samedi 15 novembre 2008

De la tradition

La notion de tradition, dans son sens le plus général, c’est l’idée d’une identité maintenue à travers une altérité. Comme on sait le mot vient du latin tradere, contraction de trans (à travers) et de dare (donner), c’est-à-dire : transmettre, livrer. Cependant toute donation n’est pas nécessairement tradition . Ainsi, quand nous donnons à manger à qui est affamé, ce que l’on donne, assimilé par le récipiendaire, perd son identité, s’intègre à la substance corporelle et disparaît comme tel.

Pour qu’il y ait tradition, il faut donc que ce qui est donné soit gardé fidèlement, tel que l’on a reçu, sans altération essentielle (des altérations accidentelles sont inévitables ou même parfois souhaitables). Mais, là non plus, la maintenance ne suffit pas par elle-même à constituer la tradition. Ainsi l’avarice qui accumule les possessions et veille jalousement sur elles, participe bien d’un certain esprit de tradition, mais à la manière dont la caricature participe de son modèle, en le détruisant par inversion. Elle ne dissipe pas, comme la prodigalité, mais elle neutralise et tue plus sûrement encore : en dispersant indûment le dépôt, la prodigalité en communique cependant la vertu – bien qu’affaiblie-- à un grand nombre, tandis que l’avarice l’arrête à soi sans l’excuse d’une jouissance espérée. En réalité le dépôt n’est reçu et maintenu que pour être donné et transmis. Nous dirons donc qu’il y a tradition chaque fois qu’il y a réception d’un dépôt à transmettre. Réception, maintenance transmission, se conditionnent réciproquement. On ne peut transmettre que ce qu’on a reçu, d’une part, et que ce que l’on a maintenu identique, d’autre part. Ce que l’on a reçu : en effet, on ne peut donner ce que l’on a pas, c’est-à-dire : ou bien ce dont on est privé, ou bien ce qui ne fait qu’un avec nous-mêmes (je ne puis donner ma tête, ou mon intelligence ou ma sensibilité), la tradition est donc relative à quelque chose de distinct du récipiendaire, comme du donateur. Ce que l’on a maintenu identique : en effet, si le dépôt est altéré ou transformé , on ne transmet pas ce que l’on a reçu, mais autre chose (et même, à la limite, ce qui est purement subjectif étant incommunicable, un dépôt subjectivement transformé devient proprement intransmissible) ; ne se transmet que ce qui, en soi, échappe aux sujets individuels et les transcende.

Cette dernière remarque exige d’être approfondie. En effet, elle ne concerne plus une description formelle de la tradition, comme précédemment, mais vise la nature même du dépôt, c’est-à-dire son contenu. Nous pourrions formuler notre question de la manière suivante : quel doit être le dépôt pour qu’il puisse faire l’objet d’une réception-maintenance-transmission ? A priori, tout ce qui est reçu-maintenu-transmis relève de la tradition ou constitue une tradition . Cependant tout n’est pas réceptible (1) - maintenable – transmissible. Au reste, réception et transmission ne sont que les faces d’un même acte : ce qui, d’un côté, est reçu, de l’autre est transmis. En conséquence, ce qui vaut pour l’une vaut pour l’autre. Et la question se ramène à la suivante : quel doit être le dépôt pour être réceptible (ou transmissible) et maintenable ?

La question de la réceptibilité, radicalement envisagée, nous conduit très loin. Je ne peux recevoir que ce qui ne vient pas de moi, et donc ce qui vient d’un autre, assurément. Mais il y a plusieurs manières de « venir d’un autre », et si cette condition est nécessaire pour qu’il y ait tradition, elle n’est pas suffisante. Ainsi, par exemple, ce qui vient d’autrui peut-être une pure et simple expression de sa subjectivité, revêtant éventuellement la forme d’une invention ou d’une création. En ce cas, la transmission est impossible, puisque ce qui est proprement subjectif, nous l’avons dit, est incommunicable. Pourtant de telles productions peuvent effectivement donner lieu à des « traditions », mais traditions apparentes, pseudo-, ou mêmes contre-traditions : en réalité, il s’agit de véritables cas de « possessions psychiques », certaines individualités puissantes engendrant ainsi par fascination mimétique d’innombrables copies humaines plus ou moins conformes. En revanche, toute invention, création, ou innovation n’est pas forcément l’expression d’une subjectivité. Quand elle est le fruit d’une intuition ou même d’une révélation reçue, elle véhicule des éléments objectifs d’origine non-humaine , qui donc sont évidemment communicables et peuvent alors faire l’objet d’une véritable tradition. Un grand prophète, un grand spirituel, un grand artiste, un grand philosophe, un grand homme politique, peuvent être à la source, apparemment humaine d’une authentique tradition, alors qu’ils ne sont que les médiateurs d’une forme transcendante qui descend en eux et s’y manifeste (Platon, Aristote, Alexandre le Grand, Jules César, Saint-Jean, Saint-Paul, Saint-Augustin, Saint-Benoît, les inventeurs anonymes des styles roman et gothique, Charlemagne, Saint-François d’Assise, Saint-Louis, Saint-Thomas d’Aquin, Roublev, Bach, parmi d’autres).

Concluons que la vraie tradition est toujours reçue, caractère qui lui est intrinsèque et n’est point relatif au fait d’être éventuellement communiquée par un autre homme. Autrement dit, il n’y a de tradition que d’origine non humaine.

Nous allons voir que la « maintenabilité » nous conduit à une conclusion analogue. La condition essentielle en effet, pour que le dépôt soit maintenu identique à lui-même, est qu’il possède précisément une identité, c’est-à-dire une nature et une unité. Posséder une nature, c’est être quelque chose de déterminé, le contraire de « n’importe quoi ». En général la nature d’un être ou d’une réalité quelconque peut se décrire comme un ensemble de caractères bien définis (ainsi la nature humaine se définit par les caractères de l’animalité spécifiée par ceux de la rationalité). Il ne peut donc y avoir de « tradition révolutionnaire » par exemple, ou de tradition de « créativité » : ce sont là, en réalité des contre-traditions dont le modèle est le péché originel (2). Mais il faut en outre que ces éléments constitutifs d’une nature forment un ensemble, un tout unifié : qu’ils soient en harmonie les uns avec les autres, et non point comme des pièces rapportées extérieures ou étrangers l’un à l’autre. Or, les seules réalités qui vérifient ce critère, ce sont les réalités naturelles, « non faites de main d’homme », non composées artificiellement de parties hétérogènes, donc des réalités dans lesquelles le tout préexiste en quelque sorte aux éléments constituants. Qu’on ne croit pas que par là, nous écartions les techniques, pourtant si évidemment traditionnelles. Bien au contraire, outils et machines pour fabriquée que soit leur réalisation matérielle n’en correspondent pas moins à des « possibles », et donc à des archétypes permanents, qui sont plutôt découverts par tâtonnement ou par inspiration (voire par révélation) que véritablement inventés. Nous écartons seulement les réalités d’une nature relativement définie (au moins en apparence) mais composées d’éléments disparates et parfois contradictoires : ainsi l’idéologie démocratique, le modèle politique républicain , ou certains styles artistiques composites. Nous sommes donc renvoyés à l’idée d’une essence immuable, supra-humaine , raison première et constitutive de l’identité du dépôt traditionnel.

Sans doute ces considérations sembleront-elles bien métaphysiques et abstraites ou même schématiques. Elles ne devraient cependant pas nous faire oublier que notre vie la plus quotidienne et la plus concrète est tissée de mille traditions authentiques, sans lesquelles elle serait tout simplement impossible, mais grâce auxquelles, en même temps, notre existence éphémères se trouve rattachée à des réalités éternelles.

(1) On excusera ce néologisme construit sur le modèle de « perceptible » ; recevable à un sens déterminé pour désigner la pure capacité d’être reçu.

(2) Nous reviendrons dans un prochain article sur cette notion de contre-tradition. On prétend aujourd’hui à être créatif dans des maisons de la culture : autant d’absurdités.

Texte publié en février 1986 par la revue La Place Royale.

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