d’abord la critique externe : elle cherche à authentifier un texte en le mettant en relation avec des critères extérieurs aux textes, historiques ou géographiques. Si un texte évangélique nous parle d’un fait historique ou géographique postérieur à la date à laquelle le texte prétend lui-même avoir été écrit, par exemple s’il parle de la bataille d’Austerlitz ou de la ville de Paris, ce texte est évidemment un faux. Au contraire, si aucun fait historique ou géographique ne contredit le contenu du texte, alors rien non plus ne s’oppose à ce qu’on en admette l’authenticité (à condition évidemment que l’Eglise nous le propose comme tel). A la critique externe, il faut également rattacher la science qui cherche à établir le texte. Elle compare les différents manuscrits que nous avons du texte, cherche à les dater, détermine les meilleures leçons, réfléchit sur les contradictions, repère des filiations entre manuscrit, les range par familles, etc. Le trait fondamental de cette critique est le suivant : elle ne publie un résultat que si elle peut raisonnablement l’appuyer sur une donnée positive, sur un fait. Il y a d’autre part la critique interne laquelle, depuis cent ans, a pris une extension démesurée. Cette critique cherche à éclairer le texte par lui-même, jugeant qu’en fin de compte le texte constitue la seule donnée positive. Nous ne pouvons songer ici à donner une idée complète des méthodes de la critique interne, d’autant plus que le structuralisme linguistique est venu lui apporter des développements considérables. Disons simplement que la critique interne prend en considération par exemple le « genre littéraire » auquel le texte lui paraît appartenir, genre littéraire qui, une fois défini, (selon l’idée que s’en fait le critique), commande le degré d’authenticité qu’on peut accorder à son contenu : ainsi, on estime que le livre de Jonas appartient au genre littéraire de la fiction, et donc qu’il ne faut pas lui accorder d’historicité ; que l’évangile de l’enfance, en S. Luc, appartient au type traditionnel de récit légendaire qui entourait, autrefois, la naissance des héros et des personnages extraordinaires ; que le discours eschatologique en S. Matthieu porte lui aussi toutes les marques d’un genre littéraire très courant à cette époque ; que telle ou telle parole du Christ est visiblement un proverbe très répandu dans les milieux palestiniens, et donc que le Christ n’a jamais dit cela ; que des récits de la Résurrection appartiennent au genre littéraire des théophanies, et donc… Outre le genre littéraire, la critique interne examine le style, le vocabulaire, la syntaxe, la répétition des mêmes formules, les contradictions du récit (ce que l’on estime être une contradiction), etc. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">On le voit, le champ de la critique interne est indéfini : tout élément, (et même tout non élément) du texte peut être pris en compte et fournir des arguments à une hypothèse, et ces éléments sont en nombre rigoureusement illimité (l’utilisation d’un ordinateur permet de tirer du texte d’innombrables données statistiques). Notre intention n’est nullement de contester la positivité de toutes ces données, mais de rappeler deux évidences qui en limitent singulièrement la valeur.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">La première est que, étant donné précisément leur indéfinité, les éléments du texte pris en considération ne s’imposent jamais d’eux-mêmes à l’attention du critique : c’est donc nécessairement lui qui érige tels de ces éléments en données positives, et il le fait inévitablement en fonction d’une idée préconçue concernant la nature du texte ; le questionnement précède toujours la réponse, et lui-même n’est qu’une réponse supposée mise en question. Situation qui est celle de tout le savoir humain. Il faudrait au moins le reconnaître. Deuxièmement, une fois les éléments prélevés, reste à interpréter, à expliciter leur signification. Or, par définition, cette signification ne peut être qu’attribuée, par l’exégète, aux éléments retenus, puisque, précisément, ces éléments n’ont de valeur qu’au titre de leur caractère involontaire, ou même inconscient. Tournures de style, vocabulaire, syntaxe, arrangements, compilations, déplacements, silences, incohérences, etc., par eux le texte se trahit et trahit son origine, sa nature, son intention réelle, et donc la valeur qu’il faut lui accorder. Il en résulte que la détermination du « genre littéraire » d’un texte (et par texte il faut entendre tout ensemble de mots, ne fût-il que de deux ou trois), est nécessairement subjective. Et comme, ainsi que nous l’avons montré dans notre précédent article, il n’y a en réalité que deux genres littéraires, l’historique et le non-historique, tout dépend, en dernière analyse, de ce que le critique estime lui-même cosmologiquement possible ou impossible. Toutes les constructions exégétiques, parfois d’une extraordinaire complexité (qu’on songe à la question synoptique), et qui entassent hypothèses sur hypothèses reposent au fond sur ce seul fondement.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Aux yeux du profane religieux, une telle science paraît chrétiennement sacrilège (quelle audace de traiter ainsi la Parole de Dieu ! (1), et épistémologiquement fragile). Comment les exégètes peuvent-ils ne pas s’en rendre compte ? Quant au premier point, il relève de cette apostasie généralisée depuis 15 ans qui a substitué la foi moderniste à la foi catholique. Pour le deuxième, nous pensons qu’il ressortit à la loi du renforcement récurrent des hypothèses superposées.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Dans un petit livre très clair, paru naguère : Critique des Evangiles et méthode historique (2), Mgr Bruno de Solages a montré, avec toute la clarté désirable et toutes les références souhaitables, comment chez Boismard, chez X. Léon-Dufour, chez Bultmann leur maître à tous, on rencontre ainsi une première hypothèse (par exemple, pour des raisons assez contestables on suppose que le Christ n’a pas pu prononcer telle parole), qui sert de fondement à une deuxième, qui elle-même en étaie une troisième, et ainsi de suite : on arrive parfois au cinquième ou sixième niveau. Eh ! bien, à ce niveau terminal, la première hypothèse est devenue une certitude acquise, et dès lors sera traitée comme telle. A force de s’appuyer sur elle, l’exégète éprouve le sentiment qu’elles est tout à fait solide. Et d’autres viendront qui prendront pour vérité les conclusions du précédent exégète, alors qu’il ne s’agit que d’hypothèses à la 5e et 6e puissance, autant dire des erreurs ou des faussetés ! Et c’est ainsi que s’édifie la « science exégétique ».</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">III – Nécessité philosophique de la Tradition</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">On connaît le principe de la Scriptura Sola, de L’Ecriture sua interpres ipsius : l’Ecriture est à elle-même sa propre explication, son propre commentaire. D’une certaine manière, la critique interne n’est qu’une interprétation de ce principe, mais en un sens que Luther aurait évidemment refusé. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les promoteurs de cette méthode furent des luthériens, et il y aurait beaucoup à dire à ce sujet. Mais il nous semble justement que cette application et les résultats auxquels elle aboutit prouvent avec éclat la fausseté de ce principe. Encore une fois, ce n’est pas par antiluthérianisme systématique ou par souci apologétique, que nous tirons cette conclusion, mais parce qu’il s’agit de la pure et simple vérité, et qu’il n’y a même que fort peu de vérités qui soient aussi assurées que celle-là. Quand donc l’Eglise catholique affirme la primordialité de fait de la Tradition sur l’Ecriture, ce n’est pas non plus par « cléricalisme », ou pour toute autre raison inavouée, mais parce qu’elle ne peut faire autrement : aucun texte au monde ne vient à nous de lui-même (les textes ne s’écrivent pas tout seuls), mais porté par une tradition, quelle qu’elle soit, qui nous donne ce texte à lire et par laquelle d’abord ce texte est lu. Que la méthode soit externe, interne subjective ou interne objective, il faut constater qu’aucune critique ne peut fonder la garantie d’un texte, car aucun texte ne fonde par lui-même sa propre garantie. Qu’on le sache ou non, il faut faire un acte de foi dans l’autorité qui nous le livre, c’est-à-dire en l’occurrence, l’Eglise. L’Ecriture est donnée par l’Eglise et lue dans l’Eglise, et si ce n’est pas l’Eglise catholique (ou orthodoxe ou luthérienne), ce sera une institution, historique, sociale, sectaire, comme on voudra. Et cela est vrai non seulement de tous les textes – même de la simple lecture d’une gazette – mais aussi de toutes les œuvres culturelles de la civilisation humaine, sacrées ou profanes. N’échappe au conditionnement traditionnel que l’intelligence elle-même, et seulement dans l’essence spontanée et intrinsèque de son acte d’intellection (car nul ne peut intelliger à ma place), non dans ses modalités particulières, dans son « savoir-lire) (car nous devons apprendre à lire). Eternellement, avant l’Ecriture, il y a la parole, et avant la parole, Celui qui parle et qui est la Parole par excellence. Ainsi quand l’Eglise dit la Parole de Dieu, c’est la voix du Christ que j’entends, et il n’y a pour moi aucun autre moyen (ordinaire) de l’entendre.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il est donc vain de vouloir attendre du texte la vérité sur le texte, quel que soit l’examen auquel on le soumet : sa vérité ne peut lui advenir que de l’extérieur, d’une source extra-textuelle. Ce n’est pas l’Ecriture qui peut s’interpréter elle-même : c’est l’Esprit qui est Vie. Non scriptura sua interpres ipsius, sed Spiritus vivifians. Aucun texte, aucune œuvre culturelle, ne délivre sa ou ses significations – c’est-à-dire ne devient vie pour l’homme qui ne peut se nourrir que de ce qui fait sens – par eux-mêmes. Ils ne rayonnent sémantiquement, ils n’irradient de sens, que sous une certaine lumière, laquelle ne peut être transmise, en dernière analyse, que bouche à oreille, par le souffle d’une parole vivante. Et si cette lumière herméneutique est perdue, si la Tradition est interrompue, le texte, l’œuvre, nous sont à tout jamais fermés, inintelligibles. La critique interne voudrait tirer du texte lui-même un enseignement métatextuel qui fonderait la vérité du texte sur des éléments objectifs, puisque donnés et non-voulus, permettant ainsi d’échapper à l’arbitraire d’une tradition herméneutique. Espoir chimérique. Aucune méthode scientifique ne peut faire l’économie de l’extra-textualité herméneutique, et donc de la foi au support institutionnel qui nous la communique. L’on objectera peut-être qu’il y a un hiatus entre l’Ecriture et cette herméneutique, que l’Eglise fait dire au texte bien plus qu’il n’affirme et des choses différentes. Mais, justement, loin d’être une faiblesse, c’est là la marque de toute véritable interprétation. Si cette marque venait à manquer, c’est alors qu’il conviendrait de suspecter une lecture qui prétendrait tout tirer du texte. Car de deux choses l’une : ou bien le texte est parfaitement explicite (c’est le cas du langage mathématique – au moins en principe) et alors il exclut toute interprétation ; ou bien non, et alors l’herméneutique indispensable tire bien quelque chose hors du texte, mais c’est à l’aide d’un principe extérieur au texte, à l’aide d’une pré-compréhension, d’un pré-savoir, de ce que le texte renferme. Et cela se vérifie pour tout texte. Que si l’on nous demande quelle est donc l’institution porteuse de l’herméneutique d’un texte racinien ou cornélien, nous répondrons que c’est la communauté culturelle française, et l’Ecole au premier chef. Ainsi ni la Trinité, ni l’Union hypostatique, ni l’Assomption ou l’Immaculée Conception ne sont, expressément, dans l’Ecriture. Mais elles n’ont pas à s’y trouver de cette manière : la Dogmatique n’est pas une pure déduction de l’Ecriture. Le hiatus nécessaire qu’il y a entre les deux est nécessairement comblé par la foi seule, la foi réelle et vivante, et c’est le seul et unique moyen pour que l’Ecriture devienne parole et vie. Une Ecriture sans hiatus herméneutique ne peut être qu’une Ecriture morte. Si notre religion se déduisait, par pure continuité, de la Seule Ecriture, elle n’aurait pas plus de réalité et de vie qu’en a l’aiguille d’une montre par rapport au mécanisme qui la meut. La lettre tue et l’esprit vivifie. Ces lois sont aussi certaines et rigoureuses que des règles mathématiques. Hélas, toute la catéchèse moderne est établie sur l’ignorance, ou – pire – le rejet de ces lois fondamentales : elle ne saurait conduire qu’à une religion morte.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Mais alors, dira-t-on, à quoi bon l’Ecriture, si la Tradition, c’est-à-dire le Saint-Esprit, est premier et indispensable ? Nous répondrons qu’il en va comme de la lumière et des objets qu’elle éclaire : sans elle, ils demeurent cachés et invisibles, mais c’est eux et non elle qu’il faut regarder. La Tradition est primordiale dans l’ordre de la connaissance, mais l’Ecriture est première dans l’ordre de l’être : ce que nous avons à connaître, c’est l’Ecriture ; ce par quoi nous connaissons, c’est la Tradition. L’Ecriture est comme un trésor dont la Tradition seule nous donne la clef : trésor infini, mais qui ne délivre son inépuisable intelligibilité que sous l’action illuminatrice de la Tradition herméneutique. C’est pourquoi nous avons parlé d’une irradiation sémantique de la Parole divine.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">IV – Une théologie de l’herméneutique</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Notre analyse philosophique de la Tradition nous conduit à une théologie de l’Ecriture et de l’herméneutique, dont l’absence grève à jamais la légitimité de l’Ecole historico-critique. Comment une entreprise dépourvue de ses fondements sacrés pourrait-elle porter des fruits spirituellement sains ? D’elle nous dirions volontiers que sa pratique n’engendre pas un habitus de foi ; et si elle ne l’engendre pas, c’est qu’elle en est dépourvue.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">On sait qu’une activité quelconque, en plus du but qu’elle vise, produit un effet secondaire et distinct, révélateur de son intention profonde, de l’esprit qui l’anime. Ainsi la marche nous conduit au lieu fixé, mais, de surcroît, nous procure la santé ; ainsi, en traduisant une version latine, l’écolier accède-t-il au sens d’un texte, mais, en même temps, il développe et cultive son esprit. L’exégèse, quelle qu’elle soit, est ordonnée à la lecture de l’Ecriture sacrée : c’est son but premier. De l’énormité des efforts déployés depuis si longtemps par de si nombreux et si savants exégètes, on serait au moins en droit d’attendre qu’il en résultât un esprit de foi. Après tant et tant de recherches et d’hypothèses, après ces montagnes d’érudition à travers lesquelles on se fraie un difficile chemin, il devrait bien rester dans l’âme, même si l’on a beaucoup oublié, un parfum de foi et de piété, le souvenir, peut-être confus, d’un immense amour de Jésus-Christ. Eh ! bien non. Cette exégèse ne respire que la science la plus technique dans ses procédés et la plus incertaine dans ses principes et ses conclusions.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Toutefois, prenons garde. Si nous voulons retrouver cet habitus de foi, ce n’est pas non plus à l’exégèse d’hier qu’il faut revenir. Par Dieu, quel affligeant spectacle offrent souvent les commentaires de nos bibles catholiques, quelle platitude ! Certes, la foi la plus orthodoxe y était scrupuleusement respectée, mais trop souvent (pas toujours) comme une étrangère dans sa propre maison, et aussi par ce que le Magistère veillait. On voyait ainsi des savants considérables, par ailleurs prêtres et fidèles, scruter le texte avec autant d’indifférence qu’un agnostique, et sans se demander ce que tout cela pouvait avoir à faire avec la vie de leur âme. La foi était bien là, mais à côté de l’Ecriture, parallèle à l’Ecriture, sans rapport avec elle. On n’épargnait au lecteur aucune dissertation historique ou géographique sur les faits, les lieux, les coutumes, la valeur des monnaies, la forme des objets, etc. On a sans doute trop à la légère considéré le sens anagogique et les autres sens spirituels de l’Ecriture comme accomodatices, en somme : comme des « extra » facultatifs !<br /> <br /> Non, si nous voulons retrouver les principes authentiques de l’herméneutique sacrée, il nous faut remonter beaucoup plus haut, à la source même de toute vérité et de toute lumière, c’est-à-dire au mystère trinitaire. Les rapports qu’entretiennent Ecriture et herméneutique découlent en effet de ceux que soutiennent le Fils et l’Esprit et les prolongent d’une certaine manière, sur leur propre plan. Dans son « auto-révélation » éternelle – déploiement infini du mystère de l’Essence divine – le Père profère son Verbe « d’un seul souffle », dans l’unité de son divin Pneuma. Réciproquement, le Fils-Parole, comme un écho renvoyé à son origine, se tourne vers son Père et se rapporte à lui dans l’unité de ce même Souffle. Pareillement, ici-bas, le Père révèle sa Parole – manifestation scripturale du Verbe – par l’opération du Saint-Esprit oeuvrant dans les prophètes et les écrivains sacrés (analogie de l’Incarnation et de la Révélation et donc fondement du titre de Marie comme Mère des prophètes). Réciproquement, sous le Souffle divin de la sainte herméneutique, les paroles de l’Ecriture vibrent et chantent selon une échelle harmonique qui conduit notre intelligence jusqu’au Père.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Nous entrons ainsi en possession de deux principes, l’un qui gouverne la manifestation du Verbe-Ecriture, l’autre son interprétation.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Quant au premier, il signifie que la formation de la révélation scripturaire, ce que l’exégèse appelle son histoire rédactionnelle, doit être conçue sur le modèle de la génération du Verbe in divinis. Or, le Verbe, Image et Connaissance du Père, est le lieu des possibles, l’Archétype des archétypes, le Modèle des modèles, le Premier-né de toutes les créatures, c’est-à-dire la synthèse éternelle de tous les modes éternels selon lesquels l’Essence divine se laisse participer par toutes les créatures, la Forme unique dans laquelle Dieu projette les formes incréées de toute chose. Ainsi en va-t-il de l’Ecriture et particulièrement de l’Evangile. Elle est le lieu des paroles-archétypes, des verbes-modèles, qui sont autant de modes immuables selon lesquels Dieu a bien voulu nous laisser participer à la connaissance infinie qu’Il a de lui-même. Car la sagesse éternelle, notre Christ, ouvrant la bouche, a dit : « le Ciel et la Terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas ». Ce serait une grave erreur de considérer cette doctrine comme une métaphore. Il faut au contraire y voir l’expression la plus directe et la plus rigoureuse de la vérité. S’imagine-t-on que le Christ bavardait comme tout un chacun, parlait pour ne rien dire ou donnait son opinion ? Nous l’affirmons : quiconque refuse la doctrine des paroles-archétypes, jamais n’entra dans l’intelligence des Ecritures. Assurément la forme langagière dont ces paroles sont revêtues peut varier et varie nécessairement. C’est pourquoi il n’y a pas de langue immuable de la Révélation chrétienne. Mais ces variations (celles des évangiles et celles des traductions) n’en rendent que plus sensible la structure immuable, le patron divin qui les constitue et les soutient dans la mémoire des hommes.<br /> <br /> L’histoire et l’étude du texte confirment ce qu’enseigne la théologie. Nous rappellerons d’abord les études de P. Marcel Jousse qu’il a développées dans une série d’ouvrages (3) sans doute bizarrement écrits, contestables à certains égards, mais dont la thèse générale emporte la conviction. Elle mettent en évidence, l’existence, dans la tradition orale palestinienne, d’un style « formulaire » très typé, d’une force prodigieuse, à la fois simple et relativement complexe, lié à la dynamique de la parole articulée et « gesticulée », qui fait de cette parole une nourriture (c’est la manducation de la parole) et un mémorial. Mais nous voudrions souligner aussi les principes qu’expose B. Gerhardsson (exégète protestant), dans un ouvrage traduit aux Editions du Cerf, intitulé Préhistoire des évangiles (4). Le moins qu’on puisse dire – en laissant de côté certains points que nous ne serions accepter – est que ce livre contredit (il date de 1977) une grande partie des thèses de Grelot (qui, sauf erreur, ne le cite pas). La thèse de l’auteur est fondée sur une connaissance approfondie du mode de transmission de l’enseignement rabbinique et sur les techniques de mémorisation, lesquelles, d’ailleurs, n’excluaient pas le recours à la mise par écrit. L’importance de la conservation par écrit des Paroles du Christ est telle, aux yeux de certains «qu’ils vont même à nier que la tradition ait jamais existée sous forme de tradition orale » (5).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Quoiqu’il en soit, il faut tenir pour établi – ce que prouve l’étude de S. Paul – : qu’il y a dès les origines, une tradition normative garantie par le Magistère ; que cette tradition, contrairement à ce que disent les modernistes, fait « très clairement la distinction entre ce qui a été dit « par le Seigneur » et ce qui a été dit « dans le Seigneur » (cf. 1 Co. 7 », c’est-à-dire les paroles qu’on pourrait « mettre dans sa bouche » ; que ces paroles n’ont pas leur « Sitz im Leben » dans la parénèse (contrairement à ce qu’on enseigne dans tous les séminaires) ; enfin et surtout que Jésus-Christ est un « maschaliste », c’est-à-dire un « proverbiste », l’un de ces moschelîm qui donnent leur enseignement sous formes de sentences bien frappées et pittoresques, ou encore de paraboles (trad. grecque de l’hébreu mâschâl). De tout cela il résulte que Jésus voulait expressément non seulement « dire quelque chose », mais encore communiquer de manière véritablement rituelle, « des paroles-objets que l’auditeur devait à son tour recevoir et conserver ». « Le but, dit Gerhardsson, n’est pas en effet d’enseigner et d’expliquer d’une manière très générale, mais de donner aux auditeurs des « paroles » déterminées, pour qu’ils puissent y réfléchir et en discuter. (…) Ils reçoivent quelque chose, de la manière dont on reçoit un objet curieux, que l’on devra examiner pour en découvrir la nature et la raison d’être » (p. 93). Ces paroles-objets, ou mieux, ces paroles-rites, Jésus voulait les inculquer (p. 96) : « il faisait apprendre ses textes par ses auditeurs ». Il est invraisemblable de supposer que ces paroles-rites, ces paroles-mémorial, n’aient pas été mises par écrit du vivant même du Christ. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Toutefois, le Verbe ne s’est pas fait seulement parole humaine : Il s’est fait chair. Ce sont donc aussi toutes les actions et tous les gestes du Christ qui sont des rites et fondent une tradition (p. 98). Ces traditions constituent le tissu narratif dans lequel sont insérées les paroles. Loin d’être des explications tardives et « symboliques » issues d’une vision très élaborée du Christ post-pascal, elles transmettent fidèlement le savoir des témoins oculaires. L’opposition d’un « Jésus pré-pascal » (sorte de prophète hébreu) et du Christ « post-pascal » (divinisé par la communauté primitive) est récusée parce qu’insoutenable, de même que l’intention exclusivement « théologique » ou « catéchétique » du Magistère apostolique dont le souci premier est, au contraire, que les fidèles possèdent la tradition exacte des « paroles » et des « faits et gestes sacrés » (p. 105).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Quant au second point, maintenant, celui qui concerne l’herméneutique, il faut revenir, à l’exemple de S. Thomas d’Aquin, à l’exégèse des Pères et à la doctrine des quatre sens de l’Ecriture – ce que les thomistes eux-mêmes ont le plus souvent oublié. Pourtant le Docteur commun n’a pas hésité à compiler sa Catena aurea, sa Chaîne d’or, l’essentiel des interprétations des Grecs et des Latins sur les Quatre Evangiles, sous la forme d’un commentaire suivi de tous les versets. Travail immense et dont il n’existe aucun équivalent en langue française ! Il n’a pas non plus hésité à rappeler dans sa Somme théologique (I, q. 1, a. 10) la doctrine traditionnelle des quatre sens : distinction du sens littéral et du sens spirituel qui, lui-même, comporte trois modes selon que : l’ancienne loi préfigure la nouvelle (s. allégorique) ; la nouvelle loi signifie ce que nous devons faire ici-bas (s. moral) ; ou signifie mystiquement les réalités spirituelles que nous devons connaître dans le Ciel (s. anagogique). Le Cardinal de Lubac a montré dans sa monumentale Histoire de l’exégèse médiévale (seuil) non seulement que cette doctrine était admise par tous depuis les origines, mais encore qu’elle avait fécondé une multitude d’œuvres admirables. Il faut s’enfoncer dans cet océan retrouvé de l’intelligence médiévale de l’Ecriture : ce ne sont pas dix ou cent, ce sont des milliers d’auteurs qui, dans une prodigieuse diversité symphonique, déploient les trésors inépuisables de l’Ecriture. Auxquels textes il faudrait joindre non seulement l’architecture et la peinture sacrées, l’art des vitraux, mais aussi le chant, les hymnaires et la liturgie. Il faut s’y enfoncer, parce que rien ne peut en donner une idée suffisante, sinon le contact direct avec cet esprit herméneutique aux milliers de voix en lesquelles résonne un même chant à la gloire de la Parole divine. Cela a existé. Pendant près de quinze siècles, l’immense foule chrétienne, des prestigieux docteurs aux humbles fidèles, s’est nourrie d’une Ecriture vivante, insatiablement, dans une inlassable admiration, un émerveillement toujours nouveau, une jubilation permanente de l’intelligence et de la foi, harpe aux innombrables cordes vibrant sous les doigts de l’Esprit.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">V – Que faut-il dire aux enfants du catéchisme ?</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Tout cela est bel et bon, nous objectera-t-on. Mais c’est du passé. Nul n’y peut rien. Quelques intellectuels peuvent avoir accès à ces époques disparues, à travers des livres difficiles. La plupart des chrétiens n’en ont ni le temps, ni les moyens. Pourtant, il faut continuer à transmettre la foi, il faut faire le catéchisme à des enfants gavés de télévision et fascinés par les prouesses de la technique et de la science. Nécessairement, l’Ecriture ne peut plus jouer le rôle qu’elle jouait autrefois, pour des hommes ignorants qui n’avaient d’autre explication du monde que celle des Livres saints. Comment croire (et faire croire) que l’univers a été fait en six jours ? Comment croire et faire croire à la réalité d’Adam et d’Eve, à un jardin de délices, à un arbre de la connaissance du bien et du mal ? Ce n’est plus possible, et vous-même en seriez incapable. Or, précisément l’exégèse moderne vient nous aider à présenter les choses autrement. D’une part la théorie des genres nous permet de comprendre que ces récits sont symboliques. Ce sont des « poèmes », dit-on, et chacun sait qu’un poème est vrai, mais pas à la manière d’un texte scientifique ou historique : ainsi que le déclare un catéchisme très « conservateur », publié dans une excellente et réputée maison d’édition : « La première page de la Bible est un poème religieux (…) la seule chose à en retenir est que Dieu est le créateur de tout et que son œuvre est bonne ». D’autre part, l’histoire rédactionnelle nous apprend que ce texte est un assemblage tardif de traditions très disparates. Comme le dit un autre catéchisme, également très bien-pensant : « Ce sont des récits qu’on se transmet en famille, de génération en génération ». Ou encore : « Pendant les longues veillées du désert, les Hébreux s’interrogent : si Dieu nous aime, pourquoi le mal, la souffrance, la mort ? », à quoi est censé répondre le récit du péché originel.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Qu’on veuille bien croire si nous disons qu’il n’y a pas, en effet, à nos yeux, de question plus difficile à résoudre, aujourd’hui, que celle-là, toute simple, toute élémentaire : que faut-il dire aux enfants du catéchisme, des six jours de la création et du péché originel ? Mais nous sommes également certain que les réponses qu’on y apporte sont mauvaises. Quel respect un enfant de 10 ans peut-il garder pour un texte de rencontre, incertain dans son origine, d’une poésie peu perceptible et dont il faut ne garder qu’une idée, d’ailleurs énonçable en peu de mots ? Aucun. Un tel remède ressemble fort au pavé de l’ours ; on aurait voulu dénigrer l’Ecriture qu’on ne pouvait mieux s’y prendre. Car voici la rigoureuse conséquence : si c’est cela le récit de la genèse, il ne mérite, en effet, aucun respect ; un sourire de piété ou d’attendrissement pour sa naïveté et sa fraîcheur, peut-être, mais non la seule vénération et l’amour que l’on doit à la Parole divine, dont le Christ nous dit pourtant (Mt., V, 28) que « pas un iota ne passera » !</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Nous voilà donc dans une impasse. Ce défi peut-il être relevé, ou faut-il désespérer ? Ce que nous allons dire maintenant paraîtra bien difficile. Beaucoup refuseront sans doute de nous suivre. Notre seule excuse est qu’en trente ans de méditations nous n’avons pas trouvé d’autre solution.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Et tout d’abord, il faut bien se persuader que, pour un monde intégralement athée comme le nôtre – exemplaire unique dans l’histoire humaine – aucune vérité religieuse n’est acceptable, et, qu’au contraire, elles sont toutes scandaleuses, absurdes, irrecevables. N’oublions jamais la sentence freudienne ; « la religion est une névrose collective » ; bref : tout croyant est fou. Qu’on ne s’y trompe pas : à bien des égards, il était plus facile d’annoncer l’Evangile à Rome au IIe siècle que faire le catéchisme à Paris en 1984.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Ensuite il faut se convaincre en profondeur d’une certitude (et c’est l’un des obstacles les plus difficiles à surmonter) : le discours scientifique ne nous apprend rigoureusement rien sur l’origine du monde, sur celle de la matière, de la vie, ou de l’homme, sinon justement qu’ils ont eu une origine (cf. la notion récente d’«âge de l’univers »). Ne croyons pas un mot de ce que nous pouvons entendre, voir ou lire dans les journaux.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">D’une part, la vraie science est très difficile à acquérir : ce n’est pas en une heure d’émission télévisée que nous pouvons nous en informer. D’autre part, cette science, concernant les origines, ne peut élaborer que des hypothèses (big-bang, évolutionnisme, etc.), et des hypothèses dépourvues de toute représentation réaliste, c’est-à-dire qui ne permettent aucunement de savoir comment les choses ont « pu se passer ». Aucun savant au monde n’est capable de rendre compte de l’apparition de la moindre parcelle de matière. Le scandale, c’est qu’on affirme partout le contraire et que nos enfants croient, dur comme fer, que l’homme est un singe évolué. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">En outre, et contre la quasi totalité des exégètes chrétiens, il faut maintenir et réaffirmer l’authenticité mosaïque du Pentateuque, c’est-à-dire de la Torah, que les évangélistes appellent la Loi. D’abord parce que le Christ authentique formellement cette tradition, ce qui, à nos yeux, et concernant une question aussi importante, est décisive ; il ne suffit pas pour minimiser ce témoignage, de nous dire que Jésus « se conforme à l’usage », ce qui implique une vertigineuse ignorance du mystère de l’Homme-Dieu. Ensuite parce qu’aucun argument ne s’oppose décisivement à cette authenticité, étant admis que Moïse a procédé à la fixation de la Révélation scripturaire, en vertu du mandat divin dont il était revêtu, et sous la guidée du Saint-Esprit, c’est-à-dire qu’il a effectué, pour la Genèse, un travail de réadaptation sur ce qui restait alors des traditions antérieures, peut-être de provenances diverses, conservant ce qui était bon, le disposant selon l’ordre voulu par Dieu, y enfermant les données d’une science admirable et infinie et, pour les autres livres, procédant lui-même à leur rédaction ou la confiant éventuellement à quelques scribes travaillant sous son mandat. En troisième lieu, parce qu’il est indispensable de garantir la sainteté et la véridicité du texte par celles de son auteur providentiel, s’il l’on veut qu’il échappe au dépeçage d’une critique aventureuse et frivole.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Enfin et surtout, il faut comprendre que l’irruption salvatrice de la Révélation dans notre monde n’a pour fin de nous y accorder, mais de nous convertir tout entiers à la gloire du Ciel. Toutefois, prenons garde : la finalité essentiellement anagogique ou transformatrice de l’Ecriture n’implique nullement l’usage d’un langage exclusivement « performatif » ou parénétique et dépourvu de tout contenu « informatif ». Car l’homme auquel il s’adresse n’est pas seulement volonté et amour, il est aussi intelligence. Il ne s’agit pas seulement de donner une impulsion ou de provoquer une attitude, mais aussi et plus profondément, de communiquer un savoir, une connaissance qui, par la seule force de la réalité qu’elle nous présente, attire notre âme hors de tout paysage terrestre. Maintenant, qu’est-ce que comprendre un texte ? c’est savoir de quoi il parle. Si donc le texte de la Genèse nous parle d’un homme et d’une femme, d’un arbre et d’un serpent, comme tous ceux que nous connaissons, quel serait son intérêt, et comment prétendre qu’en ces paroles seraient enclos le salut du genre humain ? Si le texte nous racontait un événement comme tous ceux dont nous faisons l’expérience – quoiqu’un peu surprenant – alors l’histoire sainte en son entier tomberait dans l’anecdote et l’insignifiance. Il n’en va pas de l’origine de l’histoire comme il en va de son centre. Le Christ vient dans la plénitude des siècles, il entre Lui-même au plus intime de l’espace-temps pour le racheter et le sauver en l’entraînant dans sa gloire, et c’est en Lui seulement que ce monde et ses conditions d’existence accèdent à une parfaite réalité, alors que, par eux-mêmes, ils ne sont qu’émiettement, dispersion, limitation. Ce ne sont donc pas eux qui peuvent assurer la réalité des événements primordiaux dont nous parle la Genèse. Autant nous devons manifester l’historicité des Evangiles, sous peine de nier l’Incarnation, ? et cela vaut pour l’histoire du peuple de Dieu, depuis ses origines – autant il nous faut comprendre qu’une historicité réduite à ses déterminations spatio-temporelles, à la factualité d’une pure contingence, contrairement à ce qu’imagine le matérialisme scientiste, n’offre aucune garantie de réalité. Aussi l’acte de la création comme l’événement du péché originel ne peuvent absolument pas s’être accomplis selon les conditions de l’expérience ordinaire ; ce qui ne signifie pourtant pas qu’ils ne se soient pas accomplis réellement. Tout au contraire : s’ils n’avaient pas eu lieu, le monde n’existerait pas et nous ne serions pas ce que nous sommes. Mais ils se sont déroulés selon d’autres modalités d’existence et dans un autre monde (celui d’avant la chute) dont nous n’avons gardé à peu près aucun souvenir – quoiqu’il soit toujours là, d’une certaine manière, sans que nous puissions y avoir accès. Assurément, il nous en est parlé avec les mots du langage d’ici-bas et selon les représentations de l’existence ordinaire : il n’y a aucun autre moyen de nous en parler. Mais ces mots ne sont pas mensongers, ces représentations ne sont pas fausses : elles sont même d’une rigoureuse exactitude cosmologique. Non pas, comme on le dit trop facilement, à la manière d’un poème, ce qui signifierait approximation, fantaisie, gratuité des images, etc. Non ; et nous répudions cette vérité molle. La Sainte Ecriture est un diamant pur, indestructible, porteur d’une insondable science ; tout en elle est nécessaire. A nous d’entrer dans le texte, à nous de le recevoir et de le pénétrer. Renversons l’orientation habituelle de notre esprit qui interprète toujours la signification d’un langage par référence à la réalité dont nous faisons l’expérience, et comprenons enfin ce secret : c’est le texte sacré qui interprète le monde, qui le transforme, le redresse et l’élève vers son Principe divin. L’Ecriture est plus lourde que l’univers entier de notre existence. Elle en a déchiré le voile, une fois pour toutes, comme une invitation à traverser les apparences, un mémorial de l’au-delà. Aucun arbre du monde n’est aussi vrai et aussi réel que l’Arbre de la connaissance du bien-et-du-mal, sinon l’Arbre de la Croix ; aucun événement n’est plus présent à chaque instant de notre vie que celui de la manducation du fruit défendu, sinon l’événement de notre Rédemption. Nous voudrions sans doute que ce texte ne nous dérange pas, qu’il demeure bien tranquille, sur la table où nous le lisons, afin que nous puissions en prendre paisiblement connaissance, sans heurt, sans arrachement, et nous passons notre temps à effacer le scandale. Mais cette parole est du feu. Par sa seule présence, depuis des millénaires, elle défie notre existence et la bouleverse jusque dans son enracinement cosmique, et nous invite à la suivre.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"><br /> Ayant donc foi dans la Parole de Dieu. Agressivement ou honteusement, il nous semble que la catéchèse actuelle trahit une peur fondamentale de cette Parole, comme si elle n’était pas elle-même assez claire, assez droite, assez puissante, et qu’on risquait, à la présenter telle quelle dans sa nue réalité, de compromettre irrémédiablement notre religion. C’est pourtant Dieu qui en est l’Auteur, et Il sait ce qu’Il fait. Ce dont nous parle le texte sacré, ce sont des actes et des événements archétypes, principiels. Transmettons les comme ils nous sont donnés. Inscrits dans la mémoire substantielle de notre être, ce sont eux qui nous sauveront. Ils sont vrais en soi, d’une vérité immuable, et nul, au monde, ne peut dire mieux ce qu’ils ont à nous dire. Laissons de côté les questions imbéciles des athées et des cuistres, et donnons à nos enfants, dans leur teneur littérale, l’inestimable trésor de ces paroles de vie, de ces images éternelles. Quand viendra sur nous l’ombre de la mort, sont-ce des représentations scientifiques qui rafraîchiront notre angoisse ? Montera alors à notre cœur le souvenir oublié d’un merveilleux Jardin où Dieu nous appelle dans la brise du soir. </span></p> <p align="justify"><br /> NOTES (3ème partie)</p> <p align="justify"><br /> (1) C’est d’ailleurs pourquoi il faut se débarrasser de cette notion. « L’Ecriture n’est pas la parole de Dieu (…) Je me suis élevé contre cette magie dont on entoure l’Ecriture comme contenant la parole divine ». H. Renckens, Bible et catéchèse, dans Les Catholiques hollandais, DDB, 1969, p. 29. Ce Renckens était pour alors professeur de théologie à l’Ecole des Hautes Etudes Théologiques d’Amsterdam. L’intérêt des « Hollandais », c’est qu’ils jouaient cartes sur table. L’intelligentsia cléricale française larvata prodit…<br /> (2) Privat éd., Toulouse, 1972, pp. 18-19, p. 59.<br /> (3) Chez Gallimard : L’anthropologie du geste, la manducation de la parole, et on lira aussi l’excellente introduction de Gabrielle Baron, chez Casterman, Marcel Jousse. Introduction à sa vie et à son œuvre.<br /> (4) Collection « Lire la Bible » n° 48. Birger Gerhardsson résume les thèses de l’Ecole d’Uppsala, particulièrement celles du professeur Riesenfelf dont il est le disciple.<br /> (5) Earl E. Ellis, New Directions in Form Criticism (1975), cité par Gerhardsson, p. 31. On le voit, la thèse soutenue par Tresmontant n’est pas une thèse isolée.</p> <p align="justify"><br /> <span style="font-size:130%;">PAROLE SACREE ET DISCOURS HUMAIN (4ème partie)</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"><br /> I. – Fidéisme ou concordisme ?</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Ce que nous avons exposé dans nos précédents articles n’avait qu’un but : montrer que les catégories mentales dont nous usons plus ou moins inconsciemment dans notre lecture de l’Ecriture, ne sont pas toujours adéquates à leur objet. C’est dans notre rapport à l’Ecriture que se situe la difficulté majeure à laquelle se heurte la foi chrétienne aujourd’hui, difficulté qui est à la source de la crise moderniste et que le bultmanisme a radicalisée ; c’est dire l’importance que nous lui accordons. Or, l’une des causes de cette difficulté tient au fait que nous concevons spontanément la langue de l’Ecriture comme s’il s’agissait d’un langage simplement humain et qui ne serait divin, éventuellement, que par son contenu, et non par son mode d’expression ; c’est même l’un des principes de base de l’exégèse contemporaine : tout est humain, dans la Bible, hormis peut-être son objet. Ce principe, destructeur de toute intelligence de l’Ecriture, doit être rejeté.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">On peut certes tenter d’échapper à ce problème en se retranchant derrière un fidéisme bien intentionné, ou essayer un concordisme toujours à refaire. Si descriées que soient ces deux attitudes, elles recèlent pourtant une part de vérité.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Au fidéisme nous accordons que, de toute manière, nous ne pouvons nous tromper en adhérant à la vérité de la lettre, puisqu’il s’agit de la Parole de Dieu, et que l’Eglise nous en garantit l’inerrance ; mais il faudra convenir que le contenu de ce à quoi nous croyons demeure alors en partie incompréhensible.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Au concordisme, nous concéderons qu’il est légitime, non de vouloir adapter l’immuable et omnisciente Parole divine au savoir changeant et plein d’erreur de la science, mais de trouver une confirmation de certaines vérités scientifiques dans certaines données de l’Ecriture ; car, à l’évidence et contrairement à ce que prétend la quasi-totalité des modernes, les premiers chapitres de la Genèse ont bien pour objet de retracer la création et la formation de l’univers, ils ont donc une portée « scientifique » rigoureuse, et jamais nous n’accepterons d’y voir une construction purement imaginaire, destinée à combler poétiquement un besoin de causalité auquel l’humanité ne saurait encore apporter de réponse rationnelle. Certes, la forme dont se revêt cette cosmogénèse n’est pas celle des mathématiques, forme d’après laquelle, maintenant, nous identifions toute connaissance authentiquement scientifique, c’est-à-dire toute connaissance nous communiquant une information objective sur le monde. Mais il devrait être évident que les mathématiques au sens ordinaire du mot ne peuvent avoir de prise que sur l’aspect quantitatif ou mesurable du réel et que tout le reste leur échappe nécessairement. Or tout n’est pas quantité dans le réel. Sans doute les nombres peuvent-ils aussi exprimer autre chose (ainsi les idées de proportion ou d’analogie), comme le prouve l’exemple du pythagorisme. Il est clair toutefois que la science moderne est très éloignée de cette arithmétique qualitative ou de cette géométrie symbolique. Quoi qu’il en soit, il faut admettre qu’il y a une autre manière de parler de l’univers et des êtres animés ou inanimés qu’il renferme, et pas seulement pour les évoquer poétiquement, mais pour nous informer à leur sujet. Il existe en particulier un mode synthétique et analogique d’expression, tout à fait inévitable dès lors qu’il s’agit de retracer la formation du monde dans son ensemble et ses grandes articulations. C’est ce que prouve et prouvera de plus en plus le récent développement de la cosmologie scientifique dont la préoccupation avait disparu de la science classique. Voilà un fait dont les exégètes chrétiens, plus matérialistes et scientistes que les savants eux-mêmes, devraient bien tenir compte. Le temps vient – et sans doute est-il déjà venu – où les physiciens eux-mêmes se tourneront vers les textes sacrés pour y chercher d’adéquates formulations de leurs théories. Ce jour-là, nos herméneutes modernistes (et leurs disciples épiscopaux – cf . Pierres vivantes) auront bonne mine… Tout montre que nous allons vers des bouleversements considérables du paysage culturel. Ils seront les derniers à s’en apercevoir, hélas ! Oui, hélas, car ce retour de la science la plus récente vers les antiques cosmogénèses ne peut s’opérer sans de nouvelles et graves confusions, non moins destructrices de la foi catholique.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Cependant nous n’en sommes pas encore là. Ou plutôt ce « retour » aux sources traditionnelles du savoir n’efface nullement les traces profondes que le matérialisme scientiste, depuis trois siècles, a laissées dans la mentalité occidentale. A vrai dire, lorsque le philosophe entreprend de mettre les choses à leur place, ce matérialisme apparaît très exactement pour ce qu’il est, c’est-à-dire une pure et simple superstition idéologique (1). Et quand on considère l’ampleur de sa diffusion, on ne peut s’empêcher d’y voir une véritable suggestion satanique. Mais, pour la quasi-totalité de nos contemporains, il représente au contraire une certitude universellement partagée, au regard de laquelle les vérités religieuses révèlent nécessairement leur extrême fragilité, pour ne pas dire leur inexistence. Voilà quelle est la conviction, spontanée ou réfléchie, de la plupart des exégètes. Et s’ils gardent la foi, c’est au prix d’une « décosmologisation » radicale du donné révélé, décosmologisation dont la philosophie kantienne posa d’abord les principes, reléguant la foi dans la seule subjectivité humaine. Dès lors, tout ce qui parle du monde, de sa formation et de l’action divine qui s’y manifeste, ordinairement ou extraordinairement, tout cela passe au registre de la mythologie, avec toutes les conséquences qui en découlent. Sans doute Dieu demeure-t-il l’auteur de toute chose ; mais cette vérité n’est admise qu’au titre de principe général et abstrait : affirmation purement théorique et sans portée cosmologique précise. Dieu a créé le monde, et tout ce qu’il contient, mais une explication scientifique digne de ce nom se doit de l’ignorer. Ce qui équivaut à dire : c’est vrai, mais c’est faux. Car si Dieu a créé, il continue de créer à chaque instant et aucune explication scientifique n’est possible si l’on refuse de tenir compte de cette action créatrice et de ses modalités. Et en effet, même si on limite cette action créatrice au don de l’être, comme certains y inclinent aujourd’hui, s’imaginant par là être fidèle à saint Thomas – alors que Dieu donne non seulement l’existence mais aussi l’essence (2) et crée chaque chose « selon son espèce » (Gen. I) – encore doit-on admettre que cette action, pour se manifester et se développer, met en œuvre des causes secondes qui sont nécessairement d’un ordre supérieur au plan d’existence qu’elles régissent. En clair, les anges accomplissent une tâche cosmologique précise et indispensable dans la formation et le fonctionnement du monde corporel. Telle est la doctrine constante des théologiens chrétiens, d’Origène, de saint Augustin, de saint Thomas ou de saint Bonaventure : pas de physique générale possible sans angélologie. Etre matérialiste, ce n’est pas seulement nier Dieu créateur, c’est aussi nier l’existence de causes secondes non corporelles agissant, au sein même des réalités physiques et les régissant. Combien de penseurs chrétiens, même « traditionnels », ne sont, à cet égard, que de purs et simples matérialistes (et parfois s’en vantent…).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">II. – Idéalisme = matérialisme</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Telles sont quelques-unes des notions philosophiques strictement requises pour la réception des vérités contenues dans la révélation biblique. Seule leur méditation approfondie peut opérer la réforme intellectuelle qu’exige aujourd’hui, après trois siècles de déformation scientiste, la compréhension de l’Ecriture. Il en est une cependant, que nous avons déjà esquissée dans les articles précédents, mais sur laquelle nous voulons revenir, tant elle nous semble importante. Modernistes mythologisants ou fidéistes littéralistes (parfois fondamentalistes) se rencontrent « paradoxalement » sur un point : l’historicité (= la réalité) de ce qui est raconté est assuré si et seulement si les événements se sont produits tels que le texte les énonce. En vertu de cette axiome, chaque fois que le texte énonce une succession d’événements sortant de l’ordinaire, c’est-à-dire étrangère à la réalité objective dont nous faisons l’expérience commune, pour les uns il ne s’agit pas d’histoire, mais d’une catéchèse fabulatrice dont la vérité est au fond de nature morale, pour les autres la réalité objective que désigne le récit ne peut être sauvegardée que si on maintient son sens le plus immédiat, fût-ce au prix d’un « forçage » physique. Dans l’un et l’autre cas, on identifie réalité (historicité) et effectivité spatio-temporelle, soit pour la nier (les modernistes), soit pour l’affirmer (les littéralistes), les premiers ruinant la foi (quoi qu’ils prétendent), les seconds offensant la raison.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Or, cet axiome repose lui-même sur un autre, plus radical, et qui est le suivant : l’existence d’un être nous est entièrement donnée (ou est entièrement réalisée) par sa présence physique. Etre réel, c’est « être là ». On s’accroche à cette idée comme le noyé à sa bouée, avec une sorte de désespoir inconscient, et non sans le souci polémique de triompher d’un idéalisme redouté et toujours menaçant. On semble vouloir se justifier aux yeux du scientistes, comme si la foi religieuse devait nous exposer fatalement au risque de l’idéalisme : « ce n’est pas parce que nous croyons à l’Invisible que nous ne croyons pas au visible, nous y croyant autant et plus que vous ». Ce qui est rigoureusement exact, dans la mesure où seule la croyance à l’Invisible peut fonder la croyance au visible et lui donner un sens. Le matérialisme n’est rien d’autre qu’un idéalisme de la matière, de même que l’idéalisme conduit nécessairement au matérialisme. Rien de plus faux, à cet égard, que la thèse marxiste selon laquelle les philosophies se répartissent en deux groupes : l’idéalisme et le matérialisme. En réalité, et l’histoire le montre irréfutablement, idéalisme et matérialisme sont inséparables et se conditionnent réciproquement. Une telle conception idéaliste de la connaissance et de l’âme, comme déjà celle de Descartes, implique une conception matérialiste de la réalité corporelle, Descartes, en physique, est ultra-matérialiste : les corps – même les corps vivants – ne sont que « étendue et mouvement », et donc leur science ne relève que de la géométrie et de la mécanique (2 bis). Mais, inversement, le matérialisme est un idéalisme, puisque la matière (au sens de la physique classique) n’est qu’une idée : jamais, en effet, nous n’en faisons l’expérience sensible (3). Ce qu’il faut dire, c’est que l’idéalisme est le commencement de la décadence intellectuelle et qu’il conduit au matérialisme qui est en le terme (4).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il ne saurait donc être question de mettre en doute la réalité du monde corporel, mais seulement de comprendre qu’elle n’est pas la réalité absolue et donc que ce n’est pas en elle que nous trouverons un refuge contre l’idéalisme. Les anges ne sont pas des ectoplasmes flottant dans le nébuleux fantomatique, ce sont des êtres parfaitement consistants et réels, éventuellement doués d’une terrible puissance. Leur succession hiérarchique s’étend du monde humain au Trône divin, définissant autant de degrés d’être et de perfection. C’est pourquoi l’interprétation symbolique de certains textes scripturaires n’équivaut nullement à nier la réalité des événements qu’ils relatent, mais simplement à la référer à une réalité d’un ordre différent, étant entendu que cette réalité, de toute manière, ne peut être exprimée qu’en référence à notre expérience commune, et donc dans le langage du monde sensible.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">III. – Pensée humaine et « pensée » divine </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Cependant, on se demandera peut-être pourquoi l’Ecriture ne s’exprime pas comme la philosophie, en termes abstraits, lesquels dépassent incontestablement les catégories du sensible. Répondre à cette question exigerait tout un traité. Nous nous contenterons de quelques remarques.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il faut essentiellement comprendre que le but de la Parole divine ne saurait être de penser à notre place, mais principalement de nous ouvrir l’intelligence, ce qui ne peut se faire qu’en lui présentant un objet. La pensée, philosophique ou autre, est le mode spécifiquement humain (5) selon lequel l’homme s’exprime à lui-même ce qu’il comprend de ce qu’il connaît. La pensée est donc réflexive (ou seconde) et indirecte (ou médiate) : elle vient après la prise de conscience de l’objet, et utilise des signes mentaux (les concepts) pour se signifier, se dire à elle-même. Intermédiaire entre le pur sensible corporel et le pur intelligible incorporel – auquel elle n’a pas directement accès, sinon par reflet – elle est le lieu humain où l’un dialogue avec l’autre. Elle est ce dialogue incessant, toujours recommencé, jamais satisfait, qui ne s’arrêtera qu’avec nous-mêmes (6). Elle est donc aussi toujours provisoire ou approximative, et limitée. Comprendre, pour la pensée, c’est toujours comprendre « d’une certaine manière » (quodammodo), sous un certain point de vue, et donc aussi, se tromper. En Dieu seul, l’essence de la chose et la connaissance qu’il en a ne font rigoureusement qu’un. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Si donc l’Ecriture s’exprimait abstraitement (c’est d’ailleurs parfois le cas), elle ne nous communiquerait que des pensées, des « manières humaines » de voir les choses, mais non les choses elles-mêmes, et donc ne nous informerait pas. Une philosophie n’a de sens que parce que le philosophe et son lecteur se réfèrent tout deux à une expérience commune : ils savent, l’un et l’autre, de quoi il est question. Tout au long du discours et de sa réception, un même monde de réalités physiques et humaines est silencieusement présent : il n’est pas nécessaire de le montrer : tout homme peut le voir, ou sinon il faut écrire un roman, une pièce de théâtre, un poème, non un traité de philosophie, il est alors intéressant, éventuellement nécessaire, de dire ce qu’il est possible d’en penser, c’est-à-dire de proposer au lecteur des modes de compréhension de ce donné, ou des repères conceptuels qui permettront d’élaborer une telle compréhension. On peut même, c’est le cas du discours scientifique, proposer, non des modes de compréhension, mais des modes de savoir de ce donné, par prélèvement de certain de ses éléments et leur intégration dans une relation mathématique. En revanche, lorsque l’objet dont il est question n’est pas donné dans le monde de l’expérience commune et ne peut pas l’être (à cause de sa nature), on ne saurait en dire quelque chose qu’on ne l’ait d’abord fait connaître, en quelque manière, par mode de signe, puisque le propre d’un signe c’est d’être présent pour un absent (7). Et ce signe ne peut être qu’un signe symbolique, c’est-à-dire concret, et non un signe abstrait comme le concept. Ce cas se rencontre déjà dans certains discours philosophiques : ainsi le symbole de la Caverne chez Platon. C’est aussi celui des premiers chapitres de la Bible, avec une différence cependant : le symbole de la Caverne est une « allégorie » philosophique, destinée à illustrer une pensée préalable sur la condition humaine ; le symbolisme de la Genèse est un récit sacré destiné à fait connaître ce qui fut à l’origine du monde et de l’homme et non à exprimer une pensée préalable – fût-ce celle de Dieu – sur ces origines. La raison en est que Dieu ne pense pas quelque chose du monde (« mes pensées ne sont pas vos pensées ») (8), Dieu « pense » le monde et l’homme, et, s’il veut, ils sont. Le récit biblique, direct, simple, immédiat, exprime au mieux cette sorte d’«instantanéité ontologique » qui est la marque transcendante du divin. Le récit nous parle de choses et non d’idées, car la cosmosgénèse et l’anthropogénèse ne sont pas des idées ou des théories, mais des réalités, et il en parle à l’aide des seules choses dont nous ayons une connaissance directe, simple et immédiate. Le Moyen-Age compare souvent le Livre de l’Ecriture et celui de la nature, comparaison qui joue dans les deux sens : le Livre de l’Ecriture est un autre Livre de la nature, mais d’une nature surnaturelle, qui participe de l’« ainsité » même qu’on trouve dans les choses (9). </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">IV. – Analyse humaine et synthèse créatrice</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Deux choses sont impossibles : que le récit biblique exprime les réflexions que le monde et l’homme suggère à Dieu – nous venons de le montrer – ; que le récit biblique nous fasse assister directement à la création de l’univers et de l’homme, comme nous assistons à la projection d’un film. Cela est tout à fait impossible pour cette raison, à la fois logique et ontologique, que le créé ne peut pas voir sa propre création, puisqu’il faudrait alors qu’il existe avant d’exister. Connaître l’origine créatrice du monde, dans toute sa vérité, c’est être soi-même le créateur. De même les parents seuls connaissent la réalité de la naissance de leur enfant. Mais aucun homme n’est la source de sa propre existence et ne peut se donner l’être. Il y a certes, dans l’homme, quelque chose qui dépasse l’univers entier : nous avons l’idée de Dieu, de l’Etre absolu et infini, et du monde relatif et fini. Mais l’acte primordial par lequel le second tire son origine du Premier recèle un mystère impénétrable au regard de la créature. Et cette vérité vaut également pour toutes les théories scientifiques qui prétendent nous expliquer « comment l’univers s’est formé », et qui toutes présupposent déjà l’espace, le temps et la matière, c’est-à-dire l’univers déjà existant (10).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">La Parole divine, œuvre de l’Esprit Saint, ne l’oublions pas, proposée et garantie par l’Eglise, ne peut donc que « raconter une histoire primordiale », qui nous donne à voir, autant que cela est possible, pour notre entendement, le mystère de nos origines. Qui nous le donne à voir, non selon le détail analytique de son exécution ou selon son mode d’opération, lequel d’ailleurs ne fait qu’un avec l’être des choses qu’il produit, mais synthétiquement, selon ses actes et éléments principiels et leurs articulations essentielles. Et qui nous le donne à voir à l’aide des « analogies constitutives » qui rattachent les réalités sensibles et historiques de notre monde à leurs racines archétypiques et fondent leur capacité à les exprimer, c’est-à-dire à les présentifier. Car, il n’y a aucune autre possibilité pour nous les donner à voir, étant donné ce que nous sommes, ce qu’est le mystère de la création, et, si l’on ose dire, ce qu’est Dieu Lui-même.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Cependant, le mode synthétique du récit de la création n’est pas seulement lié à notre condition d’être créé, condition qui nous interdit, ici-bas, de percer le secret de nos origines, et n’implique nullement une infériorité relativement au discours analytique de la science ; tout au contraire, lui seul peut nous aider, dans une certaine mesure, à entrer dans l’intelligence de ce mystère. Le point de vue analytique qui décompose, divise, segmente, afin d’élaborer une théorie explicative, correspond à une nécessité exclusivement humaine de compréhension. Les éléments résultant du découpage explicatif n’ont d’autre réalité que celle de l’opération cognitive qui les isole. Et certes, ce n’est pas rien. Mais ce n’est pas le réel comme tel. Une comparaison, d’ailleurs banale, fera comprendre de quoi il s’agit. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Quand une caméra enregistre un mouvement, elle ne peut le faire qu’en décomposant les diverses phases de ce mouvement et en les fixant sur la pellicule. Le degré de cette décomposition en phases instantanées est fonction des caractéristiques optiques et mécaniques de la caméra. C’est elle qui sélectionne ces diverses phases : plus la caméra est perfectionnée, plus le nombre de ces phases est élevé. Ces phases ont-elles une réalité objective ? Oui et non. La caméra n’invente rien, elle se contente d’enregistrer ce qu’elle photographie. En ce sens, les phases sélectionnées existent objectivement. Mais, d’autre part, le mouvement n’est pas réellement composé d’une succession de phases additionnées. Celles-ci ne sont que des « vues », ou plutôt des « prises de vues », de la caméra. Dans sa réalité propre, le mouvement est un, simple, continu. La « matière » ou le contenu de chaque photographie est un donné du réel lui-même, mais le découpage ou la « forme » en instantanés isolés et discontinus est l’œuvre de caméra. Ainsi de l’esprit humain.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Maintenant, réfléchissons à ceci : que voulons-nous dire en affirmant que le mouvement est continu, sinon que le nombre des phases dont, pour la caméra, il est constitué, est véritablement infini, ou plus précisément indéfini ? En d’autres termes, on ne saurait les enregistrer toutes, quel que soit le degré de perfection de la caméra : leur nombre serait toujours supérieur à celui qu’aucun appareil ne pourra photographier. Il faudrait une puissance également infinie pour (re)-produire un mouvement réellement continu (11). Ce « dépassement » permanent et a priori de toute prise de vue par le mouvement effectivement accompli est celui-là même de l’objet réel par rapport à l’esprit humain qui en prend connaissance. On voit bien qu’il présuppose, comme nous le disions, une sorte de puissance infinie, dans la réalisation même du fini (car un mouvement en soi, est fini : il a commencement et une fin – pas de perpetuum mobile). Une puissance, ou un tel effet, n’appartient qu’à l’Etre infiniment infini, c’est-à-dire à Dieu. L’être créé est fini dans sa nature, mais l’opération par laquelle il est créé et maintenu dans l’être, participe de l’infinité de son Auteur. Dieu créé « infiniment » des choses finies. Infiniment, non seulement parce que seul un pouvoir infini peut combler la « distance » qui sépare le néant de l’être, mais aussi parce que l’essence que Dieu confère à l’être créé, en tant qu’elle est une ressemblance, selon un mode déterminé, de l’Essence divine, recèle, dans sa perfection archétypale, une sorte d’infinité : non point l’infinité infinie ou en soi de l’Absolu divin, mais l’infinité pour nous (ou relative) de tout ce qui est sans avoir été « fait », c’est-à-dire, pour toute chose, de sa forme première. Telle rose, tel homme, tel aigle, ont été bien faits, ce sont des êtres devenus. Mais la rose, l’homme, l’aigle, dans leur Idée divine (leur essence première et éternelle), sont des achèvements a priori », des perfections éternellement accomplies, des synthèses paradigmatiques et rectrices de tous les êtres de même espèce (12).</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Il apparaît donc que ce qui est infinité inépuisable, du point de vue de l’analyse, est en soi perfection « de toute éternité », pure synthèse précessive. C’est pourquoi il convient éminemment au récit de l’action créatrice de Dieu d’user d’un mode synthétique d’expression, et par conséquent, d’un langage symbolique.</span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;">Comprendre l’Ecriture exige au fond trois sortes de conditions dont les deux premières sont bien connues, mais la troisième singulièrement ignorée. Il faut d’abord une condition religieuse, ou mieux, théologale : est requise la foi en Dieu et l’accueil de l’Ecriture garantie par l’Eglise comme celui de sa Parole omnisciente et vivifiante (ou salvatrice). Il faut ensuite des conditions scientifiques, et qui relèvent de l’exégèse : connaissance des langues anciennes, des genres littéraires, des données historiques et géographiques, de la critique des textes, etc. Il faut enfin des conditions philosophiques qui relèvent de l’herméneutique : la compréhension des modes d’expression de la Parole divine exige, de notre part, une emendatio intellectus, une « réforme de l’entendement » qui nous accorde à l’esprit de l’Ecriture. Cependant, prenons garde : il ne s’agit pas d’adopter momentanément une manière de voir « archaïque » ou « primitive » (nous ferions alors de l’ethnologie), mais de reconnaître en quoi ces catégories mentales sont tout simplement vraies, ce qui est la seule façon dont l’intelligence peut les faire siennes. </span></p> <p align="justify"><span style="font-size:130%;"><br /> Textes parus dans La Pensée catholique de juillet 1984 à octobre 1985. </span></p> <p align="justify"><br /> NOTES (4ème partie)</p> <p align="justify"><br /> (1) Ce qui ne signifie pas que la matière n’existe pas, mais que l’existence matérielle (ou plutôt « corporelle », selon la terminologie de la philosophie grecque) n’est qu’un mode d’existence (le premier dont nous ayons une connaissance directement objective).<br /> (2) Laquelle dérive, en dernière analyse, d’un archétype divin, c’est-à-dire d’un mode éternel et incréé de participation à l’Essence de Dieu : cf. saint Thomas, Somme Théologique, I, q. 44, a. 3.<br /> (2b)Dans son livre Le hasard et la nécessité, le biologiste athée Monod se déclare expressément cartésien.<br /> (3) Très logiquement, chez Descartes, la nature de la substance « étendue » n’est connue que par son idée.<br /> (4) Ainsi Hegel conduit à Marx. Le matérialisme, cependant, est encore de l’intelligence – ce que prouve la science moderne – même s’il s’agit de sa limite inférieure. Les doctrines qui lui succèdent (et parfois le rejettent au nom du psychique – du genre Jung – sont infra-intellectuelles et ne proposent au fond qu’une immersion dans les « ténèbres extérieures », tant il est vrai que le corps, stable et limité, sauve l’âme de sa dispersion dans l’indéfini en la fixant.<br /> (5) On ne parle de pensée divine que par analogie.<br /> (6) Mais ce dialogue peut aussi s’interrompre dans la contemplation esthétique, métaphysique, mystique, jusqu’à l’extase (excessus mentis), ou, inversement, lorsque l’urgence de la situation nous requiert immédiatement (décision rapide, acte réflexe), parfois brutalement, jusqu’à l’évanouissement. Chacune de ces interruptions est une « petite mort ».<br /> (7) C’est ce que nous avons appelé, dans Le mystère du signe, la fonction de « présentification » – le terme de « représentation » étant ambigu.<br /> (8) Sinon, encore une fois, de manière analogique.<br /> (9) On excusera ce rude néologisme qui voudrait désigner une notion importante : le fait que les choses sont « ainsi » avec une sorte de tranquillité absolue.<br /> (10) Ce mystère n’est impénétrable, dans sa racine, que pour l’intelligence créée dans sa condition présente, mais Dieu peut en accorder une certaine connaissance aux intelligences béatifiées.<br /> (11) Il y a d’ailleurs un mouvement réellement continu, celui de la caméra elle-même, ou de l’appareil de projection.<br /> (12) « Les idées des créatures, dit S. Thomas, ne différant point en Dieu de l’Essence infinie, elles sont cette Essence même » (Somme théologique, I, q. 18, a. 4). On a prétendu que la conception de la création que nous avons exposée dans La charité profanée était au fond panthéiste, comme le prouvent certaines de nos formules où nous parlons (métaphoriquement !) de la main de Dieu « qui s’est posée » sur chaque créature, ou du « geste de Dieu devenu chair » (p. 43). Et l’on nous oppose la fresque de Michel-Ange dans laquelle le doigt de Dieu et celui d’Adam ne se touchent pas. Outre que ces critiques se gardent bien de citer les chapitres où nous avons explicitement traité de cette question (ch. XVII, XVIII, XIX), nous rappellerons simplement ce texte de saint Thomas : « Dieu est dans tous les êtres, non comme une part de leur essence, ou comme un attribut, mais comme l’agent est présent à ce en quoi il agit. Il est nécessaire en effet que tout agent soit conjoint (conjugi) à ce en quoi il agit immédiatement, et qu’il le touche par sa vertu (contingere) » (I, q. 8, a. 1). Quant à la signification de la distance que Michel-Ange introduit entre le doigt de Dieu et celui d’Adam, nous serions volonté porté – mais nous avouons notre incompétence – à y voir l’affirmation prométhéenne (et digne du paganisme de la Renaissance) de l’autonomie de l’être humain par rapport à Dieu. Au demeurant, l’iconographie médiévale, d’une tout autre valeur théologique et spirituelle que celle du XVIe siècle, nous offre d’innombrables exemples où Dieu créant pose sa main sur Adam. Rappelons enfin que la main symbolise la vertu, c’est-à-dire la puissance, et que parler du geste de Dieu « devenu » chair signifie simplement l’immédiateté – la non-médiateté – de l’opération créatrice.<br /></p>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-57387332434093375812008-11-15T06:09:00.000-08:002008-11-15T06:11:11.837-08:00Questions sur l'autorité de René Guénon<p align="justify">Pas facile d’être juste avec Guénon. L’œuvre semble exiger une adhésion totale tant son unité est forte. On l’accepte en bloc ou on la rejette de même. Autant que personne, je suis sensible à la maîtrise qui règne dans les moindres lignes de ce penseur hors du commun : unité du style qui ne fait que refléter l’unité de la doctrine et qui tranche sur la majeure partie des productions intellectuelles du XXe siècle. Ces traits objectifs marquent l’œuvre d’une manière si nette et si accusée que nul ne peut les contester et qu’elle est par là assurée de sa durée. De cette œuvre, et quelles que soient par ailleurs les divergences d’idées, on ne peut nier l’importance ni la grandeur. Et nul doute que l’une et l’autre iront en s’affirmant, comme le montrent les cinquante années qui se sont écoulées depuis la mort de son auteur.</p> <p align="justify">Cependant, en devenant en quelque sorte plus classique, plus universellement reconnue. Il n’est pas certain que l’œuvre ne perde de sa singularité, voire de son sens. Destinée primitivement à restaurer l’intellectualité sacrée, l’ésotérisme véritable, à rouvrir le chemin des doctrines orientales, et à favoriser la formation d’une élite occidentale en vue des événements annoncés de la fin du cycle, l’œuvre de Guénon, désormais inscrite au tableau culturel du monde moderne, court le risque d’une reconnaissance académique : elle se trouvera rangée, à côté d’autres gloires aussi indiscutables, mais comme elles, neutralisée, cataloguée, dictionnarisée, ensevelie sous les rubriques aseptisées de l’information régnante. On parlait autrefois, à son propos, d’une conspiration du silence ; on parle encore aujourd’hui, dans un livre au demeurant de bon aloi, du « philosophe invisible » (cf. l’ouvrage de Jean-luc Maxence : René Guénon, le philosophe invisible, Presses de la Renaissance, 2001). On évoque la présence incontestable d’une œuvre qui a effectivement exercé un magistère « secret » sur beaucoup d’auteurs célèbres ; et l’on ne manque pas de citer André Gide, lequel, à mon avis, avait poussé l’art de se moquer du monde au-delà des limites ordinaires de la comédie littéraire : les guénoniens qui se félicitent de ce témoignage ambigu seraient-ils aussi naïfs que le reste des profanes ? Et n’oublions pas qu’il y a également des conspirations du bruit ; le vacarme n’est pas moins assourdissant que le silence n’est étouffant, ou plutôt, il est davantage mortifère. Certes, s’agissant de Guénon, nous n’en sommes pas encore là, Dieu merci. Mais ne nous imaginons pas que le « zapping culturel » de notre époque soit en mesure d’accorder plus qu’une attention distraite à un auteur dont l’originalité, voire la marginalité, flatte notre goût pour les curiosités intellectuelles, en attendant autre chose. </p> <p align="justify">Méfions-nous donc des reconnaissances tardives. En sortant de la semi-clandestinité à laquelle la vouait son propos, la pensée guénonienne ne gagnera pas nécessairement en crédit. La seule reconnaissance qui vaille en la matière est celle d’une lecture approfondie, dans la solitude d’un tête-à-tête, sous le regard de la seule et immuable vérité.</p> <p align="justify">C’est à une telle lecture que j’avais ambition de me livrer en écrivant Esotérisme guénonien et mystère chrétien, ouvrage qui a suscité quelques polémiques, voire des incompréhensions. Et il est vrai que j’y ai pris mes distances avec celui que Michel Vâlsan désignait comme la « Boussole infaillible » et la « Cuirasse impénétrable ». Je l’ai fait parce que j’ai cru devoir le faire, et non pour m’aligner sur les positions que F. Schuon a exprimées dans « Quelques remarques critiques » (Dossier H-René Guénon. L’Age d’homme). Je ne nierai pas que ces « critiques », dont je connaissais par ailleurs l’essentiel, ne m’aient aidé à prendre conscience de mes propres convictions. Mais je suis loin d’adhérer à l’ensemble du texte. Certaines « Remarques » me semblent infondées, et plusieurs thèses, proprement schuoniennes, sont, à mes yeux, irrecevables : ainsi de l’idée d’un « ésotérisme absolu » dont j’ai montré le caractère illusoire au chapitre II de mon livre. D’autre part, beaucoup des thèmes que j’ai développés dans cet ouvrage remontent en fait aux premières années de mes lectures guénoniennes. Dans le journal que je tenais de ces lectures, j’en trouve exposé l’essentiel à la date du 1er octobre 1955. Au fond, si je me reporte à ces années lointaines, je constate que mon engagement catholique est toujours resté inaffecté par les théories de Guénon sur l’ésotérisme chrétien. Et si je les mettais si aisément entre parenthèses, c’est parce qu’elles m’apparaissaient nulles et non avenues face au mystère du Christ. Je tiens à souligner que là est pour moi le point focal. Sur un certain nombre d’éléments plus ou moins périphériques du christianisme, Guénon apporte des éclairages précieux. Mais du Centre Christique, tout ce qu’il me dit me paraît extérieur à la profondeur de sa réalité vivante, même s’il lui arrive de parler du Christ d’une manière formellement exacte. On estimera peut-être qu’en évoquant le « mystère du Christ » et sa « réalité vivante », je m’exprime d’une manière vague et quelque peu sentimentale. Et l’on sait que Guénon récusait l’expérience en matière de connaissance. Pourtant je vois mal comment on peut identifier un vin sans l’avoir goûté. De même pour le mystère du Christ.</p> <p align="justify">Cependant une telle conviction n’aurait pas suffi à me faire entreprendre la rédaction d’un livre qui m’a demandé pas mal de recherches. Il a fallu la rencontre d’une personne, excellente catholique, très informée en théologie, et pourvue d’une connaissance exceptionnelle de René Guénon, qui me déclara un jour qu’« en vérité, le baptême chrétien, entièrement exotérique, est un rite d’agrégation psychique à la communauté chrétienne », ce qui, en effet, est strictement guénonien. Or, même en incluant dans cette définition la considération de la « régénération des éléments psychiques », on est encore très loin de ce qu’enseignent l’Ecriture et l’Eglise sur un sacrement par lequel nous sommes plongés dans la mort du Christ, nous recevons la grâce de la vie trinitaire en nous, et nous est donnée une « subsistance divine » (Denys l’Aréopagite). Le Christ est mort pour que sa mort devienne notre baptême. Sur la nature de ce sacrement, institué par le Christ, l’Eglise n’a aucun pouvoir : elle n’est libre que de ses conditions d’application. Mais, par soumission à la doctrine guénonienne, par conformité aux catégories d’un écrivain, un chrétien, versé dans les sciences religieuses et d’une piété rigoureuse, renie l’essence même du sacrement qu’il a reçu, se ferme au don que Dieu lui fait de sa propre vie trinitaire et refuse l’amour miséricordieux du Verbe crucifié. Si ce sont là des arguments sentimentaux, alors vive les sentiments ! Mais qui ne voit qu’il y a dans cet aveuglement quelque chose de spirituellement inacceptable et un manque étonnant du « sens des proportions », pour parler comme Guénon ? Ou bien l’autorité d’un intellectuel français du XXe siècle serait-elle supérieure à celle de la Foi catholique, à celle de la Révélation même de Dieu dans son évangile ? A qui devons-nous obéissance ? Guénon a-t-il le droit de légiférer en la matière ? Est-ce à un musulman à nous enseigner ce qu’il en est de la nature du baptême ? </p> <p align="justify">Que le baptême soit exotérique ou ésotérique, ou les deux à la fois, en dernière analyse, cela m’est indifférent et n’a pas la moindre importance, si du moins on prend ces catégories dans leur sens strictement guénonien : ce n’est pas ainsi que s’exprime la religion chrétienne. Mais ce que je sais, c’est que le baptême fait de nous des enfants de Dieu, c’est-à-dire qu’il nous confère la grâce de la filiation divine, et que notre intégration spirituelle (et psychique, pourquoi pas ? ) à l’Eglise est une conséquence de cette filiation : nous sommes frères parce que nous sommes fils d’un même Père en Jésus-Christ. Voilà une doctrine d’une parfaite logique. Mais de tout cela, qui est de stricte orthodoxie chrétienne et explicitement enseigné par l’Ecriture, Guénon ne dit pas un mot. Qui faut-il croire ? La Parole de Dieu ou la sienne ? On peut, certes, ne pas être d’accord avec mes conclusions, mais, en toute objectivité, on ne peut nier que la question se pose, et que l’on tenu d’y répondre : car, ne l’oublions pas, il y va pour un chrétien, de son salut éternel.</p> <p align="justify">La question à laquelle nous sommes ainsi conduits est celle de l’autorité ; il me faut donc l’aborder pour elle-même.</p> <p align="justify">En matière de connaissance, l’autorité est ce qui garantit extrinsèquement la vérité d’un enseignement : quand doit-elle intervenir ? En général, un enseignement de nature purement intellectuelle n’a pas besoin d’être autorisé pour être reçu comme vrai : il a sa vérité en lui-même et par lui-même, ainsi qu’on le voit en mathématiques. Cependant toute intelligence n’étant pas apte à saisir la vérité intrinsèque d’un énoncé, il arrive qu’elle ait besoin de l’autorité d’un maître pour admettre cette vérité en sa créance, avant d’y adhérer en vertu de son évidence. Concernant maintenant les vérités de fait, dont la connaissance ne peut ordinairement être assurée par aucune intellection, la nécessité d’une garantie extrinsèque est absolue, et non plus conditionnelle : je ne puis savoir que César a franchi le Rubicon que par un témoignage autorisé. Le recours à l’autorité est donc toujours nécessité par un défaut d’intellection, soit accidentel, soit essentiel. Si nous étions en mesure d’intelliger la vérité de tout être par connaissance directe de son essence, supposée contenir en elle non seulement tout ce qu’il est mais encore tout ce qui lui arrivera, à la manière de la monade leibnizienne, l’autorité serait inutile. Mais cette supposition est irrecevable. Un tel monde serait un monde d’essences se reflétant les unes les autres, non un monde d’existences. Car, précisément, mon existence, c’est mon ignorance. Je peux voir toutes choses, mais non le point de vue d’où je vois toutes choses, mon être-là, puisque c’est en partant de lui que je vois ; et si je le quitte pour le regarder, il cesse d’être mon point de vue et devient un objet parmi d’autres : ce n’est donc pas mon point de vue que je vois.</p> <p align="justify">Ainsi, la racine ontologique de mon existence est en deçà de toute intellection ; elle est le point aveugle, le punctum caecum grâce auquel toute chose est à voir pour un sujet. Ce point aveugle signe mon irréductible inscription existentielle dans un monde, autrement dit : ma situation. Exister, c’est être ontologiquement situé dans un milieu : milieu cosmique, société, époque, institution, famille, etc. Et, de cette situation, de ce situs existentiel , il n’y a nulle connaissance possible, sauf par révélation. Car la science des situs existentiels, c’est la science même de la création, c’est la science de l’existentiation ; tant il est vrai que « exister », « ex-sister », c’est « sister hors de soi », c’est être hors de son essence propre. Et, réciproquement, être hors de son essence propre signifie être situé, être inscrit et circonscrit dans un monde. On exprime encore la même idée lorsqu’on parle de la distinction de l’essence et de l’existence : exister, c’est-à-dire être créé, c’est ne pas être son essence. Certes, tout être a une essence, ou nature, mais aucun n’est cette essence : nous avons seulement à la réaliser, à devenir ce que nous « sommes ».</p> <p align="justify">Etre situé n’est donc pas une caractéristique adventice de l’être, purement extérieure à l’être ainsi qualifié : c’est une détermination qui affecte l’être créé en tant que tel. Cependant, cette détermination n’a pas seulement la signification négative d’être posé « hors de soi » ; elle signifie aussi, ai-je dit, « se trouver dans un monde », « être quelque part ». L’être ainsi posé occupe une place ontologiquement déterminée, et soutient une multitude de relations avec le monde lui-même et tous les êtres qui s’y trouvent également situés. Bref, être situé c’est exercer certaines fonctions. Maintenant, comment puis-je savoir que tel être exerce la fonction qui lui revient légitimement, ou qu’il occupe la place qui lui est due ? Théoriquement, la place qu’occupe un être dans un milieu devrait découler de sa nature, de même que la position d’une pièce dans une machine découle directement de sa nature : ici, pas besoin d’autorité, les choses ne peuvent pas fonctionner autrement, et l’ordre de l’ensemble est comme un effet de la nature (par exemple de la forme géométrique) des éléments qui le constituent ; ou plutôt, ordre de l’ensemble et natures des éléments composants ne font qu’un. Il n’en va pas ainsi dans le monde réel : ni dans le monde physique, même dans une machine (il y a du jeu dans l’ordre du monde), ni a fortiori dans le monde humain où l’être est libre, c’est-à-dire doit réaliser sa nature, doit devenir ce qu’il est (et donc peut aussi ne pas le devenir, peut se « dénaturer »), si bien que la fonction et la place qu’il occupe, par exemple dans la société ou une institution quelconque, ne sauraient être des effets automatiques de la nature potentielle qui est la sienne.</p> <p align="justify">J’ai dit, il y a un instant, que la science des situs existentiels était la science même de la création. Elle l’est relativement au processus « existenciateur » par lequel un être est posé dans un monde et non « en lui-même ». Elle l’est aussi relativement au processus « formateur », par lequel telle forme lui est conférée. Elle l’est enfin relativement au processus « ordonnateur », par lequel les mondes sont constitués dans leur ordonnancement, c’est-à-dire par lequel la multiplicité des êtres qui en font partie sont unifiés les uns par rapport aux autres et tous par rapport à l’Un en qui ils se totalisent. La science divine de cet ordonnancement s’appellent la Sagesse. « Le propre de la sagesse, dit saint Thomas, est d’ordonner». La Sagesse, en effet, est savoir de l’ordre, c’est-à-dire connaissance du rapport qui unit chaque élément à sa fin et à la fin du tout. Une telle connaissance, qui est science de la vérité du situs de chaque être, autrement dit de son identité dans l’altérité du multiple ou extériorité cosmique, et science de la fonction qu’il peut remplir en vue de maintenir l’unité du tout et d’accomplir sa finalité ultime, une telle science n’appartient qu’à Dieu, non aux hommes. C’est pourquoi elle ne peut nous être communiquée que sous la forme de l’autorité, c’est-à-dire d’une garantie extrinsèque, venue d’En Haut, et qui nous déclare : oui, telle personne a le droit de dire ce qu’elle dit et de faire ce qu’elle fait ; oui, ce qu’elle dit et fait est conforme à la Volonté du Ciel et donc exprime la vérité. C’est ici que l’ordre sapientiel du monde, c’est-à-dire l’ordination de toute chose à toute chose et à l’Un qui les finalise, apparaît comme un ordre, c’est-à-dire un commandement, une loi, ou plutôt ne peut apparaître, se manifester, que comme un ordre, un devoir-savoir et un devoir-faire ou un devoir-être.</p> <p align="justify">Résumons. Je suis parti de la constatation que nous avions besoin d’une garantie chaque fois que l’intellection, par accident ou par nature, est impuissante à nous faire connaître la vérité d’une assertion. Dès lors en effet que la vérité d’une assertion n’est pas manifeste par elle-même, je suis renvoyé à la compétence de celui qui l’asserte, et donc, en fin de compte, à son existence en tant qu’individu singulier. Quel est son droit à l’asserter ? Est-il investi, et par qui, d’une fonction qui l’autorise à dire ce qu’il dit ? Mais connaître directement cette fonction équivaudrait à connaître la raison d’être de son situs existentiel et ce situs lui-même : quelle place occupe tel être dans l’ensemble des êtres, et quelle fonction en découle-t-il pour lui et relativement à tous les autres ? Or, une telle connaissance n’est rien d’autre que la science de la création, laquelle englobe à la fois la donation de l’être (appropriée au Père), la communication de la forme, ou essence, (appropriée au Verbe-Fils), et l’ordonnation du multiple à l’Un (appropriée à la sagesse-Esprit). Cette connaissance ne pouvant être nôtre (« le délivré-vivant sait que toutes les formes sont d’argile, dit Shankara, mais il ne connaît pas toutes les formes de l’argile »), il s’ensuit que la fonction que tel être a le droit d’exercer ne peut être connue que par voie d’autorité venue d’En Haut, et sous forme d’une déclaration expresse. C’est pourquoi si, quand à son origine, tout pouvoir vient de Dieu, ainsi que l’enseigne saint Paul (Rom XIII, 1), quant à la déclaration d’autorité en tant que telle, il n’en va pas de même. Elle ne peut être le fait que de l’Institution, quelle qu’elle soit : Eglise, Organisations sacrées ou profanes, telles que Etat, Administration, etc. Cela dit, si l’on demande derechef : sur quel fondement acquiescer à telle déclaration d’autorité, je répondrai qu’en dernier analyse il n’y en a pas d’autre – et il ne peut rationnellement y en avoir d’autre – que la foi en la parole de l’Institution autorisante. L’autorité est à elle-même son propre fondement, ou, réciproquement, l’Institution a l’autorité que notre foi lui reconnaît. Ainsi, en prenant les choses à un niveau courant, que tel professeur enseigne la vérité de sa discipline, je le crois sur la foi de l’Institution scolaire qui garantit son savoir par un diplôme et l’investit de cette fonction : licentia docendi, « permission d’enseigner ». A un niveau supérieur, si l’on demande : pourquoi je dois croire aux vérités de la doctrine catholique, le catéchisme (et la théologie) répond : à cause de l’autorité de Dieu qui les a révélées. Qu’Abraham soit le Père des croyants, voilà un fait que je crois à cause de l’autorité de la Parole de Dieu. Que Jésus-Christ soit Dieu incarné, voilà un fait que je crois vrai à cause de l’autorité de la Tradition apostolique, et que je ne peux connaître, sauf rarissime exception, d’aucune autre manière : fides ex auditu.</p> <p align="justify">La question que je posais tout à l’heure trouve ici son exacte formulation. Devons-nous croire Guénon quand il légifère sur la nature des sacrements chrétiens, ou lorsqu’il nous parle de tel ou tel fait sacré, dont il est le seul à traiter aussi explicitement, par exemple le Roi du monde ? Quand il expose le symbolisme de la croix, l’intelligence suffit à comprendre la pertinence de ses considérations : s’il s’agit du vedânta ou du sâmkhya, la consultation des textes hindous suffit à nous assurer de l’exactitude de sa présentation. Mais sur les sacrements ou sur le roi du monde, seules des conjectures extérieures peuvent appuyer ses conclusions. Or, Guénon va bien au-delà d’une interprétation conjecturale, il se prononce dogmatiquement, comme ayant autorité. C’est pourquoi, dès lors qu’il ne se veut ni philosophe faisant appel (en principe) à la seule raison, ni érudit n’en appelant qu’au savoir, la question majeure le concernant est bien la suivante : d’où tient-il son autorité et quelle est la fonction que le Ciel lui a dévolue ? </p> <p align="justify">Beaucoup de guénoniens refusent d’aller jusque-là, ou minorent l’intérêt d’une telle interrogation. Et je les comprends, car elle conduit vers des considérations qui échappent à tout contrôle, qui dépassent le jeu des hypothèses ordinaires et qui nous font entrer dans une mythologie à laquelle la foi seule nous permet d’adhérer. Et cependant on ne saurait éviter d’en envisager l’éventualité. Dès lors que le discours guénonien s’érige en discours dominant, législateur universelle des « formes traditionnelles », il s’arroge une fonction également universelle et nous contraint à nous demander : d’où parle-t-il ? Et la réponse ne peut guère être que celle-ci : il parle de la part de la Tradition primordiale qui, selon lui, est au-dessus de toutes les autres, et donc de la part du Roi du monde qui en est le supposé détenteur. C’est pourquoi Charles-André Gillis se trouve parfaitement fondé à déclarer, d’entrée de jeu, que le discours guénonien est « inséparable d’une fonction sacrée, d’origine supra-individuelle » (Introduction à l’enseignement et à l’œuvre de René Guénon, Les éditions de l’œuvre, p. 7). Autrement dit : l’œuvre de Guénon garantit l’existence du Roi du monde et l’existence du Roi du monde garantit l’œuvre de Guénon. </p> <p align="justify">Certains peuvent donc être fort critiques à l’égard de ceux qui n’hésitent jamais à attribuer à Guénon, ou à l’un ou l’autre de ses continuateurs, des fonctions sublimes dont les formulations sont empruntées plus ou moins directement à telle religion existante, ou combinent des éléments d’origines diverses. Et néanmoins force est d’admettre qu’il s’agit d’une nécessité à laquelle sont logiquement condamnés les purs guénoniens. Il ne font d’ailleurs en cela qu’imiter les vues de leur maître qui ne pouvait concevoir l’économie de la grâce divine que d’une manière administrative : « fonction » est bien proche de « fonctionnaire », et il y a incontestablement du fonctionnarisme dans une telle conception. A cet égard, le mythe de l’Agarttha pourrait bien passer pour le comble de l’idéal fonctionnaire.</p> <p align="justify">Evidemment, on ne peut pas ne pas se demander : mais qui attribue de telles fonctions ? Qui nous les révèle ? Qui nous déclare à nous, qui ne nous en doutions pas, que Guénon, ou tel de ses disciples, est investi de telle fonction ? Interrogation qui porte non pas simplement sur le rôle que tel auteur a joué effectivement et dont la connaissance nous est fournie par la seule considération empirique de son œuvre, mais sur une fonction spirituelle permanente, prévue par le Ciel de toute éternité, qui met en jeu des données cosmologiques objectives d’une grande complexité et qui, loin de découler de la prise en compte de la signification de l’œuvre, lui confère au contraire sa véritable portée et en révèle la véritable nature. Je laisserai à chacun le soin de répondre, me contentant d’observer que, si Guénon n’a certes jamais revendiqué explicitement pour lui-même une telle fonction sacrée, néanmoins il a en quelque sorte laissé entendre qu’il en était investi quand il déclare, par exemple, que ses connaissances « ne comportent pas de références », ou encore que, sur le Roi du monde, il en a « dit certainement bien plus qu’on ne l’avait fait jusqu’ici ». Contrairement à ce que certains pourraient penser, il y a donc fort longtemps que j’ai pris conscience que l’œuvre guénonienne impliquait la nécessité d’une fonction qui la justifie et l’autorise, mais aussi, et pour cette raison même, qui la rend problématique.<br /> <br /> Ce qu’il y a de problématique dans cette exigence d’une investiture que lui aurait conférée la hiérarchie des Supérieurs Inconnus, ce n’est pas le fait que l’autorité revendiquée ne s’autorise au fond que d’elle-même. Comme je l’ai déjà souligné, c’est là un trait fondamental de toute déclaration première d’autorité. Je citais tout à l’heure le cas du professeur dont l’autorité scientifique est garantie par l’Etat. Son autorité est donc seconde et dérivée. Mais quelle autorité première l’Etat possède-t-il en matière scientifique (je laisse de côté la source de son autorité politique) ? A vrai dire, aucune. C’est pourquoi il s’en remet, pour en juger, à un jury de compétents, se contentant de ratifier et de déclarer leur jugement. Quant à l’autorité du jury, il faut bien, en dernière analyse, qu’elle s’autorise elle-même. Il n’y a donc, d’un point de vue purement formel, rien de contradictoire à ce que l’autorité s’autoproclame : on le voit bien, l’autorité a, en elle-même, quelque chose d’absolu. Au demeurant, et au risque peut-être de surprendre, je dirai qu’il en est de même pour la révélation : en tant que révélation positive, elle est à elle-même son propre fondement. Je parle évidemment de l’autorité déclarée, de l’autorité proclamée, donc historiquement connue et connaissable. C’est éminemment le cas de Jésus-Christ. Qu’est-ce qui fonde son autorité à se déclarer le Messie, Dieu et Fils de Dieu ? Sur quoi s’appuie-t-il pour étayer ses affirmations ? Quelles sont ses références ? A proprement parler, il n’y en a pas. Sa parole se fonde sur elle-même. Saint-Matthieu (VII. 29) nous dit que Jésus parlait comme « ayant autorité ». C’est là un donné qu’il faut prendre comme tel. Rien n’illustre mieux cette revendication d’autorité première que le Sermon sur la montagne. La scène au cours de laquelle Jésus délivre cet enseignement est semblable à celle durant laquelle Moïse reçoit la révélation de la Torah sur le Sinaï. Ce parallélisme – beaucoup d’exégètes l’ont noté – est voulu par l’Evangéliste (ch. V). Mais précisément Moïse reçoit la Loi, alors que Jésus la donne et l’accomplit (V, 17), c’est-à-dire la transforme : « Vous avez entendu qu’il a été dit (par Dieu !) aux ancêtres… », « or, Moi, je vous dis… » Jésus parle ici expressément en tant que Dieu : « Et avant qu’Abraham parût, Je suis. » Quel fondement donne-t-il à des déclarations aussi incroyables, aussi démesurées ? Aucun.</p> <p align="justify">De ce point de vue, la situation de René Guénon n’est donc pas différente de celle de Jésus-Christ. Mais justement, c’est le point problématique et dirimant. Car, de même que je ne peux que croire, ou ne pas croire en Jésus-Christ, de même j’en suis réduit à croire, ou ne pas croire, en René Guénon. Croire en Jésus-Christ, c’est croire qu’il est Dieu incarné, car, en fin de compte, seul Dieu peut avoir le droit de dire ce qu’il dit. Croire en René Guénon, c’est croire qu’il est investi par le Roi du monde de la fonction de maître de la science ésotérique pour « l’ensemble de l’univers traditionnel » (Ch. A. Gillis, op. cit., p. 13). Or, et relativement à la question cruciale du sacrement du baptême, Jésus-Christ et Guénon ne tiennent pas le même langage et ne disent pas la même chose.</p> <p align="justify">C’est donc à chacun des lecteurs chrétiens de cet auteur à se poser la question cruciale : est-ce que je crois Guénon, ou Jésus-Christ ? Il va de soi que je tiens pour acquis, comme je l’ai montré dans mon livre, que l’Eglise n’a aucun pouvoir sur la nature des sacrements qu’elle définit toujours tels que le Christ les a institués – ce qui ruine l’hypothèse, étrange, d’une descente exotérique et donc d’une sorte de tromperie universelle. Et qu’on ne s’imagine pas que je force la note en donnant à choisir entre Guénon et Jésus-Christ, car c’est en somme ce qu’impliquent les thèses que soutient, en strict guénonien, l’auteur du livre mentionné plus haut. Fidèle à l’enseignement de son maître, et avec le souci de rigueur qui le caractérise, il est bien amené à constater qu’il y a incompatibilité entre la perspective guénonienne et celle du Christ ; et, contrairement à ce qu’on pourrait attendre, c’est la première qui est donnée comme ayant le pas sur la seconde – ce qui est parfaitement logique, puisque la première émane de la Tradition universelle et dit le « Droit sacré » (p. 88), alors que la seconde n’en est tout au plus qu’une adaptation secondaire. Encore n’est-ce même pas vraiment le cas : la « forme propre » du christianisme (auquel est joint ici le bouddhisme) « n’a pas été manifestée en vertu d’un ordre direct émanant de l’Autorité traditionnelle qui préside aux adaptations cycliques de la Doctrine immuable ». Cette Autorité se contenta de « légitimer (…) et confirmer une initiative qui revêtait à son point de départ un caractère irrégulier », bien que justifié par certaines circonstances. C’est pourquoi le christianisme (principalement) et le bouddhisme (nécessairement) « représentent non pas une manifestation de la Norme universelle, mais bien une dérogation à cette Norme » (p. 88). On est évidemment un peu surpris d’apprendre que, guénoniquement parlant, l’«initiative » de Jésus-Christ, Fils de Dieu, Verbe incarné, Dieu fait homme, était « irrégulière » et ne jouit que d’un « statut dérogatoire ». Mais enfin, il ne pouvait y avoir meilleure confirmation des thèses que je soutiens ici. Maintenant, si je comprends bien ce qui nous est dit, cela ne signifie-t-il pas que, dans sa racine première, et donc avant sa supposée légitimation (allusion sans doute aux « Rois-Mages de l’Evangile », selon l’interprétation de Saint-Yves d’Alveydre et de Guénon) le fait christique, l’incarnation du Fils de Dieu, est sans rapport avec aucune autorisation émanant du Centre suprême. Autrement dit, et de l’aveu du strict guénonisme, en se faisant chair, le Verbe éternel s’est passé de l’autorisation de l’Agarttha. A vrai dire, on s’en doutait un peu.<br /> 20-22 juin 2001<br /> en la fête du Sacré-Coeur</p> <p align="justify">Post Scriptum</p> <p align="justify">– Outre leur fonction d’envoyés de l’Agarttha, Guénon voit dans les «Rois-Mages de l’Evangile » l’expression en mode chrétien de l’unité du sacerdoce et de la royauté (Roi du monde, p.15). Cette unité existe en effet : le Christ est prêtre et roi. Mais il n’y a pas de « Rois-Mages de l’Evangile », saint Matthieu ne parlant que de « mages » (II, 1).</p> <p align="justify"><br /> – Guénon a-t-il jamais mentionné le caractère « irrégulier » du christianisme, lui a-t-il attribué un « statut dérogatoire » ? Je ne crois pas. Il évoque même à plusieurs reprises sa « parfaite orthodoxie » (op. cit., p. 32), ce qui signifie pour lui sa conformité aux règles du « Droit sacré » dont le Roi du monde serait le gardien suprême. Mais il est possible d’admettre qu’il en aurait effectivement parlé s’il n’avait pas cru devoir ménager ses lecteurs chrétiens, ou pour d’autres raisons que j’ignore.</p> <p align="justify">– Peut-on associer le bouddhisme au christianisme et les caractériser tous deux comme « une hérésie formelle au regard de la tradition dont ils sont issus » (Gillis, op.cit., p. 87) ? Guénon, en tout cas, ne le fait pas, et réserve cette caractérisation au seul bouddhisme, ce que signale notre auteur, sans remarquer cependant qu’elle convient en effet mieux à la relation du bouddhisme à l’hindouisme qu’à celle du christianisme au judaïsme, d’autant que bien des indices donnent à penser que le judaïsme ne s’est vraiment constitué en religion aux contours bien définis qu’en réaction contre le christianisme (André Paul, leçons paradoxales sur les Juifs et les Chrétiens, DDB, 1992). Gardons-nous de l’illusion de la rétrospective : c’est sans doute le judaïsme qui est postérieur au christianisme.</p> <p align="justify"><br /> – Faut-il souligner que je ne mets pas en question l’importance unique et décisive de l’œuvre de Guénon ? Mais, suivant le conseil de saint-Paul en Tim, V, 21, je m’efforce de « tout éprouver et de retenir ce qui est bon ».</p> <p align="justify"><br /> – Un dernier point. Supposons que j’entre un instant dans la mythologie guénonienne du roi du monde, revue et corrigée par le maître actuel de l’Ecole vâlsanienne. Supposons que j’admette que les trois « Roi-Mages » – qui dans l’Evangile ne sont ni trois, ni rois – « ne représentent en réalité rien d’autre que les trois chefs de l’Agarttha » (Roi du monde, p. 31) venant apporter la caution du Centre suprême, afin de « confirmer une initiative » indépendante et, à l’origine, sans mandat « agartthique ». Je remarque déjà qu’une telle confirmation, autant que je sache, ne se rencontre pas dans la vie du Bouddha (bien que la croyance au royaume de Shambala fasse partie du légendaire bouddhique) : faut-il penser que l’ « initiative » du Bouddha n’aurait pas été confirmée. D’autre part, si tout cela est vrai, il en résulte que l ‘«initiative » christique, seule à avoir bénéficié, post eventum, de la légitimation agartthique, ne relève pas de la Suprême Juridiction du Droit sacré pour l’ensemble des formes traditionnelles terrestres. Pourtant les représentants de cette Juridiction, tombant à terre, « se prosternent » devant l’Enfant (Mt II, 11), ce qui signifie que les chefs de l’Agarttha se soumettent à son autorité. De même, l’Epître aux Hébreux enseigne que Melchisédech, supérieur à Abraham, est inférieur à Jésus puisqu’il en est une similitude (VI, 3). Melchisédech n’est d’ailleurs pas le chef d’un ordre auquel appartiendrait le Christ. La traduction du Psaume CX, 4, par « selon l’ordre » peut égarer : l’hebreu ‘ al dibrâtî signifie « à la manière de ». Il faut donc entendre que Jésus est prêtre à la manière dont l’est Melchisédech, c’est-à-dire précisément « non selon l’ordre sacerdotal d’une lignée attachée traditionnellement à cette fonction ». Je serais donc éventuellement disposé à admettre – pour autant que ces formulations ont un sens – que le christianisme ne relève pas de la Norme universelle qui régit toutes les formes traditionnelles d’Orient ou d’Occident ; et il y a certainement quelque chose de vrai dans la postulation d’une telle Norme dont l’Agarttha pourrait être la figuration symbolique. Mais alors, et selon les principes mêmes d’un strict guénonisme, force m’est de conclure que l’incarnation du Verbe – dont on ne saurait douter par ailleurs qu’elle accomplit la volonté du Père – ressortit à une « Juridiction » supérieure à celle de l’Argattha, et donc qu’en Jésus-Christ se manifeste une Réalité qui transcende toutes les autres manifestations divines. Oui, toutes les religions de la terre relèvent d’une sorte de Norme universelle (« quand le Dharma chancelle, Je me manifeste », dit la Gitâ), toutes sauf la manifestation du Christ qui est véritablement « hors Norme ».<br /> en la fête de saint Jean-Baptiste.<br /></p> <p align="justify">Texte paru dans le numéro de juillet-décembre 2002 de «Connaissance des religions »</p> <p align="justify"><br /></p>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-33859122469272218352008-11-15T06:07:00.000-08:002008-11-15T06:09:37.991-08:00Symbolisme et exégèse (à propos d'un livre de Vincent Mora)<!--[if gte mso 9]><xml> <v:background id="_x0000_s1025" bwmode="white" fillcolor="#ffc"> <v:fill type="tile"> </v:background></xml><![endif]--> <div class="Section1"><span style="font-size: 12pt;">Le père Vincent <span class="SpellE">Mora</span> est un bénédictin, docteur en théologie et professeur d’exégèse néo-testamentaire. Après un ouvrage sur <i style="">Le signe de Jonas</i> (en 1983<b style="">)</b>, et un commentaire de Mt. XXVII, 25 : <i style="">Le refus d’Israël</i> (1986), il publie maintenant un travail global assez important sur la symbolique de quelques éléments de le nature en saint Matthieu. Cette étude (1) porte sur le symbolisme de la montagne (Livre 1<sup>er</sup>), celui de la mer et du désert (livre II), celui des animaux (livre III), et celui de quelques signes cosmiques : l’étoile des Mages, le séisme du <span class="SpellE">Vendredi-Saint</span>, les signes de la parousie (Livre IV). Les livres I et II sont les plus étendus, les livres III et IV sont beaucoup plus brefs, et, pensons-nous, d’un intérêt moindre. La raison en est simple : avec le bestiaire et le « <span class="SpellE">météoraire</span> », nous avons affaire à la symbolique universelle que l’auteur connaît peu ou plutôt pour laquelle il n’éprouve guère d’inclination (le seul ouvrage cité à ce sujet est le <i style="">Traité d’histoire des religions</i> de Mircea Eliade), tandis que le traitement <span class="SpellE">Matthéen</span> du symbolisme de la montagne et de la mer nous renvoie à la Bible et à l’histoire d’Israël, que le P. <span class="SpellE">Mora</span> connaît admirablement.<o:p></o:p></span> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Il repère ainsi, dans l’évangile de S. Matthieu, sept montagnes différentes, dont certaines correspondent à des données géographiques précises (ainsi du mont des Oliviers, ou du Golgotha), mais dont d’autres demeurent anonymes dans le texte évangélique lui-même (« une haute montagne », « une très haute montagne »). De ces sept montagnes, la première est celle de la tentation au désert, la dernière est celle de l’envoi final des Apôtres dans le monde entier ; entre ces deux montagnes, le Golgotha, où le Christ triomphe définitivement du Tentateur et où prend naissance la mission universelle de l’Eglise. La montagne apparaît ainsi comme le lieu par excellence de la révélation et de la manifestation. Le P. <span class="SpellE">Mora</span> montre par exemple, au cours d’analyses qui emportent la conviction, tout ce qui rapproche et tout ce qui sépare la montagne du « sermon des béatitudes », de celle sur laquelle Moïse reçut les Tables de la Loi. C’est qu’en effet l’enseignement sur les béatitudes constitue la charte de la nouvelle Loi, et donc que le Christ y a pris la place de Moïse : il ne reçoit rien, il ne se présente nullement comme un prophète, un « oracle de Yahvé », mais il parle de lui-même. Sa parole même est la Loi divine, parce qu’il est lui-même Dieu révélant. En définitive Jésus-Christ est lui-même la montagne de la révélation. Le livre se termine sur un schéma synthétique où les sept montagnes – dont l’une, le mont des Oliviers compte pour trois – sont mises en correspondances, et qui dessine en quelque sorte la « montagne des montagnes ». La finale de la p.123 est d’une réelle grandeur.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">En opposition à la montagne, la mer (essentiellement la mer « de Tibériade », dite aussi « lac de <span class="SpellE">Guennésareth</span> » ou « mer de Galilée » : 22 <span class="SpellE">km</span> de long sur 13 <span class="SpellE">km</span> de large) symbolise le « chemin des nations », le monde païen, la terre entière à évangéliser, et donc l’universalité du message christique, ce qui est aussi la signification du signe de Jonas (par ex. p. 151.). En relation avec ce thème, la barque prise dans la tempête a directement la signification de l<i style="">’<span class="SpellE">Ecclesia</span></i> dont le seul appui est dans le Christ. Mais, lorsque la traversée périlleuse sera achevée, « de mer, il n’y aura plus » (<span class="SpellE">Ap</span>. XXI, 1). « Il n’y aura plus, écrit le P. <span class="SpellE">Mora</span>, que la grande et haute montagne de la nouvelle Jérusalem (<span class="SpellE">Ap</span>. XXI, 1) où se célèbreront éternellement les noces de l’Eglise et de l’Agneau » (<span class="SpellE">Ap</span>. XXI, 9 ; Mt. XXII, 1-14). (p. 173). Quant au désert, qui est une sorte de mer terrestre, il est le lieu du peuple de Dieu, le symbole de l’histoire d’Israël « à laquelle, en Jésus, les païens doivent participer » (p. 178). Le désert est donc le lieu médiateur entre la montagne verticale et transcendante et la mer horizontale, symbole de l’universalité du message christique. <o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Il s’agit, on le voit, d’un ouvrage intéressant et même original. Trop peu d’études exégétiques se consacrent aujourd’hui à l’étude du symbolisme dans les écrits néo-testamentaires. Nous devons cependant exprimer d’importantes réserves, avec d’autant plus de regrets que ce livre contient des pages inspirées où l’on perçoit un souffle vraiment contemplatif.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Le premier point concerne la doctrine du symbolisme mise en œuvre dans ce volume. Cette doctrine, à vrai dire, est assez vague. L’auteur expose bien les règles de son interprétation dans trois pages préliminaires intitulées : <i style="">Discours de la méthode</i>. Mais en réalité, il s’en tient à quelques généralités, et nulle part, ni là, ni dans le reste de l’ouvrage, il ne nous dit ce qu’est un symbole. Or ce point est fondamental et commande toute entreprise herméneutique. Croire que l’on peut se dispenser d’une philosophie du symbole est une illusion dangereuse. Si nous avons écrit <i style="">Le mystère du signe</i>, ce n’est certes pas pour ajouter un livre à un autre, mais parce que cela nous a paru rigoureusement indispensable, quelles que soient par ailleurs les imperfections du résultat. La seule référence à Eliade est insuffisante, et d’ailleurs plutôt formelle et de convenance, car elle est sans incidence réelle sur l’interprétation du P. <span class="SpellE">Mora</span>. Redisons à ce sujet que nous ne pensons pas qu’on puisse se dispenser, en ce domaine surtout, de <span class="GramE">l’étude</span> de René Guénon, particulièrement de <i style="">Symboles fondamentaux de la science sacrée</i>, que les théologiens, comme les exégètes, devront bien, un jour ou l’autre, accepter de prendre au sérieux. Ainsi, le P. <span class="SpellE">Mora</span> nous dit moins ce qu’est le symbolisme de la montagne ou de la mer, ou de l’étoile, ou du coq, qu’il ne nous expose le rôle que l’évangile <span class="SpellE">matthéen</span> leur fait jouer dans sa manière de nous présenter le message du Christ. Nous ne récusons pas cette méthode, mais nous pensons qu’elle aurait dû très utilement se combiner avec la prise en compte de la signification intrinsèque des symboles, selon la doctrine du symbolisme universel. Faute de quoi la signification de certaines données <span class="SpellE">matthéennes</span> demeure fort mal élucidée. Le P. <span class="SpellE">Mora</span> se demande, par exemple, ce que signifie la mention de Moïse et d’Elie lors de la Transfiguration (p.64-65), mais sans parvenir à répondre clairement à cette « énigme ». Or, il est évident que Moïse et Elie représentent ici respectivement l’exotérisme et l’ésotérisme, ou, si l’on répugne à user de ces catégories, la Loi et l’Esprit, ou encore la voie des commandements et de la volonté, d’une part, celle de la purification et de la connaissance intérieure et mystique d’autre part, le Christ unifiant et transcendant l’une et l’autre. L’évangile de S. Mathieu lui-même pouvait fournir les éléments de cette exégèse (2). <o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Il y a plus grave, et sur ce second point, nous devons parler non de réserves, mais de désaccord. Sans doute pénétrons-nous ici dans un domaine hors de notre compétence : nous ne sommes aucunement un exégète. Toutefois nous croyons qu’il suffit d’être chrétien pour rejeter celle qu’invoque le P. <span class="SpellE">Mora</span>, et qui se réclame de travaux<span style=""> </span>des Pères Xavier <span class="SpellE">Léon-Dufour</span>, <span class="SpellE">M.E.</span> <span class="SpellE">Boismard</span> ou P. Grelot. La présence de cette exégèse <span class="SpellE">destructice</span> et foncièrement moderniste (bien que ses tenants semblent n’en avoir aucune conscience) est d’autant plus regrettable que l’auteur aurait pu s’en passer. Mais il est vrai, en modifiant toute la perspective de son étude. Car enfin, il faut bien se poser la question : cet usage d’éléments symboliques en Matthieu correspond-il ou non à la réalité objective, à la vérité objective ? <o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Autrement dit, lorsque l’évangile de S. Matthieu nous apprend que tel enseignement du Christ a été donné sur une montagne (la Transfiguration), ou bien qu’une étoile a conduit des mages, ou que l’ânesse et son ânon ont servi de monture au Christ, etc., s’agit-il d’une mise en scène allégorique à finalité théologique, d’une « catéchèse symbolique », ou de la relation objective de ce qui s’est réellement passé ? <o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">La réponse du P. <span class="SpellE">Mora</span> à cette question demeure ambiguë. P. 114, il nous dit qu’il « n’est pas question de trancher dans un sens ou dans l’autre ». P. 147, à la n.3, il veut éviter « l’irritante question de l’historicité des récits que nous analysons ». Sa thèse est au fond, que l’évangile n’est pas un journal relatant des faits divers, du genre : « Miracle à Tibériade : un homme commande à la tempête ! », et donc que l’essentiel est l’enseignement symbolique qui nous est donné. Bien entendu « ce récit n’est pas d’ordre mythique, Jésus appartient à l’histoire » (<span class="SpellE">ibid</span>°) (3) ; ce qui signifie qu’il a bien existé, mais que les évangiles, fruits tardifs d’une longue élaboration théologique de la « tradition », n’ont pas pour fin de nous mettre en présence de son historicité, sauf par exception : ainsi la mention des « saintes femmes » au tombeau vide a-t-elle toute chance d’être vraie, étant donné l’antiféminisme général de cette époque (p.213). En fait, cette ambiguïté est donc plus apparente que réelle et l’auteur parle explicitement de « l’irréalisme du récit » qui « appelle une explication symbolique » (p. 176, à propos du désert, en Mt., XV, 33).<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Deux sortes de raisons nous obligent à rejeter une telle perspective : théologiques et métaphysiques les premières, d’épistémologie exégétique les secondes. Théologiquement, poser l’alternative : réalisme ou symbolisme de la « geste christique », c’est nier l’incarnation du Verbe divin en Jésus-christ, et par conséquent, détruire le fondement de la foi chrétienne. C’est d’ailleurs ce qui se passe effectivement, et les cas sont nombreux de séminaristes à qui l’exégèse moderniste a fait perdre la foi. Si le Verbe s’est fait chair, cela signifie que tout ce qui ressortit à la chair du Verbe, donc tous les événements et toutes les circonstances de sa vie terrestre sont directement une manifestation du Verbe, un enseignement sacré et sacramentel : symboliques parce que réels, et réels parce que symboliques. Nous n’avons pas affaire à une histoire ordinaire, mais à une histoire sainte, où tout est archétypique en tant même qu’historique, où tout est surnaturel, du commencement à la fin. Il serait temps que théologiens et exégètes cessent de courber peureusement l’échine devant les diktats d’un rationalisme scientiste et matérialiste à bout de souffle. Ce qui est <span class="SpellE">cosmologiquement</span> possible et impossible ne saurait être enfermé dans les limites de la mentalité la plus bornée et la plus <span class="SpellE">plus</span> obscurantiste que le monde ait connu. Le P. <span class="SpellE">Mora</span> note très justement, au début de son livre, que l’univers biblique est plus vaste que le monde de la science. Il faut en tirer les conséquences cosmologiques, et ne pas se contenter à ce sujet, d’une caractérisation culturelle.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Sans doute rétorquera-t-on qu’il est sans aucune importance de savoir si le Christ a, ou non, marché sur les eaux, si des mages sont, ou non, venus de l’Orient, guidés par une étoile, pour l’adorer. Disant cela – et c’est le discours officiel<span style=""> </span>de l’exégèse actuelle – on est persuadé d’avoir dépassé le dilemme réalité/symbole, et d’être parvenu à une vraie intelligence du texte ; on pense, en tout cas, se comporter plus intelligemment que les fondamentalistes bornés ou les <span class="SpellE">traditionnalistes</span> attardés, dont la foi est si fragile qu’elle craint de se perdre en perdant sa base historique. Une telle position, qui, répétons-le, est partagée par la quasi-totalité des exégètes, même les plus « pieux », conduit directement au docétisme et à la négation de l’incarnation. Nous l’avons montré dans <i style="">La crise du symbolisme religieux</i>, particulièrement dans la dernière partie de l’ouvrage consacrée à l’« herméneutique principielle ».<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Mais, évidemment, cette thèse philosophique sur la symbolicité du Nouveau Testament s’accompagne d’une thèse <span class="SpellE">exégètique</span> sur l’histoire de la formation de son texte. Vous auriez raison, me répondra-t-on, si Matthieu, par exemple, avait vraiment voulu nous relater des événements. Mais ce n’est pas le cas. Assurément, pour le comprendre et l’admettre, il faut procéder à une étude attentive du texte, à partir des Synoptiques. La comparaison des passages parallèles permet de dégager des sources communes, d’autres divergentes, de suivre une histoire rédactionnelle extrêmement complexe, d’identifier des strates plus primitives, d’autres plus récentes, et donc de voir comment l’auteur du premier évangile qui, évidemment n’est pas S. Matthieu l’Apôtre (on parlera de l’« école <span class="SpellE">matthéenne</span> »), ou peut-être même les <span class="GramE">auteurs ,</span> ont arrangé les traditions en leur possession et y ont ajouté. Ce qui suppose une constitution tardive du texte de notre évangile. Par là on met en évidence le génie dramatique de l’auteur inconnu qu’on nomme encore Matthieu par commodité. Ce « génie littéraire » (p. 211) lui a permis de construire « un extraordinaire scénario » (p. 212) pour raconter la visite des saintes femmes au tombeau vide : « le film <span class="SpellE">mathéen</span> est impressionnant ». Nous avons affaire à un « scénario eschatologique (qui) exprime plastiquement la théologie de la résurrection. » (p. 212). Bref, « S. Mathieu » est le Cecil B. de Mille du Nouveau Testament.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Que les <span class="SpellE">traditionnalistes</span> ne s’étonnent pas de ces remaniements, ils sont précisément l’œuvre de la tradition ; les nier, c’est nier la tradition : telle est la thèse du P. Grelot (que le P. <span class="SpellE">Mora</span> accepte) et qui consiste à faire signifier au mot tradition le contraire de son sens véritable. On part du texte actuel (et pour cause c’est le seul existant !) ; par comparaison avec les Synoptiques on en dégage un texte supposé primitif (4), ce qui met en évidence les éléments ajoutés du scénario <span class="SpellE">matthéen</span> (par ex. l’introduction des trois témoins humains de la Transfiguration) ; sur la base de cette mise en scène, on peut alors saisir les intentions théologiques de « Matthieu », ce qui peut fournir d’ailleurs des indications pour d’autres déductions, et ainsi de suite. Une question : y a-t-il en tout cela la moindre<span style=""> </span>preuve <i style="">positive</i>, le plus petit bout de manuscrit qui indiquerait, directement ou non, que les choses se sont passées comme cela ? Non, absolument aucun. Mais nous sommes devant ce que nous appellerons la loi du renforcement récurrent de l’entassement des hypothèses : quand on arrive au cinquième ou sixième niveau d’hypothèses, le premier niveau, magiquement, se transforme en certitude.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Si répandu que ce soit ce travers, il n’en continue pas moins une erreur méthodologique, qu’une saine critique épistémologique se doit de dénoncer. Une méthode exégétique qui consiste à retirer d’un texte donné un certain nombres d’éléments pour démontrer qu’il s’agit d’ajouts postérieurs au texte ainsi restitué et supposé plus ancien, échappe évidemment à toute <i style="">falsification</i>, et, par conséquent, ne saurait être qualifiée de scientifique. Seule en effet une théorie <i style="">falsifiable</i>, c’est-à-dire suffisamment précise pour qu’on puisse en montrer éventuellement la fausseté ressortit à la démarche scientifique, ainsi que l’a établi Karl Popper. C’est pourquoi, du reste, il refuse de considérer le principe darwinien de la survivance des plus aptes comme scientifique, puisqu’en effet l’aptitude à vivre n’a pas d’autre sens que la vie elle-même ; et qu’il s’agit donc d’une pure tautologie : par définition, qui vit est apte à vivre, et la sélection naturelle ne saurait sélectionner entre des êtres inaptes et des êtres aptes à la vie, puisque les premiers n’existent tout simplement pas. Cette théorie est donc toujours "vérifiée », mais elle n’explique rien.<span style=""> </span><o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">On voit le rapport avec l’exégèse moderniste, car les théories évolutionnistes, elles aussi, bien que purement hypothétiques, ont servi de base à des constructions vertigineuses, et, par <span class="SpellE">là-même</span>, se sont transformées en certitudes. <o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Nous ne nions pas, pour autant, les difficultés du texte évangélique, ni la légitimité des questions qu’il nous pose. Nous ne refusons pas de considérer la part d’interprétation théologique dans la relation que l’écrivain sacré donne de la geste christique. Nous le refusons d’autant moins qu’il <span class="GramE">s’agit</span> d’un truisme.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Aucun discours humain n’est purement descriptif, purement dénotatif, purement objectif ; il est au contraire toujours interprétatif : parler, c’est dire non les choses elles-mêmes, mais le sens des choses (cf. Le <i style="">mystère du signe</i>, pp.131 sq.). Plus radicalement encore, nous observerons que, s’il en est ainsi, c’est parce qu’il n’existe pas non plus d’objet pur, de pure réalité objective d’un être ou d’un événement ou d’un acte. Qu’est-ce que <i style="">la</i> Transfiguration ?<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">La Résurrection ? La méthode moderniste présuppose, dans tous ses démarches, un domaine de la pure réalité matérielle, un domaine des faits purs, de l’historicité absolue, que le regard scientifique de l’homme moderne aurait su discerner (s’il avait été là), et le domaine de la textualité sacrée, ou règnent les mises en scènes interprétatives de rédacteurs dont le regard <span class="SpellE">pré-scientifique</span> confond instinctivement l’histoire et le symbole. Mais ce n’est pas vrai. Le rédacteur évangélique ne confond rien. Il est parfaitement en mesure de distinguer une parabole d’un événement historique. En revanche, ce qu’il ne saurait séparer, c’est la matérialité d’un fait et sa signification spirituelle ; non qu’il obéisse alors aux habitudes de sa mentalité plus ou moins archaïque, mais tout simplement parce que elles sont <i style="">ontologiquement</i> inséparables, et qu’en dehors de sa signification spirituelle le fait n’aurait même pas de réalité physique ou historique. L ‘herméneutique <span class="SpellE">matthéenne</span> ne se surajoute donc pas à la réalité des événements. Elle la constitue. Et elle la constitue sous la garantie du <span class="SpellE">Saint-Esprit</span>, Auteur principal de l’Ecriture. Sans cette garantie <i style="">transcendante</i>, et donc sans la foi explicite dans cette garantie, la lecture de l’Evangile n’a pas plus d’intérêt qu’un roman. Car, évidemment, la dimension sémantique de toute réalité historique ne se <i style="">révèle</i> pas à l’esprit humain comme son apparence physique à nos yeux. Cette dimension se révèle à qui la comprend, et nulle compréhension ne va de soi. Elle suppose une coopération : la compréhension est l’acte commun de l’herméneute et du sens. Elle implique donc un risque, et même la possibilité d’une infinité d’erreurs. Le sens est un suspens dans les choses, à nous de l’accomplir, en le déterminant, au risque de notre vie spirituelle. Et telle est la raison d’être du texte sacré, médiateur sémantique entre la réalité mystérieuse de la geste christique et nous-mêmes. Et c’est pourquoi <i style="">seul le <span class="SpellE">Saint-Esprit</span> pouvait écrire ce texte</i>. Il pouvait, <i style="">et</i> déterminer infailliblement le sens de cet événement qui s’est passé chez nous il y a deux mille ans, <i style="">et</i> le laisser ouvert à la multiplicité des communions intelligibles. Car c’est l’Esprit qui témoigne de Jésus (<span class="SpellE">Joa</span>., XV, 26). Matthieu, Marc, Luc, Jean lui-même ne sont que les instruments de celui « qui parle par les prophètes ». C’est à Lui qu’ils obéissent, non aux suggestions inconscientes de leur culture <span class="SpellE">pré-scientifique</span>. S’imaginer qu’une exégèse, pour être scientifique, doit faire abstraction de son Auteur divin, c’est éteindre la lumière pour mieux étudier les couleurs. Le <span class="SpellE">Saint-Esprit</span> non plus ne se rajoute pas à la textualité de l’Ecriture, comme si on pouvait la considérer en elle-même dans sa pure littéralité : Lui aussi, Lui surtout, Il constitue dans son être même. Tel est le principe premier de toute exégèse scientifique.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify; text-indent: -18pt;"><!--[if !supportLists]--><span style="">(1)<span style="font-family: "Times New Roman"; font-style: normal; font-variant: normal; font-weight: normal; font-size: 7pt; line-height: normal; font-size-adjust: none; font-stretch: normal;"> </span></span><!--[endif]--><span dir="ltr">Vincent <span class="SpellE">Mora</span>, <i style=""><span style=""> </span>La symbolique de la création dans l’évangile de Matthieu</i>, Cerf, col. « <span class="SpellE">Lectio</span> <span class="SpellE">Divina</span> », 144, 1991, 236 pages.</span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify; text-indent: -18pt;"><!--[if !supportLists]--><span style="">(2)<span style="font-family: "Times New Roman"; font-style: normal; font-variant: normal; font-weight: normal; font-size: 7pt; line-height: normal; font-size-adjust: none; font-stretch: normal;"> </span></span><!--[endif]--><span dir="ltr">Une remarque analogue vaut pour le refus d’accorder une signification symbolique aux poissons de la multiplication des pains (p. 187). Jean Scot, dans son <i style="">Commentaire de l’évangile de saint jean</i>, accorde à ces poissons une grande importance.</span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify; text-indent: -18pt;"><!--[if !supportLists]--><span style="">(3)<span style="font-family: "Times New Roman"; font-style: normal; font-variant: normal; font-weight: normal; font-size: 7pt; line-height: normal; font-size-adjust: none; font-stretch: normal;"> </span></span><!--[endif]--><span dir="ltr">Nous dirions plutôt, quant à nous, que l’histoire appartient à Jésus. De telles formules impliquent une « inconscience métaphysique » surprenante.</span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify; text-indent: -18pt;"><!--[if !supportLists]--><span style="">(4)<span style="font-family: "Times New Roman"; font-style: normal; font-variant: normal; font-weight: normal; font-size: 7pt; line-height: normal; font-size-adjust: none; font-stretch: normal;"> </span></span><!--[endif]--><span dir="ltr">Le P. <span class="SpellE">Mora</span> parle ainsi (p. 47, par ex.) de « vieilles traditions », pour désigner des éléments d’une histoire rédactionnelle qui n’excède pas une cinquantaine d’années (p. 12) </span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;">Cette impropriété de langage est très révélatrice.</p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><o:p> </o:p>Texte publié in <i style="">Connaissance des Religions.</i><span style=""> </span> </p> </div>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-15065190176884535852008-11-15T06:04:00.000-08:002008-12-17T08:54:02.859-08:00La gnose ruyérienne, religion de l'âge scientifique<p align="justify">Le sujet que nous avons choisi évoque évidemment le titre du plus célèbre ouvrage de Ruyer, La gnose de Princeton, dont la première édition, celle que nous utiliserons, remonte à 1974. Mais il fait référence également au sous-titre du livre, auquel on ne prête peut-être pas toujours une suffisante attention : « Des savants à la recherche d’une religion ». Or, nous croyons qu’à certains égards le sous-titre est plus important que le titre, et révèle plus clairement que lui les véritables intentions de l’auteur dans son entreprise philosophique. C’est ce que nous nous proposons de montrer.</p> <p align="justify">I. L’histoire d’un titre.</p> <p align="justify">Chacun sait aujourd’hui que le titre : La gnose de Princeton est trompeur. Ceux qui ont connu Ruyer, qu’ils aient été ses étudiants, ses collègues ou ses amis, ou les trois, en étaient informés depuis le début. Ruyer n’avait pas caché qu’il cherchait une affabulation, susceptible de frapper le public, et d’attirer son attention sur des thèses qu’il exposait depuis fort longtemps, depuis La conscience et le corps et les Eléments de psychobiologie, et qui ont trouvé leur expression la plus accomplie, à notre avis, dans Néo-finalisme, sans obtenir de la part des scientifiques et même des philosophes, autre chose qu’un succès d’estime. L’idée lui vint d’attribuer les idées qui étaient les siennes à un groupe mystérieux de savants américains, dont il ne serait en quelque sorte que le scribe, persuadé qu’ainsi ses propres thèses apparaîtraient beaucoup plus remarquable et seraient de fait beaucoup plus remarquées. Sur le choix du mot gnose il n’hésita guère. Ses connaissances, en la matière, n’étaient pas très étendues, et d’ailleurs Ruyer, dont le savoir, en matière scientifique, était considérable, ne s’intéressait guère à l’érudition historique. Il connaissait évidemment l’ouvrage classique de Leisegang ; il se fondait aussi sur les informations que lui apportait, au hasard des lectures, une curiosité vraiment universelle. Au demeurant, le terme de gnose n’est pas pris par lui en un sens historique bien précis – dans la mesure où un tel sens existe ; il l’emploie au sens large d’une connaissance relativement réservée ou secrète dont la possession transforme ceux qui la détiennent et leur apporte un véritable salut intellectuel en les faisant accéder, autant qu’il est possible, à un ordre de réalité supra-sensible. Ruyer ne tient pas essentiellement à ce mot et prend peu de soin à le justifier : quelques lignes seulement au début du livre (1), où il signale d’ailleurs que la dénomination de gnostique est provisoire, et pourra être modifiée. L’intérêt de la notion, c’est, à la fois, son caractère vague et mystérieux, et le regain de vogue dont il jouit aujourd’hui, encore que Ruyer tienne à se démarquer fortement de tous les courants qu’on regroupe maintenant sous le terme de New Age.</p> <p align="justify">A vrai dire, une étude historique plus approfondie lui aurait permis de constater que l’emploi d’un mot si controversé présentait aussi de nombreux inconvénients, dont le moindre n’est pas, précisément, le misocosmisme foncier de beaucoup de doctrines gnosticistes, ou, du moins qualifiées de telles, alors que la religion ruyerienne se définit elle-même comme une « cosmoslâtrie », et peut-être considérée, selon une expression que nous avons recueillie de la bouche même du philosophe, comme un « semi-panthéisme ». Le monde ruyérien est divin, ou encore : le divin ruyérien est cosmique ; il est, en tout cas inséparable du cosmos, sans pourtant s’identifier entièrement à lui. Il y a donc quelque paradoxe à qualifier du même nom la doctrine d’un cosmolâtre du XXe siècle et celle de Marcion ou de Basilide qui voient dans le monde crée par le démiurge l’œuvre du mal par excellence (d’où leur condamnation du Dieu biblique, du Dieu juif) et qui considèrent le séjour de l’âme dans ce monde corporel comme une punition et une déchéance. Ruyer n’ignore pas ces données très élémentaires. Il en a même traité de manière assez étendue, quoique historiquement allusive, dans un chapitre de Dieu des religions, Dieu de la science, chapitre intitulé : « Naturalisme et dualisme gnostique », dont la conclusion est que la « descente créatrice, si c’en est une, est dépourvue de toutes les harmoniques pessimistes de la chute gnostique » (3). Pourtant, dans La gnose de Princeton, il ne signale nulle part, semble-t-il, l’opposition entre la cosmolâtrie des néo-gnostiques et le misocosmisme de l’ancien gnosticisme, ce qui, en fin de compte, ne laisse pas d’apparaître quelque peu surprenant. Une savante historienne du gnosticisme, Simone Pétrement, l’a bien souligné : « La nouvelle gnose » qui, selon Ruyer, se développerait chez certains savants de Princeton, paraît bien être (…) le contraire même du gnosticisme. La religion de ces savants paraît la religion cosmique, la foi en un esprit immanent au monde, à peu près ce qu’était dans l’Antiquité la religion stoïcienne. C’est pourquoi ils ne font aucune place au Christ dans leur croyance. Le Dieu dont ils admettent l’existence est un Dieu connu directement, se manifestant directement dans les faits du monde. Le gnosticisme, au contraire, loin de n’être pas chrétien, pourrait être regardé comme une doctrine absolument centrée sur le Christ, en ce sens qu’il est la doctrine selon laquelle Dieu ne peut être connu qu’à travers un Sauveur ou un Médiateur qui a la forme humaine » (4). Assurément, Simone Pétrement mésinterprète en partie la pensée ruyérienne en la réduisant à une religion invisible et dépourvu de « nature ». Mais sa réaction manifeste l’embarras du spécialiste devant un certain usage du mot gnose.<br /></p> <p align="justify">Cependant l’usage ruyérien n’est dépourvu ni de raison ni de fondement historique. Quant à la raison qui pousse Ruyer à employer ce terme pour désigner la doctrine qu’il attribue aux savants américains, c’est, pensons-nous, que la gnose se situe à l’interface de la philosophie et de la religion. Et ce faisant, Ruyer se réfère bien à une tradition historique, quoique relativement récente, puisqu’on la fait remonter à la Renaissance, époque à laquelle on commence d’utiliser le terme de gnose pour désigner des courants, plus ou moins ésotériques, qui se prétendent détenteurs d’une connaissance véritable et universelle, portant sur les ultimes principes de la réalité, comme la métaphysique, mais procurant à ceux qui la possèdent, à la différence de la science simplement profane, ou positiviste, une sorte de salut, comme la religion (5). C’est un sens qu’on retrouve dans la tradition philosophique allemande, en particulier chez Hegel, pour caractériser l’œuvre de Boehme ou celle de Franz von Baader lequel d’ailleurs, se considérait lui-même comme un gnostique chrétien (6). Cela dit, nous n’oublions évidemment pas les raisons plus immédiates qu’avait Ruyer pour user d’un terme un peu mystérieux, au sens vague, au relent encore sulfureux, toutes caractéristiques propres à piquer la curiosité du public, à rendre incertaines, voire impossibles, les tentatives d’identification ou de vérification, en même temps qu’à différencier nettement cette religion d’un christianisme que Ruyer rejetait (7).</p> <p align="justify"><br /> Quant à la localisation géographique de cette gnose à Princeton, il faut bien avouer qu’elle n’est due cette fois qu’à des raisons publicitaires : Ruyer avait d’ailleurs hésité entre Pasadena et Princeton, n’ayant pas plus de rapport avec les savants de la première Université qu’avec ceux de la seconde. Mais la considération qu’Einstein avait enseigné à Princeton l’emporta finalement sur tout le reste.</p> <p align="justify"> II. La nature du projet ruyérien<br /></p> <p align="justify">Tels sont les faits. On aurait tort cependant de n’y voir qu’une ingénieuse machination destinée à simplement à assurer le succès d’un ouvrage. Nous estimons au contraire qu’il faut prendre cette « mystification littéraire » très au sérieux et qu’il convient d’en appronfondir la signification. Assurément, Raymond Ruyer n’était pas dépourvu du sens de l’humour et n’avait certes pas oublié la tradition du « canular », tradition à laquelle l’avait initié son séjour à l’Ecole Normale Supérieure. Et l’idée de mystifier l’intelligentsia occidentale, si vaniteuse et finalement si crédule devant les idoles du moment, ne pouvait que lui sourire. Mais Ruyer était aussi un esprit parfaitement sérieux, et cette « mystification » ne nous paraît nullement gratuite. Elle correspond même, pensons-nous, à une véritable nécessité, si du moins on prend en compte les intentions réelles du philosophe.</p> <p align="justify">Et d’abord, un point est hors de contestation : Ruyer attachait la plus grande importance aux thèses qu’il expose dans ce livre. Elles sont pour lui l’expression de la vérité pure et simple, et d’une vérité dont il estimait qu’elle se fonde sur les exigences rationnelles les plus certaines. Ce point est fondamental. Les vues qu’expose le philosophe, si surprenantes soient-elles ne dérivent nullement d’une illumination mystique ou d’une révélation transcendante dont Ruyer rejette toute possibilité : pour lui, elles découlent logiquement de la science la plus récente et s’imposent avec l’évidence de ce que lui-même a nommé un anti-paradoxe (8).</p> <p align="justify">S’il est permis, en effet, de parler d’une méthodologie ruyérienne, on pourrait la faire consister presque entièrement dans la mise au jour des antiparadoxes cachés de nos opérations cognitives et dans la soumission à leur irréfutable vérité. Au cours de l’une des dernières conversations que nous avons eues avec lui, c’était en novembre 1983, il avait parlé d’un nouveau livre qu’il venait d’écrire, intitulé L’embryogenèse du monde et le Dieu invisible, avec lequel, disait-il « j’ai fait un pas de plus ». « Mais, ajoutait-il, je désespère de faire admettre mon point de vue à la science actuelle. J’aurais voulu faire comprendre une seule chose : ce que c’est qu’un domaine de survol, un champ de conscience, je n’y suis pas arrivé, j’en prends mon parti. Les scientifiques positivistes sont des idiots, le matérialisme génétique est une ineptie. Mais je suis résigné, ils ne peuvent pas comprendre ».</p> <p align="justify">La nécessité dont nous parlons pourrait être caractérisée non comme une mystification, mais comme la mythification requise par toute instauration d’une religion quelconque, ou, sinon d’une religion, du moins d’un courant religieux. Nous en venons ainsi au cour de notre propos.</p> <p align="justify">Sans doute notre thèse paraîtra-t-elle extravagante, exorbitante, disproportionnée, incongrue. On imagine difficilement qu’un professeur d’université, philosophe, adversaire de toute idée de révélation transcendante, réfractaire à tout pathétique religieux (« je suis, nous avait-il dit un jour, un animal théorétique »), sceptique résolu, épris de culture scientifique, passionné de technologie (il attachait beaucoup d’importance à l’histoire des techniques), puisse être considéré sérieusement comme désireux d’instaurer une nouvelle religion. Et, assurément, rien n’est plus éloigné de la démarche ruyérienne que celle du prophète juif ou du mystique, toutes attitudes dont, à tort ou à raison, il avait autant horreur que de l’existentialisme sartrien. Et s’il s’agit de fonder une Eglise, avec un culte et des rites propres à susciter une ambiance plus ou moins sacrée, avec une hierarchie, des dogmes, un calendrier, voire des excommunications, en effet on ne saurait parler de Ruyer fondateur d’une nouvelle religion. Ce serait ridicule.</p> <p align="justify">Mais il faut s’entendre : si Ruyer n’a aucune l’intention, en effet, de fonder une religion nouvelle, il a cependant le ferme propos d’amener son lecteur à prendre conscience de la dimension religieuse, ou quasi religieuse, inhérente à la connaissance scientifique, lorsque celle-ci, identifiée à la philosophie, découvre enfin l’endroit du réel qu’elle ne voyait jusque là qu’à l’envers. Et c’est pourquoi cette « religion » à la recherche de laquelle sont les savants est bien une véritable gnose, en l’un des sens reconnus de ce terme.</p> <p align="justify"> III. Synthèse comtienne et synthèse ruyérienne.</p> <p align="justify">L’entreprise ruyérienne, on le voit, est très différente de celle d’Auguste Comte fondant la religion de l’humanité, bien que les deux entreprises comportent un point de départ identique, qui est la prise en compte de la science. Mais, cela dit, tout les oppose et l’on serait même en droit de se demander si Ruyer, à quelques égards, ne s’est pas voulu comme l’anti-Comte par excellence (9). De la religion Auguste Comte retient tout, sauf le noyau proprement théologique. Au contraire, de la religion, Ruyer ne garde presque rien, sauf ce noyau théologique, qu’il conviendrait peut-être mieux encore de nommer théosophique. Assurément, Auguste Comte rejette le terme d’athéisme : « Cette qualification, écrit-il à Stuart Mill, ne nous convient à nous autres qu’en remontant strictement à l’étymologie (…) nous n’avons rien de commun avec ceux qu’on appelle ainsi que de ne pas croire en Dieu, sans d’ailleurs partager en aucune manière leurs vaine rêveries métaphysiques sur l’origine du monde et de l’homme » (10). En fin de compte, il s’agit pour lui d’opérer, par l’étude de l’histoire des sciences convenablement systématisée, une « réforme de l’entendement », la naissance d’un esprit vraiment positif dans laquelle la question de Dieu n’aura plus aucune signification et n’aura plus à être discutée (11). Autrement dit, ce qu’Auguste Comte retient de la science, c’est essentiellement la forme méthodologique de sa démarche historique et son efficacité éducative pour l’esprit humain.</p> <p align="justify">Au contraire, ce que Raymond Ruyer retient de la science, c’est son contenu, et, particulièrement dans La gnose de Princeton, le contenu de la science physique, ce qui est assez nouveau. Jusque là, Ruyer s’était occupé de biologie, science dans laquelle, il convient de le souligner, il possédait des connaissances très étendues, plus étendues qu’en physique, comme lui-même le reconnaissait volontiers. Paradoxalement pourtant, c’est précisément la science physique qu’Auguste Comte regardait comme la plus contraire à la théologie (12), qui selon Ruyer, doit conduire à une théologisation de la connaissance scientifique et qui lui fourni l’occasion pour expose « sa » religion. Au fond, ce que se propose Ruyer, d’une certaine manière, c’est de « renverser » la loi des états. Alors que pour Comte, la considération de la marche de la science éduque l’esprit humain et le conduit nécessairement du théologique au positif, en passant par le métaphysique, pour Ruyer la considération de la cosmologie einsteinienne, comme de la physique quantique, conduit nécessairement l’esprit humain de l’état positif, où l’on enregistre la ponctualité des phénomènes dans l’ici-maintenant et selon le « de proche en proche », à l’état théologique où le monde tout entier envisagé dans l’unité thématique du continuum spatio-temporel, en réalité, c’est-à-dire si nous voulons bien de l’envisager comme vraiment réel, est la dimension visible de Dieu, le cerveau cosmique dont Dieu est la pensée : « Dieu est l’Esprit remis à sa place, fondamentale et primaire, malgré les apparences « émergentistes » qui trompent les cosmogonies superficielles. L’Esprit se fait clavier matériel, avant de jouer, sur lui-même devenu clavier, ses mélodies. Dieu est la Pensée dont le monde constitué est le cerveau » (13). Ici, comme chez Auguste Comte, la science joue le rôle d’un facteur décisif de conversion, mais de sens inverse. Au trois états successifs du comtisme répondent les trois instances majeures de la pensée ruyérienne : la science, la philosophie, la religion, trois instances qui, fondamentalement recouvrent la même réalité. Cette identité, a vrai dire, n’apparaît dans son effectivité pleinement pratique qu’avec La gnose de Princeton. Avant la publication de ce livre, Ruyer a surtout affirmé, et de la manière la plus forte, la non-séparation de la science et de la philosophie : « Il s’agit, dit-il, dans le seul texte important où il présente formellement sa propre pensée, de collaborer au progrès de la connaissance en travaillant à une Philosophie-Science indivise, capable de se critiquer et de se généraliser elle-même – avec ou sans « spécialiste des généralités » – à mesure que le réel se révèle dans son inépuisable subtilité » (14). Sans doute le théologien est-il souvent convoqué, dans les œuvres antérieures à la gnose de Princeton. Et Dieu est présent dans tous ses livres, depuis au moins La conscience et le corps, et les Eléments de psychobiologie. Plusieurs des livres ultérieurs (Genèse des formes vivantes ; Néo-Finalisme ; Dieu des religions, Dieu de la Science) représentent d’ailleurs en fait divers extraits d’un immense ouvrage sur Dieu que sa grosseur même rendait peu publiable et dont Ruyer n’a donné que les parties les importantes ; la dernière publiée, en 1970, Dieu des religions, Dieu de la science, est même restée pendant près de vingt ans à l’état de manuscrit.</p> <p align="justify">Or, il est intéressant de procéder à une comparaison, si brève soit elle, entre ce dernier ouvrage et La gnose de Princeton, paru quatre ans plus tard. Le titre même de Dieu des religions, Dieu de la science, annonce sinon une opposition, du moins une distinction entre les deux domaines. Le point de vue de l’ouvrage est celui d’une démarche spéculative. Ruyer décrit ce qui pour lui constitue la théologie véritable des diverses religions, lesquelles sont au fond des modes d’expression mythiques d’une prise de conscience de la Nature naturans, et, par de là, de la totalité englobante supra-naturelle, sens ultime de tous les activités thématiques qui informent et constituent la Natura naturata. Il montre ainsi comment religion et science se rejoignent, mais à condition que l’une et l’autre soient réinterprétées dans la perspective de la philosophie ruyérienne, c’est-à-dire que la religion soit débarrassée des absurdités philosophiques du matérialisme mécaniciste et de son athéisme dogmatique.</p> <p align="justify">On trouve alors énoncé dans cet ouvrage le renversement nécessaire, du principe comtien de la loi des trois états, états qui, chez Ruyer, sont d’ailleurs posés comme trois instances permanentes et qu’il nomme : science, philosophie et religion. La religion, en effet, dit Ruyer, est d’«essence philosophique, à tous les niveaux, en ce sens qu’elle concerne le rapport de l’homme et de l’univers total ». Une fois cette essence philosophique bien dégagée, le rapport avec la vision scientifique apparaît dans sa vérité : « Si différente qu’elle soit de la vision scientifique, la vision religieuse du monde lui reste apparentée en profondeur en ce qu’elle est « théorique » d’intention. On peut dire en certain sens de la religion ce que l’on disait autrefois de la philosophie : « elle est le savoir totalement unifié » (15). Nul doute qu’à quelques égards la démarche ruyérienne ne vise à restaurer une telle conception de la philosophie. Elle ne prétend cependant pas confondre les instances, mais préciser comment il est possible de passer de l’une à l’autre parce qu’elles recouvrent toutes trois une même et unique réalité. Evoquant la rencontre de Jung et de Mircea Eliade dans l’usage commun du mot « archétype », Ruyer conclut : « On passe là encore du monde naturel – spatial et transpatial – au monde religieux, par totalisation. Le monde de la religion est total dans toutes les dimensions, physiques et métaphysiques. Il suffit que les archétypes du comportement humain soient eux-mêmes saisis sur fond d’un Archétype total, pour que l’on soit dans la sphère religieuse et que la méta-physique devienne théologie » (16) .</p> <p align="justify">Qu’y a-t-il donc de plus, ou qu’y a-t-il d’autre dans La gnose de Princeton ? Quant au contenu des thèses ruyériennes, peu de choses. Le fond de la doctrine est identique et bien des analyses sont semblables. Cependant, deux points peuvent être soulignés. D’une part, plus que dans aucun autre de ses livres, Ruyer y traite des problèmes de la physique contemporaine et donc aborde directement des questions qu’il n’avait jusqu’ici traitées qu’occasionnellement. D’autre part, il se propose dans La gnose de Princeton, non plus de décrire la religion, en général, à partir des données que fournit l’histoire des religions, l’étude des religions comparées, la psychologie et la psychanalyse de l’homo religiosus, fût-ce pour élaborer sa propre conception de l’essence de la religion, mais bien de proposer lui-même une sorte de nouvelle religion, effectivement pratiquée, dont les dogmes, où plutôt les articles de foi fondamentaux seront fournis par les données de la physique contemporaine. Ruyer est passé ici du stade de spectateur, ou d’observateur philosophe, à celui d’acteur. La différence, à certains égards, est considérable.</p> <p align="justify"> IV. Du dieu de la vie au Dieu du cosmos.</p> <p align="justify">Pourquoi fallait-il qu’il abordât de front l’étude de la physique pour oser en quelque sorte « franchir le pas » ? La réponse ne fait aucun doute, et elle est double. En premier lieu, la science physique porte sur une couche plus profonde, plus cosmologiquement décisive, de la réalité naturelle : certes, les phénomènes biologiques, surtout embryologique, imposent fortement l’idée d’une activité informante et finalisée selon des thèmes spécifiques et quasi-archétypaux ; toutefois, ces thèmes paraissent eux-mêmes travailler et organiser une matière inerte, plus primitive et plus déterminante que le biologique, laquelle matière en outre, dans ses constituants atomiques et subatomiques, renvoie nécessairement à une cosmologie générale, à une conception totalisante de l’espace-temps. La biologie, et plus encore la psychologie qui en est inséparable, fournissent des modèles explicatifs pour penser le réel en activité de réalisation, modèles dont le plus caractéristique demeure celui de la conscience, ou du champ de conscience. Mais c’est la physique qui pose les questions les plus radicales en ce qui concerne le monde envisagé dans sa subsistance propre et sa nature d’univers, c’est-à-dire dans sa réalité de totalisation englobante. Jacques Merleau-Ponty que Ruyer lisait beaucoup et quelques autres ont montré non seulement l’émergence, avec Einstein et la physique contemporaine, d’une nouvelle cosmologie, mais surtout la renaissance de la cosmologie en tant que telle, laquelle avait disparu avec l’instauration de la physique galiléenne : pour une physique mécaniciste, en effet le monde est un pur contenant spatio-temporel indéfini, sans forme, sans propriété et sans rapport physique avec aucun des phénomènes qui s’y produit.</p> <p align="justify">En second lieu, les physiciens eux-mêmes, beaucoup plus que les biologistes, se comportent en métaphysiciens et n’hésitent pas, lorsqu’il s’agit de physique fondamentale, à s’engager dans des affirmations philosophiques fortes. Combien de fois n’avons-nous pas entendu Ruyer protester contre le mécanicisme strict d’un Monod prétendant réduire tous les phénomènes vivants au fonctionnement de structures moléculaires, et regretter qu’il ne se transforme pas en physicien : « Pourquoi en reste-t-il au niveau moléculaire, demandait-il, et pourquoi ne descend-il pas au niveau atomique et sub-atomique ? Il verrait alors que ces structures moléculaires ne constituent nullement des systèmes matériels stables, comme les pièces d’un mécanisme d’horlogerie, mais que l’unité de leur subsistance spécifique est de nature énergétique, et finalement sémantique » (17). Ainsi de nombreux physiciens américains, anglais, allemands ou même français, s’essayaient à élaborer une vision du cosmos qui ne fût point matérialiste, qui rompît délibérément avec le déterminisme mécaniciste vicinal et qui, par exemple chez Heisenberg ou Schrödinger, pouvait même aller jusqu’à un certain idéalisme subjectiviste. Leurs démarches autorisaient en quelque sorte Ruyer à conduire ses propres thèses jusqu’à leur terme, en même temps qu’elles lui donnaient occasion de rectifier les « naïvetés » philosophiques des physiciens, lesquels demeuraient encore prisonniers de leur anti-matérialisme. </p> <p align="justify">Enfin, en troisième lieu, même si Ruyer rejettait l’idéalisme subjectiviste d’un Schrödinger, au nom de ce que lui-même nomma un jour devant nous « un idéalisme objectif » (18), il retenait de cette interprétation le fait scientifique qui lui avait donné naissance, et qui était à la base de la nouvelle cosmologie : l’impossibilité de séparer le spectateur du spectacle, le sujet de l’objet, l’observation du réel physique de la réalité observée. L’observation elle-même doit être regardée comme une possibilité effectivement comprise dans le cosmos, elle est un événement du cosmos lui-même inclus dans sa possibilité générale, et non pas l’effet d’un observatoire en position extra-cosmique. Bref, l’observation est en réalité une participation. </p> <p align="justify">Nous touchons ici au point fondamental. C’est par la conversion de l’observation (envers illusoire) en participation (endroit réel) que la connaissance scientifique commence à se transformer en gnose et à révéler sa nature fondamentalement religieuse.</p> <p align="justify">Expliquant l’expression de « cosmologie » basique par laquelle la gnose ruyérienne définit son entreprise, Ruyer déclare : « Il ne s’agit pas d’établir une sorte de cosmologie (ou de philosophie religieuse minimale. Il s’agit encore moins d’une « science religieuse » ou d’une « religion scientifique ». Ce qu’entendent les gnostiques, c’est ceci : une cosmologie, étant totalisante pour l’espace et le temps, doit totaliser les observateurs comme les observés, les points de vue comme les points vus, les « ego » comme les « ici-maintenant » (19).</p> <p align="justify">La participation cosmique, ou le cosmos comme participable par et pour les consciences humaines, conduit alors à la sagesse gnostique, donc à l’accomplissement définitif de la gnose, sous la forme de ce que Ruyer appelle la « psychosynthèse », par opposition à la psychanalyse.</p> <p align="justify"> V. La participation sémantique, clef de la gnose ruyérienne.</p> <p align="justify">Ruyer avait déjà développé la notion de connaissance et d’information par participation dans un article important intitulé « Les observables et les participables ». Il reprend cette doctrine dans La gnose de Princeton (20). Elle nous paraît être la clef de cette gnose cosmologiste qui fait le fond de sa pensée. Connaître, ce n’est pas seulement poser un objet devant soi, bien que ce soit là le seul mode de connaissance reconnu par la science. Plus réellement, plus fondamentalement, c’est être informé, c’est-à-dire recevoir en soi une forme, un sens, qui fait sens en nous et donc auquel nous participons. Si la connaissance était pure observation extérieure, elle serait connaissance de rien, d’une pure succession de ponctualités événementielles incohérentes. Saisir un sens, une forme, c’est nécessairement être saisi, être psychiquement et sémantiquement modulé et informé par ce qu’on saisit. On peut ainsi passer de la participation cognitive à la participation psycho-biologique et même à la participation cosmologique, puisqu’il n’y a pas de différences essentielles entre elles. Participer, ce n’est donc pas seulement connaître par information, c’est aussi exister. Tout être individuel réel, c’est-à-dire qui s’auto-survole et se possède lui-même (un atome, une molécule, une bactérie, un arbre, etc.) et qui n’est pas un être-amas, sans unité domaniale (une motte de terre, un nuage), tout être réel n’existe qu’en participant aux thèmes spécifiques qui définissent son identité temporelle, les normes de son activité, la nature de ses instincts formatifs, de même <br /> que le sujet parlant ne découvre la parole qu’à la condition de participer à la langue qui parle en lui. C’est sur la base de cette participation et de ses divers modes, que l’être explore et découvre en quelque sorte les exigences de sa nature, qu’il fait l’expérience de la culture, du monde et même du sur-monde et de la Volonté de la Norme suprême de la Conscience universelle. Ici la participation gnostique accède vraiment à sa dimension religieuse. « Dans toutes les religions, écrit Ruyer, Dieu est un Participable plutôt qu’un Observable. C’est donc un inconnaissable au sens ordinaire. Toutes les expériences religieuses traditionnelles sont, en un sens, des expériences psychologiques, transposées mythiquement (…). Mais on peut aussi – c’est toute la Nouvelle Gnose – considérer que l’expérience psychologique, biologique, et linguistique de la participation est bien une sorte de révélation naturelle, à valeur religieuse » (21). Et Ruyer conclut sur cette déclaration tout à fait significative : « La gnose consiste à vouloir faire entrer les participables et la participation dans la science comme dans la philosophie religieuse par la grande porte, non par la petite porte d’une psychologie suspecte, à peine scientifique, et vaguement occultiste, mais par la grande porte de la micorphysique, de la biologie du développement, de la psychologie compréhensive, de la linguistique non pavlonienne, celle de B.L. Whorf ou de N. Chomsky. Elle consiste à montrer que la science révèle la participation, mais en la voyant seulement par son envers. » (22).</p> <p align="justify">On voit mieux maintenant l’ampleur de l’entreprise ruyerienne : elle est extrêmement ambitieuse, et, d’une certaine manière, on peut même la juger exorbitante : non seulement Ruyer entend embrasser dans une même vision unitaire tous les domaines de la pensée humaine : physique, biologie, psychologie, philosophie, religion, sagesse – et l’on peut estimer qu’il y est effectivement parvenu – mais encore il ne se propose ni plus ni moins que d’ouvrir une nouvelle perspective religieuse, une nouvelle voie vers le divin, une nouvelle gnose, mais une religion, une théologie et une sagesse qui soient scientifiquement « crédibles », et donc philosphiquement possibles. Cette dimension tout à fait extraordinaire de l'entreprise ruyérienne a été souvent méconnue pour plusieurs raisons : ceux qui ont cru à l'existence des gnostiques princetoniens attribuaient l’instauration de cette « nouvelle religion » aux savants américains (dont Ruyer n’était que le secrétaire) ; ceux qui étaient au courant de l’affabulation n’y voyaient qu’un subterfuge amusant pour attirer l’attention du lecteur sur des thèmes maintes fois exposés par Ruyer. Tout cela est d’ailleurs incontestable à quelques égards. L’affabulation repose sur un fond de vérité auquel, par un effet inducteur, elle a précisément fini par donner forme : de grands physiciens souscrivent à bien des thèses de Ruyer et s’y sont sans doute reconnus ; et, d’autre part, cette affabulation a suscité dans le monde entier un intérêt considérable pour la pensée du philosophe : le but visé a été atteint. Mais, si l’on prend cette pensée vraiment au sérieux, on est obligé d’aller plus loin. Cette affabulation n’était pas seulement possible et souhaitable, elle était aussi nécessaire, et nécessaire à la fois négativement et positivement. Négativement afin de prévenir et de rectifier la tentation très fréquente chez beaucoup de savants de se référer à des religions orientales et à des courants mystiques plus ou moins bien compris ou surestimés, en leur offrant une religion beaucoup plus rationnelle et scientifiquement plausible ; au fond Ruyer dit aux savants : inutile d’aller chercher une religion en Orient, il suffit de regarder la science à l’endroit. Nécessité positive maintenant, afin d’éveiller son lecteur à la conscience de la vraie nature de la participation. Qu’est-ce que la gnose, en effet, sinon la conscience de la participation ? Et qu’est-ce que la participation à Dieu ? Tels sont les points que vous voudrions rappeler pour terminer.</p> <p align="justify"><br /> VI. L’initiation éleusienne.</p> <p align="justify">Quant à l’intention de Ruyer d’élaborer une « religion basique », c’est-à-dire d’amener son lecteur à prendre conscience de la nature intrinsèquement religieuse de notre vision foncière du réel quand elle est remise à l’endroit, lui-même nous l’explique très clairement : il ne s’agit pas de fabriquer de toutes pièces une nouvelle religion, mais de créer les conditions propres à l’éclosion, chez nos contemporains, d’une conscience gnostique (23). Que la nouvelle religion repose sur une théologie « crédible », rationnellement « acceptable », il l’affirme expressément à plusieurs reprises (24). Enfin que la participation soit, en son fond, participation au divin, c’est là le principe majeur de toute sa métaphysique. De même que l’univers, en tant qu’il est perpétuellement en train de se faire et de réaliser les thèmes transpatiaux et transtemporels qui spécifient sa nature, est Dieu visible, ce que nous pouvons voir de Dieu, de même l’intelligence, en tant qu’elle cherche à saisir un sens, c’est-à-dire à participer sémantiquement à l’information divine, pense en définitive, « à partir de Dieu », comme Ruyer lui-même nous l’a dit un jour, c’est-à-dire est pensée par Dieu, le Sens des sens, dans son acte même. Dès lors, que doit faire le gnostique ruyérien ? Ou plutôt, que ne peut-il pas ne pas faire ? C’est ici que nous touchons au point le plus fondamental de la nécessité de la mythification ruyérienne, car c’est celui où le contenu de la gnose ruyérienne entend justifier, en la fondant, la forme mythique dans laquelle elle s’est exprimée. Et en effet, dès lors que le gnostique ruyérien n’est pas un théorétique observateur, mais un théorétique participateur, la tâche intellectuelle qui lui incombe ne saurait être de proposer des théorèmes dogmatiques à croire, mais des thèmes sémantiques à rechercher et à deviner. Puisque Dieu est, à quelques égards, la « langue maternelle » universelle, constituante de la nature et de l’ordre des choses, tout ce que peut faire le gnostique, c’est tenter d’apprendre à parler cette langue. Dieu ne dit rien mais Il parle dans toute intelligence qui s’efforce d’épeler l’univers. « Dieu, dit Ruyer, n’est pas un Patron, ou un Parleur soupçonnable, mais une Langue maternelle ou primordiale, en-deçà de toutes les langues, et (qu’)il n’est pas un être mythique, justement parce qu’il fonde tous les mythoï. Dieu est le Participable universel (…) Langue qui se fait parler, non par imitation, mais par invention participante » (25).</p> <p align="justify">Dès lors que Dieu fonde tous les mythoï, il fonde aussi le mythos ruyérien de la gnose princetonienne. Qu’est-ce en effet que la mythique gnose de Princeton sinon une tentative d’exploration en vue d’une participation sémantique ? La question de la vérité ou de la fausseté de la fable imaginée par Ruyer n’a pas plus à se poser que celle de la vérité de tel organe prédateur ou capteur, inventé par la nature, ou de tel mythe religieux inventé par la culture. La gnose de Princeton est un organe non biologique, mais philosophique, destiné à permettre une exploration et un captage de la sémantique divine universelle, ce qui, d’une certaine manière, est vrai de tous les ouvrages de la métaphysique, mais qui, ici, est explicitement affirmé. Car la gnose de la participation ne peut s’enseigner à la manière, antignostique, d’une description objective et selon la logique de l’observable. L’enseignement de la gnose ne peut s’enseigner que d’une manière gnostique, c’est-à-dire par participation, et par participation au jeu même de la gnose ; ce qui signifie qu’il s’agit au fond d’une initiation. Et non seulement le livre tout entier de La gnose de Princeton est un jeu, celui d’une mythique gnose scientifique, jeu auquel Ruyer propose à son lecteur de jouer, en lui donnant à croire et à rêver sur l’existence de ce groupe mystérieux, mais encore le livre est lui-même le jeu par lequel Ruyer tente de s’initier à la gnose, le dispositif mythologique qui lui permet de conduire à terme sa métaphysique et sa théologie, lesquelles impliquent en effet qu’il aille aussi loin que les religions constituées, mais selon un mode philosophique acceptable.</p> <p align="justify">L’église gnostique est donc aussi réelle qu’invisible. Dans cette Eglise, nous dit Ruyer, « chacun s’initie lui-même, à son moment, réinvente la Règle, comme dans un le jeu de cartes inventé par l’un d’eux (le jeu « Eleusis »), où il faut deviner la règle, non l’appliquer avec astuce » (26). Et il conclut : « La nouvelle gnose est comme Eleusis : chacun s’initie lui-même. Chacun est tour à tour, ou à la fois, joueur et maître du jeu. Il y a une sorte de cooptation libre et mutuelle – sévère néanmoins car la règle est subtile. Les gnostiques estiment en outre que leur système d’initiation représente le système même de l’existence réelle, où chaque être doit découvrir par lui-même, en prenant l’initiative, ce qui est attendu de lui par le Maître de jeu inconnu » (27).<br /> <br /> On ne saurait être plus clair. Et c’est pourquoi le sous-titre ne comporte pas seulement les termes de « savants » et de « religion » que nous avons essayé de commenter ; il comporte aussi le terme de « recherche » dont la signification se découvre maintenant plus nettement : la religion gnostique, en effet n’est ni fondable, ni instituable. Elle ne peut être que recherchée.</p> <p align="justify">Le mythe de la gnose de Princeton, au terme de notre réflexion, apparaît donc pour ce qu’il est, c’est-à-dire comme l’un de ces « montages » grâce auquel la sagesse des néo-gnostiques cherche à comprendre ce qu’elle peut de la Sophia divine. Du moins en sera-t-on convaincu si l’on s’efforce d’interpréter ce mythe à sa propre lumière, de lire Ruyer aussi ruyériennement que possible. C’est ce que nous avons tenté de faire. Une seule question se pose alors : puisque la fonction d’un mythe ne réside pas dans sa vérité mais dans son efficacité et sa fécondité sémantique, on est en droit de se demander si la gnose de Princeton est un montage efficace ? A chacun d’en juger. Pour notre part, nous ne saurions renoncer à rechercher la vérité des théophanies qui nous font vivre.</p> <p align="justify">Texte paru dans « Raymond Ruyer de la science à la théologie » sous la direction de Louis Vax et J.J. Wunenburger, éditions Kimé, en 1995.</p> <p align="justify"><br /> Notes</p> <p align="justify"><em>(1) La gnose de princeton, p. 10.<br /> (2) Ibid. p. 7.<br /> (3) Flammarion, 1970, p. 106.<br /> (4) Le Dieu séparé – les origines du gnosticisme, Cerf, collection « Patrimoines », 1984, p. 41-42.<br /> (5) C’est également la thèse de M. Gex, « La gnose de Princeton. Une synthèse de la philosophie et de la religion », dans Revue de théologie et de philosophie, Lausanne, n°114, 1982, pp. 415-426.<br /> (6) Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, Préface de la seconde édition, Gallimard, pp.63-65.<br /> (7) Michel Tardieu, Jean-claude Dubois : Introduction à la littérature gnostique, t. I (collections retrouvées avant 1945), Cerf – C.N.R.S. ? Collection « Initiations au christianisme ancien », 1986, p. 33-34. Les savants auteurs de cet indispensable ouvrage ne voient en effet rien d’autre dans la gnose ruyérienne que l’usurpation d’un terme à des fins publicitaires, ce qui nous paraît inexact.<br /> (8) Cf. La gnose de Princeton, p. 21-22 ; également : Néo-finalisme, pp. 1-7 ; Les cents prochains siècles, pp. 39-142 ; Les paradoxes de la conscience, passim.<br /> (9) Ruyer a exposé son point de vue sur Comte au chapitre III de Dieu des religions, Dieu de la science : « Le domaine vital des animaux et le monde religieux de l’homme » (p.45-54).<br /> (10) Lettres d’Auguste Comte à Stuart Mill, publiée par Lucien Levy-Brühl, Alcan, 1899, pp. 352-353 (lettre du 14 juillet 1845).<br /> (11) Philosophie première, Cours de philosophie positive, (Leçons 1 à 45), présentation et notes par Michel Serres, François Dagognet, Allal Sinaceur, Hermann, 1975, p.26.<br /> (12) Ibidem, p. 24 : « La théologie et la physique sont si profondément incompatibles, leurs conceptions ont un caractère si radicalement opposé… »<br /> (13) La gnose de Princeton, p. 173. Et n’oublions pas que ce qui est ontologiquement premier, c’est la Pensée et non le cerveau : « l’Esprit se fait clavier matériel ».<br /> (14) «Ruyer», dans : Les philosophes français d’aujourd’hui, sous la direction de D. Huisman et G. Deledalle, 1959, p. 275.<br /> (15) Dieu des religions, p. 61 et p. 63.<br /> (16) Ibid., p.67.<br /> (17) «L’atome n’a besoin ni de matériel, ni de technique subordonnée. Il n’a pas de besoins organiques. Son « âme » – ses lois ondulatoires – n’est pas tombée dans un corps, pour la raison que son « corps » est formation incessante par son « âme ». L’atome n’a aucun souci de nutrition ou de reproduction. Il ne meurt pas, et il ne tue pas. Il ne laisse pas de cadavre. Les atomes de la boue ne sont ni boueux ni sales. Ils sont plutôt une sorte de musique à l’état pur » (Dieu des religions, Dieu de la science, p. 104)<br /> (18) L’expression a été revendiquée par Schelling pour définir sa propre position relativement à l’idéalisme subjectif de Fichte et à l’idéalisme absolu de Hegel (Darstellung meines Systems der Philosophie (1801) ; Werke, IV, p. 109).<br /> (19) La gnose de Princeton, p.24.<br /> (20) Revue philosophique, t. CLVI, 1966, pp. 419-450. La comparaison de cet article avec les passages 127 à 130 de La gnose de Princeton montre que Ruyer a réutilisé d’importants passages de cet article (avec quelques modifications).<br /> (21) La gnose de Princeton, p. 129.<br /> (22) Ibid., p. 130.<br /> (23) Ibid., p. 19<br /> (24) Ibid., 70, p. 73, p. 130, etc.<br /> (25) Ibid., p.139 ; c’est nous qui soulignons.<br /> (26) Ibid., p. 12.<br /> (27) Ibid., p. 13. </em><br /></p>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-64742779084030592822008-11-15T06:01:00.000-08:002008-11-15T06:03:05.660-08:00Du non-être et du séraphin de l'âmeDe Dieu, considéré « en soi », dans son absoluité la plus radicale, que peut-on dire ? Par quel nom désigner ce qui est au-delà de tout nom ? Maître Eckhart parle, à ce propos, du « Nom innommable » (nomen innominabile). Le mot « dieu » n’est d’ailleurs qu’un terme commun qui, dans les langues latines, a été progressivement consacré à la désignation de l’infiniment et absolument Réel. Certes, en tant que Dieu est considéré comme Principe de l’existence, à la fois transcendant et immanent à tout ce qui est, on peut le désigner comme l’Etre nécessaire, l’Etre par excellence ; désignation légitime et suffisante pour les besoins spéculatifs ordinaires, mais dont on ne saurait oublier le caractère analogique, l’ «être » divin transcendant infiniment le mode d’être des créatures. En outre, dans ce cas, on l’envisage dans sa relation au créé : comment dès lors « nommer » Dieu en tant qu’il se « situe » au-delà de tout rapport causal, donc en tant qu’il repose dans sa pure absoluité ? <p align="justify"> C’est pourquoi les plus grands métaphysiciens ont pensé que Dieu en soi n’était nommable, c’est-à-dire concevable, que d’une manière apparemment négative. D’où la désignation du Deus absconditus comme Non-Etre ou Sur-Etre. On attribue généralement à ces expressions une origine orientale, les métaphysiques et les théologies d’Occident se limitant, pense-t-on, à la perspective ontologique. La réalité est un peu différente. C’est ce que nous voudrions montrer, en étudiant la signification du syntagme « non-être » dans différentes traditions ; étude sommaire et qui exigerait en fait un volume entier, mais qui suffira à établir, pensons-nous, d’une part que ce syntagme, dans les textes des penseurs orientaux, signifie souvent : néant, inexistant, et d’autre part, que sa signification la plus élevée se rencontre surtout dans la tradition platonicienne. Mais, évidemment, l’absence de cette expression dans une tradition doctrinale ne prouve nullement l’ignorance de la perspective sur-ontologique.</p> <p align="justify"> Rappelons tout d’abord que le français « non-être », qu’on rencontre, semble-t-il, pour la première fois chez Bossuet, traduit les expressions latines non-esse ou non-ens (« non-être » ou « non-étant »), qui, elles-mêmes, proviennent du grec mè-on : on est un participe présent neutre et signifie « étant » (1) ; mè exprime la négation, non pas la négation pure et simple d’un fait déterminé qui ne s’est pas produit (laquelle se dit ou ; ouk devant une voyelle), mais plutôt la négation d’une qualité ou d’une détermination en général. En ce sens, il peut exprimer la privation : le non-voyant ou le non-savant. Or, nier une détermination, ce peut être aussi nier une limitation. Dans ce cas, mè a le même sens que le préfixe français ( in-), par exemple, dans « in-fini » ou « in-formel ». C’est donc mè-on qui, par transposition métaphysique, peut correspondre au Non-Etre guénonien (2).</p> <p align="justify"><br /> I. — Le lexique chinois</p> <p align="justify">Les remarques précédentes s’appliquent partiellement au lexique chinois, auquel Guénon nous dit avoir emprunté le terme de Non-Etre (Etats multiples de l’être, p. 32). Partiellement, à cause des particularités linguistiques du chinois. Tout d’abord, parmi toutes les langues du monde, le chinois est l’une des rares à ne « posséder aucune catégorie grammaticale qui soit distinguée de façon systématique par la morphologie : rien n’y différencie apparemment un verbe d’un adjectif, un adverbe d’un complément, un sujet d’un attribut ». D’autre part « le chinois n’a pas non plus de verbe d’existence, rien qui permette de traduire cette notion d’être ou d’essence qu’expriment si commodément en grec le substantif ousia ou le neutre to on » (3). Il en résulte que l’expression chinoise Wou-Ki, que les traducteurs occidentaux rendent par « Non-Etre » parce qu’elle a cette signification, en réalité ne comporte pas le mot « être ». Ki, en effet, désigne la « poutre faîtière », ou, tout simplement, le « faîte ». Il entre en composition, d’une part avec le mot Taï-ki, le « Grand Principe » lequel constitue le nom propre du symbole du Yin-yang, et d’autre part avec le mot Wou, pour former Wou-Ki, le « Non-Faîte » ou « Non-Etre », Essence insaisissable de Taï-Ki.</p> <p align="justify">Toutefois, avec la négation Wou, nous retrouvons des considérations analogues à celles que nous avons faites à propos du grec. Comme le grec, en effet, le chinois possède deux formes de négation : feï et wou, dont la valeur est à peu près semblable à celle de ou et de mè ; feï signifie la négation pure et simple (telle chose n’est pas ceci ou cela), tandis que wou indique plutôt la « non présence » de quelque chose en général. Comme le souligne Liou kia-Hway : « Le caractère wou (…) n’indique pas l’anéantissement systématique du tout (…). Il évoque une sorte d’indétermination absolue qui contient en elle la détermination concrète sous toutes ses formes » (Philosophies taoïstes, Pléiade, p. 636).</p> <p align="justify"><br /> II. — Le lexique sanskrit</p> <p align="justify">En sanskrit, asat ne désigne pas non plus nécessairement le suprême Non-Etre. Comme le grec on, le sanskrit sat est un participe présent et signifie étant. Asat désigne donc le non-étant (au sens relatif), par exemple le froid par rapport au chaud, et, d’une manière générale, chez Shankara, les accidents ou les modifications par rapport à la « substance », ce qu’Aristote appelle en grec ousia ou « étance », donc par rapport à sat, l’être véritable, le réel (sat se distingue de bhû : permanence ou persévérance dans l’être ; même racine que le grec phuô : devenir – d’où physis et l’idée de nature – et le latin fui : je fus). C’est ce que déclare Shankara dans son commentaire de la Bhagavad-Gitâ, au verset II-16, où se trouve énoncé, de façon quasi parménidienne, le principe de contradiction : « Le non-être ne vient pas à l’être ; l’être ne cesse pas d’être » (mais on pourrait traduire plus littéralement : « jamais le non-être (asat) ne connaît la permanence (bhâva) ; jamais la non-permanence (abhâva) n’est connue de l’être (sat) ». Texte que le Maître explique ainsi : « Le non-être c’est ce qui n’est pas, tels le froid et le chaud et leurs causes (…). Le froid et le chaud, etc., et leurs causes, bien qu’ils soient perçus au moyen des organes de perception, ne naissent pas à l’existence substantiellement réelle ; car ce sont des modifications, et toute modification est temporaire ». On est en droit de se demander si ce verset de la Gîtâ et son commentaire ne contredisent pas implicitement les textes antérieurs du Rig-Veda (X-72-2) : « l’être est né du non-être », (X-129-1) : « en ce temps-là, le non-être n’existait pas, ni l’être » ; et de même le Satapatha Brâhmana (6-1 1-1) : « au commencement il n’y avait que le non-être », ou la Taittirîya Up. (II-7) : « en vérité, cet univers à l’origine était non-être. Ensuite il naquit à l’être ». Mais ils sont en accord avec la Chändogya Up. (6-2-1 et 2) qui énonce expressément : « Quelques-uns disent, il est vrai : de toutes choses, au commencement, il n’y avait unique et sans second, que le non-être. De ce non-être naquit l’être. En vérité c’est l’être qu’il y a avait au commencement, l’être unique et sans second ».</p> <p align="justify">La clef de ces contradictions apparentes nous paraît fournie par le premier texte cité du Rig-Veda (X-72-2), texte que nous avions amputé d’une précision importante ; il déclare en effet : «Dans l’âge premier des Dieux, l’être naquit du non-être ». Si l’on admet que « l’âge premier des Dieux » désigne le production de la manifestation informelle (Mahat ou « première production de Prakriti »), on voit que l’être (sat) dont il s’agit n’est pas l’Etre comme tel (la détermination ontologique principielle), mais l’existence créée ; et donc le non-être (asat), à partir duquel « naît » l’être, désigne le chaos primordial, Prakriti considérée dans son indistinction, sa non-différenciation. Asat ne correspond ainsi nullement au Non-Etre guénonien (sinon par transposition métaphysique), et l’opposition sat-asat au niveau cosmologique. C’est pourquoi la même Chandoya Up. peut affirmer également sans incohérence (III 19-2) : « au commencement cet (univers) n’était que non-être ; Cela (par contre) était être » (trad. Varenne, Cosmologie Védiques, Archè, p. 287 ; traduction très supérieure à celle de Sénart). Remarquons toutefois qu’ici, le « Cela qui est sat » ne désigne plus l’existence manifestée mais son Principe ontologique créateur, et qu’en conséquence l’opposition asat-sat concerne maintenant la création (dans son état potentiel – asat) et l’actualité de l’Etre créateur dans sa réalité immuable – sat). Et précisément, en posant l’Etre à l’origine de toutes choses, et en écartant le non-être, la Chandogya Up. et Shankara veulent, non pas s’opposer au Veda, évidemment, mais réfuter l’interprétation qui verrait dans cet asat (dont on nous dit que le sat est né) le Principe unique et efficient de l’existence du monde, alors qu’il n’en est que le terme logiquement antérieur (4). Tant il est vrai qu’un texte sacré ne saurait être lu et compris en dehors de son interprétation traditionnelle (exégèse littérale ou mîmânsâ et métaphysique ou vêdânta). D’une manière générale, d’ailleurs le terme asat est pris, par Shankara, en un sens « péjoratif ». Cependant il explique : « le terme sat (=étant) désigne ordinairement ce qui est différencié selon le nom et la forme, le terme asat (=non-étant) désignant la même réalité avant la différenciation ; c’est en ce sens là que Brahma (dans le passage des Vedânta-sûtra que commente shankara) est appelé Non-Etant, c’est-à-dire antérieurement à l’existenciation du monde » (Commentaire aux Vedânta-Sûtra, I-4-15, Thibaut, p. 267) (5). On peut conclure, nous semble-t-il, que le Vedânta shankarien ne se présente pas globalement comme une ontologie négative proprement dite à « dépasser ». L’être (sat) s’y prend sans doute aussi selon le sens qu’il reçoit dans la tradition aristotélicienne ; mais ce sens est pris lui-même dans une dialectique plus générale qui est celle du Réel et de l’illusoire, et non point de l’être et du non-être. Sat désigne alors tout ce qui est « réalité », à quelque degré que ce soit (ce qui est conforme à la signification originelle de la racine indo-européenne *es).</p> <p align="justify">III. — Le lexique des platoniciens et des chrétiens de langue grecque</p> <p align="justify">C’est donc dans la tradition grecque, puis dans ses prolongements chrétiens, que le syntagme « non-être » (mè-on) a été le plus longuement employé et a fait l’objet des plus nombreux commentaires ; et cela est dû à l’importance et à la diversité des emplois de formes verbales de einaï (= être) dans la langue grecque (Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. I, P. 71), importance qui ne se rencontre pas dans les langues sémitiques. Les spéculations sur l’être et le non-être semblent toutes post-parménidiennes (Parménide a vécu entre 540 et 450 av. J.C.), et provoquées par son Poème (sur l’être). Citons Melissos et surtout Gorgias qui écrit un traité Du Non-Etre et de la Nature dans lequel il épuise en quelque sorte les possibilités qu’offre la dialectique on-mè on. A certains égards, la philosophie platonicienne n’est rien d’autre qu’un dépassement métaphysique de cette dialectique (par le Bien « au-delà de l’ousia » qui transcende et inclut la distinction de l’identité et de l’Altérité), alors qu’Aristote nous en offre une solution cosmologique (doctrine de l’acte et de la puissance). Dans ces textes, l’«être » et le « non-être » désignent généralement les régions du réel et de l’irréel (comme chez Shankara) et non pas quelqu’un ou quelque chose, une entité : ce sont des catégories philosophiques et non théologiques. Mais on peut hésiter (d’où l’incertitude sur les majuscules). Platon, en certains passages (Sophiste, 248 a), paraît identifier « le parfaitement être » à Dieu (qu’il nomme plus souvent « Bien » ou « Un »). Quant à Aristote, on sait que l’interprétation habituelle de son ontologie comme théologie soulève aujourd’hui quelques difficultés. Ce n’est que deux siècles plus tard, chez Plutarque, que l’identification de to on à Theos est attestée pour la première fois : « Nous disons au Dieu : « Tu es », lui donnant ainsi une appellation exacte et véridique, la seule qui ne convienne qu’à Lui seul, celle de l’être » (De E apud Delphos, fin du chap. 17). Au IIe siècle, chez Numénius, apparaît la première attestation de Dieu comme o ôn (l’Etant, au masculin) et non plus to on (au neutre), ce qui témoigne de l’influence de l’«ontologie du Buisson ardent » ; on le sait, ce sont en effet les Juifs alexandrins qui, les premiers, ont rendu le ‘èhyèh ‘ashèr ‘èhyèh par Egô eimi o ôn : Moi, je suis l’Etant (par excellence) (6). C’est alors que, corrélativement, le mè on peut acquérir, indubitablement, une valeur « théologique » : le Non-Etre comme principe suprême au-delà de l’Etre. Chez Plotin, cet usage n’est pas encore acquis et le non-être semble avoir un sens « péjoratif » (à moins de ne voir dans le non-être de la manière intelligible une allusion discrète au mystère du suprême Non-Etre). De même, chez un auditeur chrétien de Plotin, le grand Origène, Dieu n’est jamais envisagé comme Non-Etre. Il est remarquable, cependant, de constater que, malgré l’ontologie du Buisson ardent qui paraît imposer Dieu comme « Celui qui est » par excellence, Origène suive Platon et Plotin pour affirmer la transcendance surontologique de Dieu : « (on contemple) d’abord la Vérité pour en venir ainsi jusqu’à fixer les yeux sur l’Etre ou, au-delà de l’Etre, sur la puissance et la nature de Dieu » (Commentaire de Jean, XIX-6, § 36-37 ; trad. P. Nautin). Et dans le Contra Celsum, VI-64 : « La question de l’Etre (ousia) est longue et difficile, et surtout (…) pour trouver si Dieu est « au-delà de l’Etre en dignité et en puissance » (citation de Platon) tout en faisant participer à l’Etre ceux qu’il y fait participer conformément à son Logos et son Logos lui-même, ou s’il est, lui aussi, Etre ». Et il conclut (ibidem) : « le « Monogène », « Premier né de toute création » (Col. I-15) est Etre des êtres, Idée des idées et « Principe », tandis que son « Père » et son « Dieu » (Jn. XX-17) est « au-delà » de toutes ces choses ». Mais c’est surtout Proclus (Ve siècle) qui fait un usage théologique et métathéologique du syntagme mè on qu’il trouve déjà chez Platon et auquel il confère (à juste titre) la dignité de Principe suprême, en l’appliquant à l’Un transcendant (ou même au-delà de l’Un). De tous les néo-platoniciens il est, à certains égards, le plus proche de la « manière » guénonienne : il explicite, aussi, scolastiquement que possible, la signification ésotérique du platonisme. Il n’est pas jusqu’à la doctrine de ce que Coomaraswamy appelait la « bi-unité » divine (la distinction non-séparative de l’Infini et de la Possibilité universelle, c’est-à-dire, en langage schuonien, de l’Absolu et de la Relativité suprême ou Infini) qui ne se trouve clairement exposée : « L’indétermination de la matière, écrit J. Trouillard (résumant Eléments de Théologie, § 92) a elle-même sa norme dans l’autoapeira, l’Infinité pure, qui est le ressort de toute procession et la première expression de l’Un avant l’Etre même » (Aubier, p. 25). Certes, l’Etre est infini, mais il n’est pas l’Infinité pure. Quant au suprême Un, déclare Proclus (ibid., § 138) « parmi les principes, on a immédiatement au-dessus de l’être le Non-Etre, en tant qu’Il est supérieur à l’Etre et qu’Il est Un ». De même, il explique, dans sa Théologie Platonicienne (II-2, p.83-84) : « c’est dans l’Etre que se trouve le multiple (les possibilités non-manifestées) et dans le Non-Etre, l’Un (en mè ousia to en) ». L’œuvre immense de Proclus a pu déborder le cadre du néo-platonisme strico sensu, puisqu’elle vient féconder l’œuvre de la théologie chrétienne, grâce d’abord à « Denys l’Aréopagite » qui s’y réfère directement, avec tout le poids qui s’attache à une Autorité quasi-apostolique (celle du converti de S. Paul, auteur hiéronymique du corpus aréopagitique). Par lui, la pensée chrétienne (surtout latine) va bénéficier, dans son expression doctrinale, de la sève surontologique du platonisme. Pour Denys, en effet, le Bien-Un transcende l’opposition de l’être et du non-être, ce que ne fait pas l’Etre : « Le nom de Bien, applique à Dieu (. ..), s’étendait à tout être et à tout non-être. Le nom d’Etre s’étend seulement à tout être, en même temps qu’il transcende tout être » (Noms divins, 816 B ; en 817 C, Dieu-Etre est d’ailleurs référé à Exode, III-14). Il est donc préférable d’identifier Dieu au Rien, car « Il n’est Rien en rien et Il est pourtant connu par tout en tout en même temps qu’Il n’est connu par rien en Rien » (872 A). Aussi Denys célèbre-t-il en d’innombrables textes la Théarchie suressentielle (c’est-à-dire supra-ontologique) tout en précisant cependant que nous ne saurions avoir accès directement à ce Sur-Etre, sinon dans le silence et la non-connaissance. Pour toute autre connaissance, le Sur-Etre ne se donne à voir que sous la forme de l’Etre, et c’est pourquoi l’Ecriture nous le révèle ainsi : « l’amour de Dieu pour l’homme enveloppe l’intelligible dans le sensible, le Sur-Essentiel dans l’Etre » (592 B). Ainsi se perpétue d’âge en âge la formule platonicienne du Bien « au-delà de l’être ». Sa transcendance absolue implique d’ailleurs une immanence radicale : « l’être de tout est la Déité qui est au-delà de l’être » (Hiérarchie céleste, 117 D). S. Maxime le Confesseur, commentant les Noms divins (P.G. IV, col. 189 A) déclare : « Dieu est appelé Etre et Non-Etre. Car il n’est rien de ce que sont les êtres ». Il va jusqu’à affirmer : « Ne pense que le Divin est et qu’Il ne peut être compris. Mais pense qu’Il n’est pas. Telle est en effet la connaissance dans l’inconnaissance » (ibid., 245 C) ; et encore : « (Dieu est) Non-Etre au-delà de toute essence » (P.G. III, 588 B).</p> <p align="justify">IV. — Le lexique des chrétiens de langue latine </p> <p align="justify">C’est principalement par l’intermédiaire de Jean Scot (Scot et Erigène signifient tous deux : Irlandais) que la théologie méta-ontologique de S. Denys et son disciple S. Maxime le Confesseur a été connue en Occident, puisque c’est lui qui les a traduits, avant d’en intégrer l’essentiel dans ce qui est sans doute la plus puissante synthèse métaphysique du Moyen Age, le De divisione naturae. (Rappelons que la métaphysique du christianisme platonicien tient en quatre noms : Denys l’Aréopagite, le fondateur et le plus liturgique ; Jean Scot le formulateur et le plus synthétique ; Maître Eckhart, le vivificateur et le plus radical ; Nicolas de Cues, le philosophe et plus ecclésial, qui rassemble, conclut et annonce l’universalisme traditionnel). Comment douter de l’importance que Jean Scot attribue à la juste conception de l’esse et non esse (7), puisque c’est à elle qu’il consacre la première page de son grand traité (D.D.N., I, 3) : « tout ce qui tombe sous les sens corporels ou la perception de l’intelligence peut raisonnablement s’appeler être ; mais tout ce qui, par l’excellence de sa nature non seulement échappe aux sens, mais aussi à tout intellect et raison, apparaît légitimement comme non-être. Ce qui ne s’entend droitement de rien sinon de Dieu seul et de tout ce qui a été établi par Lui, savoir : les essences et les raisons (les possibilités que Dieu a établies – condita – avant la création du monde et qui ne connaîtront jamais la manifestation) ». Tel est le premier sens du non-être, le plus transcendant. Le second (il y en a cinq en tout) s’applique à toute réalité supérieure à une réalité donnée, puisque, pour celle-ci, celle-là est en effet comme n’étant pas : ce sens est comme une conséquence cosmique et une réverbération hiérarchique du sens premier. Le troisième sens applique la distinction non esse-esse à la distinction, dans l’espace et le temps, du virtuel et de l’actualisé. La quatrième (philosophique) attribue l’être véritable aux choses spirituelles, le non-être aux corporelles (on reconnaît la distinction platonicienne de l’être et du devenir). La cinquième, enfin, est de nature proprement religieuse ; l’homme déchu est non-être ; l’homme restauré par le Christ est être. Le seul sens qu’écarte Jean Scot de son vocabulaire est celui où non-être désigne la privation absolue, le néant (Dom Cappuyns, Jean Scot erigène, p. 329-330). C’est pourquoi, d’une façon qui rappelle les doctrines de la Kabbale concernant l’En-Soph et le Aïen (ou Rien suprême), Jean Scot peut déclarer que Dieu est le « Rien par excellence » (Nihil per excellentiam, D.D.N. III, 681 A). C’est pourquoi le ex nihilo de la création signifie en réalité « ex Deo » (III, 68 D ; IV, 771 B ; etc.).</p> <p align="justify">A vrai dire, Jean Scot, et à travers lui, Denys, n’était pas le seul canal par où le Moyen Age pouvait s'abreuver à la source platonicienne. Sans compter le dernier des Pères grecs, S.Jean de Damas qui, au VIIIe siècle, résume toute la patristique et qui n’hésite pas à dire que Dieu « est au-dessus de tout ce qui est, et au-dessus de l’être même » (De fide orthodoxa, I, 4), il faut mentionner le célèbre Livre des causes (De causis, ou Liber Aristotelis de expositione boniatis purae), que l’on attribuait à Aristote, mais qui reproduit littéralement des parties des Eléments de théologie de Proclus. L’auteur véritable de ce traité, répandu depuis le début du XIIe siècle, hautement prisé de S. Albert le Grand, et des théologiens rhénans, ne sera identifié que par S. Thomas. Or il déclare, dans sa 4e proposition : « La première des choses créées est l’être », proposition souvent citée par S. Thomas et dont il fait même une « autorité » (I, q. 5, a. 2, sed contra). A quoi il faut ajouter Le Livre des XXIV philosophes (XIIe s.), écrit relevant de la tradition arabo-hermétique, et qui formule une série d’admirables propositions sur Dieu (dont la célèbre image de la sphère intelligible dont le centre est partout et la circonférence nulle part). Or, la 11e proposition de ce livre énonce : « Dieu est au-dessus de l’être, se suffisant à Lui-même dans son abondance ». Point d’étonnement donc si l’on observe, jusque chez S. Thomas, l’affleurement d’un thème méta-ontologique. Sans doute ne faut-il pas se laisser abuser par l’identité des formulations qui peut bien recouvrir bien des divergences. Cependant, le Commentaire sur les Sentences (I, dist. XIII, art. 1, rep. 4) s’exprime assez nettement ; après avoir rappelé que la « voie d’exclusion » (ou voie négative) nie de Dieu les réalités corporelles comme les réalités intellectuelles, Thomas poursuit : « Alors, il ne reste plus dans notre intellect que ceci ; Il est, et rien de plus. Mais pour finir, cet être même, en la forme où il se trouve dans les créatures, nous le nions de Lui, et alors il demeure dans une ténèbre d’ignorance au sein de laquelle nous nous unissons à Dieu de la façon la plus haute ».</p> <p align="justify">Le commentaire sur les Sentences est une œuvre de jeunesse. Mais l’apophatisme de S. Thomas s’accentue plutôt avec la maturité. La Somme théologique (I, p. 13, a. 11) nous dit bien que Celui qui est est par excellence le « nom propre de Dieu ». Mais c’est seulement à raison de sa signification générale, signification qui elle-même est « empruntée » à ce qu’il y a de plus parfait dans la créature – son existence – et transposée analogiquement en Dieu. C’est pourquoi « Dieu », qui ne s’applique qu’à un seul, et davantage le « Tetagrammaton » (qui désigne la Réalité divine dans son mystère ineffable) sont, pour S. Thomas, encore plus appropriés que « Celui qui est ». Un peu plus tard, dans le De Potentia (Q. 7e, a. 2, rep. 1), il précise que la proposition « Dieu est » n’a pas le sens d’une qualification : il ne s’agit pas d’attribuer l’être à Dieu et de le ranger sous la catégorie de l’être, mais de comprendre que tout être, parce qu’il est, requiert que Dieu soit. Ainsi le nom « Celui qui est » est un nom de créature (ibid., rep. 11e). Mais l’effet portant ressemblance de sa cause, « les noms de créatures – celui d’être en particulier – sont attribués à Dieu pour autant que les créatures nous présentent quelque ressemblance avec Dieu ». Enfin, dans son commentaire du De Causis (lect. VIII-1269), il reconnaît que la « cause première est au-delà de l’étant (supra ens) en tant qu’Elle est l’infiniment être même (ipsum esse infinitum).</p> <p align="justify">A l’époque où S. Thomas d’Aquin illustrait l’ordre dominicain, Thomas Gallus, franciscain parisien, puis Abbé de Verceil en Italie (mort en 1246), prolonge le pur enseignement de S. Denys (en commentant ses œuvres) et demeure étranger au courant aristotélicien. Son œuvre est importante et peu connue encore. Pour Thomas Gallus (nous suivons F. Ruello, La mystique de l’Exode selon Thomas Gallus, dans Dieu et l’Etre, 1978, pp. 213-243 ; R. Javelet, Image et ressemblance, Vrin, 1967, 2 Vol.), la question des Noms divins est liée à celle de la structure mystique de l’âme. Or, prolongeant un enseignement de Denys (Hier. Cel., 237 C), Thomas Gallus nous apprend que la structure hiérarchique du monde céleste se reflète tout entière dans l’âme humaine selon la triple distribution des trois ordres angéliques. On doit ainsi parler de l’ange ou de l’archange de l’âme, du Trône, du Chérubin et surtout du plus élevé d’entre eux, du Séraphin de l’âme, doctrine qui rappelle les expressions soufies telles que « le Muhammad de ton être », ou « le Jésus de ton être ». Chacune des stations « angéliques » du Ciel de l’âme définit un degré de connaissance et un mode de réalisation spirituelle. Il faut donc distinguer, pour ce qui est de l’activité spirituelle, la raison de l’imagination, l’intellect de la raison. Mais, au-dessus de l’intellect théorique (intellectus theoricus), qui semble correspondre au « Chérubin de l’âme », et dont l’objet est l’intelligible, il y a la « pointe suprême », l’«affection principale », l’« étincelle de la syndérèse », ou se réalise l’unitio (union à l’Un et donc « unification » de l’âme) : « il faut remarquer que si notre esprit possède la puissance d’intelliger – par laquelle il perçoit les intelligibles – il possède d’autre part l’unition qui transcende la capacité naturelle de notre esprit et par laquelle il est conjoint aux réalités qui le dépassent. C’est selon cette unition qu’il convient d’intelliger les réalités divines, non selon nous-mêmes, mais établis dans une totale dépossession de nous-mêmes et tout entier déifiés » (Commentaire aux Noms divins, chap. 7). Par cette unition, cette étincelle de la syndérèse, l’Essence la plus secrète de la Déité communique son Nom le plus secret au plus secret de l’âme selon une connaissance parfaitement ineffable, au-delà de toute révélation. « Ici, dans le Séraphin de l’âme, s’achève, s’il est possible, l’intention hiérarchique, c’est-à-dire l’assimilation et l’union à Dieu (commentaire sur Isaïe). Ce Nom « innommable », c’est celui dont parle l’Apocalypse (II, 17) : « Au vainqueur, je lui donnerai de la manne cachée ; je lui donnerai aussi un caillou blanc et sur ce caillou un Nom nouveau est écrit, que nul ne connaît hormis celui qui le reçoit ». Ce caillou blanc n’est autre que le Séraphin de l’âme établie dans l’extase de l’amour et remplie de « la clarté de la lumière éternelle » (Sag. VII, 26).</p> <p align="justify">Tels sont les principes selon lesquels Thomas Gallus interprète la révélation du Buisson ardent. Fidèle à la doctrine dyonisienne, il professe l’apophatisme le plus radical et affirme la nature supra-ontologique (supersubstantielle) de la Deité. Innombrables sont chez lui les textes qui se référent au Non-Etre et qui exposent comment Dieu est situé « au-dessus de tout ce qui est (to on) et de tout intelligible ». Mais alors, se demande Thomas Gallus : « Comment peux-tu le dire « Celui qui est », ou l’ «être », toi qui es antérieur à tout être et le dépasse ? » La réponse qu’il nous donne ne semble pas se rencontrer ailleurs. </p> <p align="justify">Il observe en effet qu’à la question de Moïse (« Qu’est-ce que son Nom ? ») Dieu répond de deux manières différentes (Ex., III, 14) : « Dieu dit à Moïse : Ego sum qui sum (‘èhyèh ‘ashèr ‘èhyèh). Et il dit : voici ce que tu diras aux Israélites : Qui est (‘èhyèh) m’a envoyé auprès de vous ». (8). Thomas de Verceil traite ces deux réponses comme deux Noms différents, que nous pourrions appeler respectivement le Nom ésotérique et le Nom exotérique. Le premier, qu’il appelle aussi le « Nom unitif » ne concerne que Moïse qui, dans le Séraphin de son âme, ne fait plus qu’un seul esprit avec l’Esprit divin, et qui, ayant franchi le parvis de l’Etre, est entré dans le mystère de la Sur-Essence. Mais ce Nom est inaccessible, incompréhensible, et comme inexistant pour tout autre qui n’est pas établi dans le même état que lui. C’est pourquoi Dieu lui donne un autre Nom, un nom qui est « à dire aux Israélistes : Celui qui est ». Aux Israélites, c’est-à-dire au peuple qui ignore la transcendance de l’unition, mais qui peut reconnaître « Celui qui est ». Car c’est bien un signe de reconnaissance que demande Moïse pour le peuple, un Nom dont on puisse faire un signe naturel de reconnaissance (9) parce qu’il est inscrit dans la substance naturelle de l’intelligence. Ce Nom est celui de l’Etre : « la notion d’être devient pour nous, et pour ainsi dire à la racine de notre pensée, le mémorial de celui qui est » (Ruello, p. 225). En effet, le Chérubin de l’âme, l’intellect spéculatif, est naturellement attiré (attractus), orienté par l’Etre, et ne conçoit rien au-delà. Cet être, pour la philosophie profane, embrasse le tout du réel ; cette philosophie ne conçoit « rien de supra-ontologique (supersubstantialiter) au dessus de l’ordre des êtres ». Ce qui signifie que la catégorie de l’être – « sujet de la métaphysique » – « enveloppe aussi bien le créé que l’Incrée ».</p> <p align="justify"> Telle n’est pas la connaissance de la sagesse sacrée, mais qui n’est obtenue que dans le Silence supra-intelligible et l’union parfaite avec l’ «Entité » de l’être, la Déité suressentielle. Alors se révèle ineffablement le Nom dont le Cantique des Cantiques nous dit : « Ton Nom est une huile qui s’épanche » (I, 2). Cette huile, qui est celle de la science cachée du mystère divin, se répand de hiérarchie en hiérachie, du Séraphin qui goûte par expérience la félicité suressentielle, sur les degrés inférieurs, Chérubin et Trône. Mais, d’une autre manière, ce Nom se répand aussi « en Lui-même ». En effet, dit Thomas Gallus, le Nom Ego sum qui sum est celui de l’Etre qui se réfléchit en Soi-même (in se reflexum), c’est celui de l’Etre retourné en soi (in se revoluto), c’est la révélation de la « circularité » de l’Essence divine (circulariter), celle de la Circumincession trinitaire : « Il en va, dit S. Denys l’Aréopagite, comme d’un cercle éternel : le Bien suprême tourne en une ronde immuable, procédant du Bien dans le Bien vers le Bien » (Noms divins, 712 D). Le Nom divin révélé à Moïse dans l’Ego sum qui sum est donc celui de la « trinité éternelle et quasi circulaire », le secret supraconceptuel de l’entité unitrinitaire, secret qui n’est reçu que dans la fine pointe de l’âme, l’étincelle de la syndérèse « unie à l’éternité ».</p> <p align="justify">Nous arrêterons là notre enquête, laissant de côté les enseignements bien connus de Maître Eckhart sur le Dieu qui est le Rien suprême et absolu, propos qui, maintenant, paraîtront peut-être non pas moins profonds ni moins radicaux – Ekhart est ici un maître indépassé – mais en tout cas moins erratiques. Nous aurions pu citer également, en sus des mystiques rhéno-flamands, et plus proche de nous, un auteur comme le français Charles de Bovelle (mort en 1567), disciple de Nicolas de Cues, qui, en 1509, rédige un Livre du néant où Dieu « est appelé tout à tour être et non-être » (chap. XI, Vrin, P. 125). Mais nous en avons assez dit, pensons-nous, pour qu’on admette que la tradition métaontologique parcourt et irrigue le champ entier de la pensée chrétienne et n’est pas seulement le fait de quelques rares isolés comme le donne à croire une histoire parfois bien lacunaire. </p> <p align="justify">Nous terminerons par un retour à l’origine, en donnant à lire cet admirable texte de Proclus dans son Commentaire au Parménide de Platon (liv. VI, § 123, trad. Chaignet, modifiée sur les indications de Georges Vallin, t. II, p. 290) :</p> <p align="justify">« Ce qui est la cause, pour l’âme, de tous ses maux, c’est de chercher le caractère propre du Premier, de confier au raisonnement la fonction de connaître, tandis qu’il faut éveiller l’Un qui est en nous, afin d’être capable, conformément au rang que nous occupons, de connaître d’une certaine manière, le semblable, s’il est permis de dire, par le semblable. Car de même que nous connaissons les choses opinables par l’opinion, les choses dianoétiques par l’entendement discursif, et les choses intelligibles par la faculté intellectuelle qui est en nous, de même nous connaissons l’Un par l’Un qui est en nous. Cet Un est identique au Non-Etre (non pas au néant dernier, la privation absolue et radicale, mais au Non-Etre premier). Maintenant, l’Un qui est avant l’Etre est, il est vrai, Non-Etre, mais pas cependant rien : car étant Un, il est impossible de le dire : rien. Appelons le donc Non-Etre, et concevons le semblable par le semblable qui est en nous, car il y a en nous une sorte de semence de ce Non-Etre… ».</p> <p align="justify">Texte paru dans Connaissance des religions en 1985<br /> Notes</p> <p align="justify"><em>(1) Au féminin, le participe présent du verbe « être » (einaï) prend la forme ousa, à partir de quoi le grec a forgé le substantif ousia dont la traduction la plus littérale serait le néologisme « étance, aujourd’hui généralement adopté par les spécialistes. Lorsque Cicéron entreprit de faire connaître aux Latins la philosophie grecque, pour traduire ousia, il forgea, aux dires de Sénèque, le mot essentia qui, en latin, évoque lui aussi un substantif construit sur un participe présent. Mais, quatre cents ans plus tard, au témoignage de S. Augustin, ce vocable était encore peu usité, alors que dès le 1er siècle, et peut-être sous l’influence de Quintillien, on avait pris l’habitude de rendre ousia par sub-stansia, néologisme latin calqué sur le grec hypo-stasis, terme qui désignait la vraie réalité qui se tient sous (sub-stans) les apparences changeantes. Ainsi, à l’origine, essence et substance désignent le même notion.<br /> (2) La terminologie de Platon ou d’Aristote n’est cependant pas immuable : ouk on peut être employé dans le sens de mè on.<br /> (3) Jacques Gernet, Chine et christianisme, Gallimard, 1982, p.325.<br /> (4) De même le ex nihilo des traductions sémitiques risque, lui aussi, d’être l’objet d’une mauvaise interprétation « causale », ainsi que l’a montré Leo Schaya, (La Création en Dieu, Dervy-Livres, Paris 1983).<br /> (5) Nous traduisons de l’anglais.<br /> (6) Ce fait remarquable devrait faire réfléchir tous ceux qui opposent sommairement, à la mentalité abstraite de l’hellénisme philosophique, la mentalité purement « concrète » de la révélation juive.<br /> (7) Chez les Latins, héritiers de S. Denys et de S. Maxime, la transcendance du Principe surontologique s’exprime à l’aide des syntagmes Super-Ens, Super-Esse, ou Supra-Ens, Supra-Esse, ou Non-Ens, Non-Esse, Nihil.<br /> (8) La traduction exacte d’èhyèh est « Je suis » ou « Je serai ». Mais Thomas Gallus suit la Vulgate qui, ici, le traduit par Qui est, à la manière des Septante, alors qu’un peu plus haut elle a traduit selon l’hébreu (1er personne et non 3e ).<br /> (9) Précisons que le « mémorial » rituel et sacro-saint, destiné au peuple, était à l’origine le tétragramme YHVH, comme il ressort d’Exode, III, 15.<br /> </em> </p> <p align="justify"> </p>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-77809621377848880492008-11-15T05:58:00.000-08:002008-11-15T06:00:31.852-08:00Platon ou la restauration de l'intellectualité occidentaleIl n’est pas facile de prendre une exacte mesure de l’importance de Platon dans l’histoire de l’intellectualité occidentale : il est à la fois trop connu et méconnu. Trop connu – son nom n’a-t-il pas donné naissance à un adjectif de la langue courante ? – pour qu’on ait envie de prendre contact réellement avec une doctrine d’une extrême subtilité : chacun s’imagine en savoir suffisamment là-dessus, et se contente des quelques schémas que lui fournit la culture commune, par exemple celui de la distinction du monde sensible et du monde intelligible dont on donne même la formulation grecque : Kosmos noètos. Et cependant Platon n’a jamais employé cette expression (1) ! Méconnu d’autre part, parce qu’une tradition universitaire (qui date en réalité du XIX° siècle a prétendu reconnaître l’origine de ce qu’elle entend par philosophie (par souci d’authentifier sa propre pratique), alors qu’il n’y a guère de rapport entre le scepticisme négatif et destructeur de la raison critique, chez les modernes, et la dialectique platonicienne, laquelle doit conduirel’intellect jusqu’à la contemplation déifiante de « l’immense Océan du Beau » (Banquet, 210 d) qui est au-delà de la beauté et de la laideur (relatives, ibid., 211 a), jusqu’à cette Réalité qui « se montrera à lui en Elle-même et par Elle-même, dans l’éternelle unicité de son Essence » (auto kath’auto meth’autou monoéïdés aeï on, ibid., 211 b). Ce Beau en soi, qui n’est aucune beauté particulière, ni d’ordre sensible, ni d’ordre intelligible, que l’âme contemple au terme de son ascension, auquel elle s’unit, et par lequel elle devient immortelle (ibid., 212 a), cet immense Océan de la suprême Beauté, n’est autre que le Bien suprême, Celui dont toutes les choses tiennent leur être et leur essence (ousia), « quoique le Bien ne soit pas essence (ousia = identité ontologique), mais quelque chose qui transcende infiniment l’ordre ontologique par Sa majesté et Sa puissance » (République, VI, 509 b). Le Bien suprême (car il y a un bien non-suprême, dont parle le Philèbe) est donc au-delà de l’être et de l’essence, au-delà de toute idée ; Il est l’Un qui contient en Lui la multiplicité innombrables des êtres et des essences ; de Lui, nous ne pouvons rien dire : nous ne pouvons parler que de « Son Fils qui est son Image la plus ressemblante » (ibid. 506 d), ou encore « Son Fruit » (ibid., 507 a), c’est-à-dire le Soleil. <p align="justify">Pour bien saisir la signification véritablement providentielle de la « manifestation » de Platon, à l’aurore de la culture occidentale, il faut d’abord rappeler sa naissance « virginale » telle que nous la rapporte Diogène Laërce, et qui fait de lui un avatâra d’Apollon, donc de l’aspect solaire du Principe (1 bis). Il faut ensuite observer que son œuvre écrite se présente avec des traits bien singuliers. Elle nous est parvenue en entier (alors que les quatre cinquièmes de celle d’Aristote sont perdus) et a joui tout de suit d’un immense prestige (on a retrouvé en Egypte des fragments de manuscrits postérieurs de 50 ans seulement à la mort du Maître) (2). Pendant plus de mille ans, elle fut commentée à l’intérieur de l’Académie (l’ashram platonicien), à l’instar d’un texte révélé. Enfin elle représente comme un « commencement absolu », tant par sa forme que par son contenu. Et c’est à ce point que nous voudrions consacrer l’essentiel de nos remarques.</p> <p align="justify">Cette forme est celle du dialogue philosophique. Platon en est l’inventeur. Nous pourrions déjà remarquer que, pour être radicalement nouvelle, cette forme atteint pourtant d’emblée chez lui une perfection telle qu’elle ne sera même jamais égalée, ce qui est un fait rarissime, la plupart des formes culturelles exigeant généralement un certain temps pour parvenir à leur pleine maturité. Mais là n’est pas l’essentiel. Il est bien plutôt dans la rupture que représente ce nouveau mode d’exposition relativement à ceux qui l’ont précédé d’une part, et dans ce qu’il signifie pour la doctrine elle-même qu’il est chargé de véhiculer d’autre part.Cette rupture est telle qu’à proprement parler il nous est impossible de remonter au-delà. Platon constitue si bien un commencement qu’on peut dire que nous pensons à partir de lui ; c’est lui qui a ordonné et structuré notre champ spéculatif, si bien qu’il nous est très difficile, à travers la forme platonicienne qu’a revêtue la gnose en Occident, de pénétrer et de comprendre l’esprit des textes pré-platoniciens. Tant il est vrai que toute Ecriture se lit à travers une tradition vivante et ininterrompue, à défaut de quoi elle devient quasiment lettre morte.</p> <p align="justify">Il est vrai que la pure métaphysique fournit précisément le moyen de dépasser toutes les formes en les saisissant, malgré leurs limitations inévitables, dans leur unique essence. Mais il semble bien qu'une telle universalité « explicite », l’affirmation rigoureuse et « ouverte » de l’unité transcendante des formes sacrées, était réservée à notre temps, à cause sans doute de l’imminence de fin du cycle. Le temps n’est plus des grandes synthèses doctrinales particulières comme celle de Platon, et, mille deux cents ans plus tard, celle de Shankara. L’opus metaphysicum, aujourd’hui, consiste plutôt à montrer clairement l’unité de ce que F. Schuon a nommé les « divers langages du Soi ». C’est précisément cette gnose universelle qui nous permet de reconnaître, chez ceux qu’on a appelés les pré-socratiques, les mêmes vérités que celles qu’on rencontre dans toutes les traditions métaphysiques et cosmologiques (3). Héraclite, Parménide, Empédocle, pour n’en citer que quelques-uns, nous paraissent pouvoir être considérés comme des porte-parole authentiques de la tradition métaphysique universelle.</p> <p align="justify">Or, un fait frappe immédiatement tous ceux qui abordent ce genre de textes vénérables, si on les compare aux textes platoniciens, dont pourtant les sépare seulement au maximun une centaine d’années, ou peut-être beaucoup moins : leur caractère extrêmement « hermétique », et le caractère « explicite » de l’œuvre de Platon (4). Il a fallu qu’un événement important se produise dans cet espace de soixante à quatre-vingts ans qui sépare le début du Ve siècle du début du IVe, un événement d’une exceptionnelle gravité, capable d’entraîner la ruine définitive de l’intellectualité occidentale. Si le platonisme n’avait pas providentiellement redressé le mouvement de destruction qui s’était alors emparé de l’intelligence grecque, le sort de l’Occident eût assurément été différent. Les doctrines chrétiennes et islamiques n’eussent point trouvé, dans leur rencontre avec le platonisme, la synthèse métaphysique qui, à travers tous ces « fils de Platon » que furent Clément, Denys, Augustin, Sohrawardî (Shaykh al-Ishrâq), Ibn’Arabi (shaykh al-Akbar), leur permit de maintenir et de sauver la lumière de la véritable gnose, et, par là, de vivifier de l’intérieur les formes les plus exotériques de la théologie comme de la vie religieuse.</p> <p align="justify">En quoi consiste donc ce caractère hermétique ? Les fragments, peu nombreux, qui nous restent des pré-socratiques, présentent tous une unité remarquable de ton et de style. Il s’agit d’une littérature fondamentalement symbolique et gnomique. Symbolique, en effet, parce que la pensée ne s’y exprime presque jamais d’une manière abstraite, rationnelle, philosophique, mais directement imagée ou mythologique. Il s’agit pourtant bien de métaphysique. Mais, même lorsque le langage désigne les réalités principielles en elles-mêmes, et non plus par des images, par exemple quand Parménide parle de l’Etre, il baigne tout entier dans une lumière de révélation et de présence. Celui qui parle ainsi est le prophète d’une réalité immédiate, ce dont il parle est directement perçu et non point signifiée par concept. Gnomique, d’autre part, parce que chaque phrase est une sentence, isolée en elle-même, un joyau enrobé de silence, bref un éclair qui semble nous échapper aussitôt qu’entrevu, et qui, pourtant illumine durablement le ciel de notre âme métaphysique. Ici, peu ou point de développement analytique et d’argumentation dialectique, mais la frappe d’une maxime qui nous marque de son irréfutable réalité. Si l’on veut représenter symboliquement le régime intellectuel correspondant à cette littérature, on pourra figurer les Sages-Poètes et chacune de leur sentence comme autant de points sur un cercle, mais comme des points isolés les uns des autres et tournés uniquement vers le Centre dont ils reçoivent directement la lumière, ou encore comme des points déterminés par la rencontre des rayons jaillissant du Centre-Principe avec la circonférence du monde culturel humain. En face de cette littérature gnomique et symbolique de la Grèce du début du Ve siècle, le lecteur habituel des Ecrits de le l’Orient ou de l’Extrême-Orient n’éprouvent aucun dépaysement. Il reconnaît ce ton grave et sacré, tissé de métaphores brèves, où semblent retentir un écho du Verbe primordial.</p> <p align="justify">Mais enfin il faut bien en venir à l’événement qui se produit au cours du Ve siècle et qui interrompt brutalement (ou progressivement, nous n’en savons rien) la tradition gnomique. Culturellement, cet événement est constitué par l’apparition des Sophistes. On peut sans doute hésiter sur la nature historique de ce phénomène culturel, sur le nombre et la fonction exacte de ces hommes qui, tels Protagoras ou Gorgias, parcouraient la Grèce en tous sens, et faisaient métier de la parole. On ne saurait, croyons-nous, hésiter sur sa signification métaphysique : il s’agit essentiellement d’une corruption de la parole, du logos (indissociablement raison et discours), qui de moyen devient fin en soi et s’enivre d’une puissance indéfinie. Ce qui le prouve, c’est évidemment la guerre que Socrate leur livre, dans les dialogues de Platon, parce que ces corrupteurs du verbe doivent être vaincus avec leurs propres armes, si bien qu’on pourrait définir tout le platonisme comme une anti-sophistique. Mais c’est aussi le fait irrécusable que la parole, qui était d’abord prophétie de l’Etre, devient<br /> Source de profit. Parole à vendre au plus offrant …<br /> Ainsi les mots sont-ils déliés du lien qui les unissait au choses ; leur amarre ontologique est rompue, ils peuvent flotter « librement » sur la mer des passions humaines ; la parole n’a plus de poids.</p> <p align="justify">Pour rendre compte d’un tel bouleversement, il faut bien supposer une sorte de mutation de la pensée humaine, qui préfigure, deux mille ans avant, celle qui se produira avec l’apparition du monde moderne, et qui fut, elle aussi liée à une crise du langage et de la pensée, le nominalisme. Cette mutation peut être décrite de deux façons. C’est d’abord un changement dans l’orientation profonde de l’intelligence humaine, qui cesse d’être tournée activement vers la lumière de la Réalité divine, c’est-à-dire qui refuse d’être pure réceptivité à l’égard de l’acte illuminant du Soleil suprême, dans l’humilité parfaite et l’oubli de soi-même. Du même coup elle perd la connaissance des reflets cosmiques du Soleil principiel : elle ne sait plus parler le langage symbolique des choses. C’est ensuite la découverte de sa propre puissance, c’est-à-dire d’elle-même comme d’un instrument universel. En effet, l’intelligence est à la fois vision (ou audition) et relation (5), et relation au service d’une vision ou comme conséquence discursive d’une vision. Si l’intelligence distingue le réel de l’illusoire, c’est en fonction de la vision originelle de l’Etre. Si elle relie telle réalité à telle autre, c’est en vertu de la perception de leur commune essence. Tel est l’ordre naturel des choses. Toutefois, lorsque l’intelligence renonce à la réceptivité contemplative, elle ne perd pas pour autant sa puissance analytique (de distinction et de liaison). Tout au contraire, cette puissance n’étant plus soumise à la vision intellective, s’apparaît à elle-même comme pure capacité. N’étant plus déterminée par son objet transcendant, elle se découvre disponible pour toutes les tâches. Elle est à la fois maîtresse (illusoire) de l’univers, et maîtresse du vrai et du faux : le vrai n’est plus fonction de l’être mais du discours, et c’est là proprement ce qu’on appelle la sophistique.</p> <p align="justify">Si nous nous référons au schéma précédent, il faudra figurer cette sophistique comme le mouvement d’une pensée, qui ayant rompu son rapport au Centre-Principe, court allégrement et sans fin sur la circonférence, allègrement parce que libérée de la position que lui assignait le rayon issu du Principe, et sans fin parce que la circonférence n’a ni commencement ni fin en elle-même (son origine et son terme étant le centre).</p> <p align="justify">Il est clair que cette sophistique, dont le caractère moderne n’échappera à personne, constituait la menace la plus grave pour l’intellectualité hellénique, et, partant, pour la civilisation méditerranéen et occidentale, étant donné le rôle culturel majeur que la Grèce était appelée à jouer : déjà répandue au VIe siècle en maints endroits du bassin Méditerranéen (Pythagore est un Italique), elle atteint avec l’ancien élève d’Aristote, Alexandre, jusqu’au cœur de l’Orient, et se répandra, avec l’Empire romain son vainqueur, aux extrémités de l’Occident européen, couvrant ainsi les aires providentielles d’expansion de l’islam et du christianisme (6). C’est contre elle que se dresse la mystérieuse figure de Socrate ; c’est elle que l’œuvre de Platon fut chargée, non certes d’anéantir, mais d’emprisonner et de maîtriser.</p> <p align="justify">Il nous semble qu’on peut situer cette œuvre à la rencontre de trois enseignements : Socrate, l’Egypte, Pythagore. Platon reçoit de Socrate l’exemple d’une sagesse vivante, d’origine transcendante, peut-être hyperboréenne et même primordiale : Socrate est sans généalogie. De l’Egypte, où il séjourna longtemps, il reçoit la connaissance des sciences sacrées et des mystères sacerdotaux (7). Du pythagorisme, auquel il fut initié, sans doute par Archytas de Tarente (qui lui procura, dit-on, les livres secrets du maître), Platon reçoit la doctrine métaphysique. Enfin, ce triple enseignement s’exprime souvent chez lui dans un langage emprunté aux mystères éleusyniens.</p> <p align="justify">Comment donc Platon entend-il redresser la déviation sophistique de l’intelligence ? L’une des lois fondamentales de l’histoire c’est que « lorsque le vin est tiré, il faut le boire ». Comme l’enseigne l’exemple prototypique du péché originel, une fois perdu le Paradis, on ne peut faire simplement retour à l’état antérieur. En ouvrant une brèche dans la sphère de l’intellectualité contemplative, la sophistique actualise définitivement une possibilité de la pensée humaine (comme simple instrument rationnel) que l’on ne saurait effacer, au moins sur le plan de la collectivité. Il faut donc tenir compte de cette nouvelle dimension, analytique et dianoétique, dont l’intelligence s’est trompeusement accrue, et l’utiliser pour son propre salut. Cette opération restaurative, c’est la dialectique dont le dialogue est la réalisation pratique.</p> <p align="justify">Nous avons défini la sophistique comme le « mouvement perpétuel » du logos (= raison), c’est-à-dire, au fond, comme la manifestation de l’activité indéfinie du « moulin mental », qui livré à lui-même, ne connaît plus de raison de s’arrêter. La dialectique qui, pour Platon, est la plus haute des sciences (République, VIII, 531 sq.), est aussi une méthose, c’est-à-dire étymologiquement, un « cheminement », une marche, un mouvement : c’est la « réalisation spirituelle » elle-même, si bien désignée par Guénon, autrement dit la prise de conscience de la réalité de l’Esprit, réalisation qui s’effectue par la connaissance, Noèsis, ou « intellection non discursive », donc par l’acte du logos réalisant sa propre nature : « Seule la méthode dialectique a ce caractère que, bousculant les hypothèses, elle suit son chemin, par ce moyen, jusqu’au Principe lui-même (l’anhypothéton = l’inconditionné, 510 b), afin de s’établir en Lui d’une façon solide ; et l’œil de l’âme, véritablement enfoui dans je ne sais quel bourbier barbare, elle le tire tout doucement et l’amène en haut » (533 d).</p> <p align="justify">Comment la dialectique y parvient-elle ? Nous ne pouvons entrer ici dans le détail d’une démarche très élaborée. Nous dirons seulement que la dialectique, qui seule conduit à la théoria du Bien, consiste au fond à épuiser l’énergie du logos sophistique en allant jusqu’au bout de son mouvement.</p> <p align="justify">Telle quelle, la dialectique est aussi une réaction contre l’immobilisme d’une pensée qui court le risque, tant elle est absorbée par son objet transcendant, de confondre l’objet de la pensée, le concept qui le pense et le symbole (langagier ou non) qui l’exprime. Lorsque la pensée reflète obédientiellement l’être, et le discours la pensée, on s’expose à perdre de vue la différence qu’il y a entre la réalité, son reflet mental et son expression sensible. Si le discours est toujours vrai parce qu’il ne peut proférer que l’être, il tend à oublier qu’il n’est qu’un discours. En termes védantins, on dira que Mâyâ disparaît et qu’on perd la conscience de la Lîlâ divine. C’est sans doute là l’erreur de l’éléatisme parménidien.</p> <p align="justify">Au contraire, les sophistes ont une telle conscience de l’autonomie de la parole (logos) qu’elle devient un pur jeu, sans référence à la norme du réel. Or, qui dit jeu, dit liberté et puissance. La parole est magie, dit le sophiste Gorgias. Si l'on observe que Mâyâ, c’est aussi le pouvoir magique de l’Etre divin, on voit en quel sens la sophistique s’identifie elle-même à l’illusion, alors que l’intelligence, et la parole qui l’exprime, ont pour fonction d’identifier l’illusion, c’est-à-dire de discerner le réel de l’apparent. Le sophiste s’enorgueillit de son pouvoir, parce que, habile à soutenir les contradictions avec la même rigueur (apparente), il se croit maître du vrai et du faux et s’imagine qu’ils lui obéissent.</p> <p align="justify">La dialectique platonicienne consiste, non pas à revenir à la confusion possible des mots et des choses ; tout au contraire, Platon marque bien leur différence, et montre qu’Ulysse (qui peut mentir) est préférable à Achille (incapable de mensonge) parce qu’Ulysse sait ce qu’il dit quand il dit la vérité, et distingue la parole de l’être. Mais elle consiste à déloger le sophiste de son illusoire puissance en lui révélant sa contradiction. Cette contradiction est extrêmement simple : s’il était vrai que le pouvoir de la parole fût tel qu’elle créât le vrai et le faux, selon son bon plaisir, alors elle n’aurait aucun pouvoir, car il n’y aurait plus ni vrai ni faux. En réalité la sophistique est dans la plus grande illusion sur elle-même. Le pouvoir qu’elle croit résider dans la parole comme telle, réside dans les idées du vrai et du faux auxquelles continuent d’adhérer ceux auxquels elle s’adresse, sinon la parole sophistique n’aurait précisément aucun pouvoir sur eux. Ainsi la parole reconnaît implicitement la valeur immuable du vrai qu’elle sembler nier explicitement. Assurément il y a du « jeu » entre l’être et logos (8). Dans cet interstice la sophistique peut se glisser pour « fausser le jeu » ; mais elle ne saurait créer le vrai, elle ne peut que le contrefaire, l’imiter.</p> <p align="justify">Ainsi, la « foi » métaphysique de Platon consiste-t-elle à montrer que, si déformés que soient les reflets de l’être dans les miroirs qui l’expriment, ils demeurent cependant reconnaissables, et source possible de réminiscence. Autrement dit, aucune parole, fût-elle la plus mensongère, ne peut se situer en dehors de l’être et du vrai. L’être et le vrai embrassent toutes choses, jusqu’aux aspects les plus inférieurs et même les plus repoussants du monde corporel, car, dit Platon dans le Parménide, « il y a une essence de la boue, de la crasse et du cheveu » (130 c). A l’encontre de la sophistique, la dialectique est l’art d’accoucher les esprits de la vérité qu’ils portent en eux, et même l’esprit du sophiste, porteur, malgré lui et à son insu, d’une vérité à laquelle il ne croit plus. Les droits de l’erreur, du mensonge et de l’illusion sont nécessairement limités, partiels, apparents. Seule la vérité a des droits illimités, seule elle est tout-puissante, seule elle vainc tout, parce qu’elle est présente partout et que le philosophe la rencontre partout. Mâyâ peut bien voiler Atmâ, le voile même dont elle Le cache serait invisible s’il n’était traversé par la lumière du Soi. Et n’oublions pas que les essences elles-mêmes font partie de ce voile, et qu’elles ne constituent pas l’Immuable dont la connaissance seule fait le philosophe. C’est ce que montre le symbolisme de la Caverne, qui n’est rien d’autre qu’une figuration du théâtre cosmique. Or, les modèles dont les ombres se projettent sur le mur de la Caverne ne sont encore que des marionnettes, portées par des êtres réels, mais cachés par un mur. Il faut aller jusqu’au Soleil du Bien pour saisir la Réalité, ou, plutôt, pour être saisi par Elle, et pour découvrir en Elle les principes des essences manifestées (9).</p> <p align="justify">Les essences manifestées peuvent également être figurées par les étoiles, points lumineux scintillants sur le velours sombre de la nocturne Mâyâ. L’œil de l’âme, grâce à la puissance dialectique, monte progressivement vers elles, comme vers les réalités principielles et ordonnatrices du cosmos. Mais, à mesure qu’il s’en approche, il découvre que ces entités lumineuses sont en réalité des « vides », des échancrures dans le voile céleste, et donc des ouvertures, des portes, au-delà desquelles resplendit l’unique Soleil de l’Etre, et par où jaillissent ses rayons intelligibles. Vues d’en bas, les essences sont des unités lumineuses et distinctes, sur un fond noir et indistinct. Vues d’en haut, elles sont des rayons qui revêtent la forme de l’ouverture céleste, l’œil divin (10) par où ils jaillissent. Cette forme est en réalité une détermination, c’est-à-dire une limitation de l’unique Lumière intelligible qui, en Elle-même, est sans forme et sans limite. Autrement dit ces unités-ouvertures sont précisément le « lieu » où s’effectue le passage du créé à l’Incréé et de l’Incréé au créé. La manifestation informelle est la limite supérieure du manifesté, passage-limite où Dieu se fait monde pour que le monde devienne Dieu. Elle n’est pas la racine sur-ontologique de Mâyâ, laquelle réside dans le mystère de l’infinitude du Soi, mais elle est le premier acte de Mâyâ, le premier (et le dernier) acte de la tragi-comédie cosmique.</p> <p align="justify">Tel est, pensons-nous, le véritable sens de la dialectique platonicienne et de la doctrine du monde intelligible qu’Aristote n’a pas comprise, parce que, incapable de concevoir l’être autrement que sous le forme de l’existence d’une chose, il n’a vu dans les Idées de Platon que des « choses » intelligibles, qui dès lors « doublaient » inutilement le monde des choses sensibles, tandis qu’elles sont des rayons, des principes unificateurs de tous les degrés de la réalité (11). Etant, en elles-mêmes indépendantes de tout degré d’être déterminé, merveilleusement libres, elles sauvent par là-même la multiplicité de sa propre dispersion « en direction du néant », et la ramène à l’unique Essence, au Bien sur-essentiel, à l’Océan du Beau, à l’Un sans second. D’une certaine manière, la doctrine des Idées est aussi un « mythe philosophique » : pour la raison profane, c’est une véritable fable. Et plus encore, c’est toute la doctrine et l’œuvre de Platon elle-même qui sont un mythe, le mythe de la « philosophie », comme amour de la divine Sophia. Par la puissance et le charme d’une œuvre, littérairement incomparable, au moyen de la figure extraordinairement vivante de Socrate, Platon a réussi à doter l’âme spéculative de l’Occident d’un nouvel « imaginaire métaphysique », un upâya gnostique, si bien enraciné dans la substance de notre intelligence qu’elle ne peut penser sans rêver aux essences, sans éprouver la nostalgie de ces « Formes divines » dont l’appel continue de retentir dans l’âme la plus déchue. A travers l’œuvre du divin Maître c’est leur voix même que nous entendons et dont nous subissons de nouveau l’attraction. Percevant cette voix au fond de lui-même, le logos sophistique, que nous avons laissé tournant sans fin à la périphérie du cercle du devenir, s’arrête, pour écouter son chant et goûter son parfum. S’il se meut encore, cette fois c’est pour découvrir le chemin qui conduit au Centre principiel ; et s’il tourne encore, cette fois c’est en spirales qui se rapprochent de plus en plus du Cœur immuable de la Réalité.</p> <p align="justify">Ce texte a paru en 1981 dans le numéro 471 de la revue « Etudes traditionnelles »<br /></p> <p align="justify">Notes</p> <p align="justify">(1) Il parle toujours en effet de topos noètos, c’est-à-dire de « lieu » ou de « région », et associe parfois ce terme (topos) à celui de chôra (le réceptacle universel) qui est à peu près synonyme de materia prima ou Prakriti, au moins sous certains de leurs aspects (cf. timée, 52 b : « tout être est … en un certain lieu (topô), occupe une certaine place (chöran). »<br /> (1 bis) Apollon, l’Hyperboréen, est également une signature « polaire », donc référant à la Religio perennis.<br /> (2) Platon est mort en 347, à l’âge de 81 ans. Le plus ancien fragment du Phédon découvert date de 290 av. J.C. Pour la plupart des écrivains anciens, il faut estimer à sept cents ou huit cents ans, au minimun, le temps écoulé entre leur mort et les premiers manuscrits que nous avons de leurs œuvres.<br /> (3) Signalons en particulier le travail remarquable et unique en son genre de Jean Biès sur Empédocle d’Agrigente. Essai sur la philosophie présocratique, paru aux Editions Traditionnelles, 1969. Malgré toute sa sagacité, l’auteur, fidèle lecteur de Guénon, n’est cependant pas parvenu à élucider toutes les énigmes du texte.<br /> (4) Une impression assez semblable est fournie par la comparaison de Gaudapada avec de Shankara.<br /> (5) C’est ce que montre la double signification étymologique de intelligere que saint Thomas interprète comme intus legere = « lire à l’intérieur », mais qui dérive en réalité de inter legere = « lire entre », d’où le sens de « discerner ». D’une part l’intelligence est lecture, saisie du sens de l’être, d’autre part elle relie et distingue. Lire et lier dérivent d’ailleurs de la même racine (cf. collecte et lecture).<br /> (6) Cette remarque relative aux rôles d’Alexandre et de César est due à F. Schuon.<br /> (7) Platon est à peu près notre seule source de connaissances sur l’Atlantide (Critias). Or Guénon enseigne que l’Egypte fut héritière de la civilisation atlantéenne.<br /> (8) Métaphysiquement, l’être, le logos et le « jeu » correspondent au ternaire : Absolu, Perfection, Infinitude (cf. F. Schuon, Le jeu des hypostases, Etudes traditionnelles, oct-déc 80). Ce ternaire est d’ailleurs identique à celui par lequel la Révélation upanishadique « définit » le Suprême Brahma : « Brahma est réalité (sat), connaissance (jnâna), infinitude (ananta) » Taittiriya Up., Adrien-Maisonneuve, 1948, p. 27. Formule classique que Shankara interprète dans son commentaire (bhâshya) à cette upanishad comme désignant des attributs non-relatifs entre eux, mais seulement relatifs à Brahma : « Les mots réalité, connaissance, infinitude ne sont pas en relation mutuelle, car, en raison de leur signification transcendante, ils désignent le sujet lui-même (…).Il faut donc entendre : Brahma est réalité, Brahma est connaissance, Brahma est infinitude » (trad. O. Lacombe, L’absolu selon le Vedânta, Geuthner, p. 82).<br /> (9) Il faut donc distinguer les essences comme archétypes du créé, « nombres cosmiques », et les essences comme « possibilités principielles » in divinis. Mais, évidemment, il s’agit des mêmes réalités intelligibles envisagées à deux niveaux ontologiques différents.<br /> (10) Dans la métaphysique islamique al-‘ayn désigne l’essence archétype ; il signifie aussi en arabe : l’œil, la source. (T. Burckhardt, Introduction aux doctrines ésotériques de l’islam, Derain, p. 64). Le symbolisme dont nous usons présentent rend compte du rapport entre essence et œil.<br /> (11) L’aristotélisme ressortit au Samkhya, le platonisme au vedânta. Le raisonnement d’Aristote contre les Idées est le suivant. On postule l’essence pour rendre compte de la communauté de nature entre deux êtres individuels, deux hommes par ex. qui tous deux participent de la « forme » humaine. Or, si l’essence est aussi une réalité existant en elle-même (thèse de Platon), il faudra supposer un « troisième homme » pour rendre compte de la communauté de nature entre tel homme et l’essence « Homme », et ainsi de suite. On voit que l’horizon ontologique d’Aristote est limité à l’exister individuel, et qu’il ne conçoit pas que l’essence puisse être parfaitement réelle sans pour autant exister à la manière d’un chat ou de Callias. (Métaphysique, livre II, 9, 980 b). Aristote a perçu aussi vivemement que Platon la nécessité de lutter contre les Sophistes. Il a lui aussi clairement compris qu’il s’agissait d’une crise de l’intelligence analytique dévoyée par la découverte de sa propre puissance instrumentale. Mais la solution qu’il propose est significativement différente. Au lieu de découvrir dans le contenu de cette intelligence les traces du vrai et de l’être et, à partir de ces qualités immanentes, de la retourner vers son Principe, Aristote veut redresser l’intelligence analytique sur son propre plan et dans sa forme même : il invente la logique formelle, c’est-à-dire l’art de raisonner juste indépendamment de l’essence ou de la chose même (ibidem, XIII, 4, 1078 b 25), art auquel on donna justement à partir du VIe siècle, le nom d’Organon, c’est-à-dire d’instrument. </p>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-68292943207154742612008-11-15T05:56:00.000-08:002008-11-15T05:58:22.234-08:00Georges Vallin<div align="center"> <p align="center"><strong><span style="font-size:130%;"><br /> (1921-1983)</span></strong></p> <p align="justify">Vendredi 12 août, 17 heures, sur France-Culture : George Vallin doit parler de Shankara. Grave, le producteur de l’émission nous apprend soudain que celui dont on va entendre la voix est mort, le 9 août 1983, après quelques mois d’une terrible maladie. Et voici : son dernier message sera consacré à celui auquel il a dévoué toute sa vie intellectuelle, au maître du Védânta non dualiste, scellant ainsi la vérité de son destin.</p> <p align="justify">Georges Vallin est né à Brumath, dans le Bas-Rhin, le 1er janvier 1921. Après des études secondaires brillantes au lycée Fustel de Coulanges, il obtient en 1939 son baccalauréat de philosophie. La guerre survenant, il suit à Clermond-Ferrand l’université de Strasbourg repliée. En même temps qu’il prépare le concours de l’Ecole normale supérieure au lycée Blaise Pascal (1940-1942), il entreprend une licence de lettres classiques (latin-grec en juin 40, littérature française en novembre 41). Un demi-succès au concours lui vaut une bourse de licence. Il tente une deuxième fois sa chance en juin 1943, mais renonce définitivement à la bourse à laquelle lui donne droit son second demi-succès, afin de pouvoir demeurer à Paris. Il, a, en effet, décidé d’abandonner les lettres pour la philosophie. Lui-même nous a confié plus tard son inintérêt pour l’érudition philologique et grammaticale. En novembre 1943, il passe alors un Certificat de psychologie à la Sorbonne, et, quelque temps après, soutient un Diplôme d’études supérieures sur l’Imagination esthétique et l’Imagination transcendantale dans la philosophie de Kant. Il est alors surveillant au collège Sainte-barbe, qu’il quitte en 1944 pour le collège Bossuet. Enfin, en juin 1945, il se présente à l’agrégation de philosophie (session de 1944 retardée) à laquelle il est reçu cinquième après avoir été premier à l’écrit. En octobre 1945, il occupe son premier poste au lycée Henri-Poincaré de Nancy, où nous reçûmes son enseignement trois ans plus tard. Comment évoquer en quelques lignes l’éblouissement d’un auditoire conquis par l’élévation et la pureté de la pensée, à laquelle une élocution exceptionnellement harmonieuse, conférait un prestige quasi religieux ? En 1950 il devenait assistant à la faculté des lettres de Nancy, qu’illustrait l’enseignement de Raymond Ruyer. Il pouvait ainsi se consacrer à la rédaction de ses thèses, toutes deux de métaphysique (!), qu’il soutenait en 1956, au cours d’une séance mémorable. Maître de conférences en 1960, puis professeur titulaire en 1962, il voyait aussi ses efforts peu à peu reconnus, non seulement par l’admiration de ses étudiants et le rayonnement de ses cours, mais encore par la création à Nancy d’un enseignement de sanskrit. Pour l’assurer – et renouer avec une tradition nancéienne qui remontait à Burnouf – il n’avait pas hésité à entreprendre, en compagnie de son épouse, l’apprentissage scientifique de cette langue difficile. Enfin, en 1980, il quittait l’université de Nancy II pour celle de Lyon II, ce qui lui permettait d’étendre et d’approfondir ses recherches sur le védânta shankarien et ramanujien. C‘est en février 1983, au retour d’un séjour universitaire aux Indes, que se déclara la maladie qui devait l’emporter.</p> <p align="justify">L’œuvre de Georges Vallin comprend trois livres et des articles. Sa thèse principale, Etre et individualité (P.U.F., 1959, 506 p), devait d’abord se situer dans le prolongement de la pensée kierkegaardienne, raison pour laquelle il demanda à Jean Wahl de diriger ses recherches. Ce n’était pas seulement ses origines protestantes qui le portaient dans cette direction, mais aussi un événement intellectuel (« moi aussi j’ai eu ma nuit », disait-il en souriant), dont d’ailleurs il n’a jamais renié l’essentiel, puisqu’on le retrouve dans son dernier livre, trente ans plus tard. Il s’agit de la découverte des structures temporelles de la conscience moderne. Cherchant à fonder une ontologie de l’être individuel, il lui apparut, en une longue intuition, que, relativement à cette requête, la conscience moderne – et donc l’histoire de la philosophie européenne – s’ordonnait selon trois attitudes fondamentales : une visée objectivante et cosmologique, dont la temporalité se ramène au déroulement d’un devenir purement rationnel, mais qui ignore la singularité (Aristote, Spinoza, Hegel, parmi d’autres) ; une visée esthétique, qui privilégie les données immédiates, le vécu intuitif, la durée imprévisible, où l’individu s’éprouve et se perd dans la jouissance ou la création ; une visée négative, enfin, dans laquelle l’individu ne se conquiert qu’en refusant aussi bien le monde objectif de la première visée que celui du vécu possessif de la deuxième. Ici, la temporalité est saisie comme le lieu de notre échec, de notre mort, de notre néant : la singularité de l’être individuel est découverte comme un vide. Cette dialectique devait conduire à un fondement de type kierkegardien : c’est sa relation à la transcendance du Tout-Autre qui confère à la subjectivité la possibilité de se définir négativement.</p> <p align="justify">Mais, entre temps, un changement majeur était intervenu dans la vie de Georges Vallin avec la découverte, durant les années 1949-1950, de la pensée hindoue, grâce d’abord à la lecture des œuvres de René Guénon. C’est Guénon, en effet, qui lui communiqua la doctrine de la métaphysique non-dualiste, c’est-à-dire de l’Advaïta-vada de Shankara. Son intelligence en fut ineffaçablement « brûlée ». On peut dire que désormais son discours philosophique, écrit ou parlé, ne fut plus qu’une émanation de cette grande lumière reçue, comme s’il pensait toujours en sa présence. Ce changement, qui amena une refonte de sa thèse principale, est pleinement actualisé dans sa thèse secondaire : la Perspective métaphysique (P.U.F., 1959 ; deuxième édition Dervy-livres, 1977, augmentée d’une préface). Ce livre, écrit en quelques mois, et qui résume toute sa pensée, occupe une place unique dans la littérature philosophique de notre temps.</p> <p align="justify">Georges Vallin, en effet, n’est pas et n’a jamais voulu être un orientaliste. Bien que sa compétence en ce domaine fût reconnue, ce n’était ni en philologue ni en historien qu’il s’intéressait à Shankara, mais en tant que philosophe, parce qu’il voyait dans l’œuvre de ce maître l’expression la plus explicite et la plus rigoureuse de ce qu’il appelait la « perspective métaphysique (1) ». Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, il n’a jamais varié et ne s’est jamais lassé d’en reprendre l’exposé. Cet homme aux exceptionnelles facultés d’accueil, dont le temps fut souvent dévoré par les rencontres amicales, les entretiens avec des étudiants toujours assurés d’être entendus, cet homme ouvert à tous les courants intellectuels, esthétiques ou politiques de notre temps, même les plus « antitraditionnels » (2), disposé à les justifier et à les accepter autant qu’il lui paraissait légitime de le faire, bref, le contraire d’un doctrinaire ou d’un dogmatique, cet homme était aussi d’une douce inflexibilité pour tout ce qui regardait l’essentiel de sa doctrine métaphysique. D’où un mélange, parfois déroutant, d’audace et de modestie.</p> <p align="justify">Il entendait donc, ce fut son ambition – exercer, au sein de l’université française, et dans le cadre de philosophie occidentale, un « fonction shankarienne ». Ce qu’il appelle « philosophie comparée » -- et dont il s’explique dans la préface rédigée en 1977 pour la deuxième édition de la Perspective métaphysique – se définit comme une lecture de l’histoire de la philosophie occidentale à la lumière du non-dualisme asiatique, non seulement parce que ce décentrement culturel introduit la distance nécessaire à tout regard critique, mais surtout, et plus profondément, parce que seul un non-dualisme radical nous fournit un modèle théorique pour comprendre les limites et la vérité des ultimes métamorphoses de l’ontologos européen. A cet égard, l’herméneutique que vallin nous propose de l’existentialisme sartrien, comme inversion caricaturale d’un apophatisme intégral, en constitue une analyse définitive et indépassable.</p> <p align="justify">A la page 5 de Etre et Individualité, G. Vallin annonçait, en 1959, un ouvrage sur L’expérience spirituelle de la transcendance. Il faut attendre vingt ans pour le voir publié sous le titre : Voie de gnose et Voie d’amour – Eléments de mystique comparée (Editions Présence, 1980). La rédaction s’est enrichie de quelques références, mais l’essentiel de l’analyse était acquis dès l’origine. Il s’agit d’ailleurs de prolonger la dialectique du premier ouvrage, en montrant comment l’Absolu conçu en mode « religieux » échoue à fonder aussi bien le néant que la réalité de la personne humaine. L’expérience Kierkegardienne de la crainte et la voie d’amour sanjuanienne sont ici récusées, au moins dans certains de leurs aspects extérieurs (car l’analyse vallinienne est généralement phénoménologique) au nom du jnâna-marga, c’est-à-dire de la voie de la gnose, plotinienne, shankarienne, nagarjunienne ou eckartienne, avec d’éventuels appels à la mystique soufie d’un El Hallaj ou d’un Ibn Arabi. Dans cette voie, qui n’est au fond rien d’autre que la réalisation spirituelle de la perspective métaphysique, le dépassement intégral (et intégrant) de l’onto-théologie rend possible le dépassement intégral (et intégrant) de l’ego individuel : non-dualisme mystique corrélatif du non-dualisme métaphysique. C’est pourquoi Georges Vallin envisageait depuis quelques années une étude sur la Première Mort de Dieu, qui était pour lui, non celle de l’« athéisme » nietzchéen, mais du théisme ontologique, puisque poser Dieu en face du monde, c’est le rendre « impossible ».</p> <p align="justify">Ces quelques lignes suffiront à rendre compte, non de l’œuvre, mais de sa singularité dans l’ensemble de la littérature philosophique occidentale. Il fallait, à celui qui l’a produite, en toute connaissance de cause, beaucoup de courage et d’abnégation : le « carriérisme » n’était pas son fort. On peut évidemment diverger d’opinion sur tel ou tel point de doctrine. Mais il est impossible de ne pas reconnaître en Georges Vallin l’un des plus purs métaphysiciens du XXe siècle. </p> <p align="justify"><br /> Ce texte est tiré du Cahier de l’Herne consacré à René Guénon.</p> <p align="justify"><br /> (1) Le mot « perspective » traduit le sanskrit darshana ; le mot « métaphysique » est une référence explicite à René Guénon. Par la suite, Georges Vallin préféra l’expression de « non-dualisme asiatique » : « non-dualisme en référence à l’Adavaïta-Védânta, et «asiatique » parce que, parmi les expressions majeures et équivalentes de cette doctrine suprême, il inclut de plus en plus l’œuvre de Nâgârjuna, fondateur de l’école bouddhiste mâdhyamyka et le taoïsme fondamental<br /> (2) A cet égard, comme à quelques autres, Georges vallin s’éloignait évidemment de l’orientation générale de la doctrine guénonienne, à laquelle il trouvait – à tort où à raison – quelque chose d’éventuellement « réactionnaire » (La Perspective métaphysique, deuxième édition, Dervy, 1977, p. VIII.</p></div>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-14483249187055072412008-11-15T05:55:00.000-08:002008-11-15T05:56:46.257-08:00Mystère et symbole chez Jean Scot<div align="center"><strong></strong>Des quatre grands noms qui dominent ce que nous pourrions appeler la gnose chrétienne (1) : S. Denys l’Aréopagite, Jean Scot, Maître Eckhart, Nicolas de Cues, Jean Scot (2) est celui qui a produit l’exposé métaphysique le plus ample et plus achevé. Sa pensée, depuis une vingtaine d’années, fait l’objet d’études approfondies, en Europe comme en Amérique, et commence à révéler et son orthodoxie et ses prodigieuses richesses. Ces recherches, cependant, n’évitent pas toujours le contre-sens. C’est sur l’un d’eux que nous voudrions attirer l’attention aujourd’hui. Il concerne le mot « symbole » auquel, selon certains, Jean Scot conférerait le sens presque péjoratif d’image non réelle, réservant le mot « mystère » pour la désignation de ce qui est à la fois réel, historique, et allégorique. Tel n’est pas le cas, pensons-nous. Le métaphysicien irlandais distingue en effet entre mystère et symbole, mais il ne saurait avoir une conception irréaliste du symbolisme, lui qui est disciple de Denys, le théologien du symbole par excellence. Il suit également en cela Origène dont l’«allégorisme » a été si radicalement incompris au cours des deux derniers siècles (3) et qui, loin d’opposer le sens historique au sens spirituel, affirme au contraire que, sans leur signification spirituelle, les récits bibliques ne seraient que de vaines histoires (4). Jean Scot ne pense pas autrement. Toutefois, l’intérêt de nos remarques ne s’épuise pas à régler un problème de terminologie. Comme on le verra, la distinction du mystère et du symbole conduit Jean Scot à mettre en lumière une autre distinction, non moins essentielle, et qui d’ailleurs résulte de la précédente, qui est au fond celle de l’ésotérisme relatif (ou visible) et de l’ésotérisme pur et transcendant (ou caché). <p align="justify">La doctrine du symbolisme que nous présente le texte érigénien est à la fois d’une grande profondeur et d’une extrême subtilité. A vrai dire, la totalité de sa contruction théologique apparaît comme une métaphysique du symbole, comme une ontologie théophanique, ou encore comme un « monisme exemplariste », selon l’expression de dom Maïeul Cappuyns (5), ce qui entraîne qu’on ne saurait donner une idée précise de cette doctrine sans exposer le système en son entier (6). Nous nous contenterons de quelques remarques.</p> <p align="justify">On sait que le grand Irlandais est un lecteur et un traducteur des œuvres aréopagitiques. Il n’est donc pas étonnant qu’il use abondamment du mot symbolum, bien qu’«il emploie également le mot allegoria et ses dérivés, ainsi que les termes mysterium, mystice, typice, spiritualiter, sacramentum, secundum intelligibilem sensum, etc. » (7). Le mot symbolum est d’ailleurs appliqué à tout ce qui peut être signe d’une réalité supérieure, qu’il s’agisse d’un signe scripturaire, ou d’une réalité sensible. Commentant la façon dont, selon Denys, l’Ecriture nous initie aux illuminations divines, c’est-à-dire « symboliquement et anagogiquement », Jean Scot explique que, « par les symboles », il faut entendre « des signes semblables à des choses sensibles, tantôt obscurs et dissemblables », réalisant leur signification « par anagogie, à savoir, par la montée de l’esprit dans les divins mystères » (8). Et il poursuit : « Ces formes visibles que l’homme contemple, soit dans la nature des choses, soit dans les très saints mystères (sacrementa) de la divine Ecriture, ce n’est pas pour elles-mêmes qu’elles ont été produites, qu’elles sont à désirer, qu’elles nous furent communiquées, mais ce sont des imaginations de l’invisible Beauté, par lesquelles la divine Providence ramène l’âme des hommes vers la pure et invisible Beauté elle-même, vers cette Beauté de la Vérité qu’aime et à laquelle tend tout ce qui aime, qu’il le sache ou l’ignore » (9).</p> <p align="justify">Tel est le fond de la doctrine érigénienne du symbolisme. « La Lumière éternelle s’est révélée elle-même au monde sous un double mode : par l’Ecriture et par la créature » (10). Ce sont là les deux « voiles » qui, à la fois, manifestent et atténuent l’irradiation cosmique du « père des Lumières » (11). Scripturaires ou non, les symboles fonctionnent comme des réalités sensibles qui nous appellent, par la réminiscence anagogique, vers les réalités spirituelles et divines. Ils jouent aussi un rôle de discrimination ésotérique : « Les profanes, dit-il, comprennent les symboles charnellement et grossièrement (…) si bien que dans toutes les manifestations (de l’Ecriture), on ne cherche rien de mystique ni d’allégorique, mais qu’on les accepte pour ainsi dire dans leur nudité comme une simple histoire d’événements qui se sont produits naturellement » (12). Notons bien qu’aucun de ces textes n’offre l’exemple d’une spécialisation du mot symbole.</p> <p align="justify">Toutefois, dans le dernier écrit de notre auteur, le Commentaire sur l’évangile de Jean (13), aux dernières pages d’une œuvre interrompue par la mort ( ?), on rencontre une telle spécialisation terminologique. Jean Scot, au moyen de la distinction de deux sortes d’allégories (« allégorie du fait et du dit » et « allégorie du dit et non du fait »), établit une distinction entre les mysteria et les symbola. «Au sens propre, déclare-t-il, les mystères, c’est ce qui nous est livré (dans l’Ecriture) suivant une allégorie du fait et du dit (allegoria facti et dicti) ; à savoir : les mystères ont été faits selon les actions accomplies, et ils ont été dits puisqu’on les relate »(14). Ainsi, il y a « mystère » quand le « dit scripturaire » correspond à un « fait historique », et l’allégorie portera sur l’un et sur l’autre. « Dans l’un et l’autre Testament, les mystères c’est ce qui a été fait selon l’histoire et relaté selon la lettre ». Par exemple, le Tabernacle de Moïse, « les mystères du baptême, du corps et du sang du Seigneur, du saint chrème » sont accomplis dans la réalité et rapportés dans l’Ecriture. « Les symboles, au contraire, c’est seulement ce qui, bien que non fait, est énoncé comme fait, mais en vue du seul enseignement »(15). Par exemple les paraboles.<br /> Pour Ed. Jeauneau (16) : « Les définitions des deux types d’allégorie sont claires. L’allégorie véritable doit affecter non seulement les mots (dictum), mais les faits racontés par les mots (factum) : elle est « allégorie des faits et du discours » (allegoria facti et dicti). L’autre allégorie porte seulement sur les mots : elle est « allégorie du discours et non des faits ». Les exemples donnés pour l’un et l’autre type d’allégorie illustrent parfaitement ces définitions (17). Mais ce sont précisément ces exemples qui nous paraissent faire difficulté, du moins certain d’entre eux, et d’autres étrangetés du texte érigénien. C’est pourquoi il nous semble impossible d’opposer symbolum et mysterium comme la fausse allégorie à « l’allégorie véritable », de telle sorte qu’on trouverait là, mais en sens inverse, la même opposition que nous marquons aujourd’hui entre allégorie et symbole !</p> <p align="justify">Il faut d’abord observer que cette distinction terminologique est sans effet aucun dans la totalité de l’œuvre érigénienne, et même dans le Commentaire où elle est énoncée pour la première fois, tout à la fin du texte, et même dans la phrase qui précède immédiatement son énoncé ( !) et qui, déclare (à propos de la multiplication des pains et des poissons) que « par les cinq pains sont évoqués les symboles des cinq sens ou des cinq livres de Moïse, et, par les deux poissons, les symboles de l’un et l’autre Testament » (18). Or, ce miracle a bien eu lieu, et d’ailleurs, quelques pages plus loin, le miracle est de nouveau rappelé et qualifié de « récit historique » (secudum res gestas).</p> <p align="justify">D’autre part, après avoir donné quelques exemples d’allégorie « du dit et non du fait », Jean Scot conclut : « Cette forme (d’allégorie) se reconnaît dans presque toutes les paraboles, on la nomme proprement symbolique, quoique l’usage de la sainte Ecriture soit de présenter les symboles comme des mystères et les mystères comme des symboles, en raison d’une certaine proximité et ressemblance » (19). Texte difficile, mais qui signifie clairement qu’il ne s’agit pas ici d’une question de terminologie, comme le laisse pourtant entendre la traduction – à notre avis fautive – d’Ed Jeauneau : « L’Ecriture a coutume d’appeler symbole ce qui est mystère et mystère ce qui est symbole » (20) ; comment faire dire à Jean Scot que « l’Ecriture a coutume d’appeler symbole ce qui est mystère », alors que le mot symbole ne se rencontre qu’une seule fois chez les Septante ?</p> <p align="justify">En réalité, si l’on médite attentivement, non tant les exemples que l’explication fournie par Jean Scot, on s’aperçoit que cette distinction n’a nullement pour but de distinguer deux formes d’allégories, et encore moins d’affirmer la supériorité de la double allégorie sur l’allégorie unique, puisque, au contraire, l’allégorie symbolique se voit attribuer la primauté, comme nous allons le constater.</p> <p align="justify">La distinction des deux allégories, en effet, n’est pas rappelée pour elle-même, mais, étant donné, son antiquité patristique (21) (S. Augustin), elle sert à cautionner la distinction des symbola et des mysteria, considérés tous les deux dans le texte scripturaire, et non plus dans le « livre de la création ». Et cette distinction est faite, non seulement du point de vue des objets à distinguer (les passages scripturaires qui sont des mystères ou qui sont des symboles), mais aussi – et nous dirions même surtout – du point de vue de leur fonction spirituelle respective, c’est-à-dire du point de vue de l’effet que produit chacun d’eux sur les esprits humains, et en vue duquel précisément le Saint-Esprit les a présentés dans l’Ecriture. En d’autres termes, on ne doit pas considérer seulement leurs natures, mais aussi leurs fins respectives.</p> <p align="justify">Du point de vue de leur nature, il est évident que Jean Scot veut attirer notre attention sur le fait que les récits de l’Ecriture ne peuvent être tous entendus au sens historique ordinaire, c’est-à-dire comme la relation d’événements se déroulant dans le cadre spatio-temporel dont nous faisons l’expérience. Si elle nous les présente pourtant comme tels, c’est parce qu’il n’y a aucun autre moyen de nous les faire connaître : par exemple, l’histoire du paradis et de la chute ne nous est pas racontée autrement que le récit de la traversée de la mer Rouge. Cela dit, la pensée de Jean Scot est très claire, bien que son expression puisse sembler déroutante. Quand nous entendons allégoriquement le récit de la traversée de la mer Rouge, nous n’interprétons pas seulement un texte (dictum), nous interprétons aussi et surtout un fait historique (factum), lequel a bien eu lieu tel qu'il est rapporté, mais qui, dans sa réalité historique même, est l’annonce prophétique du sacrement de baptême. Tandis que, lorsque nous interprétons le récit de la Genèse, l’allégorie porte non sur les faits décrits historiquement par le texte, lesquels n’ont pas eu lieu ainsi, mais seulement sur le texte lui-même (dictum). Le récit de la mer rouge est à la fois historique et symbolique. Le récit de la Genèse est tout entier symbolique. Mais cela ne saurait signifier que ce récit soit dépourvu de référent, en d’autres termes qu’il ne désigne aucune réalité. Bien au contraire, car le moindre détail du texte exprime un événement ou une réalité parfaitement précis et objectif. Seulement les événements et les choses relatés se sont déroulés dans un autre cadre et selon d’autres modalités que celles dont nous faisons l’expérience. Ces événements sont bien historiques, si l’on veut, mais ils relèvent d’une autre historicité qui donc ne peut être visée que symboliquement. C’est encore plus évident lorsque le texte porte sur des réalités métaphysiques et non plus cosmologiques comme pour la chute d’Adam. Ainsi, par exemple, le mot « verbe » pour désigner la deuxième personne de la Trinité, c’est précisément ce que Jean Scot appelle un symbole.</p> <p align="justify">Au demeurant, un peu de réflexion nous en persuade. Ce n’est pas du point de vue de l’allégorie – en tant qu’elle désigne un procédé d’explication – que le mystère se distingue du symbole : tous deux se présentent comme des récits, et tous deux doivent être interprétés. L’allegoria est toujours l’allegoria d’un dictum. Ce qui seul peut les distinguer, c’est que dans un cas ce dictum renvoie à un factum « historique » (si bien que l’allegoria du dictum est aussi une allegoria du factum historique), et dans l’autre, non. La seule question qui demeure, c’est donc de savoir pourquoi l’Ecriture nous présente ces deux formes d’allégorie, l’allégorie mystérique et l’allégorie symbolique ? Voici la réponse de Jean Scot.</p> <p align="justify">Revenant au miracle de la multiplication des pains et des poissons il le prend comme symbole de la distinction des mystères et des symboles, les pains symbolisant les mystères, et les poissons les symboles, interprétation motivée par le fait que les pains sont au nombre de cinq, comme les cinq sens, et désignent tout ce qui se peut appréhender dans le monde sensible, et donc tout ce qui peut exister historiquement (ce sont les mystères), tandis que les poissons ne sont que deux, comme l’écriture qui ne peut être appréhendée que par l’ouïe et la vue. Pains et poissons, mystères (ou sacrements) et symboles sont données à tous les chrétiens, parce qu’ils ont faim et pour qu’ils s’en rassasient, par l’intermédiaire des disciples (l’Eglise et ses ministres). Mais l’Ecriture nous dit aussi qu’avec « le surplus des morceaux de pain on remplit douze corbeilles », et cela, sur l’ordre du Christ : « Rassemblez les morceaux » ; ce qu’elle ne dit pas des poissons. Jean Scot en conclut que d’une part les pains ont été rompus (puisqu’on parle de morceaux) et que d’autre part la foule des hommes assis dans l’herbe n’a pas tout mangé, mais que d’autres ont recueilli le surplus. Et il explique : « Les pains d’orge sont rompus par les disciples, lorsque, dans les mystères de l’une et de l’autre Loi, ils séparent les faits historiques et leurs significations spirituelles. Les charnels se nourrissent de la simple histoire ; les spirituels rassemblent les divines significations de l’histoire elle-même, comme ils feraient de morceaux (…). Le simple chrétien, encore assis dans l’herbe des choses temporelles et charnelles, ne se nourrit que de l’histoire (…). Mais l’intelligence de la lettre même, il ne peut l’appréhender, et c’est pourquoi elle est rassemblée par ceux qui connaissent la saveur des réalités spirituelles afin qu’elle ne soit pas perdue mais profite aux intellects valeureux » (22). Nous voyons donc qu’il se produit comme une inversion : le surplus des morceaux non seulement, loin d’être perdu, est sauvé par l’ésotérisme, mais encore est cela même qui nous sauve. Au contraire, l’histoire dont se nourrit le simple fidèle, est en réalité caduque et ne nous sauve pas en tant que telle. « Car le mystère, composé de lettre et d’esprit, en partie meurt et en partie subsiste éternellement : meurt ce qui se voit, parce que sensible et temporel ; subsiste ce qui ne se voit pas, parce que spirituel et éternel » (23).</p> <p align="justify">Quant aux poissons – symboles, leur caractéristique essentielle, c’est qu’ils ne laissent pas de reste. Et s’il n’y a pas de reste, c’est qu’ils sont simples, uns, indivisibles. Proposés à tous les chrétiens, ils doivent être reçus par eux : « Tout entier et sans partage par les hommes charnels, tout entier et dans leur unité par les hommes spirituels » (24). Mais alors, à quoi bon ces symboles que seuls les spirituels peuvent comprendre ? La réponse de Jean Scot est très claire : « Puisqu’il n’est pas divisible, le symbole est confié tout entier à la mémoire des fidèles charnels, afin qu’ils croient qu’un sens spirituel réside en ces paroles, quoiqu’ils ne les comprennent pas » (24).</p> <p align="justify">Autrement dit, seule l’existence du symbole peut nous éveiller à la conscience que l’Ecriture recèle un sens caché : seule elle peut nous révéler que le pain des mystères doit être rompu pour que nous puissions accéder à ce qui en eux est éternel. S’il n’y avait que les mystères, s’il n’y avait que des dits qui renvoient à des faits historiques, il n’y aurait même pas d’allegoria possible, et nous ne pourrions jamais comprendre que l’histoire elle-même, l’histoire sacrée recèle un sens spirituel et divin qui est seul salvateur, car seul il ne périt point. Mais en recevant les symboles simples et indécomposables et pourtant inintelligibles à notre intelligence charnelle, c’est-à-dire mondaine, en les recevant dans la foi, nous comprenons que ces dits nous parlent d’un autre monde et d’une autre réalité, qu’en eux il nous faut entendre la parole même de l’invisible et éternelle beauté. Par les symboles, nous pénétrons dans les mystères, dans ce temple qu’est l’Ecriture : s’ils correspondent au Saint, « les réalités mêmes dont ils sont les symboles, sont le Saint des Saints » (25), c’est-à-dire Jésus-Christ, « Vérité des symboles de la Loi » et « Terme ultime des visions prophétiques » (26). </p> <p>Texte publié dans Connaissance des religions en mars 1987. </p> <p align="left"><em>(1) La vraie gnose et non la « gnose au faux nom » dont parle S. Paul (I Tim., VI, 20-21).<br /> (2) On a pris l’habitude, depuis le XVII° siècle de l’appeler Jean Scot Erigène. Mais au Moyen-Age on ne l’appelait que Johannes Scottus. Scottus signifie : irlandais, et n’a été appliqué aux habitants de l’Ecosse que vers le XII° s., « conséquemment à l’immigration irlandaise » (Dom Cappuyns, Jean Scot Erigène, p.8). Erigena, ou plutôt Eriugena, signifie également – gena : « originaire », Eriu : « de l’Eire » (= Irlande).<br /> (3) Ainsi, le fondateur de l’exégèse moderne, l’oratorien Richard Simon, rejette avec dédain « cette mystiquerie qui ne peut être goûtée que des personnes peu judicieuses » (Le Nouveau Testament de Notre SeigneurJésus-Christ, 1702, préface).<br /> (4) Homélie sur la Genèse, 10, 2 ; Sources Chrétiennes, p.261. L’emploi du mot mythos lui-même n’indique nullement la négation du sens historique. Origène l’applique à des récits dont l’historicité est affirmée de tous ; par exemple, ibid., V, 3 ; p. 169, à propos des filles de Lot.<br /> (5) Jean Scot Erigène, sa vie, son œuvre, sa pensée, Desclée de Brouwer, 1933, p. 385.<br /> (6) Edgard de Bruyne, dans des Etudes d’esthétique médiévale, Bruges, 1946, 3 tomes, a donné de la doctrine érigénienne, sous le titre Allégorisme etsymbolisme, t. I, pp. 339-358, un exposé synthétique assez convaincant.<br /> (7) Cf. Dom Cappuyns, op. cit., p.295.<br /> (8) Super Hierarchiam caelestem, 2 ; P.L., t. CXXII, col. 132. Il s’agit du commentaire du traité de Denys, la Hiérarchie céleste, I, § 2.<br /> (9) Ibidem, col. 138. Devant ces textes on regrette quelque peu que H. Urs von Balthasar ait accordé si peu de place à Jean Scot dans sa théologie de la Beauté : La gloire et la croix, t. IV, vol. 2 : Les constructions, Aubier, 1982, pp. 26-32.<br /> (10) Homélie sur le prologue de Jean, ch XI, S.C. n° 151 (éd. d’E. Jeauneau), Cerf, 1969 ; P.L., CXXII, col. 289 C.<br /> (11) Super Hier. Cael., 136 C.<br /> (12) Ibidem, 147 AB.<br /> (13) Intr., texte critique, trad., notes et index d’Ed. Jeauneau ; S.C. n° 180, 1972.<br /> (14) Op. cit., VI, 5 ; col. 344 D ; notre traduction aussi littérale que possible n’a pas l’élégance de celle de Ed. Jeauneau.<br /> (15) Ibidem, col. 345 B.<br /> (16) Et d’autres : H. de Lubac, par ex., cf. Histoire de l’exégèse médiévale, t. II, p. 497.<br /> (17) Comm. Sur l’év. de Jean, S.C., p. 399.<br /> (18) Ibidem, col. 344 D.<br /> (19) Symbola pro mysteriis et mysteria pro symbolicis ( …) ponere ; ibidem, col. 345 D.<br /> (20) Commentaire…, S.C., p. 357.<br /> (21) Col. 345 A.<br /> (22) Col. 346 BC.<br /> (23) Col. 348 A.<br /> (24) Col. 347 a.<br /> (25) Super Hier. Caelest., II, 5 ; col. 170 A.<br /> (26) Homélie sur le prologue de Jean, ch XXIII ; col. 296 D.</em></p> </div>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-54968302965815730472008-11-15T05:54:00.000-08:002008-11-15T05:55:36.548-08:00Connaissance et réalisation<p align="center"><span style="font-size:130%;"><strong>A la mémoire de Georges Vallin (1921-1983)</strong></span></p> <p align="justify">Sauf erreur, l’expression de réalisation spirituelle, ou encore de réalisation métaphysique, est d’origine guénonienne. Elle apparaît pour la première fois dans l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, publiée en 1921.</p> <p align="justify">Elle signifie d’abord que la véritable connaissance, celle dont parlent les grandes traditions sacrées d’Orient ou d’Occident, y compris la tradition platonicienne, n’est pas d’ordre purement théorique, mais qu’elle implique pour être complète, une réalisation correspondante par laquelle le connaissant, c’est-à-dire le gnostique, s’unit, et même à la limite, s’identifie à ce qu’il connaît, la connaissance étant alors, au sens plein de ce terme, l’acte commun du connaissant et du connu. Et, puisque l’Objet connu est ici de nature purement métaphysique dans la mesure où il dépasse toute nature déterminée, et même la première de toutes qui est l’Etre ou détermination ontologique primordiale – symbolisée par le point noir sur la page blanche et vide – la réalisation correspondant à un tel « Objet » peut être dite justement métaphysique, c’est-à-dire supra-naturelle, ou encore spirituelle en tant que l’esprit désigne en effet tout ce qui transcende l’ordre des déterminations de la nature.</p> <p align="justify">On est spontanément enclin à considérer une telle réalisation comme concernant essentiellement le sujet connaissant. C’est lui qui se réalise, c’est-à-dire qui devient ce qu’il est réellement, grâce à l’utilisation de moyens appropriés, techniques de concentration, exercices de méditations, récitations de formules sacrées et de prières, qui produisent dans l’homme certaines transformations profondes de son être, et, par la grâce desquelles il s’éveille progressivement à une réalité dont il n’avait jusque là aucune conscience véritable. Toutes les doctrines spirituelles parlent à ce propos d’une nouvelle naissance, de l’ouverture d’un nouvel œil, l’œil du cœur. Mais la nouveauté n’est évidemment que du côté du pèlerin spirituel, le processus de transformation ontologique que désigne le mot même de réalisation ne concerne que le sujet connaissant, étant entendu que l’Objet métaphysique, quant à lui, subsiste dans sa permanent actualité, et préexiste à toute connaissance effective que l’on prend de Lui.</p> <p align="justify">Cette vue n’est certainement pas fausse, et cependant elle implique une sorte d’illusion. Si elle veut aller jusqu’au bout de sa rigueur, la doctrine métaphysique doit mettre en question ce schéma provisoire, que la critique philosophique, et singulièrement le fondateur même du criticisme philosophique Emmanuel Kant, n’a pas manqué de dénoncer. Le métaphysicien, nous dit-on, semble jouir d’un privilège exorbitant. Il est à la fois dans la Caverne et hors de la Caverne : dans la Caverne puisqu’il affirme clairement la nécessité d’une réalisation, c’est-à-dire d’une transformation radicale de notre être et de notre connaissance en vue d’accéder à la véritable Réalité – ce qui implique évidemment une sortie hors de la Caverne de notre état présent, et donc précisément que nous nous y trouvons ; mais il faut bien qu’il soit en même temps hors de la Caverne, puisque le même philosophe prétend parler du véritablement Réel, comme s’il en avait quelque connaissance, comme s’il était Dieu Lui-même se racontant à nous, et nous assure à son propos toutes sortes de précisions dont la connaissance, par définition platonicienne, ne saurait pourtant que nous échapper. C’est un fait que le discours métaphysique a lieu dans la Caverne, qu’il s’exprime à l’aide de mots humains qu’après tout nous sommes capables de comprendre, mais c’est pour nous dire que, si nous voulons comprendre de quoi il s’agit, il nous faut justement quitter la scène de ce monde pour aller « là-haut ». Si Platon avait raison, nous ne devrions pas l’entendre, et puisque nous l’entendons, c’est qu’il a tort. Tout le travail de critique philosophique consistera alors à rendre compte, de diverses manières, de cette singulière illusion. La critique de la raison pure se ramène ainsi à une « herméneutique » du discours métaphysique. Victime d’une illusion constitutive, ce discours, en effet, ne sait pas ce qu’il dit. Inutile d’argumenter contre lui. Il faut seulement l’interpréter afin de lui montrer la vérité de ses paroles et lui apprendre qu’en croyant connaître l’Etre divin, la raison humaine ne fait qu’hypostasier son exigence d’absolu (1).</p> <p align="justify">Il existe pourtant une autre critique de la raison métaphysicienne qui semble avoir totalement échappé à l’attention de Kant et des maîtres du soupçon, une critique mise en œuvre par Platon lui-même, du Parménide au Sophiste, et dont nous voudrions montrer qu’elle est seule à la mesure de son objet. A vrai dire, aucun métaphysicien digne de ce nom ne l’a ignorée, et c’est ce dont témoigne, aujourd’hui encore, à sa manière, la notion guénonienne de réalisation métaphysique. Cette critique consiste à dénoncer le caractère généralement chosiste de toute conception métaphysique en tant précisément qu’elle pose son objet comme un objet (Gegenstand), c’est-à-dire comme quelque chose qui appartient à l’ordre des choses ; conception qui, en d’autres termes, n’envisage le mode de réalité de ce dont elle parle que d’après celui de l’existence des objets dont elle fait ordinairement l’expérience. Or, c’est assurément là l’erreur métaphysique fondamentale, celle que nous pourrions appeler de « blocage ontologique ». </p> <p align="justify">Cette erreur, c’est déjà celle que commet Aristote à l’égard des formes intelligibles auxquelles il refuse l’existence propre parce qu’il ne conçoit cette existence qu’à la manière de « choses », ou de substances individuelles, se rangeant ainsi sans le vouloir parmi ces « amis des formes » que critique si férocement le Sophiste, c’est-à-dire parmi les platoniciens exotériques, les véritables auteurs de ce que l’on appelle communément le « platonisme ». C’est aussi, croyons-nous, l’erreur de Kant dénonçant ce qu’il appelle l’illusion transcendantale, laquelle ne saurait avoir de sens que si la métaphysique véritable était irrémédiablement condamnée au regard objectivant. Que ce soit en effet le cas pour une grande partie de ce qui est ainsi nommé métaphysique en Occident, c’est ce dont on ne saurait douter. De ce point de vue, on pourra opposer une philosophie naïvement dogmatique à une philosophie consciemment critique, et la seconde n’aura pas tort de dénoncer les illusions de la première. Mais que cette illusion soit historiquement inévitée, comme l’affirme Kant, c’est ce que nous ne saurions admettre, puisque quelques textes de métaphysiciens prouvent le contraire par leur seule existence. Comment soutenir qu’il ignore l’illusion transcendantale, tel maître hindou contemporain qui déclare que le moi, le monde et Dieu sont trois « illusions » corrélatives , ou le maître plus ancien Platon qui a accompli le « parricide de Parménide », c’est-à-dire qui s’est délivré, en lui-même, par une véritable « logo-analyse », de l’ «illusion » ontologique, laquelle est bien notre « père » puisqu’elle nous engendre comme ses fils à la conscience de notre réalité individuelle et séparée ? « Illusion » qui a aussi sa vérité et son utilité relatives, sur le plan physique, car nous sommes aussi des individus, et l’Etre en lui-même est tel qu’il répugne de soi au « non-être » et s’en écarte. Ainsi, la métaphysique dogmatique, d’Aristote à Leibniz, n’est point dénuée de signification. Mais « illusion » toutefois eu égard aux exigences véritablement universelles de l’ordre métaphysique pur qui veut une non-contradiction absolue. Or la forme proprement ontologique du principe de non-contradiction (l’être est ; le non-être n’est pas) ne nous fait nullement accéder à la non contradiction absolue, dont pourtant le logos philosophique ressent en lui la nécessité. Tout au contraire, cette formulation se maintient au niveau même de la contradiction, et, plus précisément encore, elle constitue la contradiction en tant que telle, c’est-à-dire comme contradiction active, ou encore comme contradiction en acte : l’être, c’est ce qui s’oppose au non-être comme le jour refoule l’obscurité et ne saurait tout simplement coexister avec elle. Mais la réciproque n’est pas moins vraie : l’obscurité chasse la lumière. Ainsi, comme le dit Parménide, « jamais l’un ne rencontrera l’autre ». Cependant, et c’est là la contradiction de la contradiction ontologique, la formulation parménidienne affirme ce qu’elle nie. Elle pose le non-être comme ce que l’être contredit et ce qui contredit l’être. Bref, y aurait-il contradiction de l’être et du non-être, s’il n’y avait dualité ? A supposer que le non-être soit tout simplement ce qui d’aucune manière n’a de réalité, alors n’étant absolument pas, il ne saurait non plus contredire l’être. Mais l’être n’ayant plus de contradicteur volatilise sa plénitude dans le vide illimité d’un néant infiniment absent, et perd toute signification propre. Car il n’y a d’être que de sa victoire sur le néant toujours possible ; c’est dans les ténèbres que luit la lumière. </p> <p align="justify">La non-contradiction absolue, qui est bien le principe essentiel du logos, nous oblige donc à dépasser sa formulation proprement ontologique, et à l’envisager surontologiquement ; en d’autres termes, il faut passer du principe de contradiction au principe de non-contradiction. Du point de vue sur-ontologique, qui n’est pas un point de vue, seule la Suprême Réalité, qui est aussi la Toute Réalité est absolument non-contradictoire, parce qu’étant au-delà de toute affirmation, elle est aussi au-delà de toute négation. Or, être « au-delà » de toute affirmation, c’est être au-delà de l’Etre qui est la première de toutes et qui les rend possibles. Toutes les affirmations, en effet, affirment d’abord l’Etre, qui est ainsi leur contenu premier et ultime, étant lui-même auto-affirmation ou auto-détermination principielle (2). C’est là le sens premier et nécessaire de l’Etre, sens que reconnaît implicitement ou explicitement l’intelligence. Le confirme ce que René Guénon a appelé l’ontologie du Buisson ardent, c’est-à-dire la réponse du Seigneur-Dieu à Moïse : Eheieh asher eheieh. « Je suis qui Je suis », ou encore, puisque Eheieh est considéré comme un nom, « l’Etre est l’Etre ». Et en effet, cet énoncé proprement onto-théologique, parmi tous les sens dont il est susceptible, a incontestablement et formellement celui d’une auto-affirmation. Nom premier de Dieu, en tant qu’il peut être encore ultimement nommé, mais qui ne dit rien d’autre que Lui-même : mon Nom dit mon Nom.</p> <p align="justify">Mais l’affirmation comme telle n’épuise pas son sens dans sa propre affirmation. Elle présuppose silencieusement ce qui la rend possible, savoir, la non affirmation radicale et absolue, le Fond sans fond sur le fond duquel seulement prend forme et s’enlève la Forme des formes. Ainsi, d’un côté, l’affirmation ontologique suscite son opposé, le néant, comme son ombre négative (ouk on), ce que formule le principe de contradiction, de l’autre, elle implique une condition sur-ontologique de possibilité, la Non-affirmation suprême (mè on). De même le point noir sur la page blanche. Pure affirmation de lui-même, symbole d’unité, il suscite, par son affirmation même, l’extériorité multiple, limitative et négatrice, de toutes les parties de l’espace qui s’opposent relativement à lui, mais aussi il rend en quelque sorte manifeste le vide non-manifesté et non-déterminé de l’espace infini et sous-jacent.</p> <p align="justify">Il est donc clair qu’on ne saurait souscrire totalement à la définition de Kant qui déclare en 1763, dans L’unique fondement possible de la démonstration de l’existence de Dieu : « Le concept de position est entièrement simple et ne fait qu’un avec celui d’être en général ». Que, d’une certaine façon, le concept d’être en général s’identifie à celui de position, et, plus encore, d’auto-position, c’est exactement ce que nous voulons dire, et c’est d’ailleurs très exactement ce que déclarent les métaphysiques orientales et platoniciennes depuis toujours. Mais ce concept n’est pas « entièrement simple ». D’une part, il suscite la contradiction relative du néant, d’autre part, il implique, comme condition de sa propre possibilité, la non-contradiction absolue du Sur-Etre. Et certes, ce ne sont point là des rêveries de la raison métaphysique, mais tout simplement les exigences que l’intelligence découvre en elle-même lorsqu’elle s’interroge sur son intuition de l’être, c’est-à-dire sur ce qu’elle pense effectivement de l’être.</p> <p align="justify">Au reste, il est bien remarquable que nous ayons usé du même symbole pour désigner la contradiction relative du néant et la non-contradiction absolue du Sur-Etre, savoir, l’espace vide et illimité. Car, en vérité, l’un et l’autre ne font qu’un, puisqu’il y a de parfaitement réel que la Réalité parfaite et absolue. L’espace post-ontologique, c’est l’espace pré-ontologique, mais marqué, autant que cela est possible, par la détermination ontologique. C’est bien au sein de l’infini Sur-Etre que se produit l’auto-position de l’Etre pur. Mais le même Sur-Etre, envisagé à partir de l’Etre, devient le « moindre-être » dont la limite inaccessible est le néant (3). Autrement dit, l’en-deçà de l’Etre est l’analogue inverse de l’au-delà de l’Etre, et le démontre. Tout se passe comme si le Point ontologique, en s’affirmant comme forme première du Réel, était en quelque sorte condamné à assumer la Réalité infinie de l’espace au sein duquel il s’affirme, ce qui ne serait évidemment possible que par son propre effacement absolu, et qui donc, à partir de l’Etre, ne peut que se monnayer en un effacement relatif et indéfini. Le Principe ontologique suscite donc la multiplicité indéfinie des autres que Lui, c’est-à-dire des êtres relatifs, qui sont, en vérité, des relations d’être perpétuellement jaillissantes et rayonnantes en direction des ténèbres extérieures, selon une dégradation hiérarchique où s’épuise indéfiniment la possibilité de l’Etre.</p> <p align="justify">Ainsi, bien sûr, est rendue intelligible la coexistence non-contradictoire de l’Etre pur et des êtres relatifs, ou encore, selon une autre formulation, du Créateur et des créatures, de Celui qui est et de celles qui ne sont pas. Coexistence nécessairement non-contradictoire, puisque, de toute façon, c’est la Non-contradiction absolue qui a le dernier mot, et que, sans elle, la contradiction relative ne serait même pas possible. C’est précisément grâce à la Non-contradiction absolue que le relatif et l’altérité peuvent réellement contredire l’identité de l’Etre pur, qu’il peut réellement exister un réellement autre que Dieu qui seul pourtant est. D’une manière générale, pour toute intelligence, la contradiction absolue est tout simplement impossible, et la formulation parménidienne ne fait qu’exprimer cette impossibilité. Mais, pour l’exprimer, il faut bien qu’elle soit possible d’une certaine manière, et elle l’est assurément, sous la forme d’une contradiction relative et néanmoins réelle, parce que la Non-contradiction absolue est véritablement hors de portée et au delà de toutes les contradictions possibles, mais que, par là-même, ne s’y opposant point. Elle les rend infiniment possibles. On dit souvent : qui peut le plus peut le moins. Nous aimerions ériger cette sentence en axiome métaphysique fondamental sous la forme radicale suivante : seul le Plus peut le moins. Seul le Sur-Plus absolu de l’infini Sur-Etre « peut » le moins ontologique que constitue l’être relatif. Seul il offre à sa manifestation un espace assez « grand » pour qu’elle puisse coexister avec l’Etre pur, dans une contradiction relative et, sur son propre plan, irréductible.</p> <p align="justify">Le réceptacle cosmique où s’effectue l’irradiation créatrice du Point ontologique, c’est donc l’infinitude même de la Réalité surontologique, mais en tant qu’elle est vue à partir de l’Etre, commencement premier et fin ultime, point de départ de tous les départs et terme de tous les termes. Et vue à partir de la fin première et dernière de toute chose, l’Infinitude surontologique ne peut apparaître que comme indéfinité infra-ontologique, que comme limitation indéfinie de l’Etre. C’est aussi ce qu’enseigne l’Epiphanie du Buisson ardent. La voix qui parle à Moïse et qui fait entendre le Verbe de Dieu, parle dans un buisson qui brûle sans se consumer. L’exégèse patristique a toujours considéré ce buisson comme un symbole de la Vierge Marie, qui, comme lui, a porté le verbe divin et l’a fait entendre au monde. Or Marie peut être envisagée comme Theotokos, Mère de dieu Lui-même, c’est-à-dire Matrice, support, fond sans fond dans lequel prend forme la Forme des formes, la détermination principielle de l’Etre. Mais elle est aussi l’image de la substance primordiale, du réceptacle cosmique, de la materia prima qui s’offre passivement à l’information du Verbe créateur et par là même le limite (4). De même, la Bhagavad-Gita nous présente tantôt le Brahma nirguna (non-qualifié), comme la matrice universelle, dont Lui-même peut naître comme Brahma qualifié (saguna), c’est-à-dire comme détermination ontologique : « Je nais de ma propre maya » déclare Krishna au 6° verset du chapitre IV ; et tantôt Il est lui-même la materia prima, la Prakriti, la matrice cosmique où se diversifie et se fragmente l’unique Réalité causale. </p> <p align="justify">Et par là nous comprenons précisément, autant que cela est possible, comment la materia est puissance indéfinie de limitation, dans la mesure même où, comme en-deçà de l’Etre, en-deçà qui témoigne de son Au-delà, elle offre son illusoire altérité, sa trompeuse indéfinité, à sa manifestation ou expansion cosmique. Ici l’Etre est partout contredit, c’est-à-dire limité, fini, épuisé. Comme l’a dit Guénon, de ce point de vue (négatif), la Manifestation universelle n’est que la somme de toutes les limitations possibles de la Réalité ontologique. Mais, bien sûr, elle en est aussi l’affirmation – puisqu’aucune limitation ne saurait exister en tant que telle et qu’elle n’a d’être que de ce qu’elle limite. Toutefois, elle s’affirme selon le seul mode affirmatoire possible, en s’anéantissant dans son affirmation même, en sorte que l’affirmation de l’Etre ne saurait le doubler inutilement et d’ailleurs contradictoirement. Si nous reprenons ici, pour plus de clarté, l’image célèbre que Nicolas de Cues tira du Livre des XXIV philosophes, nous dirons que la Non-contradiction absolue du Sur-Etre est figurée par le cercle infini dont le centre est partout, la circonférence nulle part ; la contradiction de l’Etre et du néant est figurée par le cercle fini dont le centre est déterminé par sa distinction d’avec la circonférence ; quant à la sous-contradiction de l’infra-ontologique, elle sera figurée par un cercle indéfini dont la circonférence est partout et le centre nulle part.</p> <p align="justify">De ce point de vue, il est clair que nous avons atteint la pax metaphysica ; nous voulons dire : du point de vue de la Non-contradiction suprême. Ce conflit de la raison avec elle-même en lequel se réduisait pour Kant toute l’histoire de la philosophie, et auquel il se félicitait d’avoir mis fin – mais à quel prix ! – ne procède en fait que de l’oubli de la perspective supra-ontologique, celle là même qui se formulait implicitement dans la révélation de l’Exode, au cœur du Buisson ardent, puisqu’en Se « définissant » comme l’Etre, Dieu s’en distingue silencieusement et le transcende ; celle aussi qui s’énonce mystérieusement dans la Théarchie suressentielle de la Trinité, et encore sous la figure de Marie, Theotokos et Reine de la paix ; mais nous la retrouvons également, quelques siècles plus tard et sous d’autres cieux, dans l’enseignement du maître des sciences métaphysiques, shankara, dont le nom signifie précisément : Kara « celui qui fait », shan « la paix » ; Shankararâchârya, le « Maître pacificateur ». Et c’est enfin, croyons nous, le sens de ce curieux dialogue qu’est le Sophiste.</p> <p align="justify">Qu’on veuille bien en effet considérer cette étrangeté : d’un dialogue consacré au sophiste, le grand absent, c’est le sophiste lui-même : ni Gorgias, ni Protagoras, ni aucun nom d’aucun sophiste n’y apparaît. La raison en est, comme tout à l’heure pour Parménide, que le sophiste vit et parle en chaque philosophe. Plus encore, il n’y a de philosophie que de sophistique surmontée. Ce qui travaille le philosophe de l’intérieur, comme le levain la pâte, c’est l’irrécusable sophistique du discours sur l’être, qui, par son existence même, témoigne d’un autre que l’être : dans la mesure même où le logos prétend ne viser que l’être, il s’affirme comme cet en-deçà de l’être à partir duquel seulement il peut y avoir visée de l’être. Le sophiste est donc l’ombre portée de l’ontologie parménidienne. Il s’installe au cœur de la contradiction dont il n’est rien d’autre que l’actuation, et que, par là même, il occulte en quelque sorte. Il est la contradiction inexplicablement réalisée ; il ne vit que du conflit de la raison avec elle-même. Il est l’antinomique de la raison pure. Mais la philosophie n’est rien d’autre, nous l’avons dit, que la sophistique surmontée. En d’autres termes, il n’y a pas de philosophie, au sens positif d’un discours ordonné et systématique sur l’Etre ; il y a seulement une philosophie négative, au sens où l’on parle d’une théologie négative. La philosophie, c’est l’anti-sophistique, comme on dit : l’anti-matière. Et c’est pourquoi Platon n’avait nul besoin d’écrire le dialogue pourtant annoncé du Philosophe ; à nous de comprendre que ce dialogue, nous venons précisément de le lire de la seule manière dont il peut être écrit : « Par Zeus, nous dit l’étranger (5) (en 253e), sommes-nous donc tombés à notre insu dans la science des hommes libres, et se peut-il qu’en cherchant d’abord le sophiste, nous ayons trouvé le philosophe ! ». Tel est le platonisme véritable, non le platonisme exotérique des « amis des Idées » que le Maître dénonce et refuse. Ainsi est établie la pax metaphysica, non seulement dans l’histoire de la philosophie – ce qui, après tout, n’a qu’un intérêt secondaire – mais en nous-même, dans notre propre cœur, au centre du logos qui doit résoudre la contradiction qui le constitue comme logos. Qui doit, c’est-à-dire qui ne peut pas ne pas résoudre cette contradiction, puisque son intention essentielle est celle même de l’intelligibilité et du sens, intention qui s’exprime nécessairement, quoiqu’imparfaitement, dans le principe parménidien de la contradiction ontologique.</p> <p align="justify">Mais que veut dire : résoudre la contradiction ? Ecoutons le Maître qui nous donne ici son enseignement peut-être le plus important. Nous sommes en 249c-d. L’étranger vient de montrer que, le voudrait-elle, l’intelligence philosophique ne peut abolir intelligiblement toute intelligibilité. Que faire alors devant les doctrines antinomiques, par exemple celle des immobilistes, Eléates ou platoniciens exotériques, et celle des mobilistes « qui meuvent l’être en tout sens » ? D’une part l’intelligence ne peut renoncer à sa propre nature, qui est d’ « intelliger » ; et d’autre part la voici contrainte de se prononcer entre deux thèses opposées mais également plausibles. On imagine la réponse du dogmatisme exotérique : il faut choisir l’un ou l’autre, et s’y tenir ; ou bien, la réponse du criticisme anti-dogmatique : il ne faut choisir ni l’un ni l’autre, puisque nous ne savons ce qu’est l’être. Mais voici la réponse de Platon : « il faut devenir semblable aux petits enfants qui désirent les deux à la fois ». Le philosophe veut tout, il veut le Tout et même ce qui paraît le plus contradictoire. Vouloir « les deux à la fois », quels que soient ces « deux », telle est l’intention philosophique la plus profonde. La philosophie veut la dualité. Non point de dualité réduite à l’un de ses termes, non point une dualité réduite à l’unité sous-jacente et synthétique de ses deux termes, mais « les deux à la fois ». Elle veut, c’est-à-dire elle accepte, elle consent à la dualité, ou encore à l’altérité, elle la désire et l’aime de son cœur le plus libre et plus essentiel. Mais comment est-il possible à l’intelligence de se rendre effectivement accueillante à l’Etre et à ce qui n’est pas ? Où trouver le fondement assez ample à partir duquel on pourra embrasser à la fois l’un et l’autre, sans les confondre, sans les réduire, sans les supprimer, mais au contraire en leur permettant de coexister librement ? La réponse est le secret même de la Non-Dualité ou Non-Contradiction suprême. Secret, car le dire c’est le nier. On le voit, la Non-Contradiction, la Non-Dualité, ce n’est pas l’homogénéité définitive et infiniment absorbante. La pire des erreurs ce serait, après avoir accompli le « parricide parménidien » (6) – et seul en effet, nous l’avons dit, Parménide est notre « père » (7) – de transposer simplement, au niveau du Sur-Etre, l’homogénéité massive de la sphère ontologique. La pax metaphysica n’est pas celle du cimetière des philosophies mortes ; elle n’est pas celle non plus de la retraite kantienne où l’intelligence, à l’abri derrière les formes a priori de sa connaissance, a définitivement renoncé à courir le risque ontologique. Elle est, en vérité, paix active, « pleine de bruits et de fureur », paix de la jeunesse, acquiescement à toute joie de l’être ; elle tressaille d’allégresse avec la multiplicité innombrable des créatures, elle sait qu’il n’est pas de conflit, de négation, d’exclusion, de limitation, que ne rende précisément possibles l’infinitude de l’absolument Réel, le Sans-Mesure et le Sans-Fond.</p> <p align="justify">On assiste aujourd’hui à la rencontre peu évitable d’un apophatisme courtement pensé et d’un heideggerisme singulièrement unilatéral ; ce qui conduit à la nouvelle hérésie anti-ontologique ; « l’Etre, voilà l’ennemi », à moins que ce ne soient les étants ; comme si le Sur-Etre exigeait la suppression de l’Etre et de sa création multiple ! Quelle profondeur d’incompréhension ! Car il ne suffit pas de déplacer des prépositions pour dépasser toute « position », et la première qui est l’Etre même. L’idolâtrie réifiante par laquelle déjà on ne voyait dans l’Etre que l’étant, voilà maintenant qu’on la transporte au niveau même de la Non-Dualité. Bientôt, nous le prévoyons, rien ne sera plus courant que le méta-ontologique ; toutes les boutiques philosophiques en tiendront l’article ; et l’on n’aura que mépris pour tous ceux qui se sont rendus coupables de cet impardonnable péché contre l’intelligence qu’est l’onto-théologie. La véritable métaphysique, tout au contraire, ignore un tel mépris, puisqu’elle se connaît comme seule capable précisément de rendre compte intelligiblement de l’onto-théologie qui, sans elle, ne peut pas ne pas engendrer toutes les contradictions auxquelles l’histoire montre qu’elle a effectivement donné lieu et dont la principale est l’athéisme lui-même. Nous disons onto-théologie parce que, de fait, les contempteurs du Dieu personnel rejoignent les contempteurs de l’Etre, comme si la lumière universelle devait nier la ponctualité du foyer solaire, et comme s’il n’était pas évident que c’est seulement par le soleil que nous vient la lumière ; et c’est pourquoi rien n’est plus métaphysiquement justifié que de se prosterner devant la transcendance de la Personne divine et de L’adorer. La métaphysique de la Non-Dualité n’est pas un « truc » pour intellectuel malin. Elle exige plutôt une naïveté rare et une humilité naturelle. Sans doute le métaphysicien ne peut-il cacher qu’un certain onto-théologisme exotérique, par sa propre agressivité et son étroitesse dogmatisante, contraint en quelque sorte le philosophe à la sévérité critique. Car les droits de la vérité sont imprescriptibles. Mais il ne saurait non plus opposer simplement ce que Georges Vallin a si judicieusement appelé la « perspective métaphysique » aux limitations des théologies exotériques, et à combattre les unes par l’autre. Car le métaphysicien, en tant que tel, ne combat pas ; il sait que ces limitations sont inévitables, et donc nécessaires, non seulement pour la masse des hommes ordinaires, mais aussi pour lui-même, en tant précisément qu’il est individuellement l’un d’entre eux. La grâce du Vedânta non-dualiste peut bien illuminer son intelligence – et pourquoi faudrait-il qu’il le niât ? – il ne peut ignorer cependant que son être individuel demeure en quelque sorte ontotropique, c’est-à-dire orienté vers l’Etre comme vers le Donateur de cette réalité dont il éprouve en soi la très mortelle absence. On ne prie pas l’Absolu sur-ontologique et supra-personnel : on ne parle à Dieu que parce qu’Il peut nous entendre et nous aimer. Le vrai philosophe ne tombera pas dans un puits pour avoir trop regardé les étoiles : il sait, mieux que d’autres peut-être, qu’il s’y trouve déjà, et qu’il n’est pas aisé d’en sortir, à moins d’un secours d’en-Haut.</p> <p align="justify">Nous pouvons maintenant revenir à la question dont nous sommes parti, et qui est celle de la réalisation métaphysique. Nous venons de montrer que la doctrine purement métaphysique de la Non-Contradiction absolue n’est au fond rien d’autre qu’une herméneutique de la raison ontologique. Nous avons recueilli cet enseignement auprès de Shankara comme auprès de Platon. S’il est vrai que le philosophe n’est que le non-sophiste, cela signifie qu’au fond la doctrine suprême n’a pas de contenu propre. Elle est, dans l’ordre même des formulations langagières, constituée essentiellement par le dépassement herméneutique de l’objet même de tout discours. Plus encore, elle est la compréhension du discours sur l’Etre. Assurément, d’une certaine manière, le logos ne parle que de l’Etre. Mais la métaphysique comme herméneutique nous enseigne justement ce que parler veut dire ; et elle ne peut le faire qu’à la condition de « comprendre » l’Etre et le discours, c’est-à-dire de les embrasser à partir de ce qui les dépasse et les fonde. Elle apparaît ainsi comme une métacritique de la raison ontologique : elle définit les conditions transcendantales de toute ontologie possible. Aux yeux de la métacritique non-dualiste, le criticisme kantien entre dans une contradiction vraiment épimédienne (8), dans la mesure où il nie qu’il y ait un logos de l’être, car s’il n’y en a pas, il ne pas non plus le savoir. Il est vrai que les limitations du point de vue ontologique se reflètent en contradictions sur le plan des réalités naturelles et empiriques. Mais justement, ces limitations ne son perceptibles qu’à partir de ce qui dépasse ce point de vue. Pour celui qui demeure sur le seul plan empirique, l’Etre est perçu comme réalité pure et parfaite, indépassable et fondatrice, en vertu même de l’ontotropisme constitutif de tout regard intellectuel. Et donc il apparaît aussi comme cela en quoi toutes les contradictions naturelles trouvent leur effacement, et non comme ce dont on ne peut parler. Au demeurant, il devrait être clair que toute interdiction de parole vient toujours trop tard. Et si la métacritique non-dualiste est compréhension de l’Etre et donc perçoit ses limites, ou plutôt, et pour parler d’une manière infiniment plus appropriée (car l’Etre en soi est infini), le perçoit comme cause directe de toutes les déterminations positives, et comme racine indirecte de toutes les limitations, elle ne serait pas non plus compréhension de l’Etre si elle ne le fondait, en quelque sorte, dans son infinie plénitude, c’est-à-dire si elle n’en montrait la possibilité. Ce qui signifie simplement ceci : l’Etre comme tel n’est pleinement intelligible qu’en tant qu’Il est regardé comme l’Affirmation ou la Position principielle. Mais Il ne peut être regardé ainsi qu’à partir de la Non-Affirmation ou Non-Position suprême. Sinon, si on ne va pas jusque là – et il n’est pas toujours nécessaire de le faire – l’Etre pur est le terme indépassable et premier, Il fait donc fonction de Réalité absolue, il équivaut au degré surontologique et Le révèle ou Le représente. De même, pour l’habitant terrestre, le Soleil est source unique de la lumière et équivaut implicitement à l’essence de la lumière universelle. Du moins est-ce là l’enseignement que nous donne le jour. Autrement dit, le Soleil Ontologique suffit à rendre compte de l’expérience diurne de la connaissance, laquelle nous révèle tous les contenus positifs des réalités naturelles. Mais il y a aussi une expérience nocturne et cette expérience est double : lunaire et stellaire. Lunairement, c’est encore le soleil de l’Etre qui suffit à rendre compte des aspects négatifs ou limitatifs des réalités naturelles, puisque la Lune ne fait que refléter sa lumière : lumière morte qui éteint les couleurs – les qualités positives – et accuse les contours et les ombres – les finitudes et les limitations. Stellairement d’autre part, la nuit nous fait découvrir, mais seulement par négation ou indirectement, l’existence d’une autre lumière, pour nous sans puissance illuminatrice, la lumière pure et universelle dont le Soleil est comme la concrétion rayonnante et victorieuse.</p> <p align="justify">Or, la métaphysique ou métacritique des conditions transcendantales de toute ontologie ne concerne pas seulement l’Etre comme terme unique du regard intellectuel. Elle concerne aussi cet intellect lui-même dans son acte cognitif. Si elle doit nous enseigner ce que parler veut dire, relativement à l’Etre comme objet de la parole, elle doit aussi le faire relativement à l’homme comme sujet de la parole. La formulation de cette exigence sera très simple : que signifie pour le philosophe de parler de ce qui dépasse le monde de l’expérience commune ? Il faut nécessairement que la rigueur de la métacritique non-dualiste pénètre aussi à l’intérieur de l’acte cognitif et le transforme suffisamment pour le rendre adéquat à sa tâche. Or le propre d’une telle métacritique, c’est précisément de nous révéler l’ontologisme inconscient ou implicite de tous nos actes cognitifs, dans la mesure où elle met en évidence cet ontotropisme positif dont nous avons parlé. Toutefois, et bien qu’il n’y ait aucun doute que l’intelligence vise toujours l’Etre, il est non moins certain qu’elle ne l’atteint pas directement en tant que tel, mais seulement revêtu d’un certain mode, celui selon lequel il est actuellement présent et qui se trouve à l’origine de l’expérience cognitive. Or, la présence est pour nous la forme générale de l’existence : seul existe pour nous ce qui nous est présent c’est-à-dire ce dont nous prenons effectivement conscience. Pour la connaissance ordinaire, naturelle et immédiate, ce mode est celui de l’existence corporelle ou sensible, ce qui signifie que le mode de présentation corporelle est le premier sous lequel nous faisons l’expérience de l’être, bien que la notion même de l’être ne puisse évidemment être donné par la perception elle-même, mais seulement dans la perception. La conscience du réel, ou conscience effective ou conscience actuelle, implique donc la conjonction ou plutôt l’impossible disjonction d’un connaître et d’un être, en dehors de quoi le mot de réalité n’a aucun sens rigoureux. Autrement dit, il y a réalité effective lorsqu’il y a effectivité d’une telle non-disjonction. C’est cette non-disjonction qui est première (le réel étant la norme des normes, la norme comme telle) ; l’être et le connaître ne sont par rapport à elle, c’est-à-dire par rapport à la réalité, que des possibles qui se réalisent dans leur acte commun. C’est pourquoi les aristotéliciens peuvent dire que la sensation est l’acte commun du sentant et du sensible. Et c’est précisément en tant que cet acte commun se réalise immédiatement et naturellement, que le monde réel est d’abord le monde physique. On ne peut donc séparer ici le sujet de l’objet (ou réciproquement), sinon par abstraction et tant que ni le sujet sentant ni l’objet sensible, ne sont tout le sujet et tout l’objet. La non-disjonction en acte du connaissant et du connu est donc le lieu même où se tient la réalité et à partir duquel prend sens leur distinction possible.</p> <p align="justify">Quand nous disons acte commun et immédiat, cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de médiations physiques, physiologiques et même psychologiques, dans le circuit perceptif, mais que de telles médiations sont ignorées de la connaissance sensible en tant que telle : l’œil ne se voit pas voyant, la vue est vue immédiate du visible en acte. Cette immédiateté est bien le signe, la marque qu’en elle le sentant et le sensible ne font réellement qu’un.</p> <p align="justify">Il faut donc résolument s’engager dans la voie de ce « réalisme actualiste » qui identifie le réel à une suturation permanente d’un connaître et d’un être comme d’une fermeture-éclair dont les deux moitiés se réunissent progressivement. Il n’y a de réalité que sur la ligne de cette suturation qui ne définit rien d’autre que la vie même par laquelle chaque être individuel se réalise en s’abouchant en permanence avec les autres êtres et les éléments objectifs de son monde, si bien que l’unité d’un être, à travers tous ses états, est constituée par l’unité de sa ligne de suturation. Tous les êtres, de l’atome à l’homme et à l’ange, passent en quelque sorte leur temps à poursuivre cette suturation cognitive sur la ligne de laquelle fulgure l’irréductible réalité. Mais, évidemment, avec des modalités extrêmement diverses selon la diversité des espèces d’êtres. Tout en bas de l’échelle, l’être atomique ou sub-atomique s’identifie presque totalement à son connaître dans une actualité quasiment instantanée. Au contraire, pour l’homme, qui déborde par la pensée la ligne de la réalité suturante (penser, c’est être absent), son connaître excède de beaucoup son être : il connaît, c’est-à-dire il anticipe le sens du mouvement de suturation, ce qui signifie qu’il pose de l’être et des degrés d’être dont il n’a pas une conscience effective, autrement dit des degrés d’être qui ne sont pas véritablement réels au sens que nous avons donné à ce terme. A cet objet de la connaissance anticipative convient essentiellement l’attribut de la possibilité. Non que cet objet connu théoriquement soit possible relativement à sa propre actualisation, mais au sens où il n’est pas actuellement réel pour la connaissance qui le conçoit, c’est-à-dire au sens où il n’est effectivement et immédiatement pas connu. La distinction du possible et du réel, selon la perspective qu’ici nous retraçons, et qui est celle que Guénon définit aux chapitres XV et XVI de Les états multiples de l’être, ne repose donc pas sur leur opposition, mais, au contraire, sur leur identité métaphysique. Eternellement, « au niveau » du principe suprême et absolu, est réalisée la parfaite suturation de l’être et du connaître, tout étant accompli au-delà de tout mode déterminé, fût-ce le premier d’entre eux , le mode ontologique. Dieu est la Réalité pure parce qu’Il Se connaît infiniment Lui-même et S’identifie parfaitement à cette connaissance. Mais cet absolument Réel n’est pour nous concevable et énonçable que comme Possibilité universelle et infinie, c’est-à-dire comme Non-Contradiction suprême, puisque, très précisément, le possible s’énonce en logique comme ce qui n’implique pas contradiction : la Non-Contradiction totale, c’est donc la Possibilité totale (9). Assurément, la Possibilité universelle n’est essentiellement pas distincte de l’absolument Réel. C’est pourquoi elle sera figurée dans l’hindouisme comme la Skakti, l’Epouse-Energie du suprême Brahma. Mais elle n’est pas non plus un « pur point de vue », ce qui d’ailleurs n’aurait aucun sens. Elle est le Principe suprême en tant qu’Il « regarde » toutes les déterminations ontologiques et la première de toutes, leur synthèse causale, l’Etre lui-même, et tant que, réciproquement, toutes les déterminations Le regardent. Elle est, cette Shakti, la réciprocité même des regards, l’altérité infinie en laquelle l’identité infinie transcende et embrasse la contradiction ontologique. Elle est le lieu universel de toutes les réalisations possibles, c’est-à-dire de tous les événements cognitifs par lesquels les êtres accèdent à la réalité, le lieu de toutes les suturations innombrables où ils se fondent, sans confusion, dans la suturation éternellement en acte. Elle est, autrement dit, l’immanence de toute multiplicité – et de l’Un lui-même – au sein du Principe, et c’est pourquoi nous pouvions dire en commençant que l’événement de la connaissance n’arrive pas seulement à l’être humain qui en prend effectivement et immédiatement conscience, mais aussi, et d’une certaine manière, qu’il arrive aussi en Dieu, quoique évidemment, il n’y ait en Lui rien de « nouveau », ou plutôt, parce que, n’ayant point de passé, ni d’avenir, – si l’on peut dire – tout en Lui est radicale nouveauté, éternelle présence.</p> <p align="justify">Et de même pour l’Etre. Qu’est-ce, d’ailleurs, que le possible, sinon ce qui peut être. Et qu’est-ce que le point de vue sur-ontologique, sinon le point de vue à partir duquel seul l’Etre devient possible, pleinement possible, puisqu’il échappe à la contradiction de la finitude indéfinie qui pourtant procède de Lui, en même temps qu'Il apparaît comme l’Affirmation de ce qui est au-delà de toute affirmation ? </p> <p align="justify">Telle est, brièvement décrite, la voie de la réalisation métaphysique, selon ce que nous avons appelé, faute d’un meilleur terme, la doctrine du réalisme actualiste. Elle nous enseigne quelle est la véritable herméneutique du soupçon, celle qui dénonce vraiment l’illusion objectivante de la pensée non-critique, en même temps qu’elle délivre l’Objet ontologique de toute contradiction, parce qu’elle est seule en possession d’une conception rigoureuse de la Réalité. C’est en ce sens que le Dieu-Logos pouvait énoncer en saint Jean : « Celui qui fait la vérité va à la Vérité ». <br /> <br /> Cet article constitue le volet métaphysique d’une étude sur le Non-Etre, dont un précédent article (Du Non-Etre et du Séraphin de l’âme) avait repéré quelques expressions traditionnelles. On trouvera également cet article sur ce site.</p> <p align="justify">Publié dans Connaissance des Religions numéro de septembre-décembre 1987.</p> <p align="justify"> Notes </p> <p align="justify"><em>(1) Si Kant est un a-gnostique, il n’est pas un athée : « Je devais donc supprimer le savoir, pour trouver une place pour la foi (Préface à la 2° ed. de la Critique de la raison pure).<br /> (2) Mais ces affirmations de l’Etre n’étant point l’Etre comme tel ne peuvent l’affirmer que selon un certain mode qui différencie chacune de ces affirmations de toutes les autres. C’est la raison d’être de la multiplicité non quantitative des essences ou des archétypes qui sont autant de modes possibles d’affirmation de l’Etre.<br /> (3) La notion d’un néant conçu comme la limite évidemment évanouissante et donc inaccessible de la tendance cosmique « descendante » est l’une des clés spéculatives les plus importantes que Frithjof Schuon nous ait donnée.<br /> (4) Nous avons développé cette doctrine dans La Charité profanée, Ed. du Cèdre, 1979, pp. 341-355.<br /> (5) On sait que dans le dialogue du Sophiste, le maître doctrinal n’est pas Socrate, comme généralement chez Platon, mais l’«Etranger d’élée ».<br /> (6) C’est-à-dire : après avoir dépassé le monisme de l’Etre que Parménide, Père de la philosophie a enseigné. L’expression : « parricide de Parménide » se trouve déjà chez Platon (Sophiste 241 d).<br /> (7) Nous ne sommes fils que relativement au Père qui nous a engendrés, c’est-à-dire à l’Etre créateur. La doctrine de Parménide étant prise ici comme le symbole de toute doctrine limitant le réel à l’Etre, dépasser cette doctrine, c’est dépasser la racine ontologique de toute paternité. C’est donc, symboliquement ou apparemment, un « parricide » .<br /> (8) Epiménide est ce crétois qui disait que tous les Crétois étaient menteurs.<br /> (9) Les scolastiques distinguent : 1°) la possibilité intrinsèque ou absolue qui se ramène à la non-contradiction : un cercle est possible ; un carré circulaire est impossible, même pour Dieu, car il implique contradiction. 2°) la possibilité extrinsèque ou relative, qui dépend de certaines conditions de réalisation ou de la capacité d’un sujet : il peut pleuvoir demain, un homme peut courir. Il s’agit ici de la possibilité absolue. </em></p>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-75426741013293037932008-11-15T05:52:00.000-08:002008-12-17T08:56:02.233-08:00René Guénon et la crise du monde moderne<!--[if gte mso 9]><xml> <v:background id="_x0000_s1025" bwmode="white" fillcolor="#ffc"> <v:fill type="tile"> </v:background></xml><![endif]--> <div class="Section1"><span style="font-size: 12pt;">Une société est en crise, non quand elle connaît des tensions internes ou des agressions externes, mais lorsque les institutions et les règles qui la constituent et qui sont chargées d’assurer la vie du groupe humain représentent elles-mêmes une source de difficultés et s’opposent à la satisfactions des besoins auxquelles elles devaient répondre.<o:p></o:p></span> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">L ‘état de crise survient pour deux raisons majeures : d’une part les principes ou valeurs qui inspirent les institutions perdent leur force et leur évidence à mesure que le temps s’écoule ; d’autre part et corrélativement, toute structure institutionnelle ou juridique tend à se durcir et à engendrer des structures chargées de remédier aux défauts des structures premières. La force propre de la loi est en effet inversement proportionnelle à la force intrinsèque du principe, c’est-à-dire à son immanence dans le cœur et l’intelligence des hommes quand ils se soumettent spontanément à la norme. Au paradis terrestre la règle ou la loi est presque inexistante et l’immanence de la norme dans l’être adamique est presque totale. Mais, par le péché originel, l’homme a perdu la grâce de cette immanence, alors la société institutionnelle devient nécessaire afin de combler la perte de cette grâce par la contrainte de l’obligation légale. Et comme la chute se continue jusqu’à épuisement des possibilités les plus inférieures de l’état terrestre, la société est forcée d’accroître les contraintes obligatoires. Les lois prolifèrent, tachant, sans y parvenir, de combler par leur démultiplication réticulaire le vide de plus en plus béant qu’engendre l’effacement des principes dans le cœur humain. Or, avec les règlements prolifèrent aussi les contradictions qu’ils soutiennent entre eux. Vient le moment où les contradictions propres au système institutionnel l’emportent sur les satisfactions qu’il devait procurer. Toute l’énergie sociale s’emploie à remédier aux défauts du système et non plus à répondre aux besoins permanents de la vie des hommes. C’est alors que la société est en crise. <o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Il résulte de cette mise en place du concept de crise trois conséquences essentielles. La première est qu’une crise est toujours interne à une société donnée. Les événements extérieurs, cataclysmes et guerres, peuvent la détruire complètement, ils n’ont pas de signification pertinente relativement à l’état de crise. De dures conditions de vie peuvent même, par la simplification qu’elles imposent, favoriser la guérison d’une société malade et l’aider à retrouver le sens de l’essentiel. La deuxième conséquence est qu’une crise est aussi un jugement. C’est d’ailleurs le sens du mot <span class="SpellE"><i style="">Krisis</i></span> en grec, qui signifie également : triage, choix, discrimination. C’est une sorte de jugement immanent : la société en crise révèle nécessairement la vérité sur elle-même. Le voile des illusions se déchire parce que le mensonge des intentions est des prétentions déclarées se révèle insoutenable. En sorte qu’il devient de plus en plus aisé d’y voir clair, si du moins on dispose de la lumière doctrinale qui permet de faire accéder la simple contradiction des faits à la vérité de l’intelligible, car le sens de l’histoire ne se donne jamais tel quel et demande toujours à être déchiffré et reconnu. Enfin, troisième et dernière conséquence, la crise, envisagée en elle-même, se produit lorsque les tensions équilibrées que la société avait établies entre ses principes inspirateurs et ses règles instituées se transforment et s’activent en conflits, comme si la dialectique du Ciel et de la Terre, de l’Amour et de la loi, de l’inspiration et de la discipline, comme si cette dialectique devenait folle : les principes ne portent plus la loi, son joug se fait plus lourd sur le front des hommes révoltés, en même temps que sa force se dilue dans la proliférations des prescriptions.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><b style=""><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></b></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><b style=""><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></b></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><b style=""><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></b></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><b style=""><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></b></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><b style=""><span style="font-size: 12pt;">Les trois moments de la critique guénonienne du monde moderne<o:p></o:p></span></b></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><b style=""><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></b></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><b style=""><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></b></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Chose remarquable, on constate que ces trois conséquences correspondent exactement aux trois axes de la critique guénonienne du monde moderne. Cette critique en effet, s’est <span class="GramE">exprimé</span> <o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span class="GramE"><span style="font-size: 12pt;">essentiellement</span></span><span style="font-size: 12pt;"> en trois ouvrages : <i style="">Orient et Occident</i> en 1924, <i style="">La crise du monde moderne</i> en 1927, <i style="">Le règne de la quantité et les signes des temps</i> en 1945. Chacun de ces ouvrages est construit sur une opposition : opposition, dans l’espace, de l’Orient et de l’Occident, opposition, dans le temps, du monde traditionnel et du monde moderne, opposition, dans l’être, de la qualité ou essence et de la quantité <span class="GramE">ou</span> matière.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Or, l’opposition dans l’espace de l’Orient et de l’Occident a pour objet de rendre évidente la nature interne de la crise Occidentale : l’Orient vit dans l’équilibre et l’harmonie des principes régissant <span class="SpellE">immémorialement</span> la vie humaine. Tout y est en ordre parce que chacun occupe la place à laquelle le destine sa nature. Au contraire, l’espace occidental est un espace brouillé, dérangé, désordonné. La société occidentale ne doit chercher qu’en elle-même, dans ses contradictions internes, les causes de ses difficultés. Nul danger extérieur ne la menace. L’espace oriental ignore l’espace occidental et c’est plutôt l’Orient qui doit craindre de voir son propre espace tout entier envahi par l’Occident.<br />Le deuxième ouvrage, <i style="">La crise du monde moderne</i>, bâti sur l’opposition temporelle entre un passé traditionnel et une modernité <span class="SpellE">antitraditionnelle</span> correspond à notre deuxième conséquence : toute crise est un jugement, elle est la vérité du moment cyclique qui se fait jour, celui où les tensions internes ont eu suffisamment de temps pour développer entièrement leur nature de contradictions potentielles et la rendre effective. Or, comment ce passage de la tension à la contradiction est-il possible, sinon par l’apparition d’un déséquilibre entre les tendances dont les oppositions s’annulaient dans l’unité synthétique d’un équilibre ? <o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">L’édifice social ne peut alors que s’écrouler, de même que s’écroule la voûte de l’église, si la poussée qu’exerce l’une des moitiés de l’arcature l’emporte sur l’autre. Cette image est d’autant plus exacte que le déroulement du temps s’effectue comme le parcours d’un cycle dont l’origine se situe dans le principe divin et dont le mouvement consiste au fond à épuiser successivement toutes les possibilités d’éloignement à l’égard de ce principe. Il arrive donc un moment où la force <span class="SpellE"><i style="">sattvique</i></span> d’attraction que le Principe exerce sur les réalités manifestées cesse progressivement de prévaloir sur la force <span class="SpellE"><i style="">tamasique</i></span> d’éloignement, ces deux forces agissant en sens contraire sur le diamètre <span class="SpellE"><i style="">rajasique</i></span> de la roue cosmique afin de la faire tourner. Alors son mouvement s’accélère de plus en plus, la forme <span class="SpellE">sattvique</span> freinant de moins en moins l’attraction vers le bas. Mais, bien évidemment, la roue cosmique s’immobilise lorsque <i style="">sattva</i> devient nul. Tel est le schéma général de la doctrine cyclique que Guénon expose précisément au 1<sup>er</sup> chapitre de <i style="">La crise du monde moderne</i>, chapitre intitulé d’ailleurs l’Age sombre, c’est-à-dire, en sanskrit, l’Age <i style="">kali</i>. A la vérité, le mot <i style="">kali</i> signifie bien la couleur sombre ou noire, lorsqu’il est écrit avec un <i style="">a</i> long. Mais, dans l’expression <span class="SpellE"><i style="">kâli-yuga</i></span>, on le trouve le plus souvent écrit avec un <i style="">a</i> court, et il signifie alors « l’âge des conflits », époque où toutes les contradictions s’avivent et deviennent destructives, ce qui répond très exactement à la deuxième conclusion de notre analyse initiale.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Avec <i style="">Le règne de la quantité et les signes des temps</i>, ce qui était un schéma cyclique général, donc envisagé, selon la dimension temporelle, est maintenant considéré du point de vue des principes cosmologiques qui régissent notre monde et tout ce qu’il contient. Tout se passe comme si les deux descriptions précédentes selon l’espace et selon le temps se combinaient pour aboutir à une description générale, faite cette fois du point de vue de l’être, et sous l’éclairage doctrinal le plus élevé. Cet éclairage est celui que fournit la dialectique du pôle essentiel et du pôle substantiel de la Manifestation universelle, et plus particulièrement de la forme et de la matière, ou de la qualité et de la quantité, qui en sont l’expression au niveau humain. Cette dialectique concerne tous les êtres, toutes les productions de ce monde et toutes les formes que peuvent revêtir les activités des hommes. C’est ici, croyons-nous, que Guénon a donné la mesure de son génie. Les deux ouvrages précédents, principalement le second, justement célèbre, renferment des analyses rigoureuses et convaincantes. Mais, d’une certaine manière ils ne sont pas sans analogue dans la littérature de l’époque. Si Guénon publie <i style="">La</i> <i style="">crise du monde moderne</i> en 1927, c’est en 1928 que Freud écrit <i style="">Malaise dans la civilisation</i>, en 1931 que Valéry publie <i style="">Regards sur le monde actuel</i> et Bernanos <i style="">La grande peur des</i> <span class="SpellE"><i style="">biens-pensants</i></span>, enfin en 1935 que Husserl publie La <i style="">crise des sciences européennes</i>, pour ne citer que quelque uns des ouvrages où s’exprime la conscience vive d’une impasse pour toute la civilisation occidentale. Certaines de ces études ne sont pas sans mérite, bien que la manière dont Guénon traite son sujet dans ses deux premiers livres l’emporte déjà par sa rigueur intransigeante, par sa maîtrise intellectuelle et une puissance synthétique peu commune. Mais dans le troisième, il offre à son lecteur des aperçus sur le temps, sur l’espace, les métiers, la monnaie, la solidification du cosmos physique, les modes idéologiques, etc., qu’à notre connaissance on ne rencontre nulle part ailleurs. Ce livre est vraiment le couronnement de son œuvre critique.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><b style=""><span style="font-size: 12pt;">Signification et fonction de la critique de Guénon</span></b><span style="font-size: 12pt;"><o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Après avoir mis en place le concept de crise, nous avons rappelé les trois moments essentiels de la description qu’en a donnée Guénon relativement au monde moderne, nous efforçant d’en rendre la cohérence manifeste. Mais cette critique n’est pas de l’art pour l’art, ou de la science pour la science. Si magistral et si impressionnant qu’en soit le tableau, il a une signification et une fonction bien précises sur lesquelles il convient maintenant de nous interroger. Au demeurant, quel intérêt y aurait-il à répéter les analyses guénoniennes ?<span style=""> </span>Elles sont connues et l’on ne peut qu’inviter à s’y reporter. Si notre propre discours <span class="GramE">a</span> un sens, ce ne peut être que dans la mesure où il se demande ce que peuvent être la signification et la fonction d’une critique de la société actuelle. Demande plus difficile qu’il n’y paraît et que la seule théorie est sans doute impuissante à satisfaire.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">La première réponse qu’on puisse apporter à la question posée, c’est que la critique de Guénon est un combat. Le <span class="SpellE">Sheykh</span> <span class="SpellE">Abd</span> <span class="SpellE">El-Wahid</span> n’est pas un sociologue s’abandonnant aux charmes de ses constructions théoriques, c’est un pourfendeur d’idoles. Le but poursuivi n’est pas mince et il est d’ailleurs avoué : il s’agit de faire disparaître le monde moderne. Il écrit, dans les dernières pages de son deuxième livre, cette phrase extraordinaire : « si tous les hommes comprenaient ce qu’est le monde moderne, celui-ci cesserait d’exister ». Et certes l’auteur ne poursuit d’autre fin que de nous amener à cette compréhension. A cet égard, la dernière phrase du livre résume tout son contenu en même temps qu’elle assigne au lecteur de bonne volonté la tâche qui désormais lui incombe et l’espérance qui l’anime ; il s’agit de l’antique devise initiatique : « <span class="SpellE"><i style="">Vincit</i></span><i style=""> <span class="SpellE">Omnia</span> <span class="SpellE">Veritas</span></i> ». Devise qui convient d’abord à un ordre de chevalerie. La vérité, ici, n’est pas envisagée comme le repos de l’intelligence dans la paix de l’être, mais comme une arme, et même comme la seule arme victorieuse.<br /> <!--[if !supportLineBreakNewLine]--><br /> <!--[endif]--><o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Il semble que cette partie de l’œuvre guénonienne ait fait l’unanimité. Même ceux qui refusent la doctrine métaphysique ou les thèses sur la Tradition primordiale reconnaissent volontiers que ce combat, Guénon le mena de main de maître. Aussi bien <span class="SpellE">y-a-t-il</span> toujours quelque chose de réjouissant dans un jeu de massacre : les idoles ne sont vraiment plaisantes que renversées. Toutefois, et plus particulièrement sur ceux qui ont adhéré véritablement à l’œuvre de l’<span class="SpellE">iconclaste</span>, l’effet d’une telle critique n’est probablement pas sans danger. L’unanimité des adhésions repose peut-être ici sur quelques malentendu. C’est ce que nous devons examiner, du double point de vue, objectif et subjectif, et, bien entendu, sans récuser la nécessité et la salubrité d’une telle critique, car, sur qui l’a comprise, les prestiges de la modernité sont sans pouvoir.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Du point de vue objectif, il s’agit de savoir si les discriminations ou les oppositions radicales que formulent Guénon répondent toujours à la nature des choses. Assurément, une certaine simplification est inévitable en la matière, surtout au regard de l’importance de l’enjeu. Mais il ne faut pas non plus tuer le patient à force de remède. Ainsi de l’opposition à peu près absolue que Guénon établit entre l’Orient et l’Occident. Sans mettre en question la supériorité<span style=""> </span>intrinsèque de la <span class="SpellE">contemplativité</span> orientale, il est permis cependant d’observer que l’Orient comporte aussi ses imperfections et ses manques, et nous n’en citerons qu’un seul exemple, exemple qu’aucun guénonien ne saurait contester : c’est un fait que la quasi-totalité des hindous croit, dur comme fer, à la réincarnation, qui est, pour Guénon, une hérésie métaphysique ; c’est un autre fait que la quasi-totalité des chrétiens n’y croit pas, et donc que sur ce point ils se situent à un niveau doctrinal supérieur à celui des orientaux. D’une manière <span class="GramE">générale ,</span> on a l’impression que, dans cette comparaison entre l’Orient et l’Occident, tous les orientaux sont de purs shankariens, adeptes du <span class="SpellE">Vedânta</span> le plus élevé, tandis que les occidentaux se situent, dans l’ensemble, au niveau de l’exotérisme le plus obtus, et, dans le meilleur des cas, au niveau le plus irrémédiablement <span class="SpellE">onto-théologique</span>. C’est évidemment insoutenable. Le <span class="SpellE">Vedânta</span> shankarien n’est que l’une des cinq écoles que l’on distingue traditionnellement dans l’interprétation du <span class="SpellE">Védânta</span>. Et le courant néo-platonicien, d’Origène, de S. Augustin, de S. Denys l’<span class="SpellE">Aéropagite</span> à S. Anselme, S. <span class="SpellE">Alber</span> le Grand, Maître Eckhart, Thomas Gallus, Nicolas de Cues et même S. Thomas d’<span class="SpellE">Aquin</span>, a illuminé beaucoup d’esprits.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">En outre, dès lors que cette critique et ce rejet de l’Occident s’adressent à des occidentaux, ne risquent-ils pas de les désespérer sur eux-mêmes et sur les possibilités que leur offre leur propre tradition ? Guénon ne tire-t-il pas d’une main ce qu’il donne de l’autre ?<span style=""> </span>Nous voici conduit par là<span style=""> </span>au deuxième point que nous voulions examiner.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Il s’agit d’apprécier les effets subjectifs qu’une telle critique ne peut manquer d’avoir sur ceux qui en prennent connaissance. Assurément, nous l’avons dit, elle est en mesure de libérer nos intelligences et de les guérir. Mais, il faut bien l’admettre, elle place aussi son lecteur dans une situation quelque peu étrange, ce qui, du reste, ne tient nullement<span style=""> </span>à Guénon lui-même, mais à la nature de toute critique de la modernité, et ce dont il convient de prendre conscience.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Toute critique est un savoir de l’illusion. Mais le savoir de l’illusion n’équivaut pas à sa disparition. Certes, le monde moderne disparaîtrait<span style=""> </span>si tous les hommes en apercevaient la vraie nature. Mais cette supposition ne se réalisera pas. Seul, un petit nombre d’esprits entreront dans cette connaissance. Et c’est justement pourquoi cette connaissance est aussi redoutable que salvatrice. Entrer en possession de la vérité, fût-ce dans un domaine aussi contingent que les erreurs de la modernité est un bien inestimable. Mais le monde dont on est alors irrémédiablement et définitivement séparé, continue d’être ce qu’il était. Le regard que nous jetons sur lui ne le réduit pas en cendres. Les idoles semblent se rire de nos lucidités. Grande est la force du présent, inlassablement attestée à chaque minute de notre vie, alors que s’effacent l’un après l’autre, les signes du Transcendant dont la Tradition nous avait miséricordieusement entourés.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Nous introduire dans le savoir du <span class="SpellE"><i style="">Kâli-yuga</i></span>, c’est assurément nous protéger, mais au moyen d’une clôture invisible et immatérielle. C’est en nous-mêmes qu’elle est dressée, tandis que notre vie quotidienne et extérieure continue de se dérouler au milieu des impies. <o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><b style=""><span style="font-size: 12pt;">Du bon usage spirituel de la critique guénonienne<o:p></o:p></span></b></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><b style=""><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></b></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><b style=""><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></b></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">On voit bien que le savoir de la modernité, comme tout savoir authentique mais théorique, ne déchire le voile de <i style="">Mâyâ</i><span style=""> </span>qu’au regard de l’esprit. Et peut-être n’a-t-on pas suffisamment remarquer l’analogie<span style=""> </span>profonde qui unit la voie de la discrimination métaphysique entre le Réel et l’illusoire, et la voie de la critique de la modernité qui délivre l’esprit des erreurs de l’actualité. Au vrai, la seconde n’est que le prolongement de la première, ou plutôt elle n’en est qu’une application rendue nécessaire par le malheur des temps. Telle est la vraie signification de cette critique qui se présente comme le premier moment d’un <span class="SpellE"><i style="">jnäna-yoga</i></span> dont les siècles anciens n’avaient sans aucun doute aucun besoin.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Mais alors il en résulte qu’elle ne saurait avoir sa fin en elle-même. Hélas, c’est pourtant ce que nous sommes presque invinciblement entraînés à oublier, d’une part parce que l’effort requis pour une telle prise de conscience est déjà considérable, et d’autre <span class="GramE">part ,</span> parce que la lucidité conquise nous installe dans une situation de supériorité à l’égard de tous les aveugles subjugués par le <i style="">Baal</i> Modernité ; elle nous offre même la satisfaction suprême de pouvoir nous considérer légitimement comme des martyrs de la cause traditionnelle. Et de cela, nous n’avons que trop tendance à nous suffire dans la colère et l’amertume cent fois remâchées. Nous ayant éveillés à la conscience de la misérable indigence du temps présent, la critique guénonienne nous permet de mesurer, à la petitesse de ce qui nous reste, la grandeur de ce que nous avons perdu. Et cette conscience est déjà, par elle-même, un tel prodige, qu’elle peut combler notre besoin de vérité. D’autant que la modernité n’est pas avare de décadence, ravivant constamment notre sens critique, provoquant à plaisir notre bile prophétique et nous conduisant peu à peu à perdre de vue l’essentiel. Quand, dans la paix d’une civilisation traditionnelle, un homme entreprend le voyage de l’Esprit, et qu’il cherche à se déprendre de l’illusion d’un monde qui se donne pour la seule réalité, ce qui demeure une fois <span class="GramE">traversé</span> le voile de <i style="">Mâyâ</i>, c’est <span class="SpellE"><i style="">Atma</i></span>, le Soi divin.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Lorsque l’homme d’aujourd’hui entre dans la connaissance du monde moderne, ce qui reste, quand il a traversé l’illusion de la modernité, c’est encore le monde. Et trop souvent, oubliant que le voyage n’est même pas commencé, et qu’il faut laisser les morts enterrer les morts, nous retournons vers cette modernité que nous venons de quitter pour l’accuser encore. Craignons alors, comme la femme de Lot fascinée par Sodome et Gomorrhe sous le soufre et le feu, d’être pétrifiés en statue de sel.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">On le voit, le bon usage d’une critique de la modernité est moins évident qu’il n’y paraît. Pour nous en avertir, il suffit du reste de rappeler cette étonnante parole du Prophète Muhammad : « N’insultez pas au <span class="GramE">siècle ,</span> car le siècle lui-même est Dieu ». Autrement dit, ce qui nous est demandé, c’est un effort de discrimination objective et subjective : rejeter l’erreur sans haïr les hommes. Ce monde dont nous refusons les mensonges et les impostures, implacablement, c’est aussi le nôtre, c’est le temps de notre vie, celui que Dieu nous a donné pour notre bonheur et notre sanctification.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Il nous faut donc, pour conclure, intégrer la critique de la modernité dans la voie spirituelle et tenter de définir ce que pourrait être une spiritualité de la critique. Ce n’est qu’ainsi qu’il est possible d’échapper à l’illusoire suffisance d‘une critique de l’illusion. <o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Le premier point qu’il faut souligner, c’est que le combat mené est celui de la vérité. Si, par son premier terme, la devise que Guénon nous a conférée réfère à la chevalerie, par son dernier terme, <span class="SpellE"><i style="">veritas</i></span>, elle <span class="SpellE">référe</span> au sacerdoce. Si la vérité vainc tout, ce n’est pas qu’elle soit plus forte, c’est qu’elle dépasse toute opposition et tout plan d’existence. Elle les dépasse sans avoir d’effort à fournir, par elle-même et la simple réalité de son essence. C’est nous, serviteurs inutiles de la vérité, qui combattons. La vérité ne combat, elle est la victoire. Et c’est pourquoi aussi la critique guénonienne ne ressemble à aucune autre. On pourrait objecter, en effet, que dans un monde en crise, donc en conflit, cette œuvre n’est elle-même que l’une des forces en présence et donc quelle accroît le désordre. Mais cela n’est pas, car elle ne situe pas sur le plan même où s’affrontent les combattants, mais perpendiculairement, comme l’éclair jaillissant du Ciel. Et sans doute est-ce cela que la doctrine <span class="SpellE">évolienne</span> n’a pas compris. Nous n’avons aucun tigre à chevaucher. Nous n’avons pas à descendre dans l’arène, et ne serait-ce que pour la simple raison que, de toutes manières, nous y sommes déjà. Bref, Guénon ne nous enrôle sous aucune bannière. Mais nous avons d’abord et avant tout à faire exister la vérité en nous-mêmes, dans notre intelligence. Le combat que nous menons est contre nos propres ténèbres. Par le simple fait que la lumière se fait dans un esprit, le monde moderne tout entier vacille.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Le deuxième point est que la critique de la modernité nous instaure prophètes du présent. La lumière que nous recevons par elle et sous laquelle seule les figures de la modernité se révèlent pour ce qu’elles sont, nous situe d’emblée dans l’axe de l’origine. Elle nous ramène spéculativement à l’aube du temps, là où repose la vérité de l’être.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Contemporains, par la connaissance, <span class="GramE">du commencement éternel, établis</span> dans l’invariable permanence du Principe, nous contemplons en même temps le déroulement du cycle dans l’épuisement de ses dernières possibilités. Du même coup nous sommes libérés des surprises du vivace aujourd’hui. Par une conséquence qui n’est paradoxale qu’en apparence, d’apercevoir le surgissement du présent dans la lumière intemporelle de l’origine, nous le <span class="GramE">rend</span> intelligible et familier, parce que nous en comprenons le sens et la raison d’être. Notre refus de la modernité ne résulte ni de la haine ni de l’ignorance<br /> <!--[if !supportLineBreakNewLine]--><br /> <!--[endif]--><o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Mais le troisième point est le plus secret et le plus intérieur. Toute voie spirituelle est retour à l‘Origine, remontée du temps, réminiscence, au cœur même du devenir dont nous sommes le fruit, de l’acte créateur par lequel Dieu nous enfante. C’est à quoi nous initie la critique de la modernité en opérant la conversion de toute notre âme, en rééduquant en nous un esprit, une sensibilité, une mémoire, un sens du réel et de la beauté à nous-mêmes ignoré, en <span class="SpellE">désenfouissant</span> l’homme nouveau hors des sédiments du présent, en nous offrant le pressentiment de l’homme verdoyant dans sa grâce originelle.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">La critique que Guénon a faite de la modernité est elle-même un signe des temps. Sa vérité est telle qu’elle a rompu, pour beaucoup de ses lecteurs, les charmes les plus puissants des idoles quotidiennes. Mais si nous voulons qu’elle soit autre chose qu’une idéologie de rejet face aux idéologies d’acquiescement, autre chose qu’une amertume lucide au milieu des enivrements ténébreux, nous devons la laisser nous enseigner sa vérité profonde qui est de nous restituer à notre enfance la plus transcendante.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Texte publié in <i style="">Connaissance des religions</i> en juin 1989.<o:p></o:p></span></p> </div>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-44184680326164787782008-11-15T05:47:00.000-08:002008-11-15T05:49:42.931-08:00Des sciences inhumaines<!--[if gte mso 9]><xml> <v:background id="_x0000_s1025" bwmode="white" fillcolor="#ffc"> <v:fill type="tile"> </v:background></xml><![endif]--> <div class="Section1"> <p class="MsoBodyText" style=""><span style="font-size: 12pt;"><o:p></o:p></span>Notre siècle est celui des sciences humaines. Les deux penseurs qui ont eu le plus d’influence au <span class="SpellE">XXe</span> siècle, Marx et Freud, leur appartiennent entièrement : le premier, réputé fondateur de la science de l’homme collectif, c’est-à-dire de l’homme comme être économique et social ; le second réputé fondateur de la science du psychisme individuel, c’est-à-dire de l’homme comme être désirant et désiré. La portée de leur œuvre est immense. Les thèmes majeurs de leur pensée ont pénétré si profondément les mentalités qu’ils ont passé à l’état d’évidence et de réflexes spéculatifs : exemple somme toute assez rare dans l ‘histoire de l’esprit humain d’un empoisonnement idéologique presque total. C’est au point qu’un grand théologien déclarait naguère que la tâche essentielle de la théologie consistait aujourd’hui à intégrer les résultats de l’anthropologie contemporaine !</p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Mais, alors même que le marxisme ou le freudisme sont rejetés, au moins quant à leur contenu idéologique, ils engendrent une habitude mentale dont il est bien difficile de se débarrasser : considérer l’homme comme objet de science et croire que sa connaissance véritable implique nécessairement qu’il soit traité comme tel. Cela signifie que seules les sciences humaines sont habilitées à nous parler de lui, que seules elles nous délivrent un savoir réel, que c’est à elles qu’il faut s ‘en remettre du soin de nous instruire, et que seules elles doivent guider notre action. L’homme est pourtant un objet scientifique d’une nature tout à fait particulière : il parle et exprime la connaissance qu’il a de lui-même. Le peuple humain diffère en cela d’une colonie de rats ou d’insectes. Mais voilà : en vertu du postulat scientifique, c’est le savant qui parle, son objet doit se taire, et ce qu’il peut dire éventuellement de lui-même est sans valeur, ou n’est qu’un symptôme qu’il revient aux gens compétents d’interpréter.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Il ne sera pas inutile de rappeler brièvement comment cette attitude de recul, de mise à distance, de la part de l'homme de science, par rapport à son objet<span style=""> </span>d’étude, est apparue et s’est imposée progressivement depuis une centaine d’années en Europe. C’est qu’en effet la crise du catholicisme nous paraît exemplaire à cet égard, puisque les bouleversements d’une religion qui, après tout, est celle du peuple chrétien, ont été voulus et imposés par des clercs imbus de leur savoir et qui adoptaient, à l’égard des besoins spirituels de leur peuple, la même attitude que celle des savants à l’égard des cultures populaires. Au reste, l’attitude cléricale est la conséquence de l’attitude scientifique, comme nous allons le montrer.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Que l’on ait toujours eu conscience en Occident de la différence des cultures, des civilisations et des mœurs, nul ne saurait le mettre en doute. Le Moyen Age n’était pas très fort en géographie, mais il n’ignorait nullement l’existence d’autres peuples et d’autres manières de vivre, et les voyages d’exploration, de commerce ou d’évangélisation étaient plus fréquents qu’on ne le pense d’ordinaire. Cependant quelles que fussent les différences, et si bizarres qu’apparussent les coutumes de l’Inde ou de la Chine, il ne venait pas à l’esprit de l’homme médiéval de les considérer comme des curiosités dignes d’un musée, ou relevant d’une sorte de zoologie humaine. Il y a différence, certes, et même étonnement, mais il n’y a pas de mise à distance. On ne se demande pas, comme le fera Montesquieu trois siècles plus tard : « comment peut-on être Persan ? ». On constate seulement qu’il y a des Persans, et toutes les cultures, même les plus éloignées, même les plus singulières, sont regardées avec sérieux, comme étant humainement d’une égale possibilité : il n’y a pas à s’étonner qu’il y ait des choses bien qu’étonnantes de par le vaste monde. <o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">C’est au cours des trois siècles, du <span class="SpellE">XVIe</span> au <span class="SpellE">XVIIIe</span> siècle, que ce regard, à la fois naïf et noble, sur les autres hommes, va changer. Pour l’homme médiéval, c’est son rapport à Dieu et à la religion du Christ qui définit sa normalité. Autrement dit, ce qui définit la nature humaine, c’est d’être « image de Dieu ». Mais lorsque cette relation au Principe divin disparaît, la nature humaine doit trouver sa définition en elle-même. C’est alors que la civilisation européenne élabore cette conception de l’homme qui prend pour modèle la raison et la sensibilité de l’européen post-médiéval et qu’elle l’universalise en l’identifiant à l’homme en général : toute civilisation qui produit des hommes non conformes à ce modèle unique apparaît comme une anomalie. Ou bien, par un excès inverse, c’est le <span class="SpellE">non-européen</span>, le « bon sauvage » qui devient le modèle accusateur de la dépravation de la civilisation «des lettres et des arts», comme c’est le cas chez Diderot et Rousseau. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce « bon sauvage» n’est en fait qu’un «européen à l’état pur », débarrassé de toute adjonction et altération. Et ce n’est pas sa culture différente ou exotique que l’on aime – car elle est en fait ignorée ou méprisée – c’est l’image (supposée) d’un civilisé à l’état de nature.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Le <span class="SpellE">XIXe</span> siècle, à beaucoup d’égards, n’est que le continuateur de thèmes élaborés par le <span class="SpellE">XVIIIe</span>, particulièrement pour ce qui est de la conception de l’homme. Mais, en dégageant l’homme à l’état de pure nature de tout ce que la nature lui a surajouté, on isole aussi le vêtement culturel de son « porteur » humain, et l’on est donc amené à le considérer pour lui-même, comme une « défroque» vraiment étrange, et <span class="GramE">qui</span>, pour cela précisément, exige une explication. C’est pourquoi naissent à cette époque (1860) l’ethnologie, l’anthropologie, l’anthropométrie et autres « sciences de l’homme » qui se proposent d’étudier l’être humain comme une espèce animale parmi d’autres espèces, ce qui conduira finalement le <span class="SpellE">XXe</span> siècle triomphant (Exposition universelle de 1937) à lui consacrer un « musée ». Il y a bien des musées de Botanique et de Zoologie, pourquoi pas un musée de l’homme (espèce homo) ? Mais, de même qu’il ne saurait être question d’interroger un arbre ou un insecte pour leur demander les raisons de leur comportement et des formes dont ils sont revêtus, de même il est hors de question qu’on puisse demander à un Cafre ou un <span class="SpellE">Feuégien</span> les raisons de leurs mœurs et de toutes les formes culturelles dont ils sont les porteurs. Tout au contraire, la rigueur scientifique exige que l’on considère l’homme comme un « objet », à l’instar d’une chose ou d’un animal, que l’on introduise entre l’observateur et l’observé, une distance infranchissable, tout au moins pour l’observé (qui n’a pas droit à la parole et qui, d’ailleurs, ne sait pas ce qu’il dit), tandis qu’évidemment, l’observateur, en qui s’incarnent le savoir et la raison universelle, peut, lui – mais lui seul – franchir cette distance, et comprendre beaucoup mieux l’homme sauvage qu’il ne se comprend lui-même.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Il est tout à fait certain que cette mise à distance de l’«objet humain » était grandement favorisée par l’extrême différence qui séparait le savant européen des cultures exotiques. On peut même dire qu’en réalité cette « distanciation scientifique » n’était qu’une conséquence du sentiment de supériorité écrasante qui animait les européens à l’égard de tout ce qui n’est pas eux. Cependant il était également inévitable que ces mêmes européens songeassent un jour à traiter aussi scientifiquement leur propre société et leur propre culture. C’est ainsi que naquit la sociologie au début du <span class="SpellE">XXe</span> siècle. Assurément, on était moins porté à mesure l’angle facial ou l’écartement sourcilier du paysan lorrain que du Maori ou du Bororo. Mais enfin, il fallait bien que le sacro-saint principe de la distanciation fût conservé et que d’abord on ne tînt soigneusement aucun compte de tout ce que les hommes disaient d’eux-mêmes.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><span style=""> </span><o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Comment donc était-il possible d’en agir avec les Français ou les Basques comme on faisait<span style=""> </span>avec des <span class="SpellE">Yakans</span> et des <span class="SpellE">Alakaloufs</span> ? <span class="GramE">l’éloignement</span> géographique ne pouvait plus jouer, l’observateur et l’observé étant du même pays , de la même culture, de la même mentalité. La réponse est assez simple à fournir, et il nous semble même que Racine en avait déjà indiqué la substance, il est vrai dans un autre genre d’exercice, et à condition que l’on inversât sa proposition. « L’éloignement des pays répare en quelque sort la trop grande proximité des temps » écrit-il dans la préface à Bajazet, tragédie contemporaine, mais qui se passe chez les turcs. Or, « nous avons si peu de commerce avec les princes et les autres personnes qui vivent dans le sérail que nous les considérons, pour ainsi dire, comme des gens qui vivent dans un autre siècle que le nôtre. » Eh bien ! <span class="GramE">retournons</span> la formule, et reconnaissons que l’éloignement des temps répare la trop grande proximité des pays. Il est vrai, cependant, que Racine lui-même n’aurait pas bien vu comme il se pouvait que l’éloignement des temps jouât ici un rôle, puisqu’il s’agissait d’étudier non les mœurs d’autrefois mais celles d’aujourd’hui. L’ingéniosité de l’esprit moderne ne saurait être en défaut pour si peu. Il suffisait de considérer toute coutume sociale ou culturelle comme une survivance, un prolongement anachronique d’un passé révolu, une « pesanteur sociologique». Ou plutôt, moins que d’ingéniosité, il s’agissait d’une sorte de nécessité, extrêmement peu évitable : en étudiant sociologiquement l’ethnie européenne, on se condamnait en même temps à ne voir en elle que ce qui ne mérite plus d’exister. Quand l’<span class="SpellE">ethnologue-sociologue</span> se tourne vers sa propre société,<span style=""> </span>il ne peut se mettre en attitude d’objectivité qu’à la condition de considérer les phénomènes étudiés comme des sédiments culturels, plus ou moins frappés de vétustés ; et, comme le regard sociologique se porte toute chose, l’apparition des sciences humaines dans l’aire culturelle européenne ne pouvait que contribuer au processus d’accélération historique qui caractérise notre « civilisation industrielle » finissante. Au fond, l’accélération de l’histoire qui rend de plus en plus rapidement caduques tous les éléments et toutes les structures de notre société, est inséparable de l’apparition de ce que l’on appelle la conscience historique. C’est ce que nous allons essayer d’établir.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Qu’est-ce que la conscience historique, en effet <span class="GramE">?,</span> sinon la conscience de la radicale hétérogénéité du passé par rapport au présent. On dit que la révolution était accoucheuse de l’histoire, parce que, introduisant un changement brutal dans la continuité du devenir humain, elle rompt cette continuité et transforme définitivement le passé en histoire en détruisant ses prolongements dans le présent, c’est-à-dire en détruisant la tradition. Que cette destruction soit plus apparente que réelle, c’est évident. Il ne suffit pas de décréter une révolution pour qu’elle s’accomplisse dans les faits. Mais elle s’accomplit dans les esprits, et c’est cela qui est important. La révolution est avant tout un thème idéologique qui s’empare des mentalités et persuade tout un peuple que le passé est <span class="GramE">aboli</span> (1). C’est ainsi que naît la conscience historique, ou conscience de la différence temporelle ; et il n’est pas du tout surprenant que la science historique apparaisse au <span class="SpellE">XIXe</span> siècle, c’est-à-dire comme la fille la plus légitime de la funeste révolution française.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">On a dit que l’homme d’autrefois, médiéval ou antique, n’avait pas la conscience historique, et que toutes les générations humaines se considéraient comme contemporaines. Si l’on entend par là que saint Thomas d’<span class="SpellE">Aquin</span> ignorait qu’Aristote ou Cicéron vivaient plus de mille ans avant lui, c’est évidemment absurde. Mais si l’on veut signifier que l’esprit traditionnel instituait entre eux et lui une véritable <i style="">contemporanéité culturelle</i>, alors c’est incontestablement vrai. L’apparition de la conscience historique détruit cette contemporanéité culturelle, en faisant prédominer la contingence des formes culturelles toujours particulières, sur le contenu universel et permanent de la vérité qu’elles expriment. On répète alors à l’envi que l’homme du Moyen Age est totalement différent de l’homme antique, que l’homme moderne n’a plus rien à voir avec l’homme médiéval, et de différence en différence, on en arrive à couper les générations les unes des autres sur des périodes de temps de plus en plus courtes. L’homme est ainsi isolé dans son présent, temporellement déraciné, adulte perpétuellement renaissant, sans enfance et sans souvenir.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">On voit par là comment sciences historiques et sociales se prêtent un mutuel appui et se conditionnent réciproquement ; ce qui implique également rivalités interminables, revendications de primauté et querelles de compétence. Parce que le sociologue ne peut étudier que ce qui revêtu de la qualité «d’objet », et que cette objectivité ne peut être obtenue qu’au prix<span style=""> </span>d’une mise à distance temporelle, étudier un phénomène social quelconque et le considérer comme une survivance historique, constitue une seule et même opération à double face. Les preuves de notre thèse abondent, et c’est pourquoi il n’y a pas à s’étonner que chaque fois qu’un sociologue ou un psychologue « se penche » sur un problème, il conclut toujours en dénonçant la survivance oppressive (paternaliste, capitaliste, fasciste, phallocratique, <span class="SpellE">directiviste</span>, aliénante, religieuse, constantinienne, réactionnaire, etc.) de telle ou telle structure dans tel ou tel comportement ou institution. Et comme le champ de ces sciences s’étend à tous les domaines et à tous les aspects de la vie individuelle et sociale, il n’y a pas un seul point de l’existence humaine qui échappe à leur regard destructeur. Des activités sociales les plus collectives jusqu’aux relations humaines les plus intimes, tout est matière à révolution ou à bouleversement. A raison de quoi, ces professionnels du bonheur humain, que sont les psychanalystes ou les <span class="SpellE">socio-analystes</span>, nous assurent que tout marchera mieux et que seront levés les obstacles inconscients ou inaperçus qui s’opposaient séculairement à l’épanouissement total de l’être humain. Jamais promesses ne furent plus scientifiquement fondées, jamais non plus les résultats ne furent plus médiocres. Et même il faut bien le dire, loin d’améliorer le sort et les mœurs de la présente humanité, la destruction des séculaires équilibres que la tradition nous avait légués et qui comportaient assurément une part d’imperfection, ne laissa place qu’à la confusion, au désordre et à l’affaissement profond des âmes déréglées. <o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Cependant, parmi toutes les institutions occidentales, il s’en rencontrait une qui, depuis deux mille ans, semblait n’avoir jamais changé. Immuable dans ses formes, elle opposait au déroulement multiple de l’histoire, le même visage et le même esprit. L’unité de sa doctrine paraissait échapper au branle universel. J’entends déjà les doctes se récrier, et nous rappeler que depuis le premier concile de Jérusalem jusqu’au premier concile du Vatican, innombrables sont, au contraire, les modifications et les développements que connut la religion chrétienne. Encore que la chose soit moins certaine qu’ils nous le donnent à entendre, je veux bien à la rigueur en convenir, à condition toutefois qu’on reconnaisse que ces changements se firent dans la continuité et non dans la rupture, autrement dit que l’esprit qui présidait à leur apparition était un esprit de tradition et non de révolution. Car c’est<span style=""> </span>l’esprit qui importe, et l’œuvre la plus mortifère d’une révolution s’exerce moins sur les choses qu’elle supprime que sur les mentalités qu’elle pervertit.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Mais enfin, quoiqu’il en soit, cette Eglise, étonnée de demeurer seule inchangée au milieu des bouleversements les plus généraux, décide de procéder à son tour à son <i style="">aggiornamento. </i>Ce faisant, elle entrait avec une belle inconscience dans un processus implacable dont elle ignorait les lois, en même temps qu’elle entraînait avec elle l’humanité chrétienne dans ce qu’il faut bien appeler l’ère post-conciliaire.<i style=""><span style=""> </span></i><span style=""> </span><o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">L’immense majorité des fidèles ignora, et sans doute ignorera toujours quel fut le véritable enjeu du concile Vatican II, du moins à vue humaine, car il faut réserver la part de l’Esprit, non seulement de ce qu’il opère, mais aussi de ce qu’il laisse faire – et « les voies de Dieu sont impénétrables ». Historiquement et sociologiquement parlant donc, le Concile fut essentiellement – non point dans l’intention de ceux qui l’avaient décidé et préparé, mais dans sa réalité effective – une affaire cléricale, très exactement un règlement de compte entre les évêques et la Curie romaine. La Curie, c’est-à-dire l’ensemble des cardinaux et des « ministères » qui à Rome dirige l’Eglise catholique par toute la terre, se trouva « sociologiquement » opposée à la « classe » des évêques dont chacun souffrait depuis longtemps de lui devoir soumission en son lointain diocèse, mais qui, rassemblés en concile, découvraient soudain leur existence collégiale et la puissance de leur nombre. Entre les deux : un pape hésitant, plus porté aux déclarations « prophétiques » qu’à l’exigeant devoir de l’autorité suprême, tentait d’arbitrer. Tout autour, le monde entier, ou plutôt quelques journalistes aussi bavards qu’incompétents, mais armés d’une certitude élémentaire : tout ce qui est progressiste est bien, tout ce qui est conservateur est mal. Cette cour journalistique amplifiant à tous les échos les paroles épiscopales, quelques ténors de l’<i style="">aula</i> conciliaire découvrirent avec satisfaction, la délicieuse importance de leurs propos. Ce n’était pas l’auréole des saints mais c’était celle (plus visibles) des feux de l’actualité. <o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Au reste, si le combat se déroula bien entre Curie et Episcopat, ce fut le peuple chrétien qui en constitua l’enjeu, ou le motif. Puisqu’il s’agissait en effet d’<i style="">aggiornamento</i>, c’était le monde moderne lui-même qui devait fournir les principes de cette mise à jour. Or, divine rencontre, il se trouvait justement que ce monde avait élaboré les techniques d’analyse de fameuses sciences humaines, qui devaient fournir des données scientifiques établies, pour l’œuvre de rénovation et d’adaptation du « <span class="SpellE">Saint-Concile</span> ». Comment souhaiter situation plus heureuse ? D’un côté une Eglise sûre de sa foi, sans problème grave mais qui avait juste besoin d’un ravalement de façade et d’un bon coup de peinture, de l’autre le peuple chrétien dans sa réalité de monde moderne ; entre les deux, les sciences humaines qui, dans leur objectivité, permettraient aux «Vénérables Pères » d’adapter à coup sûr le message éternel du Christ aux besoins des hommes. Ce n’est pas à dire que les Pères fussent informés de sociologie ou de psychologie. L’immense majorité n ‘en connaissait pas un traître mot. Mais il y avait les experts qui, par définition, étaient censés tenir compte des exigences de la science et qui savaient ce qu’il fallait dire ; ou bien encore les journalistes, ces hommes prodigieux qui parlent absolument de toutes choses avec la même et <span class="SpellE">inconfusible</span> assurance et qui, en tous cas, reflètent l’opinion publique : enfin, bref, il devait bien y avoir quelque part<span style=""> </span>quelqu’un qui savait et qui possédait les résultats de ces merveilleuses connaissances !<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Bien sûr, on aurait pu concevoir une autre manière de procéder : par exemple, écouter ce que le peuple aimait et désirait et qu’il répétait dans ses chants, ses prières, ses processions et ses fêtes. Mais c’eût été à la fois trop simple et trop difficile, et surtout, contraire aux usages. Comment voudrait-on qu’en un siècle éclairé comme le nôtre, le concile donnât l’exemple de l’obscurantisme médiéval, en méprisant le prodigieux outil que la science mettait entre ses mains ? Assurément, en tout cela, il ne s’agissait pas de science au véritable sens du terme, et <span class="GramE">l’on eut</span> jamais affaire qu’à un ramassis d’idées convenues sur le monde moderne, qui traînaient dans toutes les gazettes des pays développés et conséquemment au fond de la plupart des cervelles épiscopales. Mais ce ramassis présentait toutes les garanties et toutes les vertus de la science véritable, sans exiger pour autant le long et difficile apprentissage que requièrent d’ordinaire les disciplines rigoureuses pour un résultat qu’elles savent incertain. C’était assez cependant pour qu’on se crût <span class="GramE">dispensé</span> de toute autre information et qu’on <span class="SpellE">fît</span> taire les quelques voix qui prétendaient parler au nom d’une connaissance plus directe et toute empirique. C’est ainsi que, pris au piège de l’objectivité « scientifique », on fut amené progressivement à ne voir dans les formes traditionnelles de la religion que des occasions de révolution, et à ne penser l’historique que sous le mode de l’anachronique.<br />De cette véritable maladie qui, depuis quinze ans infecte ce qu’on appelle l’esprit conciliaire, il n’y a d’exemple plus éclatant, et plus douloureux, que la réforme liturgique, tant celle du rite de la messe que celle du calendrier liturgique.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">On aura une idée de l’importance vraiment extraordinaire de cet événement si l’on observe – ce que nul ne saurait contester – que l’histoire<span style=""> </span><span class="SpellE">bi-millénaire</span> du christianisme n’<i style="">offre aucun exemple d’un bouleversement comparable</i>. Jamais, au cours de l’histoire, l’autorité ecclésiastique ne prit la décision d’un changement d’une telle ampleur. Et parce que cela ne s’était jamais fait, cela non plus ne devait pas se faire. Cette simple considération aurait dû suffire à interdire la promulgation du nouveau rite de la messe. Mais tout au contraire, pour l’esprit moderniste c’était un motif supplémentaire, tant est puissant l’attrait des nouveautés radicales, pour cette raison qu’elles nous donnent l’illusion d’être des commencements.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Est-ce donc aux besoins du peuple chrétien qu’obéissaient les réformateurs ?<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Absolument pas, mais plutôt à l’idée qu’ils se faisaient de ces besoins, et plus encore, à l’idée de ce que les besoins <i style="">devaient</i> être. Semblables aux médecins de Molière qui voulaient que leur patient fût malade « selon les règles », et qui tenaient pour rien la réalité de ses plaintes, les <span class="SpellE">Diafoirus</span> ecclésiastiques décrétèrent que le peuple ne supportait plus le latin, que les prières au bas de l’autel<span style=""> </span>étaient ridicules, que l’offertoire était trop long, que le canon romain était mal composé, que le prêtre devait regarder les fidèles, que l ‘agenouillement à la communion était humiliant, les signes de croix trop nombreux, que la messe des morts était inutile, les processions triomphalistes, le culte du Saint-sacrement idolâtre et superstitieux , la vénération des saints et le cycle de leur fête radicalement païens sinon magiques, bref que de ce temple liturgique qu’avaient bâti vingt siècles de foi chrétienne, il ne devait rester pierre sur pierre.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">En vérité, c’était les clercs eux-mêmes qui étaient las de marmonner du latin,<span style=""> </span>de porter la soutane et de confesser de vieilles dames bavardes. Propriétaires du sacré, en vertu de la nature même de notre religion, ils allaient d’abord se faire plaisir à eux-mêmes, <span class="SpellE">puisqu’après</span> tout, c’était eux qui, chaque jour, célébraient la messe et que, du reste, les laïcs en seraient enchantés. On allait voir ce qu’on allait voir. Et l’on vit en effet les églises se vider…<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Il eût été simple, pourtant, de comprendre que la tradition, c’est la vie, et que rompre une tradition, ce n’est pas seulement dangereux, mais tout simplement mortel. La tradition est la vie parce que la vie est tradition. Interrompre l’une, c’est tuer l’autre. L’homme sans tradition réduit à l’insularité temporelle du moment présent est une branche tombée que déserte peu à peu la sève originelle. Prenons l’arbre du christianisme et suivons sa croissance multiséculaire depuis ses racines invisibles, enfouies dans le sol nourricier de la Révélation judéo-chrétienne, jusqu’à la plus <span class="GramE">haute</span> point de son dernier bourgeon. Que de changements et de variétés : le tronc est bien différent des racines, et les branches du tronc, et les feuilles des branches ; que de formes bizarres et tordues, que de mousse et lichens adjacents et surajoutés ! Et cependant, comment la dernière feuille peut-elle être en communication avec la première racine ? D’une seule et unique façon : en la continuant. Mais supposons maintenant que cette feuille, qui a beaucoup étudié et qui a fait beaucoup d’histoire, constatant l’énorme différence qu’il y a entre la branche sur laquelle elle pousse et le pied de l’arbre qui porte le tronc et les branches, décide un « retour aux origines » au nom d’une plus grande fidélité. Elle s’arrachera au support qui lui donnait la vie, elle se rapprochera de la racine d’où l’être lui venait, mais ce sera pour y dessécher et y mourir.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Le peuple chrétien vivait ainsi sa religion présente, en suivant le pli des siècles et des habitudes sans mémoires. Car la vie est savoir inné et nouveauté de l’immuable. Elle ne s’apprend jamais. Etre, pour elle, c’est connaître depuis toujours les lois de sa propre croissance, c’est épouser l’ordre rigoureux de son devenir, comme si elle l’inventait à mesure qu’elle s’y soumet, ou plutôt comme si tout à coup elle s’en souvenait à chaque fois. La vie est réminiscence. Assurément, parmi ces formes immémoriales, que d’excroissances, de parasites, de concrétions inutiles d’un passé tout récent et qui n’est légendaire qu’aux vertus de l’oubli ! Mais qu’importe ? La vie n’a pas la pureté des reconstructions idéales. C’est la mort qui nous restitue le squelette des corps jadis triomphants. La vie elle, charrie, le diamant avec la boue. Une seule chose lui est nécessaire : savoir où elle va. Allez donc improviser perpétuellement les chemins de vos pas, les cris de votre cœur, les gestes de vos rites !<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Après l’euphorie du premier moment de liberté où l’on s’agite en tous sens, vient la lassitude et puis le désespoir et l’ombre de la mort.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Alors le peuple chrétien s’effraie. Un tremblement le saisit et l’indicible effarement. Quoi ! <span class="GramE">plus</span> jamais ? plus jamais d’<i style="">Ave Maria</i> sur nos sentiers de printemps et de pétales roses aux mains des jeunes filles, plus jamais de chasubles d’or élevant l’ostensoir du Soleil de dieu sur nos fronts courbés, plus jamais la beauté d’une phrase latine, plus longue et plus soutenue que le vol d’une alouette montant vers le ciel, plus jamais de ces mots millénaires où le cœur entendait la voix des anciens pères et gardaient pour nous le trésor mystérieux<span style=""> </span>de la Foi aussi sûrement et saintement qu’un tabernacle ? Tout cela est donc bien mort ? <o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Et morts avec eux ces millions de chrétiens qui nous ont précédé dans le christ et qui avaient prononcé les mêmes paroles que les nôtres, prié de même façon, fêté les mêmes saints, tous ces morts nos frères qui vivaient encore en nous, cette immense chaîne de mains enserrées qui remontaient jusqu’aux mains transpercées de Notre Seigneur, toutes ces mains tendues par dessus le fleuve du temps et solidement tenues, et fermement accrochées les unes aux autres, toutes ces mains croyantes et priantes, il faut donc les lâcher et les rejeter et trancher dans notre cœur tout ce qui nous a donné la vie ? Et pourtant ce malheur est bien le nôtre.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Quand donc les bourreaux entendront-ils le cri de leur victime ?<span style=""> </span><o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><span style=""> </span><o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoBodyText2" style="margin-left: 19.2pt; text-indent: -19.2pt;"><!--[if !supportLists]--><span style="">(1)<span style="font-family: "Times New Roman"; font-style: normal; font-variant: normal; font-weight: normal; font-size: 7pt; line-height: normal; font-size-adjust: none; font-stretch: normal;"> </span></span><!--[endif]--><span dir="ltr">C’est pourquoi elle est contrainte de se signifier elle-même par des actes-symboles, dont la nécessité est purement idéologique : l’assassinat de louis XVI est un véritable pacte qui lie les révolutionnaires par le contrat du sang, d’où son caractère parodique de sacrifice rituel.</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><o:p> </o:p></p> <p class="MsoNormal">Texte publié dans le numéro 194 de la <i style="">Pensée Catholique</i> en 1981<span style="font-size: 12pt;"><span style=""> </span><o:p></o:p></span><br /><o:p> </o:p></p> </div>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-55484965229736736642008-11-15T05:46:00.000-08:002008-11-15T05:47:40.316-08:00L'idée de progrès<!--[if gte mso 9]><xml> <v:background id="_x0000_s1025" bwmode="white" fillcolor="#ffc"> <v:fill type="tile"> </v:background></xml><![endif]--> <div class="Section1"><span style="font-size: 12pt;">Il est hors de doute que l’idée de progrès constitue l’un des thèmes majeurs de notre civilisation. Il est non moins incontestable que cette idée fut ignorée durant des millénaires. Faut-il en conclure que la réalité représentée par cette idée est également nouvelle, en sorte que notre civilisation devrait être considérée comme supérieure à toutes celles qui l’ont précédée ? Pour répondre à cette question, il faut d ‘abord analyser le concept de progrès pour lui-même, dans son essence, et tenter ensuite de saisir les raisons de son apparition dans l’histoire. Remarque incidente : l’analyse conceptuelle nous paraît constituer le propre de la méthode philosophique, en sorte qu’à la question : quel est l’objet de la philosophie ? <span class="GramE">nous</span> répondons : le concept.<o:p></o:p></span> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify; text-indent: -18pt;"><!--[if !supportLists]--><span style="font-size: 12pt;"><span style="">I.<span style="font-family: "Times New Roman"; font-style: normal; font-variant: normal; font-weight: normal; font-size: 7pt; line-height: normal; font-size-adjust: none; font-stretch: normal;"> </span></span></span><!--[endif]--><span dir="ltr"><span style="font-size: 12pt;">Les trois critères du progrès<o:p></o:p></span></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify; text-indent: -18pt;"><!--[if !supportLists]--><span style="font-size: 12pt;"><span style="">a)<span style="font-family: "Times New Roman"; font-style: normal; font-variant: normal; font-weight: normal; font-size: 7pt; line-height: normal; font-size-adjust: none; font-stretch: normal;"> </span></span></span><!--[endif]--><span dir="ltr"><span style="font-size: 12pt;">Tout d’abord l’idée de progrès peut correspondre à une constatation, il y a progrès, dira-t-on, lorsque, dans un processus déterminé, l’état ultérieur est supérieur à l’état antérieur. Notons premièrement que le progrès concerne toujours un processus en devenir propre, c’est-à-dire en devenir par rapport à lui-même, et pas seulement par rapport au devenir général de l’écoulement temporel, sinon, tout processus se déroulant dans le temps devrait s’analyser en termes de progrès, ce qui est absurde. Ecrire une phrase est un processus. Mais le complément n’est pas en progrès sur le verbe du fait qu’il lui est, en français, postérieur. D’autre part, le progrès établit une relation de comparaison entre deux états de ce devenir. Or, pour que la comparaison soit valable, il faut qu’elle soit établie entre des éléments comparables. Enfin, puisqu’il ne s’agit pas seulement d’apprécier un changement, mais de juger d’une supériorité, il faut disposer d’une norme de référence à laquelle chacun des états considérés sera rapporté afin de déterminer son degré de conformité à la norme. Tels sont les critères auxquelles doit satisfaire le jugement de progrès. Ils sont au nombre de trois : un processus de devenir propre (1), une relation de comparaison entre éléments comparables (2), une norme appréciative (3).<o:p></o:p></span></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify; text-indent: -18pt;"><!--[if !supportLists]--><span style="font-size: 12pt;"><span style="">b)<span style="font-family: "Times New Roman"; font-style: normal; font-variant: normal; font-weight: normal; font-size: 7pt; line-height: normal; font-size-adjust: none; font-stretch: normal;"> </span></span></span><!--[endif]--><span dir="ltr"><span style="font-size: 12pt;">Ainsi définie, l’idée de progrès a un sens. Mais il est bien évident, comme nous le verrons, qu’on lui a donné une extension démesurée. Soit l’exemple d’un enfant qui « apprend » à marcher. (Nous mettons le mot apprendre entre guillemets parce que la marche n’est pas tant un véritable apprentissage qu’un développement naturel.) La marche est un processus déterminé. Au stade de l’apprentissage, ce processus est en devenir (1). Nous pouvons comparer les mouvements locomoteurs de l’enfant (2). Enfin la norme appréciative est facile à saisir : atteindre la fin poursuivie, savoir la bonne marche qui est un équilibre moyennant une succession de déséquilibres (3).<span style=""> </span><o:p></o:p></span></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">D’autres exemples seraient probants. D’une manière générale, chaque fois que nous avons affaire à un processus de développement ou d’apprentissage, il est possible de parler de progrès. Ces processus, d’ailleurs, ne sont pas limités à l’individu. Ils peuvent concerner des groupes humains plus ou moins étendus, et caractériser alors des réalités non plus naturelles, mais culturelles. On peut ainsi parler des progrès d’une religion – on remarquera qu’on parle presque toujours, dans les cas que nous avons envisagés, de progrès au pluriel et non <i style="">du</i> progrès – puisqu’on satisfait alors aux trois critères que nous avons définis : une religion, à partir de son origine connaît une phase de développement et d’expansion (2) ; enfin, dans ce processus de développement la religion réalise de mieux en mieux son exigence initiale et permanente d’universalité (3). Peut-on conclure que plus le temps passe, plus la religion est parfaite ? Plus l’enfant grandit, plus sa marche est-elle parfaite ? Non. Il arrive un moment où tout processus en devenir propre atteint, sous le rapport déterminé qui fonde le jugement de progrès, un terme qui est sa maturité. Sans doute une danseuse marche-t-elle mieux que l’homme ordinaire, chacun de ses pas est une œuvre d’art, mais elle aussi connaît une limite. On peut même soutenir que sous d’autres rapports que le rapport considéré, il y a régression. L’enfant qui sait marcher perd la souplesse quasi-élastique du petit bébé. La station verticale brise certainement avec la sphéricité vitale du premier âge. Savoir marcher c’est apprendre aussi que jamais nous n’atteindrons le bord de l’espace. De même pour la religion. Sous le rapport de l’expansion, on peut affirmer qu’il y a progrès entre le christianisme du <span class="SpellE">XXe</span> siècle et celui du <span class="SpellE">Ier</span> siècle. Mais sous le rapport de la foi ? Sous le rapport de la qualité de la vertu de religion ? Sous le rapport de la Révélation ? Bien au contraire : dans son essence une religion est parfaite à son origine, puisqu’elle se présente en la personne de son fondateur. Le prophète Muhammad a réalisé la perfection de l’Islam, le croyant ne peut que le prendre pour modèle. Le Christ est le premier-né d’entre les ressuscités ; Il est le garant et le prototype de notre accès à la <span class="GramE">filiation</span> divine. La Révélation coranique est close à la mort du Prophète, comme la Révélation chrétienne est close à la mort du dernier Apôtre, saint Jean. On peut encore aller plus loin, et considérer que, <span class="GramE">même sous</span> le rapport de l’extension, les religions connaissent aussi un acmé. C’est un fait que ni l’Islam ni le christianisme n’ont vraiment accru leur extension à partir du <span class="SpellE">XVe</span> siècle. Le monde chrétien et le monde musulman semblent alors à peu près constitués (exception faite pour le Nouveau Monde).<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Sans doute y aurait-il lieu pour donner à la notion de progrès toute l’ampleur dont elle est susceptible, d’envisager une troisième sorte de processus, en plus des processus naturels et culturels : ceux que nous appellerons spirituels. Dans sa montée vers Dieu, l’âme humaine, d’une certaine manière, ne connaît pas de terme : cette montée est aussi<span style=""> </span>éternelle que son Objet. On peut ici parler d’un progrès sans fin, bien qu’alors on soit au-delà des catégories critériologiques définies plus haut : devenir propre, relation de comparaison, norme appréciative. Ce processus <i style="">ad <span class="SpellE">infinitum</span></i>, comme une danse sacrée, va de perfection en perfection, inépuisablement. Mais c’est une danse immobile, parce qu’en réalité la Perfection suprême est unique, éternellement nouvelle. Il n’y a de progrès infini que vers l’Infini.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span class="SpellE"><span style="font-size: 12pt;">II</span></span><span style="font-size: 12pt;">.<span style=""> </span>Du pluriel au singulier<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify; text-indent: -18pt;"><!--[if !supportLists]--><span style="font-size: 12pt;"><span style="">a)<span style="font-family: "Times New Roman"; font-style: normal; font-variant: normal; font-weight: normal; font-size: 7pt; line-height: normal; font-size-adjust: none; font-stretch: normal;"> </span></span></span><!--[endif]--><span dir="ltr"><span style="font-size: 12pt;">L’idée de progrès devait connaître une fortune singulière, à tel point qu’on fut amené à parler de progrès en soi, de progrès dans l’absolu, et qu’aujourd’hui cette notion est passée à l’état de dogme. En passant du pluriel au singulier, du relatif à l’absolu, nous estimons que l’idée de progrès a perdu toute signification légitime, et qu’elle présente tous les caractères d’une superstition. Nous allons d’abord donner quelques exemples de cette religion du progrès qui pourrait se définir comme la supériorité intrinsèque du futur sur le passé.<o:p></o:p></span></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Bien qu’apparaissant déjà chez Pascal (mais limitée uniquement au processus scientifique), l’idée de progrès absolu prend forme au <span class="SpellE">XVIIIe</span> siècle, particulièrement chez Condorcet qui écrit : « Si, comme je le crois, le perfectionnement indéfini de notre espèce est une loi générale de la nature, l’homme ne doit pas se regarder comme un être borné à une existence passagère et isolée ; il devient une partie active du grand tout, et le coopérateur d’un ouvrage éternel. »<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Chez Auguste Comte, la théorie du progrès devient le dogme philosophique essentiel : « Sous l’aspect le plus systématique, la nouvelle philosophie assigne directement, pour destination nécessaire à toute notre existence, à la fois personnelle et sociale, l’amélioration continue, non exactement de notre condition, mais aussi et surtout de notre nature, autant que le comporte, à tous égards, l’ensemble des lois réelles, extérieures ou intérieures. Erigeant ainsi la notion du progrès en dogme vraiment fondamental de la sagesse humaine, soit pratique, soit théorique, elle lui imprime le caractère le plus noble en même temps que le plus complet, en représentant toujours le second genre de perfectionnement comme supérieur au premier. » Il s’agit donc bien d’un perfectionnement non seulement de nos conditions de vie, mais encore de notre nature. Ajoutons d’ailleurs que, très conscient de la nécessité logique d’une norme appréciative, A. Comte pense pouvoir la trouver dans la notion d’humanité <span class="GramE">:<span style=""> </span>«</span> cette idéale prépondérance de notre humanité sur notre animalité remplit naturellement les conditions essentielles d’un vrai type philosophique, en caractérisant une limite déterminée, dont tous nos efforts doivent nous rapprocher constamment sans toutefois y atteindre jamais. »<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Chez Renan, le caractère religieux du progrès est aussi très accentué : « Deux éléments, le temps et la tendance au progrès, expliquent l’univers <span class="GramE">( …</span>) Sans ce germe fécond du progrès, le temps reste éternellement stérile. Une sorte de ressort intime, poussant tout à la vie, et à une vie de plus en plus développée, voilà l’hypothèse nécessaire. (…) il faut la tendance à être de plus en plus, le besoin de marche et de progrès. (…) Nous saisissons plusieurs phases d’un développement qui se continue depuis des milliards de siècles avec une loi fort déterminée. Cette loi est le progrès qui a fait passer le monde du règne de la mécanique à celui de la chimie, etc., etc. » Renan évoque ici le passage de la matière à la vie et de la vie à la conscience : « Le progrès vers la conscience est la loi la plus générale du monde. » Cette évocation, faut-il le dire <span class="GramE">?,</span> est du pur roman, et ne repose sur aucune base scientifique. Puis il détermine dans un style qui annonce déjà les vaticinations de Teilhard de Chardin : « Ni l’être ni la conscience ne finiront. Il y aura quelque chose qui sera à la conscience ce que la conscience actuelle<span style=""> </span>est à l’atome … Dieu sera alors complet, si l’on fait du mot Dieu le synonyme de toute existence. En ce sens, Dieu sera plutôt qu’il n’est : il est <i style="">in <span class="SpellE">fieri</span></i>, il est en voie de se faire. »<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">On comprend, au vu de ces quelques citations, que Cournot ait pu écrire, en 1872, que l’idée de progrès était devenue « le principe d’une sorte de foi religieuse pour ceux qui n’en ont plus d’autre. »<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Cependant, cette idée d’un progrès à la fois inévitable et impérieux n’embrumait pas seulement quelques cervelles philosophiques. Quittant l’ombre solitaire des <span class="SpellE">pensoirs</span>, elle se répandait par tous les pays d’Occident, s’emparant également de tous les esprits, se répétant en échos amplifiés dans la littérature, la poésie, la science, la politique et les journaux. Elle perd ainsi tout contour défini, tout sens précis. Elle échappe à toute critique, à toute exigence de preuve, à toute vérification par la réalité. Tout doit lui être sacrifié. Celui qui doute de sa validité ne <span class="GramE">fait</span> plus partie des humains ; sa voix, à peine entendue, est écrasée sous mille exécrations. Passée définitivement à l’idée de vérité éternelle, l’idée de progrès flotte au-dessus du genre humain, comme un guide lumineux et tout-puissant.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">On peut cependant essayer de retrouver quelques composantes essentielles de cette idée, ou, ce qui revient au même, quelques-unes des étapes historiques de son absolutisation.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><span style=""> </span> <o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify; text-indent: -18pt;"><!--[if !supportLists]--><span style="font-size: 12pt;"><span style="">b)<span style="font-family: "Times New Roman"; font-style: normal; font-variant: normal; font-weight: normal; font-size: 7pt; line-height: normal; font-size-adjust: none; font-stretch: normal;"> </span></span></span><!--[endif]--><span dir="ltr"><span style="font-size: 12pt;">La première étape est celle de la science, le progrès a d’abord été scientifique. Il s’est réalisé à la fin du <span class="SpellE">XVIe</span> siècle et au début du <span class="SpellE">XVIIe</span> siècle, avec Copernic, Galilée surtout, et Descartes. Soudain l’homme prend conscience d’une supériorité sur les Anciens. Ce sentiment était nouveau. Pour la première fois, pour la seule raison qu’il vient après les Anciens, l’homme se découvre supérieur. Est-il donc vrai qu’il suffit de venir après les autres pour être plus savant, et partant, plus puissant ?<span style=""> </span>En fait, s’il en était bien ainsi, alors la loi de progrès devrait se vérifier aussi dans le passé. On est loin de compte. Du <span class="SpellE">VIe</span> siècle avant Jésus-Christ, époque à laquelle remontent les connaissances historiques certaines, jusqu’à l’extrême fin du Moyen Age, donc en deux mille ans environ, on ne voit pas de progrès scientifique notable et continu, rien de comparable, en tout cas, à ce qui s’est produit dans les trois derniers siècles. Il est clair que Thierry de Chartres, Abélard ou Léonard de Pise ne sont pas tellement plus savants qu’Aristote ou que Pythagore. Cette simple remarque suffit à renverser la thèse du progrès nécessaire. Il faut qu’il se soit passé autre chose au <span class="SpellE">XVIe</span> siècle qu’une accumulation automatique du savoir. Ce qui est apparu, en fait, c’est un nouvel esprit, grâce auquel la possibilité scientifique a pu se développer, alors qu’avant, un esprit différent interdisait aux mêmes virtualités scientifiques de s’inscrire dans un processus de progrès. Cet esprit est celui que Comte appela l’esprit positif : il consiste très exactement à se détourner d’une connaissance contemplative pour se tourner vers une science technicienne : « savoir c’est prévoir, prévoir pour agir ». En ce sens, les <span class="GramE">analyses</span> d’A. Comte nous <span class="GramE">paraissent</span> tout à fait incontestables. <o:p></o:p></span></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">L’exemple scientifique est intéressant parce qu’il fournit déjà tous les éléments qui rendent l’idée de progrès (absolu) si contradictoire : cette contradiction est celle de la continuité et de la nouveauté. Le progrès (relatif) suppose l’amélioration dans la continuité. Nous en avons vu<span style=""> </span>des exemples. Telle quelle, cette notion est parfaitement cohérente. Mais l’idée de progrès (absolu) n’apparaît effectivement et historiquement, que dans la discontinuité, dans une « rupture épistémologique » dirait Bachelard. En ce sens, il n’y a pas de progrès de la science aristotélicienne à la science galiléenne, mais « émergence » d’autre chose à quoi Aristote n’avait jamais pensé : la science galiléenne n’est pas un perfectionnement de la science aristotélicienne, elle en est la négation, le refus, la mort. Peut-être l’humanité (connue) n’a-t-elle jamais vécu pareille révolution. Les Galiléens ne sont <span class="GramE">pas ,</span> quoi qu’en dise Pascal, les héritiers des Anciens. Ils en sont les meurtriers. Hommes vraiment nouveaux, ils n’ont pas d’ancêtres. Pourtant ils ne peuvent pas penser cette nouveauté comme telle, la « thématiser », sans aussitôt en accuser la radicale contingence. L’existence se justifie par généalogie. Légitimer ce que l’on est, c’est exhiber son père. C’est pourquoi la rupture épistémologique se thématise sous la forme du progrès. L’homme moderne se voit comme le résultat heureux d’une évolution multiséculaire, non comme un accident historique. Cette évolution n’est en fait qu’une généalogie fictive, un passé reconstruit pour rendre raison du présent. L’idée de progrès introduit bien une perspective temporelle, mais dont la fonction est beaucoup plus de justifier le présent que d’éclairer le passé. Le progrès, c’est maintenant. Le présent est la vérité du passé.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><span style=""> </span><o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify; text-indent: -18pt;"><!--[if !supportLists]--><span style="font-size: 12pt;"><span style="">c)<span style="font-family: "Times New Roman"; font-style: normal; font-variant: normal; font-weight: normal; font-size: 7pt; line-height: normal; font-size-adjust: none; font-stretch: normal;"> </span></span></span><!--[endif]--><span dir="ltr"><span style="font-size: 12pt;">L’idée de progrès franchit une deuxième étape avec la révolution politique. Dans cette étape, représentée par la Révolution de 1789, l’idée de progrès accède à la conscience d’elle-même, après avoir accédé à l’être par la révolution scientifique. Elle devient alors philosophie de l’histoire, ou plus précisément, elle est la source même de la notion de philosophie de l’histoire. Par là, elle apparaît comme le destin de l’humanité tout entière. C’est trois notions : progrès, humanité, histoire sont étroitement connexes, et finalement contemporaines. C’est alors que le progrès devient vraiment absolu. Il n’est plus seulement progrès des connaissances scientifiques, mais progrès tout pur, en soi, et perd ainsi toute mesure. C’est la naissance du progressisme. A l’intérieur du processus scientifique, c’est-à-dire en partant de Galilée comme origine historique, on pouvait encore parler de progrès d’une manière <span class="SpellE">critériologiquement</span> satisfaisante. Newton réussit mieux ce que Galilée voulait réaliser. Mais la thèse progrès universel (Condorcet) est une idée sans contenu. Une idée ? Non, plutôt un thème névrotique qui focalise toutes les aspirations humaines. Le marxisme se ramène tout entier à ce thème névrotique autour duquel Marx, Engels, et leurs épigones ont cristallisé une série de constructions spéculatives, beaucoup plus proches de la fiction que de la science véritable. Nous retrouvons ici ces généalogies imaginaires qui déjà apparaissent sous la plume de Renan<span style=""> </span>et que l’on retrouvera, portées à leur perfection, chez Teilhard de Chardin. Ainsi Marx projette-t-il sur tout le passé humain un schéma explicatif de type économique, alors que le rôle de l’économique dans l’histoire des anciennes civilisations est très faible, l’économique n’étant alors jamais pensé comme tel. Mais même pour son temps, les analyses de Marx économiste se révèlent beaucoup plus « morales » ou « politiques » que scientifiques. Sa conception de la valeur est insoutenable. La véritable science économique n’en tient à peu près aucun compte. Des prévisions qui découlaient de la théorie ont toutes été infirmées par les faits. Là où la théorie était appliquée, elle a conduit à une réussite politique et à un échec économique. Mais rien n’y fait. Aucun démenti n’est de taille à contrebalancer le poids formidable de l’idée de progrès<o:p></o:p></span></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify; text-indent: -18pt;"><span style="font-size: 12pt;">d)<span style=""> </span>La troisième étape correspond à l’apparition de la théorie évolutionniste. Elle étend l’idée de progrès au cosmos tout entier. Ce n’est plus seulement l’humanité qui est entraînée dans un processus de perfectionnement indéfini, mais c’est la réalité physique qui possède une histoire et qui, à travers des phases que l’imagination ne se lassera jamais d’inventer, même si la nature n’en fournit aucune, accède progressivement à l’Esprit absolu. Teilhard accomplit Hegel, en ajoutant aux « figures historiques » de l’Esprit les « figures de la Matière ». A. Comte assignait au progrès une double fonction : amélioration de la condition humaine, et amélioration de la nature humaine. Si le progressisme politique apporte la promesse de la première, le progressisme <span class="SpellE">bio-cosmique</span> apporte la certitude de la seconde. Nous sommes des mutants de la conscience. L’homme est le présent de la Sainte Evolution. Mais il dessine déjà le visage du futur. En lui s’amorce le Dieu du plérôme cosmique.<span style=""> </span><o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Qui niera le succès prodigieux de l’œuvre teilhardienne ? Pourtant elle repose toute entière sur l’hypothèse évolutionniste dont la fragilité est telle que l’un de ses plus fermes partisans, Jean Rostand, déclara un jour publiquement, que c’était « du roman ». Mais, ajouta-t-il, « c’est un beau roman ». De cette hypothèse, aucun modèle intelligible jusque maintenant n’a pu être construit. Elle n’a jamais servi à faire une seule découverte en biologie. Aucun fait paléontologique ne contraint absolument à y recourir. Ce nonobstant, elle est enseignée partout comme une vérité définitive, elle envahit tous les domaines, depuis les livres d’animaux pour enfants jusqu’aux traités de théologie. Tous les croyants de la fiction évolutionniste sont-ils de mauvaise foi ? Non. Mais elle fournit si bien un contenu à l’idée de progrès, elle correspond si bien à nos désirs les plus profonds, qu’en toute inconscience scientifique, nous l’érigeons en dogme. Elle devient, elle est devenue, la composante essentielle de la mentalité moderne. Elle est si bien mêlée à toutes nos pensées, nos rêveries, à tous nos espoirs, que nul ne peut la mettre en doute sans un effort quasi-surhumain.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><span style=""> </span><o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify; text-indent: -18pt;"><!--[if !supportLists]--><span style="font-size: 12pt;"><span style="">e)<span style="font-family: "Times New Roman"; font-style: normal; font-variant: normal; font-weight: normal; font-size: 7pt; line-height: normal; font-size-adjust: none; font-stretch: normal;"> </span></span></span><!--[endif]--><span dir="ltr"><span style="font-size: 12pt;">Tels sont, semble-t-il, les trois éléments constitutifs de l’idée de progrès. On voit que cette idée règne tant sur le plan de la mentalité commune que sur celui de la pensée scientifique, en particulier sur celui des sciences humaines. Paléontologie, ethnographie, ethnologie, préhistoire, histoire, sociologie, psychologie, linguistique, tout est vu dans une perspective d’évolution et de progrès.<o:p></o:p></span></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">De bonne foi, des millions et des millions de nos contemporains rêvent à un homme des cavernes, vêtu de peaux de bête, brute confuse et grave qui regarde, avec effarement, le soleil se lever sur la forêt. Il pousse parfois un grognement plaintif, et l’occidental moderne, attendri, contemple en lui les prémisses d’où surgira cette pure merveille, ce chef-d’œuvre d’intelligence et de beauté, l’homme du <span class="SpellE">XXe</span> siècle. Or aucune donnée scientifique ne peut étayer une pareille vision ; or la moindre peinture pariétale révèle une perfection esthétique proprement insurpassable ; or, nous ne savons à peu près rien de cet homme dit « des cavernes ». Qu’à cela ne tienne ! Le postulat progressiste est là pour répondre à toutes les questions. Puisque nous sommes parvenus si haut, il a bien fallu que nous commencions si bas. Les hommes d’autrefois étaient unanimement de grands enfants, naïfs, superstitieux, illogiques ou prélogiques, bref de vrais imbéciles, mais sympathiques tout de même. Et puis voyez-<span class="GramE">vous ,</span> avec les moyens dont ils disposaient… Qu’on relise Rousseau, en particulier les notes du Second Discours, et l’on verra une vive imagination se donner carrière dans la <span class="SpellE">sience-fiction</span> du passé. En gros, les conceptions de Jean-Jacques sont aussi les nôtres, si même il n’en est pas le principal responsable. Ajoutons-y quelques peintures de <span class="SpellE">Cormon</span>, cent vers de V. Hugo, du Rosny aîné, quelques films en technicolor, et nous ne voyons pas que l’« image de marque » qui en résulte soit très différente de celle que fournissent les ethnologues. <o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><span style=""> </span><o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span class="SpellE"><span style="font-size: 12pt;">III</span></span><span style="font-size: 12pt;">. La malédiction du progrès<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify; text-indent: -18pt;"><!--[if !supportLists]--><span style="font-size: 12pt;"><span style="">a)<span style="font-family: "Times New Roman"; font-style: normal; font-variant: normal; font-weight: normal; font-size: 7pt; line-height: normal; font-size-adjust: none; font-stretch: normal;"> </span></span></span><!--[endif]--><span dir="ltr"><span style="font-size: 12pt;">Il est temps de conclure une étude qui, exigerait, pour être complète, de plus amples développements.<o:p></o:p></span></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Il nous semble que l’idée de progrès recèle une sorte de malédiction qui découle d’ailleurs de sa contradiction fondamentale, ou même de ses multiples contradictions. Nous formulerons brièvement cette contradiction en disant que, sur le plan théorique, l’idée de progrès rend le devenir inintelligible, et sur le plan pratique, qu’elle rend l’homme malheureux<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify; text-indent: -18pt;"><!--[if !supportLists]--><span style="font-size: 12pt;"><span style="">b)<span style="font-family: "Times New Roman"; font-style: normal; font-variant: normal; font-weight: normal; font-size: 7pt; line-height: normal; font-size-adjust: none; font-stretch: normal;"> </span></span></span><!--[endif]--><span dir="ltr"><span style="font-size: 12pt;">Spéculativement l’idée de progrès rend le devenir inintelligible parce que, comme nous l’avons dit, elle utilise inconsciemment deux concepts antinomiques, ceux de continuité et de discontinuité. Nous pourrions dire de même que l’idée de progrès (absolu) détruit l’idée de progrès (relatif) dont pourtant, comme nous l’avons montré, elle n’est qu’une extension. Dans le progrès absolu on ne considère aucun processus déterminé, mais tout processus en général. On compare n’importe quoi à n’importe quoi, par exemple on compare un symbole peau-rouge de la divinité (un cercle et un point) avec telle définition d’une théodicée philosophique et l’on conclut à la supériorité de la seconde sur la première sous prétexte que la première est inapte à l’abstraction, alors qu’en réalité le symbole est bien plus riche et plus vrai que le concept. Enfin, il n’y a pas de norme de référence. On dira peut-être que cette norme, c’est la fin de l’histoire chez Marx, la conscience chez Renan, le point Oméga chez Teilhard. Mais ce ne sont point là des normes, tout au plus des espérances, combien vagues et incertaines. Ce sont des imaginations du futur qui répondent à <span class="GramE">l’imaginations</span> du passé qu’est le progrès… En fait, le progrès absolu est à lui-même sa propre norme.<o:p></o:p></span></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Illustrons brièvement notre thèse, par rapport au passé d’abord, à l’avenir ensuite. Voici le passé inintelligible. En effet, s’il y a progrès évident, c’est que notre présent constitue un miracle de supériorité par rapport au passé. Mais alors, si les siècles passés étaient plongés dans de pareilles ténèbres, comment ont-ils pu donner naissance à l’homme d’aujourd’hui ? Et s’ils étaient capables de préparer l’homme moderne, c’est donc à eux que l’homme moderne est redevable de sa supériorité ? Ou bien l’homme a de tous temps été cette merveille d’intelligence, ou bien l’homme moderne est aussi bête que ses ancêtres. D’ailleurs, ce n’est pas seulement le passé comme tel qui est rendu inintelligible, ce sont aussi ses œuvres. N’y voir que les balbutiements préparatoires aux claires paroles du temps présent, ne saisir dans ces œuvres que ce qu’elles annoncent des nôtres, c’est se condamner d’emblée et résolument, à les ignorer dans leur signification véritable, laquelle, ne l’oublions pas, ne cherchait nullement à exprimer un moment de la conscience humain, mais visait toujours l’éternel.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Voici maintenant le futur inintelligible. En effet, s’il y a progrès, quelles que soient les merveilles du temps présent, alors elles ne sont rien par rapport aux miracles futurs. Si par rapport à l’homme d’aujourd’hui, l’homme d’autrefois est une montagne d’ignorance, par rapport à l’homme futur, l’homme d’aujourd’hui ne vaut pas mieux. Peut-on encore parler d'un progrès ? Non, notre présent est dévoré par le Moloch insatiable du futur, tous nos miracles nous sont volés par ce comparatisme universel, nous sommes de pitoyables « évolués », les déchets en sursis que le torrent de l’évolution rejette sur les berges de l’histoire.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">« Il est, dit Baudelaire, encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garde comme de l’enfer. – Je veux parler de l’idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance. (…) Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l’amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s’endormiront sur l’oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d’une décadence déjà trop visible.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">« Demandez à tout bon français qui lit tous les jours <i style="">son</i> journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains et que ces miracles témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont si bizarrement confondues ! »<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">(<i style="">Œuvres complètes</i>, Le Nombre d’Or, <span class="SpellE">t.I</span>, pp.484-485.)<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify; text-indent: -18pt;"><!--[if !supportLists]--><span style="font-size: 12pt;"><span style="">c)<span style="font-family: "Times New Roman"; font-style: normal; font-variant: normal; font-weight: normal; font-size: 7pt; line-height: normal; font-size-adjust: none; font-stretch: normal;"> </span></span></span><!--[endif]--><span dir="ltr"><span style="font-size: 12pt;">Mais le progrès n’est pas seulement fatal, il est aussi impératif. « On n’arrête pas le progrès » est un des slogans favoris de la sottise moderne. Et c’est pourquoi, sur le plan pratique, l’idée de progrès révèle aussi sa malédiction. Cette contradiction d’un progrès à la fois destin inévitable et exigence impérative, conduit à ne jamais se satisfaire du moment présent. Ici aussi, ici surtout, nous voyons le progrès absolu dévorer les progrès relatifs et même parfois les interdire. Car tout progrès relatif a un terme qui le définit, et en dehors duquel il perd son sens. Il faut s’arrêter, disait Aristote. Il faut que notre tâche ait une fin, et qu’un jour « l’ouvrage soit faite ». Mais en vertu du progrès indéfini, l’ouvrage n’est jamais fait. Nous voyons alors une civilisation embarquée tout entière dans une course au progrès sans fin. Partout, dans tous les domaines, il faut produire plus, plus vite, et mieux, et consommer de même. Pourtant le bon sens nous apprend que <i style="">cela n’est pas possible</i>, et qu’il ne peut pas y avoir toujours plus de voitures, de frigidaires et de <span class="SpellE">super-marchés</span>. Le bon sens et le raisonnement aussi, car bien des sociologues savent que si l’on extrapole les courbes actuelles de production, on aboutit à une impasse. Alors ? On préfère ne pas y penser. On verra bien.<o:p></o:p></span></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Un vertige s’est emparé de l’âme moderne. Si nous voulons en guérir, il faut d’abord que nous nous débarrassions de l’idée nuisible de progrès.<span style=""> </span><o:p></o:p></span></p> <p class="MsoFootnoteText" style="margin-left: 18pt; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Texte publié in <i style="">Les humanités </i>en septembre 1971<i style=""><o:p></o:p></i></span></p> </div>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7682259680664134646.post-26800827441535600592008-11-15T05:43:00.000-08:002008-11-15T05:45:35.621-08:00A propos de la peine de mort<div class="Section1"><i><span style="font-size: 12pt; font-family: "Times New Roman"; font-weight: normal;">Il n’y a guère de sujet qui prête mieux à discussion que la peine de mort. Elle constitue pour les débats philosophiques un thème de choix, où chacun pense avoir quelque chose à dire parce que ce thème ne requiert aucune connaissance particulière, ce dont la pensée a en général horreur. Devant la peine de mort, l’esprit de spécialité perd sa compétence. Elle fait de tout discoureur un homme habilité à se prononcer. Les avis n’ont d’autre poids que celui de leur pertinence. Un deuxième trait favorise ce genre de discussion. Le parti étant pris en général avant tout examen, on y jouit d’une grande liberté. On n’a plus le souci de rechercher une vérité qui risque de nous échapper faute de rigueur, mais seulement le plaisir de justifier son choix, la joie de plaider une cause. D’ordinaire, cette cause est celle de l’abolition de la peine de mort. Ce n’est pourtant pas celle que nous défendrons. Plutôt d’ailleurs voudrions-nous mettre en lumière les conséquences qui découlent de l’abolition de la peine de mort.<o:p></o:p></span></i> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Précisons que dans cet exposé, le terme de criminel désignera toujours le criminel de droit commun et jamais le criminel politique, et donc que la peine de mort ne sera envisagé que comme sanction des crimes de droit commun.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><span style=""> </span><span class="GramE">I.–</span> <i style="">La peine de mort est injuste, inutile, illicite</i>.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Il nous semble qu’on peut grouper les arguments des abolitionnistes sous ces trois titres. Donnons-leur la parole.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><i style=""><span style="font-size: 12pt;">La peine de mort est injuste</span></i><span style="font-size: 12pt;">. Si elle injuste, c’est qu’elle n’atteint pas les vrais coupables. Considérons en effet des cas concerts de criminalité. Le plus souvent, ceux qu’on appelle des coupables sont en réalité des victimes. On peut d’ailleurs envisager concurremment trois sortes de causes, les unes ressortissant à la biologie, les autres à la psychologie, les troisièmes à la sociologie. La criminalité, dit-on, peut être le fait d’un déterminisme <span class="SpellE">anatomo-physiologique</span>, soit par exemple d’un déséquilibre hormonal, d’une lésion cérébral, ou encore d’une anomalie chromosomique. Le poids des facteurs biologiques peut être tel qu’il obnubile le jugement libre, et qu’il est donc impossible de rendre le criminel responsable de son acte. <o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Les facteurs psychologiques ne jouent pas un moindre rôle. La haine, la colère, l’amour sont tout à fait capables d’ôter à un individu la libre disposition de sa volonté. Au surplus, les criminels ne se recrutent pas parmi les gens les plus intelligents ou les plus cultivés. Combien<span style=""> </span>au<span style=""> </span>contraire doivent être regardés comme des caractériels, des psychopathes, ou mêmes des débiles mentaux. La responsabilité d’un acte criminel n’est-elle pas ainsi toujours atténuée ?<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Elle l’est d’autant plus que les facteurs psychologiques ne sont souvent eux-mêmes que l’effet de causes biologiques et aussi sociales, les unes se combinant aux autres. Les enquêtes montrent en effet que le milieu, les antécédents sociaux, les traumatismes du jeune âge, les conditions de vie, parfois l’appartenance à une minorité ethnique ou nationale conduisent à la violence meurtrière et cela de deux manières : positivement parce que la violence est partout présente, négativement, parce que ces conditions interdisent le recours à d’autres formes d’expression ou de lutte que le meurtre. La misère, l’alcoolisme, l’habitat concentrationnaire, les conflits familiaux, l’inconduite des parents, voilà les causes positives de la criminalité. Et derrière cette causalité positive, il y a la causalité négative de la société qui se montre insoucieuse du malheur humain ou incapable d’y remédier.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Est-il donc juste de ne punir que le coupable apparent qui le plus souvent n’est que l’instrument aveugle de déterminismes biologiques ou collectifs ?<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Admettons même qu’il y ait des cas où le criminel a agi de sang-froid, en pleine connaissance de cause, et donc en toute responsabilité. A quoi cela sert-il de lui ôter la vie ? La peine de mort est-elle utile ?<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><i style=""><span style="font-size: 12pt;">La peine de mort est inutile</span></i><span style="font-size: 12pt;">. On peut concevoir que la société exige d’être protégée. La peine de mort est-elle une bonne protection ? On sait que le droit pénal, auquel appartient la peine de mort, n’est pas un véritable droit , c’est-à-dire qui règle par des lois les rapports des hommes entre eux, soit comme individu, c’est le droit civil, soit comme membre d’une société, et c’est le droit public. Le droit pénal ne règle pas les rapports des hommes entre eux, mais il règle les rapports des hommes avec le droit civil ou public. C’est un droit protecteur du droit. Je suis puni non point directement parce que j’ai lésé un homme, mais parce que j’ai lésé un droit. On peut montrer à cet égard que l’existence du droit pénal est <span class="GramE">lié</span> à l’imperfection, tout à fait inévitable, de la loi juridique, qui ne comporte généralement pas de sanction <i style="">par elle-même</i>. Toute la question est de savoir si le droit civil remplit son office. Or, en ce qui concerne la peine de mort, l’expérience montre qu’il n’en est rien. La criminalité n’a pas augmenté dans les pays qui <span class="GramE">ont</span> supprimé la peine de mort, laquelle révèle ainsi toute son inutilité. Il serait beaucoup plus efficace, d’une part, de lutter contre la misère, le racisme, l’alcoolisme, l’injustice sociale, de chercher à éliminer les véritables causes de la criminalité, et d’autre part, de rééduquer le criminel, de l’amener à se juger lui-même moralement. Au demeurant, même s’il est impossible de supprimer totalement la criminalité, a-t-on le droit de répondre à un crime par un autre crime ?<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">La mort peut-elle constituer une véritable peine ?<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><i style=""><span style="font-size: 12pt;">La peine de mort est illicite</span></i><span style="font-size: 12pt;">. Il n’est pas permis de tuer. Voilà la règle absolue. Comment dès lors pourrait-on considérer comme un droit ce qui est absolument interdit ? Notons, pour ne plus y revenir, que ce principe ne porte pas contre le droit de légitime défense : la défense, en effet, même lorsqu’elle entraîne la mort de l’agresseur, ne vise pas cette mort, mais la conservation de la vie de l’agressé. Considérons plutôt que pour qu’il y ait une sanction pénale, il faut qu’il y ait<span style=""> </span>un coupable, c’est-à-dire un sujet de la culpabilité. Il n’y a peine que si<span style=""> </span>cette peine s’applique à quelqu’un. La pénalisation implique, outre une faute, un pénalisé, sans quoi elle se nie elle-même. Or c’est précisément ce que fait la peine de mort, puisqu’elle détruit le sujet auquel elle s’applique. Elle est donc contradictoire en soi et ne saurait logiquement faire partie du droit pénal. Il est vrai que la faute du criminel est grave, mais, selon une remarque fréquente, on ne peut répondre à un crime par un autre crime.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Cette démonstration est, en fin de compte, assez impressionnante. Reconnaissons que la plupart des arguments fournis sont difficilement réfutables, et qu’ils paraissent répondre à la vérité. Mais s’ensuit-il qu’il faille en tirer la conséquence qu’il est nécessaire d’abolir la peine de mort ? Telle est l’hypothèse que nous voudrions examiner. Nous accordons que les faits dont on tire argument sont constants. Mais il ne nous paraît pas qu’ils entraînent logiquement le rejet de la peine de mort, excepté peut-être le dernier, qui pose un problème particulier.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span class="SpellE"><span style="font-size: 12pt;">II</span></span><span style="font-size: 12pt;">. – <i style="">Signification morale et métaphysique de la peine de mort<o:p></o:p></i></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><i style=""><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></i></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><i style=""><span style="font-size: 12pt;">La responsabilité du bien</span></i><span style="font-size: 12pt;">. Reprenons donc les arguments exposés, et d’abord les premiers d’entre eux, qui mettent en cause la notion de responsabilité. Rappelons que nous acceptons la vérité des faits allégués (1). Mais si l’on admet la conséquence qu’on veut en tirer, qu’en résulte-il ? Ceci : si l’homme n’est pas responsable du mal qu’il fait, il ne l’est pas non plus du bien. Si le criminel est un malade, malade physique, psychologique, social, le héros est simplement un homme bien portant. Un bon fonctionnement hormonal, une enfance heureuse, un milieu équilibré et plein d’assurance, et voilà qui explique les actes les plus sublimes, les dévouements les plus admirables. Qui ne voit alors que le bien et le mal disparaissent en même temps, et donc qu’on ne peut pas non plus juger la peine de mort comme un mal ?<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Autrement dit, on ne peut déclarer moralement injuste la peine de mort au nom d’un principe qui nie toute moralité.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Nous entendons bien qu’on nous répliquera qu’il n’y a pas de parallélisme des conditions du bien et du mal, que le mal c’est la privation de la liberté, mais qu’il ne suffit pas de jouir de son libre arbitre pour faire le bien. En perdant l’usage de la liberté, on perd tout, c’est le cas de l’homme malade. En gardant son libre arbitre, ce que rend possible la bonne santé « <span class="SpellE">socio-psycho-corporelle</span> », on est seulement mis en état de choisir le bien, mais on ne le choisit pas nécessairement. L’acte héroïque n’est pas la conséquence de la bonne santé comme l’acte criminel l’est de la maladie.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Cela est en partie <span class="GramE">vraie</span>. Entre le criminel et le héros, il y a place pour l’honnête homme, qui sans faire positivement le bien, évite cependant le mal. Pourtant, on peut se demander si les abolitionnistes ne se sont pas interdit à eux-mêmes le droit de faire usage de cet argument. Le cas de l’homme qui, congénitalement ou par accident, est évidemment privé de son libre arbitre ne pose aucun problème de principe, et bien qu’une telle évidence ne soit pas toujours aisée à reconnaître, en fait, un criminel déclaré irresponsable n’est pas condamné. Il ne s’agit donc pas de cela. Il s’agit de savoir, si,<span style=""> </span><i style="">par principe, </i>tout acte criminel implique l’irresponsabilité de son auteur. Répondre oui, c’est poser qu’il n’y a pas de question de principe et de droit, mais seulement des questions de fait qui relèvent d’une thérapeutique de fait : médecin, psychologie, politique. Répondre non, c’est poser que tout homme hormis le cas d’aliénation, est toujours libre et toujours responsable. Comment d’ailleurs en serait-il autrement ? S’il est vrai qu’il faut une matière à la liberté, et que cette matière étant déterminée par définition, la liberté ne saurait être la liberté de n’importe quoi (2) il reste que c’est la liberté elle-même qui seule donne un sens aux déterminations qu’elle accepte ou refuse. Le voyageur n’invente pas les déterminations du chemin, sa direction, ses limites, ses difficultés, il doit les subir. Mais le chemin ne produit pas le voyageur. C’est au contraire la libre décision de voyager qui transforme les caractéristiques du chemin en déterminations pour le voyageur. Elles ne préexistent pas comme déterminations, mais sont contemporaines de l’acte libre dont elles deviennent la matière. Ainsi de tout acte. Si le crime est un produit de déterminations pathologiques, il doit nécessairement être considéré comme une maladie. Mais alors il ne serait plus un crime. Sans doute cette thèse, sauf quelques exceptions connues n’a jamais été explicitement soutenue. Pourtant c’est sur elle que reposent, sans qu’on en ait conscience, bien des plaidoyers en faveur de l’abolition de la peine capitale. Elle est fondamentalement négatrice de la liberté humaine. Mais, de ce qu’un homme est toujours responsable de son acte, s’ensuit-il qu’il doive en répondre sur sa vie ?<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><i style=""><span style="font-size: 12pt;">Responsabilité capitale</span></i><span style="font-size: 12pt;">. Nous avons montré, pensons-nous, que, à supposer qu’il y ait doute philosophique sur la liberté, la seule hypothèse cohérente est celle de la liberté. Toute autre hypothèse est négatrice de sa condition même d’apparition. Par principe, la liberté doit être supposée. Tout criminel est présumé coupable. Mais, dit-on, même si l’on admet la responsabilité du criminel, à quoi bon la peine de mort, dont l’utilité est nulle ? Nous répondrons ceci : la peine de mort peut ne pas présenter d’utilité sociale, encore qu’on ait parfois éprouvé le besoin de la rétablir là où elle avait été abolie. Mais elle constitue une garantie métaphysique, savoir, que <i style="">la société continue de regarder la liberté de l’homme comme un absolu</i>. Seule en effet une sanction absolue « prouve » la dimension d’absolu de l’acte qu’elle sanctionne. Nous ne cachons pas que nous touchons ici à l’<i style="">essentiel</i> de notre thèse, dont le reste n’est qu’une préparation.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">La liberté, avons-nous dit est un absolu <i style="">de jure</i>, un absolu de principe. La faire dépendre entièrement de conditions de fait, c’est la nier, même si, en fait, elle en dépend relativement. On reprochera à cette thèse de faire de la liberté une fiction. Ce reproche, même fondé, est sans portée, précisément parce qu’il est de la nature de toute principe d’échapper à la juridiction des faits (3). En revanche, il est de la nature du fait d’être soumis à la juridiction du principe, la soumission du fait au principe n’étant que le rigoureux corollaire de l’indépendance du principe à l’égard du fait : l’une est inséparable de l’autre. Par ailleurs, l’absolu <i style="">de jure</i> de la liberté est nécessairement lié à l’absolu <i style="">de jure</i> des principes moraux. Il y a, ici aussi, connexion nécessaire. Or, <span class="GramE">quelle</span> est, dans l’ordre des faits humains, la réalité absolue, sinon la vie humaine ? La cessation de cette vie, c’est donc le fait absolu qui <i style="">manifeste</i>, en recours ultime, la juridiction absolue du principe. Dans la peine de mort, peine capitale parce qu’il n’y en a pas de plus grande, un absolu de fait, la vie humaine, <i style="">répond</i> à un absolu de droit, la liberté. Il faut bien qu’il y ait, dans l’ordre des faits, quelque chose qui réponde à l’absolu dans l’ordre du droit, sinon ce droit ne serait le droit de rien.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">On prendra mieux conscience de cette thèse, si l’on considère les conséquences qui découlent de sa négation. Supposons qu’il n’en soit pas ainsi, c’est-à-dire qu’il ne soit pas nécessaire qu’un absolu de fait, la vie humaine, réponde à un absolu de droit, la liberté. A l’instant, c’est la<span style=""> </span>vie humaine qui devient absolu de principe auquel tout le reste doit être sacrifié. Nul ne peut échapper à cette conséquence. Une société qui abolit le principe de la peine de mort prouve par là qu’elle ne croit plus à la valeur absolue de la liberté. Nous pourrions nous exprimer ainsi : la valeur que l’on attribue à un principe moral se mesure à la valeur de ce qu’on accepte <i style="">ultimement</i> d’y sacrifier. Attention ! Nous ne disons pas qu’il faut trancher abondamment les têtes. Au contraire. Nous disons que renoncer au principe de la peine de mort, c’est affirmer qu’on ne croit plus vraiment à la responsabilité du criminel, puisqu’<i style="">on lui retire le droit d’en répondre d’une manière absolue</i>, c’est-à-dire sur la vie. Lorsque ce critère négatif de la valeur de la liberté a disparu d’une société, lorsque cette société, dans son ensemble, par sensibilité et humanitarisme, refuse d’instinct la peine de mort, elle témoigne qu’elle ne croit plus vraiment que l’homme soit l’auteur de ses actes.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Sans doute peut-il paraître paradoxal que la peine de mort soit présentée comme la garantie de la reconnaissance sociale de la liberté. Mais la liberté est, elle-même, du point de vue rationnel, un paradoxe, et tout ce qui la concerne participe du même caractère. Il est vrai qu’une société, ayant ainsi renoncé à la peine capitale, peut ne pas avoir une conscience claire de ce qu’implique ce renoncement. Mais tôt ou tard, ces conséquences apparaîtront, parce que la logique est la logique. Il est logique que les valeurs de principe soient gagées sur les valeurs de fait. Pour qu’il n’en soit pas ainsi, il faudrait que les hommes soient de purs esprits, ou encore des êtres de principe, régis par une pure nécessité rationnelle, qu’ils ne soient pas plus hétérogènes aux principes éthiques que ne l’est un nombre entier par rapport à la règle opératoire qui l’engendre. Mais il n’en est rien, et cette hétérogénéité, c’est la liberté elle-même. On voit alors qu’il n’y a pas d’autre manière pour l’homme de reconnaître une valeur que de s’y soumettre concrètement, soumission qui doit pouvoir aller jusqu’à la mort. Et qu’est-ce qu’une valeur qui n’est pas reconnue pratiquement ? Elle peut subsister spéculativement, comme essence pure, mais non comme valeur. Et si la valeur de fait se refuse à la <span class="SpellE"><i style="">reconnaissance-limite</i></span>, cela veut dire qu’<i style="">à la limite</i>, la valeur de droit n’a pas de valeur. La logique des valeurs est une logique implacable parce qu’elle est régie par le principe de l’extrémisme. La valeur s’éprouve à la limite. <o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Il résulte de notre analyse que la peine capitale n’est pas une peine comme les autres. Ce n’est plus une peine morale, c’est une peine métaphysique, qui exprime la reconnaissance sociale de la nature métaphysique de la liberté et de la personne humaine. Supprimer la possibilité de cette reconnaissance équivaut, inéluctablement, à nier la liberté et la personne.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Mais la société a-t-elle le droit de condamner à mort ? <o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><i style=""><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></i></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><i style=""><span style="font-size: 12pt;">La société, la mort et l’immortalité.</span></i><span style="font-size: 12pt;"><o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Plusieurs questions sont ici mêlées, qu’il faut aborder séparément.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Le droit de la société à infliger la peine de mort ressortit à la nature même de la société qui, en tant que telle, est supérieure aux <i style="">individus</i> qui la composent, bien que, comme <i style="">personnes</i>, ils en constituent la fin et qu’elle leur soit donc subordonnée à titre de moyen. Une société assurée d’elle-même, c’est-à-dire assurée d’être l’instrument du bien commun ne devrait éprouver aucun doute à cet égard. Il existe des erreurs judiciaires. Tout doit être mis en œuvre pour les éviter. Mais de telles erreurs de fait ne sauraient condamner le principe. Lorsque cependant une société tout entière ne se sent plus le droit d’ôter la vie à l’un de ses membres reconnu coupable, elle témoigne par là qu’elle n’est plus digne du nom de société. Tout au plus peut-on voir en elle une collection d’individus. Nous considérons bien sûr que c’est toujours la société qui condamne et jamais telle individualité. L’objection selon laquelle aucun homme ne peut en condamner un autre à mort est évidemment sans valeur, puisque le juge n’agit point en tant qu’individu, mais comme représentant de la société.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Au demeurant, en refusant d’infliger la mort, la société prend un engagement. Elle s’engage à prouver que le criminel est un malade, que le crime est un accident pathologique. Tel est d’ailleurs, nous semble-t-il, le pari de la société moderne, qui n’est plus société de principe, mais une collectivité de fait. Or ce pari ne peut être tenu qu’au prix d’une totale rationalisation des mécanismes sociaux. Si nous attribuons une telle valeur symptomatique à la peine de mort, c’est que le crime est lui-même l’acte anti-social par excellence. Le crime, c’est l’anti-société. La réaction de la société à cette agression spécifique témoigne donc de la conscience qu’elle a d’elle-même. En reconnaissant le criminel comme un malade, elle promet de le guérir et faire disparaître cette maladie en la rendant impossible. Elle s’engage par là dans un <i style="">processus irréversible de coercition indéfinie</i>. La machine sociale ne marchera réellement bien que si elle élimine toutes les causes perturbatrices. On voit généralement ces causes sous l’aspect de l’injustice sociale, de la misère, des conflits psychologiques ou des tares biologiques. Mais elles peuvent résider aussi dans la liberté humaine. En admettant que tous les malheurs sociaux soient éliminés, que tous les hommes soient équilibrés et bien portants, il peut pourtant s’en trouver un qui dérange l’ordre social pour le seul plaisir d’affirmer sa liberté, pour le seul plaisir de dire non ! Il faut donc chasser de l’être humain jusqu’à l’ombre d’une telle possibilité.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">La deuxième question qu’il faut maintenant aborder, est celle du caractère sacré de la vie. Disons-le tout de suite : une société qui a peur de la mort est une société qui a peur de la vie. On prétend que la peine de mort, loin d’effrayer le criminel, exerce sur lui une attirance morbide, et qu’elle ne diminue pas la criminalité. Peut-être faut-il distinguer. Sans doute cette peine ne peut-elle empêcher un crime passionnel dont elle est d’ailleurs rarement la sanction. Mais le témoignage de prisonniers politiques qui ont été enfermés avec des malfaiteurs « professionnels », prouve au contraire que la crainte du châtiment suprême est chez eux très réelle. Cependant, outre cette utilité qui nous paraît incontestable, nous voulons considérer l’aspect plus proprement moral et métaphysique.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">En condamnant le criminel à mort la société lui rend en fait un ultime hommage. <i style="">Elle honore en lui l’agent libre</i> qui a agi en toute connaissance de cause, elle le reconnaît comme l’un des siens, comme une personne capable de répondre sur sa vie de son acte, capable de payer le prix de sa liberté. Nous revenons ainsi toujours au même thème. Ou bien la liberté est une réalité première, ou elle n’est pas. Réalité première, elle comporte le risque dernier, celui de la vie elle-même. Sinon le criminel n’est plus un homme, mais un produit <span class="SpellE">socio-chromosomique</span>. Il y a un proverbe qui résume toute cette doctrine. Il dit : noblesse oblige.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Enfin la troisième question qui nous paraît ici en jeu est celle de l’immortalité. Car, on l’aura sans doute remarqué, nous n’avons parlé jusqu’ici que de la vie corporelle. Peut-être touchons-nous maintenant à l’une des raisons majeures du rejet de la peine de mort. Si, pour la sensibilité moderne l’idée du châtiment suprême est insoutenable ou injustifiable, c’est qu’au fond, l’homme d’aujourd’hui ne croit plus à la personne immortelle.<span style=""> </span><o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Dès lors la mort corporelle est l’anéantissement total. Elle n’est plus un châtiment, elle est un meurtre. Nous retrouvons à ce propos l’argument que nous exposions précédemment, selon lequel toute peine devant s’appliquer au sujet coupable, la peine de mort qui détruit le sujet, ne peut appartenir logiquement au registre des peines. Et cela est irréfutable s’il est vrai que la vie corporelle constitue toute la vie humaine. On pourrait même dire que, s’il en est ainsi, la peine de mort doit être rejetée parce ce qu’elle exclut le pardon. Or il est certain que la possibilité du pardon est inséparable de la sphère éthique et qu’il en constitue le pôle supérieur, si le châtiment suprême en constitue le pôle inférieur. Exclure la possibilité principielle du pardon, c’est affirmer l’existence d’une faute matériellement absolue, ce qui implique contradiction. C’est l’<i style="">esprit de péché </i>qui est sans pardon, non tel péché déterminé. Mais, précisément, pardon et châtiment ne se situent pas au même degré, et l’un ne doit pas rendre l’autre impossible, puisqu’ils sont tous les deux nécessaires. On voit par là que la peine de mort est d’essence religieuse et n’a de signification que dans la perspective d’un destin posthume de l’être. Conformément à la loi des actions et réactions concordantes qui régit les réalités d’un même degré, la peine de mort n’atteint que le corps qui a lui-même été la cause seconde du crime. Elle suppose donc que le corps est considéré dans sa réalité objective, et qu’il n’est plus identifié au sujet. Dès lors elle n’est plus incompatible avec le pardon qui s’adresse à l’âme immortelle. Que l’on songe à Gilles de Rais conduit au supplice par la foule <span class="SpellE">processionnante</span> des parents de ses victimes qui priaient pour lui.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;">Ce n’est pas par goût de la difficulté que nous avons choisi de rappeler la véritable signification de la peine de mort. Nous n’ignorons pas que notre société la comprend de moins en moins et que notre sensibilité en supporte l’idée<span style=""> </span>de plus en plus difficilement. Fallait-il rappeler qu’il y a aussi des crimes calmement accomplis, qui témoignent d’une cruauté, d’un sang-froid et d’un égoïsme non moins insoutenables ? Mais sans<span style=""> </span>doute est-ce un fort instinct qui parle aujourd’hui, celui d’un monde qui ne croit plus ni à lui-même, ni à l’homme, ni à Dieu, et peut-être en effet fallait-il supprimer la peine de mort, puisqu’il ne se sent plus digne de l’appliquer. Pourtant, nous ne saurions oublier, à l’aube de la philosophie occidentale, l’exemple d’un autre condamné à mort. D’entre les Grecs, aucun ne fut plus sage que lui, nulle condamnation sous le ciel athénien ne fut plus injuste. Mais pendant que ses disciples pleuraient sur lui, dans sa prison, Socrate leur enseignait le chemin de l’immortalité.<span style=""> </span><o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt;"><span style=""> </span><br /> <!--[if !supportLineBreakNewLine]--><br /> <!--[endif]--><o:p></o:p></span></p> <h4 style="text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt; font-weight: normal;">P. S. <em>Ces lignes ont<span style=""> </span>été écrites il y a onze ans (1971) à une époque où la thèse abolitionniste n’avait pas encore triomphé. C’est pourquoi nous avons dû modifier le temps de quelques verbes. Pour<span style=""> </span>le reste, nous n’avons rien changé. Nous considérons toujours comme fondamentale et décisive notre démonstration, contre laquelle, jusqu’ici, ne s’est élevée aucune objection capable de la renverser. Mais, nous n’avons jamais douté que le parti abolitionniste triompherait, s’imaginant réaliser ainsi un grand progrès pour l’humanité. Corrélativement -- et de cela non plus nous ne pouvions douter – la<span style=""> </span>même société a légalisé l’avortement. Ainsi, il n’est plus permis de tuer d’effroyables monstres, mais on peut assassiner des millions d’innocents, lorsqu’ils nous gênent, de même que l’idée de la guillotine gêne la sensibilité de l’homme moderne. De l’une comme de l’autre on se débarrasse. C’est à de tels parallèles qu’on mesure le degré de déchéance de notre « civilisation ». Voici maintenant l’avortement gratuit ; bientôt on allongera le délai légal et l’on assassinera des embryons de quatre ou cinq mois ; ailleurs, on trafique de la chair humaine au nom de la science, de la boucherie et des parfumeurs. Notre société s’enfonce dans l’horreur et l’ignominie. Nous ne pouvons nous empêcher de penser que s’il y avait eu un évêque français, mitré et crossé, pour interdire à MM. Giscard d’Estaing et F. Mitterrand l’entrée de l’église où ils allaient <span class="SpellE">dominicalement</span> recueillir les voix catholiques, et les frapper publiquement d’excommunication majeure nous n’en serions pas là,<span style=""> </span>et le pouvoir libéral ou socialiste eût reculé. Mais il n’y eut aucun évêque et le sang des innocents massacrés crie vers le ciel. </em></span><em><span style="font-weight: normal;"><o:p></o:p></span></em></h4> <h1 style="text-align: justify;"><em><span style="font-size: 20pt; font-family: Arial;"><o:p> </o:p></span></em></h1> <p class="MsoNormal" style="margin-left: 18pt; text-align: justify; text-indent: -18pt;"><!--[if !supportLists]--><span style="">(1)<span style="font-family: "Times New Roman"; font-style: normal; font-variant: normal; font-weight: normal; font-size: 7pt; line-height: normal; font-size-adjust: none; font-stretch: normal;"> </span></span><!--[endif]--><span dir="ltr">Nous l’acceptons à titre d’hypothèse, et afin<span style=""> </span>de donner toute sa force à la thèse abolitionniste. Mais cela ne signifie pas qu’elle soit pour nous hors de doute, tant s’en faut. La théorie du « chromosome surnuméraire » responsable de la criminalité, très en vogue au moment où fut rédigée cet article, a depuis été complètement abandonnée.</span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-left: 18pt; text-align: justify; text-indent: -18pt;"><!--[if !supportLists]--><span style="">(2)<span style="font-family: "Times New Roman"; font-style: normal; font-variant: normal; font-weight: normal; font-size: 7pt; line-height: normal; font-size-adjust: none; font-stretch: normal;"> </span></span><!--[endif]--><span dir="ltr">La liberté de<span style=""> </span>n’importe<span style=""> </span>quoi<span style=""> </span>est<span style=""> </span>rigoureusement<span style=""> </span>identique<span style=""> </span>à l’absence de liberté. La<span style=""> </span>liberté est<span style=""> </span>toujours <i style="">liberté de faire quelque chose</i> de déterminé.</span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-left: 18pt; text-align: justify; text-indent: -18pt;"><!--[if !supportLists]--><span style="">(3)<span style="font-family: "Times New Roman"; font-style: normal; font-variant: normal; font-weight: normal; font-size: 7pt; line-height: normal; font-size-adjust: none; font-stretch: normal;"> </span></span><!--[endif]--><span dir="ltr">Nous reviendrons éventuellement<span style=""> </span>sur<span style=""> </span>cette question essentielle. Il n’y a<span style=""> </span>rien de plus<span style=""> </span>facile de critiquer un principe à partir des faits, c’est à la<span style=""> </span>portée du premier venu, mais aussi rien de plus faux. Aucun fait négatif ne peut invalider un principe qui est bon.<span style=""> </span></span></p></div>adminhttp://www.blogger.com/profile/02683783275164148533noreply@blogger.com4