samedi 15 novembre 2008

Connaissance et réalisation

A la mémoire de Georges Vallin (1921-1983)

Sauf erreur, l’expression de réalisation spirituelle, ou encore de réalisation métaphysique, est d’origine guénonienne. Elle apparaît pour la première fois dans l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, publiée en 1921.

Elle signifie d’abord que la véritable connaissance, celle dont parlent les grandes traditions sacrées d’Orient ou d’Occident, y compris la tradition platonicienne, n’est pas d’ordre purement théorique, mais qu’elle implique pour être complète, une réalisation correspondante par laquelle le connaissant, c’est-à-dire le gnostique, s’unit, et même à la limite, s’identifie à ce qu’il connaît, la connaissance étant alors, au sens plein de ce terme, l’acte commun du connaissant et du connu. Et, puisque l’Objet connu est ici de nature purement métaphysique dans la mesure où il dépasse toute nature déterminée, et même la première de toutes qui est l’Etre ou détermination ontologique primordiale – symbolisée par le point noir sur la page blanche et vide – la réalisation correspondant à un tel « Objet » peut être dite justement métaphysique, c’est-à-dire supra-naturelle, ou encore spirituelle en tant que l’esprit désigne en effet tout ce qui transcende l’ordre des déterminations de la nature.

On est spontanément enclin à considérer une telle réalisation comme concernant essentiellement le sujet connaissant. C’est lui qui se réalise, c’est-à-dire qui devient ce qu’il est réellement, grâce à l’utilisation de moyens appropriés, techniques de concentration, exercices de méditations, récitations de formules sacrées et de prières, qui produisent dans l’homme certaines transformations profondes de son être, et, par la grâce desquelles il s’éveille progressivement à une réalité dont il n’avait jusque là aucune conscience véritable. Toutes les doctrines spirituelles parlent à ce propos d’une nouvelle naissance, de l’ouverture d’un nouvel œil, l’œil du cœur. Mais la nouveauté n’est évidemment que du côté du pèlerin spirituel, le processus de transformation ontologique que désigne le mot même de réalisation ne concerne que le sujet connaissant, étant entendu que l’Objet métaphysique, quant à lui, subsiste dans sa permanent actualité, et préexiste à toute connaissance effective que l’on prend de Lui.

Cette vue n’est certainement pas fausse, et cependant elle implique une sorte d’illusion. Si elle veut aller jusqu’au bout de sa rigueur, la doctrine métaphysique doit mettre en question ce schéma provisoire, que la critique philosophique, et singulièrement le fondateur même du criticisme philosophique Emmanuel Kant, n’a pas manqué de dénoncer. Le métaphysicien, nous dit-on, semble jouir d’un privilège exorbitant. Il est à la fois dans la Caverne et hors de la Caverne : dans la Caverne puisqu’il affirme clairement la nécessité d’une réalisation, c’est-à-dire d’une transformation radicale de notre être et de notre connaissance en vue d’accéder à la véritable Réalité – ce qui implique évidemment une sortie hors de la Caverne de notre état présent, et donc précisément que nous nous y trouvons ; mais il faut bien qu’il soit en même temps hors de la Caverne, puisque le même philosophe prétend parler du véritablement Réel, comme s’il en avait quelque connaissance, comme s’il était Dieu Lui-même se racontant à nous, et nous assure à son propos toutes sortes de précisions dont la connaissance, par définition platonicienne, ne saurait pourtant que nous échapper. C’est un fait que le discours métaphysique a lieu dans la Caverne, qu’il s’exprime à l’aide de mots humains qu’après tout nous sommes capables de comprendre, mais c’est pour nous dire que, si nous voulons comprendre de quoi il s’agit, il nous faut justement quitter la scène de ce monde pour aller « là-haut ». Si Platon avait raison, nous ne devrions pas l’entendre, et puisque nous l’entendons, c’est qu’il a tort. Tout le travail de critique philosophique consistera alors à rendre compte, de diverses manières, de cette singulière illusion. La critique de la raison pure se ramène ainsi à une « herméneutique » du discours métaphysique. Victime d’une illusion constitutive, ce discours, en effet, ne sait pas ce qu’il dit. Inutile d’argumenter contre lui. Il faut seulement l’interpréter afin de lui montrer la vérité de ses paroles et lui apprendre qu’en croyant connaître l’Etre divin, la raison humaine ne fait qu’hypostasier son exigence d’absolu (1).

Il existe pourtant une autre critique de la raison métaphysicienne qui semble avoir totalement échappé à l’attention de Kant et des maîtres du soupçon, une critique mise en œuvre par Platon lui-même, du Parménide au Sophiste, et dont nous voudrions montrer qu’elle est seule à la mesure de son objet. A vrai dire, aucun métaphysicien digne de ce nom ne l’a ignorée, et c’est ce dont témoigne, aujourd’hui encore, à sa manière, la notion guénonienne de réalisation métaphysique. Cette critique consiste à dénoncer le caractère généralement chosiste de toute conception métaphysique en tant précisément qu’elle pose son objet comme un objet (Gegenstand), c’est-à-dire comme quelque chose qui appartient à l’ordre des choses ; conception qui, en d’autres termes, n’envisage le mode de réalité de ce dont elle parle que d’après celui de l’existence des objets dont elle fait ordinairement l’expérience. Or, c’est assurément là l’erreur métaphysique fondamentale, celle que nous pourrions appeler de « blocage ontologique ».

Cette erreur, c’est déjà celle que commet Aristote à l’égard des formes intelligibles auxquelles il refuse l’existence propre parce qu’il ne conçoit cette existence qu’à la manière de « choses », ou de substances individuelles, se rangeant ainsi sans le vouloir parmi ces « amis des formes » que critique si férocement le Sophiste, c’est-à-dire parmi les platoniciens exotériques, les véritables auteurs de ce que l’on appelle communément le « platonisme ». C’est aussi, croyons-nous, l’erreur de Kant dénonçant ce qu’il appelle l’illusion transcendantale, laquelle ne saurait avoir de sens que si la métaphysique véritable était irrémédiablement condamnée au regard objectivant. Que ce soit en effet le cas pour une grande partie de ce qui est ainsi nommé métaphysique en Occident, c’est ce dont on ne saurait douter. De ce point de vue, on pourra opposer une philosophie naïvement dogmatique à une philosophie consciemment critique, et la seconde n’aura pas tort de dénoncer les illusions de la première. Mais que cette illusion soit historiquement inévitée, comme l’affirme Kant, c’est ce que nous ne saurions admettre, puisque quelques textes de métaphysiciens prouvent le contraire par leur seule existence. Comment soutenir qu’il ignore l’illusion transcendantale, tel maître hindou contemporain qui déclare que le moi, le monde et Dieu sont trois « illusions » corrélatives , ou le maître plus ancien Platon qui a accompli le « parricide de Parménide », c’est-à-dire qui s’est délivré, en lui-même, par une véritable « logo-analyse », de l’ «illusion » ontologique, laquelle est bien notre « père » puisqu’elle nous engendre comme ses fils à la conscience de notre réalité individuelle et séparée ? « Illusion » qui a aussi sa vérité et son utilité relatives, sur le plan physique, car nous sommes aussi des individus, et l’Etre en lui-même est tel qu’il répugne de soi au « non-être » et s’en écarte. Ainsi, la métaphysique dogmatique, d’Aristote à Leibniz, n’est point dénuée de signification. Mais « illusion » toutefois eu égard aux exigences véritablement universelles de l’ordre métaphysique pur qui veut une non-contradiction absolue. Or la forme proprement ontologique du principe de non-contradiction (l’être est ; le non-être n’est pas) ne nous fait nullement accéder à la non contradiction absolue, dont pourtant le logos philosophique ressent en lui la nécessité. Tout au contraire, cette formulation se maintient au niveau même de la contradiction, et, plus précisément encore, elle constitue la contradiction en tant que telle, c’est-à-dire comme contradiction active, ou encore comme contradiction en acte : l’être, c’est ce qui s’oppose au non-être comme le jour refoule l’obscurité et ne saurait tout simplement coexister avec elle. Mais la réciproque n’est pas moins vraie : l’obscurité chasse la lumière. Ainsi, comme le dit Parménide, « jamais l’un ne rencontrera l’autre ». Cependant, et c’est là la contradiction de la contradiction ontologique, la formulation parménidienne affirme ce qu’elle nie. Elle pose le non-être comme ce que l’être contredit et ce qui contredit l’être. Bref, y aurait-il contradiction de l’être et du non-être, s’il n’y avait dualité ? A supposer que le non-être soit tout simplement ce qui d’aucune manière n’a de réalité, alors n’étant absolument pas, il ne saurait non plus contredire l’être. Mais l’être n’ayant plus de contradicteur volatilise sa plénitude dans le vide illimité d’un néant infiniment absent, et perd toute signification propre. Car il n’y a d’être que de sa victoire sur le néant toujours possible ; c’est dans les ténèbres que luit la lumière.

La non-contradiction absolue, qui est bien le principe essentiel du logos, nous oblige donc à dépasser sa formulation proprement ontologique, et à l’envisager surontologiquement ; en d’autres termes, il faut passer du principe de contradiction au principe de non-contradiction. Du point de vue sur-ontologique, qui n’est pas un point de vue, seule la Suprême Réalité, qui est aussi la Toute Réalité est absolument non-contradictoire, parce qu’étant au-delà de toute affirmation, elle est aussi au-delà de toute négation. Or, être « au-delà » de toute affirmation, c’est être au-delà de l’Etre qui est la première de toutes et qui les rend possibles. Toutes les affirmations, en effet, affirment d’abord l’Etre, qui est ainsi leur contenu premier et ultime, étant lui-même auto-affirmation ou auto-détermination principielle (2). C’est là le sens premier et nécessaire de l’Etre, sens que reconnaît implicitement ou explicitement l’intelligence. Le confirme ce que René Guénon a appelé l’ontologie du Buisson ardent, c’est-à-dire la réponse du Seigneur-Dieu à Moïse : Eheieh asher eheieh. « Je suis qui Je suis », ou encore, puisque Eheieh est considéré comme un nom, « l’Etre est l’Etre ». Et en effet, cet énoncé proprement onto-théologique, parmi tous les sens dont il est susceptible, a incontestablement et formellement celui d’une auto-affirmation. Nom premier de Dieu, en tant qu’il peut être encore ultimement nommé, mais qui ne dit rien d’autre que Lui-même : mon Nom dit mon Nom.

Mais l’affirmation comme telle n’épuise pas son sens dans sa propre affirmation. Elle présuppose silencieusement ce qui la rend possible, savoir, la non affirmation radicale et absolue, le Fond sans fond sur le fond duquel seulement prend forme et s’enlève la Forme des formes. Ainsi, d’un côté, l’affirmation ontologique suscite son opposé, le néant, comme son ombre négative (ouk on), ce que formule le principe de contradiction, de l’autre, elle implique une condition sur-ontologique de possibilité, la Non-affirmation suprême (mè on). De même le point noir sur la page blanche. Pure affirmation de lui-même, symbole d’unité, il suscite, par son affirmation même, l’extériorité multiple, limitative et négatrice, de toutes les parties de l’espace qui s’opposent relativement à lui, mais aussi il rend en quelque sorte manifeste le vide non-manifesté et non-déterminé de l’espace infini et sous-jacent.

Il est donc clair qu’on ne saurait souscrire totalement à la définition de Kant qui déclare en 1763, dans L’unique fondement possible de la démonstration de l’existence de Dieu : « Le concept de position est entièrement simple et ne fait qu’un avec celui d’être en général ». Que, d’une certaine façon, le concept d’être en général s’identifie à celui de position, et, plus encore, d’auto-position, c’est exactement ce que nous voulons dire, et c’est d’ailleurs très exactement ce que déclarent les métaphysiques orientales et platoniciennes depuis toujours. Mais ce concept n’est pas « entièrement simple ». D’une part, il suscite la contradiction relative du néant, d’autre part, il implique, comme condition de sa propre possibilité, la non-contradiction absolue du Sur-Etre. Et certes, ce ne sont point là des rêveries de la raison métaphysique, mais tout simplement les exigences que l’intelligence découvre en elle-même lorsqu’elle s’interroge sur son intuition de l’être, c’est-à-dire sur ce qu’elle pense effectivement de l’être.

Au reste, il est bien remarquable que nous ayons usé du même symbole pour désigner la contradiction relative du néant et la non-contradiction absolue du Sur-Etre, savoir, l’espace vide et illimité. Car, en vérité, l’un et l’autre ne font qu’un, puisqu’il y a de parfaitement réel que la Réalité parfaite et absolue. L’espace post-ontologique, c’est l’espace pré-ontologique, mais marqué, autant que cela est possible, par la détermination ontologique. C’est bien au sein de l’infini Sur-Etre que se produit l’auto-position de l’Etre pur. Mais le même Sur-Etre, envisagé à partir de l’Etre, devient le « moindre-être » dont la limite inaccessible est le néant (3). Autrement dit, l’en-deçà de l’Etre est l’analogue inverse de l’au-delà de l’Etre, et le démontre. Tout se passe comme si le Point ontologique, en s’affirmant comme forme première du Réel, était en quelque sorte condamné à assumer la Réalité infinie de l’espace au sein duquel il s’affirme, ce qui ne serait évidemment possible que par son propre effacement absolu, et qui donc, à partir de l’Etre, ne peut que se monnayer en un effacement relatif et indéfini. Le Principe ontologique suscite donc la multiplicité indéfinie des autres que Lui, c’est-à-dire des êtres relatifs, qui sont, en vérité, des relations d’être perpétuellement jaillissantes et rayonnantes en direction des ténèbres extérieures, selon une dégradation hiérarchique où s’épuise indéfiniment la possibilité de l’Etre.

Ainsi, bien sûr, est rendue intelligible la coexistence non-contradictoire de l’Etre pur et des êtres relatifs, ou encore, selon une autre formulation, du Créateur et des créatures, de Celui qui est et de celles qui ne sont pas. Coexistence nécessairement non-contradictoire, puisque, de toute façon, c’est la Non-contradiction absolue qui a le dernier mot, et que, sans elle, la contradiction relative ne serait même pas possible. C’est précisément grâce à la Non-contradiction absolue que le relatif et l’altérité peuvent réellement contredire l’identité de l’Etre pur, qu’il peut réellement exister un réellement autre que Dieu qui seul pourtant est. D’une manière générale, pour toute intelligence, la contradiction absolue est tout simplement impossible, et la formulation parménidienne ne fait qu’exprimer cette impossibilité. Mais, pour l’exprimer, il faut bien qu’elle soit possible d’une certaine manière, et elle l’est assurément, sous la forme d’une contradiction relative et néanmoins réelle, parce que la Non-contradiction absolue est véritablement hors de portée et au delà de toutes les contradictions possibles, mais que, par là-même, ne s’y opposant point. Elle les rend infiniment possibles. On dit souvent : qui peut le plus peut le moins. Nous aimerions ériger cette sentence en axiome métaphysique fondamental sous la forme radicale suivante : seul le Plus peut le moins. Seul le Sur-Plus absolu de l’infini Sur-Etre « peut » le moins ontologique que constitue l’être relatif. Seul il offre à sa manifestation un espace assez « grand » pour qu’elle puisse coexister avec l’Etre pur, dans une contradiction relative et, sur son propre plan, irréductible.

Le réceptacle cosmique où s’effectue l’irradiation créatrice du Point ontologique, c’est donc l’infinitude même de la Réalité surontologique, mais en tant qu’elle est vue à partir de l’Etre, commencement premier et fin ultime, point de départ de tous les départs et terme de tous les termes. Et vue à partir de la fin première et dernière de toute chose, l’Infinitude surontologique ne peut apparaître que comme indéfinité infra-ontologique, que comme limitation indéfinie de l’Etre. C’est aussi ce qu’enseigne l’Epiphanie du Buisson ardent. La voix qui parle à Moïse et qui fait entendre le Verbe de Dieu, parle dans un buisson qui brûle sans se consumer. L’exégèse patristique a toujours considéré ce buisson comme un symbole de la Vierge Marie, qui, comme lui, a porté le verbe divin et l’a fait entendre au monde. Or Marie peut être envisagée comme Theotokos, Mère de dieu Lui-même, c’est-à-dire Matrice, support, fond sans fond dans lequel prend forme la Forme des formes, la détermination principielle de l’Etre. Mais elle est aussi l’image de la substance primordiale, du réceptacle cosmique, de la materia prima qui s’offre passivement à l’information du Verbe créateur et par là même le limite (4). De même, la Bhagavad-Gita nous présente tantôt le Brahma nirguna (non-qualifié), comme la matrice universelle, dont Lui-même peut naître comme Brahma qualifié (saguna), c’est-à-dire comme détermination ontologique : « Je nais de ma propre maya » déclare Krishna au 6° verset du chapitre IV ; et tantôt Il est lui-même la materia prima, la Prakriti, la matrice cosmique où se diversifie et se fragmente l’unique Réalité causale.

Et par là nous comprenons précisément, autant que cela est possible, comment la materia est puissance indéfinie de limitation, dans la mesure même où, comme en-deçà de l’Etre, en-deçà qui témoigne de son Au-delà, elle offre son illusoire altérité, sa trompeuse indéfinité, à sa manifestation ou expansion cosmique. Ici l’Etre est partout contredit, c’est-à-dire limité, fini, épuisé. Comme l’a dit Guénon, de ce point de vue (négatif), la Manifestation universelle n’est que la somme de toutes les limitations possibles de la Réalité ontologique. Mais, bien sûr, elle en est aussi l’affirmation – puisqu’aucune limitation ne saurait exister en tant que telle et qu’elle n’a d’être que de ce qu’elle limite. Toutefois, elle s’affirme selon le seul mode affirmatoire possible, en s’anéantissant dans son affirmation même, en sorte que l’affirmation de l’Etre ne saurait le doubler inutilement et d’ailleurs contradictoirement. Si nous reprenons ici, pour plus de clarté, l’image célèbre que Nicolas de Cues tira du Livre des XXIV philosophes, nous dirons que la Non-contradiction absolue du Sur-Etre est figurée par le cercle infini dont le centre est partout, la circonférence nulle part ; la contradiction de l’Etre et du néant est figurée par le cercle fini dont le centre est déterminé par sa distinction d’avec la circonférence ; quant à la sous-contradiction de l’infra-ontologique, elle sera figurée par un cercle indéfini dont la circonférence est partout et le centre nulle part.

De ce point de vue, il est clair que nous avons atteint la pax metaphysica ; nous voulons dire : du point de vue de la Non-contradiction suprême. Ce conflit de la raison avec elle-même en lequel se réduisait pour Kant toute l’histoire de la philosophie, et auquel il se félicitait d’avoir mis fin – mais à quel prix ! – ne procède en fait que de l’oubli de la perspective supra-ontologique, celle là même qui se formulait implicitement dans la révélation de l’Exode, au cœur du Buisson ardent, puisqu’en Se « définissant » comme l’Etre, Dieu s’en distingue silencieusement et le transcende ; celle aussi qui s’énonce mystérieusement dans la Théarchie suressentielle de la Trinité, et encore sous la figure de Marie, Theotokos et Reine de la paix ; mais nous la retrouvons également, quelques siècles plus tard et sous d’autres cieux, dans l’enseignement du maître des sciences métaphysiques, shankara, dont le nom signifie précisément : Kara « celui qui fait », shan « la paix » ; Shankararâchârya, le « Maître pacificateur ». Et c’est enfin, croyons nous, le sens de ce curieux dialogue qu’est le Sophiste.

Qu’on veuille bien en effet considérer cette étrangeté : d’un dialogue consacré au sophiste, le grand absent, c’est le sophiste lui-même : ni Gorgias, ni Protagoras, ni aucun nom d’aucun sophiste n’y apparaît. La raison en est, comme tout à l’heure pour Parménide, que le sophiste vit et parle en chaque philosophe. Plus encore, il n’y a de philosophie que de sophistique surmontée. Ce qui travaille le philosophe de l’intérieur, comme le levain la pâte, c’est l’irrécusable sophistique du discours sur l’être, qui, par son existence même, témoigne d’un autre que l’être : dans la mesure même où le logos prétend ne viser que l’être, il s’affirme comme cet en-deçà de l’être à partir duquel seulement il peut y avoir visée de l’être. Le sophiste est donc l’ombre portée de l’ontologie parménidienne. Il s’installe au cœur de la contradiction dont il n’est rien d’autre que l’actuation, et que, par là même, il occulte en quelque sorte. Il est la contradiction inexplicablement réalisée ; il ne vit que du conflit de la raison avec elle-même. Il est l’antinomique de la raison pure. Mais la philosophie n’est rien d’autre, nous l’avons dit, que la sophistique surmontée. En d’autres termes, il n’y a pas de philosophie, au sens positif d’un discours ordonné et systématique sur l’Etre ; il y a seulement une philosophie négative, au sens où l’on parle d’une théologie négative. La philosophie, c’est l’anti-sophistique, comme on dit : l’anti-matière. Et c’est pourquoi Platon n’avait nul besoin d’écrire le dialogue pourtant annoncé du Philosophe ; à nous de comprendre que ce dialogue, nous venons précisément de le lire de la seule manière dont il peut être écrit : « Par Zeus, nous dit l’étranger (5) (en 253e), sommes-nous donc tombés à notre insu dans la science des hommes libres, et se peut-il qu’en cherchant d’abord le sophiste, nous ayons trouvé le philosophe ! ». Tel est le platonisme véritable, non le platonisme exotérique des « amis des Idées » que le Maître dénonce et refuse. Ainsi est établie la pax metaphysica, non seulement dans l’histoire de la philosophie – ce qui, après tout, n’a qu’un intérêt secondaire – mais en nous-même, dans notre propre cœur, au centre du logos qui doit résoudre la contradiction qui le constitue comme logos. Qui doit, c’est-à-dire qui ne peut pas ne pas résoudre cette contradiction, puisque son intention essentielle est celle même de l’intelligibilité et du sens, intention qui s’exprime nécessairement, quoiqu’imparfaitement, dans le principe parménidien de la contradiction ontologique.

Mais que veut dire : résoudre la contradiction ? Ecoutons le Maître qui nous donne ici son enseignement peut-être le plus important. Nous sommes en 249c-d. L’étranger vient de montrer que, le voudrait-elle, l’intelligence philosophique ne peut abolir intelligiblement toute intelligibilité. Que faire alors devant les doctrines antinomiques, par exemple celle des immobilistes, Eléates ou platoniciens exotériques, et celle des mobilistes « qui meuvent l’être en tout sens » ? D’une part l’intelligence ne peut renoncer à sa propre nature, qui est d’ « intelliger » ; et d’autre part la voici contrainte de se prononcer entre deux thèses opposées mais également plausibles. On imagine la réponse du dogmatisme exotérique : il faut choisir l’un ou l’autre, et s’y tenir ; ou bien, la réponse du criticisme anti-dogmatique : il ne faut choisir ni l’un ni l’autre, puisque nous ne savons ce qu’est l’être. Mais voici la réponse de Platon : « il faut devenir semblable aux petits enfants qui désirent les deux à la fois ». Le philosophe veut tout, il veut le Tout et même ce qui paraît le plus contradictoire. Vouloir « les deux à la fois », quels que soient ces « deux », telle est l’intention philosophique la plus profonde. La philosophie veut la dualité. Non point de dualité réduite à l’un de ses termes, non point une dualité réduite à l’unité sous-jacente et synthétique de ses deux termes, mais « les deux à la fois ». Elle veut, c’est-à-dire elle accepte, elle consent à la dualité, ou encore à l’altérité, elle la désire et l’aime de son cœur le plus libre et plus essentiel. Mais comment est-il possible à l’intelligence de se rendre effectivement accueillante à l’Etre et à ce qui n’est pas ? Où trouver le fondement assez ample à partir duquel on pourra embrasser à la fois l’un et l’autre, sans les confondre, sans les réduire, sans les supprimer, mais au contraire en leur permettant de coexister librement ? La réponse est le secret même de la Non-Dualité ou Non-Contradiction suprême. Secret, car le dire c’est le nier. On le voit, la Non-Contradiction, la Non-Dualité, ce n’est pas l’homogénéité définitive et infiniment absorbante. La pire des erreurs ce serait, après avoir accompli le « parricide parménidien » (6) – et seul en effet, nous l’avons dit, Parménide est notre « père » (7) – de transposer simplement, au niveau du Sur-Etre, l’homogénéité massive de la sphère ontologique. La pax metaphysica n’est pas celle du cimetière des philosophies mortes ; elle n’est pas celle non plus de la retraite kantienne où l’intelligence, à l’abri derrière les formes a priori de sa connaissance, a définitivement renoncé à courir le risque ontologique. Elle est, en vérité, paix active, « pleine de bruits et de fureur », paix de la jeunesse, acquiescement à toute joie de l’être ; elle tressaille d’allégresse avec la multiplicité innombrable des créatures, elle sait qu’il n’est pas de conflit, de négation, d’exclusion, de limitation, que ne rende précisément possibles l’infinitude de l’absolument Réel, le Sans-Mesure et le Sans-Fond.

On assiste aujourd’hui à la rencontre peu évitable d’un apophatisme courtement pensé et d’un heideggerisme singulièrement unilatéral ; ce qui conduit à la nouvelle hérésie anti-ontologique ; « l’Etre, voilà l’ennemi », à moins que ce ne soient les étants ; comme si le Sur-Etre exigeait la suppression de l’Etre et de sa création multiple ! Quelle profondeur d’incompréhension ! Car il ne suffit pas de déplacer des prépositions pour dépasser toute « position », et la première qui est l’Etre même. L’idolâtrie réifiante par laquelle déjà on ne voyait dans l’Etre que l’étant, voilà maintenant qu’on la transporte au niveau même de la Non-Dualité. Bientôt, nous le prévoyons, rien ne sera plus courant que le méta-ontologique ; toutes les boutiques philosophiques en tiendront l’article ; et l’on n’aura que mépris pour tous ceux qui se sont rendus coupables de cet impardonnable péché contre l’intelligence qu’est l’onto-théologie. La véritable métaphysique, tout au contraire, ignore un tel mépris, puisqu’elle se connaît comme seule capable précisément de rendre compte intelligiblement de l’onto-théologie qui, sans elle, ne peut pas ne pas engendrer toutes les contradictions auxquelles l’histoire montre qu’elle a effectivement donné lieu et dont la principale est l’athéisme lui-même. Nous disons onto-théologie parce que, de fait, les contempteurs du Dieu personnel rejoignent les contempteurs de l’Etre, comme si la lumière universelle devait nier la ponctualité du foyer solaire, et comme s’il n’était pas évident que c’est seulement par le soleil que nous vient la lumière ; et c’est pourquoi rien n’est plus métaphysiquement justifié que de se prosterner devant la transcendance de la Personne divine et de L’adorer. La métaphysique de la Non-Dualité n’est pas un « truc » pour intellectuel malin. Elle exige plutôt une naïveté rare et une humilité naturelle. Sans doute le métaphysicien ne peut-il cacher qu’un certain onto-théologisme exotérique, par sa propre agressivité et son étroitesse dogmatisante, contraint en quelque sorte le philosophe à la sévérité critique. Car les droits de la vérité sont imprescriptibles. Mais il ne saurait non plus opposer simplement ce que Georges Vallin a si judicieusement appelé la « perspective métaphysique » aux limitations des théologies exotériques, et à combattre les unes par l’autre. Car le métaphysicien, en tant que tel, ne combat pas ; il sait que ces limitations sont inévitables, et donc nécessaires, non seulement pour la masse des hommes ordinaires, mais aussi pour lui-même, en tant précisément qu’il est individuellement l’un d’entre eux. La grâce du Vedânta non-dualiste peut bien illuminer son intelligence – et pourquoi faudrait-il qu’il le niât ? – il ne peut ignorer cependant que son être individuel demeure en quelque sorte ontotropique, c’est-à-dire orienté vers l’Etre comme vers le Donateur de cette réalité dont il éprouve en soi la très mortelle absence. On ne prie pas l’Absolu sur-ontologique et supra-personnel : on ne parle à Dieu que parce qu’Il peut nous entendre et nous aimer. Le vrai philosophe ne tombera pas dans un puits pour avoir trop regardé les étoiles : il sait, mieux que d’autres peut-être, qu’il s’y trouve déjà, et qu’il n’est pas aisé d’en sortir, à moins d’un secours d’en-Haut.

Nous pouvons maintenant revenir à la question dont nous sommes parti, et qui est celle de la réalisation métaphysique. Nous venons de montrer que la doctrine purement métaphysique de la Non-Contradiction absolue n’est au fond rien d’autre qu’une herméneutique de la raison ontologique. Nous avons recueilli cet enseignement auprès de Shankara comme auprès de Platon. S’il est vrai que le philosophe n’est que le non-sophiste, cela signifie qu’au fond la doctrine suprême n’a pas de contenu propre. Elle est, dans l’ordre même des formulations langagières, constituée essentiellement par le dépassement herméneutique de l’objet même de tout discours. Plus encore, elle est la compréhension du discours sur l’Etre. Assurément, d’une certaine manière, le logos ne parle que de l’Etre. Mais la métaphysique comme herméneutique nous enseigne justement ce que parler veut dire ; et elle ne peut le faire qu’à la condition de « comprendre » l’Etre et le discours, c’est-à-dire de les embrasser à partir de ce qui les dépasse et les fonde. Elle apparaît ainsi comme une métacritique de la raison ontologique : elle définit les conditions transcendantales de toute ontologie possible. Aux yeux de la métacritique non-dualiste, le criticisme kantien entre dans une contradiction vraiment épimédienne (8), dans la mesure où il nie qu’il y ait un logos de l’être, car s’il n’y en a pas, il ne pas non plus le savoir. Il est vrai que les limitations du point de vue ontologique se reflètent en contradictions sur le plan des réalités naturelles et empiriques. Mais justement, ces limitations ne son perceptibles qu’à partir de ce qui dépasse ce point de vue. Pour celui qui demeure sur le seul plan empirique, l’Etre est perçu comme réalité pure et parfaite, indépassable et fondatrice, en vertu même de l’ontotropisme constitutif de tout regard intellectuel. Et donc il apparaît aussi comme cela en quoi toutes les contradictions naturelles trouvent leur effacement, et non comme ce dont on ne peut parler. Au demeurant, il devrait être clair que toute interdiction de parole vient toujours trop tard. Et si la métacritique non-dualiste est compréhension de l’Etre et donc perçoit ses limites, ou plutôt, et pour parler d’une manière infiniment plus appropriée (car l’Etre en soi est infini), le perçoit comme cause directe de toutes les déterminations positives, et comme racine indirecte de toutes les limitations, elle ne serait pas non plus compréhension de l’Etre si elle ne le fondait, en quelque sorte, dans son infinie plénitude, c’est-à-dire si elle n’en montrait la possibilité. Ce qui signifie simplement ceci : l’Etre comme tel n’est pleinement intelligible qu’en tant qu’Il est regardé comme l’Affirmation ou la Position principielle. Mais Il ne peut être regardé ainsi qu’à partir de la Non-Affirmation ou Non-Position suprême. Sinon, si on ne va pas jusque là – et il n’est pas toujours nécessaire de le faire – l’Etre pur est le terme indépassable et premier, Il fait donc fonction de Réalité absolue, il équivaut au degré surontologique et Le révèle ou Le représente. De même, pour l’habitant terrestre, le Soleil est source unique de la lumière et équivaut implicitement à l’essence de la lumière universelle. Du moins est-ce là l’enseignement que nous donne le jour. Autrement dit, le Soleil Ontologique suffit à rendre compte de l’expérience diurne de la connaissance, laquelle nous révèle tous les contenus positifs des réalités naturelles. Mais il y a aussi une expérience nocturne et cette expérience est double : lunaire et stellaire. Lunairement, c’est encore le soleil de l’Etre qui suffit à rendre compte des aspects négatifs ou limitatifs des réalités naturelles, puisque la Lune ne fait que refléter sa lumière : lumière morte qui éteint les couleurs – les qualités positives – et accuse les contours et les ombres – les finitudes et les limitations. Stellairement d’autre part, la nuit nous fait découvrir, mais seulement par négation ou indirectement, l’existence d’une autre lumière, pour nous sans puissance illuminatrice, la lumière pure et universelle dont le Soleil est comme la concrétion rayonnante et victorieuse.

Or, la métaphysique ou métacritique des conditions transcendantales de toute ontologie ne concerne pas seulement l’Etre comme terme unique du regard intellectuel. Elle concerne aussi cet intellect lui-même dans son acte cognitif. Si elle doit nous enseigner ce que parler veut dire, relativement à l’Etre comme objet de la parole, elle doit aussi le faire relativement à l’homme comme sujet de la parole. La formulation de cette exigence sera très simple : que signifie pour le philosophe de parler de ce qui dépasse le monde de l’expérience commune ? Il faut nécessairement que la rigueur de la métacritique non-dualiste pénètre aussi à l’intérieur de l’acte cognitif et le transforme suffisamment pour le rendre adéquat à sa tâche. Or le propre d’une telle métacritique, c’est précisément de nous révéler l’ontologisme inconscient ou implicite de tous nos actes cognitifs, dans la mesure où elle met en évidence cet ontotropisme positif dont nous avons parlé. Toutefois, et bien qu’il n’y ait aucun doute que l’intelligence vise toujours l’Etre, il est non moins certain qu’elle ne l’atteint pas directement en tant que tel, mais seulement revêtu d’un certain mode, celui selon lequel il est actuellement présent et qui se trouve à l’origine de l’expérience cognitive. Or, la présence est pour nous la forme générale de l’existence : seul existe pour nous ce qui nous est présent c’est-à-dire ce dont nous prenons effectivement conscience. Pour la connaissance ordinaire, naturelle et immédiate, ce mode est celui de l’existence corporelle ou sensible, ce qui signifie que le mode de présentation corporelle est le premier sous lequel nous faisons l’expérience de l’être, bien que la notion même de l’être ne puisse évidemment être donné par la perception elle-même, mais seulement dans la perception. La conscience du réel, ou conscience effective ou conscience actuelle, implique donc la conjonction ou plutôt l’impossible disjonction d’un connaître et d’un être, en dehors de quoi le mot de réalité n’a aucun sens rigoureux. Autrement dit, il y a réalité effective lorsqu’il y a effectivité d’une telle non-disjonction. C’est cette non-disjonction qui est première (le réel étant la norme des normes, la norme comme telle) ; l’être et le connaître ne sont par rapport à elle, c’est-à-dire par rapport à la réalité, que des possibles qui se réalisent dans leur acte commun. C’est pourquoi les aristotéliciens peuvent dire que la sensation est l’acte commun du sentant et du sensible. Et c’est précisément en tant que cet acte commun se réalise immédiatement et naturellement, que le monde réel est d’abord le monde physique. On ne peut donc séparer ici le sujet de l’objet (ou réciproquement), sinon par abstraction et tant que ni le sujet sentant ni l’objet sensible, ne sont tout le sujet et tout l’objet. La non-disjonction en acte du connaissant et du connu est donc le lieu même où se tient la réalité et à partir duquel prend sens leur distinction possible.

Quand nous disons acte commun et immédiat, cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de médiations physiques, physiologiques et même psychologiques, dans le circuit perceptif, mais que de telles médiations sont ignorées de la connaissance sensible en tant que telle : l’œil ne se voit pas voyant, la vue est vue immédiate du visible en acte. Cette immédiateté est bien le signe, la marque qu’en elle le sentant et le sensible ne font réellement qu’un.

Il faut donc résolument s’engager dans la voie de ce « réalisme actualiste » qui identifie le réel à une suturation permanente d’un connaître et d’un être comme d’une fermeture-éclair dont les deux moitiés se réunissent progressivement. Il n’y a de réalité que sur la ligne de cette suturation qui ne définit rien d’autre que la vie même par laquelle chaque être individuel se réalise en s’abouchant en permanence avec les autres êtres et les éléments objectifs de son monde, si bien que l’unité d’un être, à travers tous ses états, est constituée par l’unité de sa ligne de suturation. Tous les êtres, de l’atome à l’homme et à l’ange, passent en quelque sorte leur temps à poursuivre cette suturation cognitive sur la ligne de laquelle fulgure l’irréductible réalité. Mais, évidemment, avec des modalités extrêmement diverses selon la diversité des espèces d’êtres. Tout en bas de l’échelle, l’être atomique ou sub-atomique s’identifie presque totalement à son connaître dans une actualité quasiment instantanée. Au contraire, pour l’homme, qui déborde par la pensée la ligne de la réalité suturante (penser, c’est être absent), son connaître excède de beaucoup son être : il connaît, c’est-à-dire il anticipe le sens du mouvement de suturation, ce qui signifie qu’il pose de l’être et des degrés d’être dont il n’a pas une conscience effective, autrement dit des degrés d’être qui ne sont pas véritablement réels au sens que nous avons donné à ce terme. A cet objet de la connaissance anticipative convient essentiellement l’attribut de la possibilité. Non que cet objet connu théoriquement soit possible relativement à sa propre actualisation, mais au sens où il n’est pas actuellement réel pour la connaissance qui le conçoit, c’est-à-dire au sens où il n’est effectivement et immédiatement pas connu. La distinction du possible et du réel, selon la perspective qu’ici nous retraçons, et qui est celle que Guénon définit aux chapitres XV et XVI de Les états multiples de l’être, ne repose donc pas sur leur opposition, mais, au contraire, sur leur identité métaphysique. Eternellement, « au niveau » du principe suprême et absolu, est réalisée la parfaite suturation de l’être et du connaître, tout étant accompli au-delà de tout mode déterminé, fût-ce le premier d’entre eux , le mode ontologique. Dieu est la Réalité pure parce qu’Il Se connaît infiniment Lui-même et S’identifie parfaitement à cette connaissance. Mais cet absolument Réel n’est pour nous concevable et énonçable que comme Possibilité universelle et infinie, c’est-à-dire comme Non-Contradiction suprême, puisque, très précisément, le possible s’énonce en logique comme ce qui n’implique pas contradiction : la Non-Contradiction totale, c’est donc la Possibilité totale (9). Assurément, la Possibilité universelle n’est essentiellement pas distincte de l’absolument Réel. C’est pourquoi elle sera figurée dans l’hindouisme comme la Skakti, l’Epouse-Energie du suprême Brahma. Mais elle n’est pas non plus un « pur point de vue », ce qui d’ailleurs n’aurait aucun sens. Elle est le Principe suprême en tant qu’Il « regarde » toutes les déterminations ontologiques et la première de toutes, leur synthèse causale, l’Etre lui-même, et tant que, réciproquement, toutes les déterminations Le regardent. Elle est, cette Shakti, la réciprocité même des regards, l’altérité infinie en laquelle l’identité infinie transcende et embrasse la contradiction ontologique. Elle est le lieu universel de toutes les réalisations possibles, c’est-à-dire de tous les événements cognitifs par lesquels les êtres accèdent à la réalité, le lieu de toutes les suturations innombrables où ils se fondent, sans confusion, dans la suturation éternellement en acte. Elle est, autrement dit, l’immanence de toute multiplicité – et de l’Un lui-même – au sein du Principe, et c’est pourquoi nous pouvions dire en commençant que l’événement de la connaissance n’arrive pas seulement à l’être humain qui en prend effectivement et immédiatement conscience, mais aussi, et d’une certaine manière, qu’il arrive aussi en Dieu, quoique évidemment, il n’y ait en Lui rien de « nouveau », ou plutôt, parce que, n’ayant point de passé, ni d’avenir, – si l’on peut dire – tout en Lui est radicale nouveauté, éternelle présence.

Et de même pour l’Etre. Qu’est-ce, d’ailleurs, que le possible, sinon ce qui peut être. Et qu’est-ce que le point de vue sur-ontologique, sinon le point de vue à partir duquel seul l’Etre devient possible, pleinement possible, puisqu’il échappe à la contradiction de la finitude indéfinie qui pourtant procède de Lui, en même temps qu'Il apparaît comme l’Affirmation de ce qui est au-delà de toute affirmation ?

Telle est, brièvement décrite, la voie de la réalisation métaphysique, selon ce que nous avons appelé, faute d’un meilleur terme, la doctrine du réalisme actualiste. Elle nous enseigne quelle est la véritable herméneutique du soupçon, celle qui dénonce vraiment l’illusion objectivante de la pensée non-critique, en même temps qu’elle délivre l’Objet ontologique de toute contradiction, parce qu’elle est seule en possession d’une conception rigoureuse de la Réalité. C’est en ce sens que le Dieu-Logos pouvait énoncer en saint Jean : « Celui qui fait la vérité va à la Vérité ».

Cet article constitue le volet métaphysique d’une étude sur le Non-Etre, dont un précédent article (Du Non-Etre et du Séraphin de l’âme) avait repéré quelques expressions traditionnelles. On trouvera également cet article sur ce site.

Publié dans Connaissance des Religions numéro de septembre-décembre 1987.

Notes

(1) Si Kant est un a-gnostique, il n’est pas un athée : « Je devais donc supprimer le savoir, pour trouver une place pour la foi (Préface à la 2° ed. de la Critique de la raison pure).
(2) Mais ces affirmations de l’Etre n’étant point l’Etre comme tel ne peuvent l’affirmer que selon un certain mode qui différencie chacune de ces affirmations de toutes les autres. C’est la raison d’être de la multiplicité non quantitative des essences ou des archétypes qui sont autant de modes possibles d’affirmation de l’Etre.
(3) La notion d’un néant conçu comme la limite évidemment évanouissante et donc inaccessible de la tendance cosmique « descendante » est l’une des clés spéculatives les plus importantes que Frithjof Schuon nous ait donnée.
(4) Nous avons développé cette doctrine dans La Charité profanée, Ed. du Cèdre, 1979, pp. 341-355.
(5) On sait que dans le dialogue du Sophiste, le maître doctrinal n’est pas Socrate, comme généralement chez Platon, mais l’«Etranger d’élée ».
(6) C’est-à-dire : après avoir dépassé le monisme de l’Etre que Parménide, Père de la philosophie a enseigné. L’expression : « parricide de Parménide » se trouve déjà chez Platon (Sophiste 241 d).
(7) Nous ne sommes fils que relativement au Père qui nous a engendrés, c’est-à-dire à l’Etre créateur. La doctrine de Parménide étant prise ici comme le symbole de toute doctrine limitant le réel à l’Etre, dépasser cette doctrine, c’est dépasser la racine ontologique de toute paternité. C’est donc, symboliquement ou apparemment, un « parricide » .
(8) Epiménide est ce crétois qui disait que tous les Crétois étaient menteurs.
(9) Les scolastiques distinguent : 1°) la possibilité intrinsèque ou absolue qui se ramène à la non-contradiction : un cercle est possible ; un carré circulaire est impossible, même pour Dieu, car il implique contradiction. 2°) la possibilité extrinsèque ou relative, qui dépend de certaines conditions de réalisation ou de la capacité d’un sujet : il peut pleuvoir demain, un homme peut courir. Il s’agit ici de la possibilité absolue.

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